Entre les mondes

Chapitre 62 : SILYEN

2532 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/05/2022 13:20

  Ils passèrent le reste de la journée à flâner dans les rues, s’achetant des gyros dégoulinant de graisse dans un petit snack coincé entre deux hôtels.

– Hmmm ça ressemble à un kebab, commenta Luke, mordant à belles dents dans l’immense sandwich débordant de viande de porc grillée, de salade, de poivrons et de tzatiki.

  Silyen rongeait son frein, conscient qu’il aurait préféré étudier l’accès au monde dont lui avait parlé Enya. Car la jeune fille avait piqué sa curiosité. Il se demandait si son pressentiment sur cette prétendue menace sur les mondes était en lien avec la prophétie des Kïls. Il aurait aussi voulu étudier le pouvoir si particulier de cette fille, mais à chaque fois qu’il questionnait Luke, le jeune homme se refermait comme une huître.

  L’après-midi fut tout aussi décevant. Silyen se renseigna pour louer un voilier afin d’amener Luke sur Délos, le lendemain, ce qui parut ne faire ni chaud ni froid au jeune homme. Il semblait attendre que l’Egal déclenche les hostilités pour exploser, mais ce dernier se garda bien de lui tendre cette perche et s’en tint à propos neutres.

  Le trajet du lendemain s’avéra moins redoutable que prévu. Silyen avait toujours détesté les voitures et les avions, qui provoquaient chez lui un affreux mal des transports, mais le bateau déclencha inexplicablement une nausée moins importante, - et il remercia les cours de navigation que mère les avait incité à prendre, Jenner et lui, lorsqu’ils passaient des vacances au Etats Confédérés. Mieux, il s’aperçut que grâce à son nouveau Don, il pouvait réduire son envie de vomir. Il créa un léger vent lorsque le vent se calma, et le voilier atteignit Délos en un temps record.

  Luke avait d’abord embarqué avec méfiance, n’étant jamais monté à bord d’un bateau de toute sa vie. Mais il se prit bientôt pris au jeu, exécutant les consignes de l’Egal et consentit à apprendre les différents noeuds marins: noeud de taquet, de chaise, de pare battage.

 Le site de Délos était aussi intéressant que dans les souvenirs de Silyen: les ruines antiques étaient partout; il y avait même un théâtre grec aux pierres mangées par le temps. Luke restait toujours aussi morose, promenant un regard absent sur les panneaux explicatifs. Alors qu’ils revenaient à Santorin, l’Egal arrêta d’utiliser son Don - il préférait rester prudent - et le voilier se déplaça lentement vers le port principal. Comme ils avaient encore un peu de temps avant de rendre l’embarcation, ils jetèrent l’ancre. L’eau était si transparente qu’on pouvait voir le sable tapissé de coquillages et de petits cailloux. À cette époque de l’année, il y avait peu de baigneurs, mais pour Luke, habitué aux lacs et à la mer froide de Grande-Bretagne, ce devait être comme un bain d’eau tiède. À sa suite, Silyen enleva sa chemise et plongea avec délice. Le sel fit picoter son corps.

   Luke s’élança dans un crawl puissant sur une cinquantaine de mètres avant de revenir. Silyen l’accueillit dans une grande gerbe d’eau et il répliqua, avant de secouer la tête et de repartir plus loin encore. L’Egal l’accompagna en silence. Ils nagèrent un long moment avant de se hisser à nouveau sur le voilier.

  Les mouettes tournoyaient dans le ciel et le soleil commençait à sombrer à l’horizon. Le bateau tanguait sous l’effet des vagues. Le grincement des poulies s’élevait dans les hauteurs et les cordages rampaient comme des serpents sur le pont. Silyen se sécha grâce au Don, marcha en équilibre le long de la cabine et alla se percher à l’avant de la poupe. Le rejet de Luke lui causait plus de mal qu’il ne voulait l’admettre. Il redoutait que malgré ses échecs, Bouda n’ait finalement réussi à lui causer à retardement une vraie douleur. Il inspira, expira, laissa son regard de perdre dans la symphonie de couleurs qui se posaient doucement sur l’horizon.

– Excuse-moi.

  Ces mots avaient été prononcés à voix si basse que Silyen se retourna pour en avoir le coeur net. Luke se tenait à quelques mètres derrière lui, les cheveux dégoulinants. Il s’était assis sur le sol en plastique et évitait son regard. L’Egal s’adossa à son tour contre la barrière ceinturant la proue et attendit.

  Luke semblait avoir toutes les peines du monde à parler. Il se trémoussait, ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche avant de se lancer:

– Dans l’appartement d’Abi. J’ai tué quatre personnes avec ta fichue pierre. Voilà ce qui s’est passé. Je n’arrête pas de revoir la scène.

  Ah. C’était donc ça.

  Luke s’était tu, semblant attendre une réponse. Sil ferma les yeux puis les rouvrit, accablé.

– J’ai les ai sous-estimés, avoua-t-il. J’aurais dû venir te récupérer et te mettre à l’abri dès que je me suis évadé. Je pensais avoir un peu de temps devant moi. Je suis simplement venu voir comment tu allais, j’ai placé des protections autour de toi et de l’appartement.

  Sil s’apercevait à quel point tout ce qu’il disait avait l’air ridicule, maintenant. Il inspira profondément puis lâcha:

– ça ne nous fera pas revenir en arrière, mais je suis désolé. Vraiment.

  Luke n’en avait cependant pas fini:

– Et puis j’en ai assez de me sentir impuissant et de devoir compter sur toi pour me soigner ou me sauver à chaque fois, gronda-t-il.

– Pourtant, c’est moi qui ai dû compter sur toi dans l’appartement de ta soeur…

– C’était un vrai miracle! Comment tu crois que je me suis senti, quand j’essayais de te réveiller?! cria Luke, avant de se prendre la tête dans les mains, puis de se laisser retomber contre la cabine du bateau. Il poursuivit dans un murmure: J’avais l’impression de ne plus être un pion. C’était au moins une des choses que m’ont apportées toutes les horreurs que j’ai vécues. Mais depuis que je suis avec toi, c’est tout le contraire!

– Tu n’auras bientôt plus besoin de moi pour ça, commença prudemment Silyen. Je vais te transmettre une partie de mon Don…

  Il s’interrompit en voyant que Luke ricanait:

– J’en étais sûr! Depuis que tu nous as parlé du monde de Will et de Sélénia! Je ne suis pas assez bien pour toi comme ça, Silyen?

– Ne sois pas ridicule. Tu as déjà frôlé la mort, j’essaie seulement de faire en sorte que ça ne se reproduise plus.

  Il avait décidément de plus en plus de peine à comprendre Luke.

 Ce dernier avait les yeux dangereusement brillants.

– Je te l’ai déjà dit, Sil. Si tu me proposais le Don, je n’en voudrait pas. ça n’a pas changé.

– Je m’en doutais. Mais ne te méprends pas sur mes intentions. Que tu sois Doué ou pas, tu restes la même personne, Luke Hadley. Tu ne saisis toujours pas l’importance que tu as pour moi?

– Et ce voyage, cet hôtel de luxe… C’est comme le jacuzzi de Far Carr. On dirait que tu veux m’acheter! Comment je suis censé le prendre? Je ne sais même plus qui je suis et encore moins ce que je fais là.

  L’esprit humain était décidément d’une complexité absolument fascinante. À l’avenir, Silyen envisagea d’expliquer chacun de ses gestes pour éviter de telles erreurs d’interprétation. En attendant, il fit un pas en direction de Luke, qui recula jusqu’à ce qu’à ce que les talons heurtent l’avant de la cabine. Il était pris au piège. Sil s’avança pas après pas, comme s’il avait affaire à un cheval nerveux. Il posa les mains sur les épaules de Luke puis le fixa jusqu’à ce qu’il lui rende son regard.

– Cesse de douter de toi. Et arrête avec ces idées absurdes: mon père achetait les gens, mais je suis différent. J’espérais que tu l’avais compris, depuis le temps.

  Luke secoua la tête, puis laissa Silyen lui passer les bras autour de la taille et le laisser le serrer contre lui. C’était comme si quelque chose venait de céder en lui.

– Excuse-moi, répéta-t-il.

  Silyen se contenta de resserrer son étreinte.

 Dès lors, leur séjour fut beaucoup plus agréable. Luke redevint le jeune homme gai, positif et incorrigiblement droit que Silyen avait toujours connu, si l’on exceptait les moments où son regard se perdait dans le vague ou où il tressaillait sans raison apparente. Ils décidèrent de partir en quête d’une taverne traditionnelle grecque pour le souper. Ils n’avaient que l’embarras du choix: les restaurants fleurissaient à chaque coin de rues, tantôt coincés entre deux boutiques de souvenir, tantôt installés au bas d’un hôtel. Des terrasses débordaient sur la rue et les visiteurs devaient les contourner, comme de l’eau passant à côté d’un rocher. Le temps, doux, incitait à rester dehors.

  Une taverne aux poutres tapissées de vrilles de vigne les décida. Elle avait une grande terrasse au sol dallé et exhalait d’appétissantes odeurs de viande et de légumes grillés. Ils dévorèrent un véritable festin: Silyen commandant d’office du tzatiki, une moussaka et une salade grecques. Il y avait aussi un petit bol contenant des olives fraîches, qui roulaient sur la langue. Ils s’aperçurent qu’ils avaient été un peu ambitieux avec le vin, l’un comme l’autre n’étant pas habitués à boire, mais mirent un point d’honneur à finir leur bouteille. Ils s’offrirent encore des yaourts à la grecque en dessert, sur lesquels ils versèrent un filet de miel onctueux.

– Rappelle-moi que je veux encore beaucoup voyager. Comment as-tu fait pour rentrer en Grande-Bretagne après être allé dans un lieu pareil? dit Luke, la bouche pleine de yaourt au lait de brebis.

– Ce pays est beaucoup trop chaud et j’ai horreur des moustiques, répondit Silyen en écrasant un des insectes sur son avant-bras.

– Tu ne peux pas savoir le nombre de fois où j’ai rêvé que je quittais Manchester pour découvrir le monde. Je me suis imaginé tellement de fois ici. Quand un documentaire parlait de la Grèce, à la télé, j’essayais toujours de le regarder.

  Et Luke passa en revue tous les autres pays qu’il comptait visiter, sautant du Danemark à la Thaïlande en passant par la Suisse. Silyen devait se concentrer pour ne pas perdre le fil, s’égarant bien trop souvent dans les yeux bleus du jeune homme. Il sentait naître une douce chaleur au fond de sa poitrine sans pouvoir vraiment explique de quoi il s’agissait. Il cligna précipitamment des paupières lorsque l’image de Luke, un poignard enfoncé dans le coeur, lui apparut. Il posa sa main sur la sienne, sur la table, et fut satisfait de voir qu’il ne la retira pas.

– ça va, Sil?

– Hmm, oui. Et c’est ton jour de chance, ma famille possède un chalet en Suisse. Je l’ai inclus dans l’Oubli que j’ai tissé autour de Far Carr.

– Combien de maisons a ta famille, en tout?

– Oh, une vingtaine je pense. Je ne les ai pas toutes visitées.

  Ce qui laissa Luke passablement méditatif.

 Silyen se laissa aller sur le dossier de sa chaise. Le ventre plein, envahi d’un agréable sentiment d’ivresse, il commençait à mieux comprendre le penchant de sa famille pour l’alcool.

– Et maintenant? fit Luke, lorsqu’ils eurent réglé l’addition.

 L’Egal n’en avait pas la moindre idée. Avec la dureté de ces derniers jours, il était surpris de se sentir aussi léger et rechignait à laisser la soirée se finir. Il sentait confusément qu’il avait besoin de relâcher la pression. Luke semblait du même avis, car il lui prit la main en lui disant:

– J’ai une idée. Il y a un lieu que j’aimerais découvrir.

  Le jeune homme l’entraîna le long des rues pavées. Les fenêtres étaient désormais illuminées et les pavés scintillaient sous la lumière des réverbères. Des couples vêtus de manteaux légers se baladaient, à la recherche d’un bar ou d’un restaurant pour un repas tardif. Il se dégageait quelque chose de chaleureux de cette atmosphère méditerranéenne, emplie de rires, de conversation et de musique. Les fleurs disposées un peu partout parfumaient l’air.

  Après avoir pris, semblait-il, plusieurs rues au hasard, Luke trouva enfin ce qu’il cherchait. Au bout d’un tunnel en pierre se trouvait un bâtiment réparti autour d’une cour. De la musique électronique à plein tube se déversait du deuxième étage, tandis que le rez-de-chaussé, était un bar si l’on se fiait à la masse de gens fumant et bavardant devant l’entrée. Comme pour le confirmer, une pancarte proclamait Athena Bar.

– Allez, dit Luke en tirant Silyen.

  Un securitas les arrêta, au plus grand soulagement de l’Egal. Hélas, ce répit n’en fut pas vraiment un, car lorsque l’homme eut baragouiné en anglais que l’entrée était payante, Luke sortit comme par magie des dollars de sa poche, qu’il brandit sous son nez.

– Hé, ici, c’est des euros, protesta le securitas en anglais.

  Luke ajouta un billet supplémentaire et fit un sourire innocent. L’homme jeta un coup d’oeil derrière lui, et, constatant que l’établissement était encore loin d’être plein à cette heure de la soirée, grommela que « ça irait pour cette fois »

  C’était aussi abominable que prévu.

  Le deuxième étage était effectivement une boîte de nuit.

– Je n’étais encore jamais allé dans une discothèque. La malchance de ne pas avoir encore dix-huit ans, cria Luke pour couvrir la musique, tandis qu’ils découvraient une immense salle.

Laisser un commentaire ?