Entre les mondes

Luke regardait autour de lui, remarquant les menus détails qui avaient changé: il y avait de nouveaux cadres, représentant des photos de famille. C’était comme si sa mère avait voulu recréer un peu de ce qu’ils avaient perdu. Il se souvint d’un fou rire au pays de Galle, lorsqu’Abi, Daisy et lui s’était lancés dans une bataille de bombes à eau. Plus loin, il reconnut ses parents devant le mur d’Hadrien, enlacés. Son père était partout, jeune homme posant à côté de Jacqueline Hadley, resplendissante dans sa robe de mariée, pris sur le vif alors qu’il réparait la voiture familiale ou encore assis dans un des fauteuils du salon, Daisy encore bébé sur ses genoux.

  Puis sa mère descendit l’escalier. Elle prit Luke dans ses bras et le serra fort contre elle.

– Je me suis fait tellement de soucis…

  Il lui rendit son étreinte, content de respirer son odeur familière. Ses cheveux bruns lui chatouillaient le nez.

– Je suis désolé maman. J’aurais dû te donner plus de nouvelles.

– Le plus important c’est que tu ailles bien et que tu sois là. Tu as fait bon voyage?

  Elle recula de quelques pas pour l’observer.

  Elle avait l’air d’avoir vieilli depuis la dernière fois qu’il l’avait vu mais au moins, elle n’avait plus le visage ravagé par le chagrin. Son regard était plus vif, plus clair, et elle s’était coupé les cheveux. Luke sourit, lâcha quelques platitudes sur son prétendu trajet en train.

– Eh bien, je ne t’ai pas vu aussi heureux depuis… depuis que tu as reçu la Playstation 4 pour tes seize ans.

  Luke éclata de rire.

  Il ne devait pas sa joie qu’à ses retrouvailles mais ce n’était pas vraiment le moment d’annoncer à sa mère qu’il avait un petit ami.

– Tu as faim?

– J’ai déjà mangé…

– Je vais te faire un peu de thé alors. Je t’ai aussi préparé les scones que tu adores. Et tu vas pouvoir me raconter cette fameuse retraite!

  Des scones! Ravi, Luke suivit sa mère dans la cuisine. Rentrer à la maison avait du bon.

  Il raconta sa visite fictive à Millmoor et sa retraite tout aussi fictive - il avait pris soin de surfer sur internet, grâce au portable de Silyen, et en savait désormais assez pour expliquer quelques exercices de méditation. Sa mère se révéla beaucoup plus crédule qu’Abi et alla jusqu’à lui demander de lui servir de professeur:

– Je pense qu’un peu de méditation me ferait du bien, aussi. Cela apaiserait mes angoisses. Depuis que ton père… Enfin, j’ai peur de vous perdre, toi, Abi et Daisy.

  Ce qui fit aussitôt culpabiliser Luke. Sa mère ne savait qu’il avait frôlé la mort il y avait environ deux mois. Il eut soudain envie de lui raconter, pour son père, mais il se mordit la langue. Il détestait toujours autant mentir aux gens qu’il aimait.

Puis une phrase d’Abi lui revint subitement en tête.

– Daisy! s’exclama-t-il brusquement. Comment est-ce qu’elle va?

  Le visage de sa mère se referma d’un coup. Elle jeta un coup d’oeil au plafond, en direction de la chambre de sa petite soeur, puis regarda Luke d’un air grave.

– Je ne veux pas que tu fasse du soucis…, commença-t-elle.

– Maman! S’il s’est passé quelque chose, dis-le-moi!

– Très bien. Ta soeur est dans sa chambre. C’est comme ça depuis des semaines: elle revient de l’école et s’enferme là-haut. Je dois même lui apporter ses repas, sinon elle ne mangerait rien. Elle refuse de nous parler à Abi et à moi. Et pourtant, nous avons essayé de toutes les manières possibles. Son maître de classe n’a rien vu de suspect, il a juste dit qu’elle avait tendance à se mettre à l’écart.

  Luke en avait assez entendu. Il avait l’impression d’être plongé dans une spirale infernale qu’il n’arriverait jamais à quitter. Comme si, dès que quelque chose allait bien dans sa vie, une catastrophe devait automatiquement se produire. Il revit sa petite soeur, si joyeuse, si mature. Il se leva d’un coup, se rua dans les escaliers qu’il monta quatre à quatre. Tambourina à la porte de Daisy. Le fait qu’elle ne soit pas descendue pour l’accueillir en disait déjà assez long.

– Daisy! C’est moi, Luke. Je sais que tu es là! Ouvre cette porte, s’il-te-plaît.

   Rien. Pourtant, en tendant l’oreille, Luke entendu un bruit de frottement, comme si sa soeur s’était déplacée dans la chambre. Il tambourina de plus belle.

– Allez, Daisy, ne fais pas ta mauvaise tête. Tu n’as pas envie de me voir?

  Toujours aucune réponse. Luke frappa encore un moment puis, découragé, s’adossa au montant de la porte. Sa mère vint le rejoindre.

– J’espérais que ta présence changerait quelque chose, lui dit-elle à voix basse. Peut-être qu’avec un peu de patience, tu arriveras à lui parler?

  Le coeur au bord des lèvres, Luke ne put qu’hocher la tête. Il savait que sa petite soeur devrait tôt ou tard sortir pour aller aux toilettes et il comptait bien l’intercepter à ce moment là. Il dut quand même attendre deux bonnes heures, adossé à la porte qu’il refusait de quitter, pendant que maman s’affairait en bas à préparer le souper: un ragoût de boeuf accompagné d’une salade verte du jardin. L’air était lourd et une petite brise venue de la fenêtre du couloir peinait à rafraîchir l'atmosphère.

  Enfin, la poignée de la porte s’abaissa. Daisy apparut, et Luke eut un mouvement involontaire de recul: sa soeur avait les yeux rouges, les cheveux gras et emmêlés. Des marques rouges zébraient ses avant-bras, comme si elle s’y était enfoncé les ongles jusqu’au sang.

– Daisy… murmura-t-il.

  Elle le regarda avec un air de défi.

– Laisse-moi passer.

– Ok. Mais après, on discute.

– Tu nous abandonnes pendant deux mois et tu espères faire comme si de rien n’était? répliqua Daisy avec colère.

  Un uppercut n’aurait pas eu un effet différent. Luke ouvrit et referma la bouche, mais l’air avait déserté ses poumons. Sa petite soeur ne pouvait pas avoir prononcé ces mots, c’était impossible. D’ailleurs, Daisy se radoucit soudain et une étincelle de son ancienne espièglerie se ralluma dans ses yeux.

– Je… Excuse-moi.

  Pas d’explication supplémentaire. Elle s’apprêtait à poursuivre son chemin jusqu’aux toilettes lorsque Luke la saisit par le bras.

– Je suis désolé Daisy. J’ai été stupide. Si j’avais su, je serais rentré à la minute même. (Il inspira un grand coup, tâchant de trouver les bons mots). Il faut que je sache ce qui t’arrive, parce que je suis là maintenant. Et je vais t’aider.

   Sa soeur arrêta d’essayer de se dégager.

– Hé, on a toujours parlé de tout, tout les deux.

  Daisy cligna furieusement des paupières, comme pour empêcher des larmes de couler.

– Va-t-en, lâcha-t-elle.

  Mais Luke n’allait pas abandonner si facilement. Laissant sa soeur aller aux toilettes, il l’attendit dans sa chambre, où flottait une odeur de renfermé. Comme d’habitude, la pièce avait l’air d’avoir subi un ouragan: une montagne d’habits dégringolait d’une chaise et une pyramide instable de feuilles, de crayons et de stylos envahissait le bureau. Le jeune homme nota quelques changements en promenant distraitement le regard sur les murs. Les posters Disney avait cédé la place à des images de groupes à la mode, et il remarqua un petit ordinateur portable qui ronronnait sur le bureau.

  Enfin Daisy revint.

– Luke. Je n’ai pas été assez claire? soupira-t-elle.

  Sans répondre, le jeune homme se leva du lit comme un ressort et marcha vers l’étagère à CD, qu’il passa méthodiquement en revue. Enfin, il en tira d’un geste triomphal le CD d’Happy Panda, malgré les protestations de sa soeur.

– Tu vois ça? Je te jure que je chantes tous les refrains avec toi, la prochaine fois que tu l’écoute, si tu me dis ce que tu ne vas pas.

  Et il entonna d’une voix catastrophique les rares paroles dont ils se souvenait en agitant le CD sous le nez de sa soeur. Celle-ci devint toute rouge. Puis n’y tenant plus, elle éclata d’un mélange entre rire et larmes. Luke sut alors qu’il avait gagné.

  Quelques minutes plus tard, ils étaient assis tous les deux en tailleur sur le tapis. Luke était allé leur préparer deux chocolats chauds, qu’ils sirotaient en se regardant prudemment, comme si une bombe était sur le point d’exploser.

  Puis Daisy se lança. ça n’était pas bon. Elle ne traversait pas simplement une mauvaise passe due à l’adolescence. Elle était harcelée à l’école. Depuis son retour, les autres enfants n’avaient pas arrêté de lui poser des questions sur les Jardine, sur Luke et Abi et quand elle avait fini par leur dire d’aller se faire voir, certains l’avaient mal pris. Leur espèce de respect impressionné s’était transformé en colère.

– Le pire, c’est quand j’ai défendu Gavar parce que les autres l’accusaient d’être un meurtrier impuni. Ils m’ont piqué mon sac et déchiré toutes mes affaires. Et ça ne s’arrête pas à l’école, ça continue sur les réseaux et mon portable, raconta Daisy d’un ton désabusé.

  Luke sentit la colère monter en lui. Comment osait-on s’en prendre à sa soeur, qui était la personne la plus adorable qui soit? Il se doutait qu’elle ne lui racontait pas le pire de ce qu’elle avait subi.

– Tu ne feras rien, promets-le-moi, fit Daisy en lui saisissant le poignet.

– Quoi? Tu me dis tout ça et tu me demandes de faire comme si je n’avais rien entendu?

– Je vais régler ça moi-même. Je vais demander à maman de me changer d’école, en espérant que ça aille mieux ensuite.

– Mais ces imbéciles… Il doit y avoir un moyen de faire quelque chose.

  Daisy haussa les épaules. Elle lui montra son téléphone portable, où un message d’un interlocuteur inconnu s’affichait. Elle l’effaça sans le lire. Ce qui ne convainquit pas Luke.

– Daisy, je sais que tu penses être au-dessus de tout ça, mais je ne peux pas te laisser dans un état pareil.

– Figure-toi que je m’inquiétais aussi pour d’autres choses. Pour toi, par exemple. Tu ne m’as pas écrit un seul message en trois mois!

  Luke accusa le coup. Il se souvint d’un message de sa petite soeur, où il avait simplement répondu que tout allait bien. Il aurait dû lui demander de ses nouvelles aussi, se rendre compte qu’elle avait besoin de lui, comme maman et Abi.

  Puis elle le prit totalement au dépourvu:

– Bon et maintenant, c’est le moment de regarder Abi à la télé.

   Première nouvelles, songea Luke, se demandant jusqu’à quand il se sentirait à côté de la plaque. Abi à la télévision? Ces mots ne pouvaient pas aller ensemble. Sa soeur détestait se faire prendre en photo, alors de là à accepter d’être filmée…

  C’est pourtant bien Abi qu’il découvrit sur l’écran de l’ordinateur portable de Daisy. Sa soeur était éblouissante, maquillée et coiffée, portant un tailleur noir strict et des chaussures à talon. Elle était assise dans un plateau télévisé qu’il reconnu instantanément: c’était celui du flash info de 13h de la chaîne nationale. A son sourire crispé, il sut qu’elle n’était nerveuse, mais pour l’instant, elle écoutait attentivement un journaliste qui lui posait une question.

– Surtout, ne dis rien à maman, commenta Daisy en posant l’ordinateur par terre et en s’adossant contre le montant du lit. Elle serait totalement contre cette idée.

– Quelle idée?

  Mais il comprit lorsqu’Abi ouvrit la bouche. Sa soeur se mit à défendre les Ex-Egaux, appela ce qu’elle définit comme « la rébellion » à cesser ses actions terroristes.

– Maintenant plus que jamais, nous devons rester unis. La situation économique continue à se dégrader et nous n’avons qu’un seul moyen de nous en sortir: ensemble. J’ai moi-même fait partie de la rébellion qui a mis un terme au régime des Egaux, aux côtés du peuple. Mon seul but était de stopper les injustices et de rendre possible un monde meilleur. Ne détruisez pas ce rêve! Ne faites pas en sorte que mon combat… que notre combat ait été vain.

  Luke jeta un coup d’oeil à Daisy, qui semblait fascinée par le discours. Lui-même n’arrivait pas à croire à ce qu’il voyait: sa grande-soeur moralisatrice et protectrice, celle à qui il s’amusait à voler ses journaux intimes, en train de s’adresser à la Grande-Bretagne entière. S’il avait été à sa place, il se serait liquéfié. Mais il n’arrivait toujours pas à comprendre comment elle était arrivé là. Certes, elle travaillait pour le gouvernement de transition mais elle était l’assistante de Dawson, pas sa porte-parole.

  Ses mains devinrent soudain moites. Il se demanda si sa soeur réalisait ce qu’elle faisait, parce que son discours n’allait pas plaire à tout le monde. Il s’apprêtait à demander des explications à Daisy lorsqu’un tapotement couvrit le son de l'ordinateur.

– Luke? Est-ce que tu peux me donner tes vêtements sales? Je vais faire une lessive, s’exclama sa mère de l’autre côté de la porte.

  Le jeune homme ravala son exaspération. Il aurait le temps de discuter avec Daisy après, et il avait besoin de réfléchir à ce qu’elle lui avait raconté. Encore tracassé, il alla dans sa chambre et tendit un tas de jeans et de T-shirts à sa mère, qui repartit au rez-de-chaussée.

  Un son sec interrompit alors ses réflexions.

  Il se figea.

  Le bruit se répéta. Au troisième CLAC, il se dirigea vers sa fenêtre. On aurait dit que quelqu’un s’amuser à projeter des pierres contre sa vitre. Bingo. Il vit un petit caillou s’écraser contre le carreau avant de retomber dans le vide.

  Il ouvrit la fenêtre et regarda en contrebas.

  Personne.

  Bizarre.

  Etait-ce Simon, qui avait appris son retour et qui cherchait à lui faire une blague, comme quand ils étaient enfants?

– Simon, appela-t-il, plissant les yeux pour essayer de deviner si son ami se cachait dans la forêt qui jouxtait sa maison.

  Il lui sembla apercevoir quelqu’un alors il descendit.

– Où est-ce que tu vas? lui demanda sa mère.

– Je crois que Simon est là, répondit-il avant d’ouvrir la porte et de se précipiter dehors.

  Il avait quasiment atteint la lisière de la forêt lorsqu’il sentit un picotement dans son cou.

  Il porta machinalement la main à sa nuque puis…

  Tout devint noir.