Transcendance

Chapitre 4 : SILYEN

1614 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 16/11/2023 22:21

Le lendemain, appuyé contre une table de pierre, Silyen regardait d’un œil ennuyé des adolescents mordre la poussière sur un des îlots flottants. Certains maniaient des bâtons, d’autres des poignards et les plus costauds se battaient à main nue. Ce n’était pas vraiment ce qu’il avait imaginé lorsqu’il avait demandé à Nevë de s’entraîner.

De fait, il avait été intégré à un groupe d’Aérien. Comme les autres Kils, ceux-ci apprenaient à maîtriser les gemmes dès l’enfance et se spécialisaient dans une des facettes du Don, ce qui expliquait que la société soit répartie en plusieurs catégories: Cultivateurs, Aqueux, Flamboyants, Bâtisseurs, Chatoyants, Soyeux, Sages, Soigneurs. Ceux qui faisaient partie de la sorte de Clergé local, à l’instar de Nevë, étaient appelés les Gardiens. Une société entièrement régie par le Don… En d’autres circonstances, cette constatation aurait été tout simplement merveilleuse, mais Silyen n’était pas d’humeur à se focaliser sur quoique ce soit d’autre que la prophétie.

Quand un des gamins s’aperçut qu’il était observé, il sursauta. La présence de l’Enkaï perturbait tout le monde.

— A votre tour à présent, fit l’instructeur.

C’était un homme sec et musclé, aux traits taillés à la serpe. Sauf que ses doigts crispés trahissaient sa nervosité.

Sil le toisa d’un air hautain.

— Je ne pense pas avoir été bien compris, dit-il d’une voix glaciale. J’ai demandé à être initié au fonctionnement des pierres, pas à m’entraîner dans votre bac à sable géant.

— Mais, Enkaï

— Vous m’avez entendu. Et je veux m’entraîner seul.

Puis il tourna les talons. Ne sachant que faire du reste de sa journée, il finit par retourner à la bibliothèque, où il trouva un manuscrit passionnant traitant des gemmes. Absorbé par sa lecture, il s’aperçut que le soir était tombé quand il regagna ses appartements. Une légère brume enveloppait la cité suspendue, mais heureusement, le sol de toutes les passerelles était illuminé. C’était un spectacle féérique: les ponts semblaient suspendus dans le vide, offrant mille et un scintillements. Plongé dans ses pensées, l’Egal ne remarqua pas que trois silhouettes étaient apparues derrière lui alors qu’il s’engageait sur la dernière passerelle. Quelque chose lui percuta soudain le dos et le fit tomber. Puis autre chose le plaqua contre le sol. Une botte. Dans son état de faiblesse roturière, l’Egal tenta de se débattre, sans aucun résultat notable. Il se maudit; il avait commis l’erreur d’oublier qu’il n’avait plus de réflexes Doués. Sa deuxième faute avait été de refuser les gardes du corps que Nevë lui avait proposé.

— Alors Enkaï, cracha une voix méprisante. Tu n’arrives pas à te défendre?

   En se tordant le cou, Silyen réussit à distinguer un foulard, et au-dessus, les yeux de son agresseur. Il avait déjà vu cette couleur pâle à quelque part… récemment… Et soudain, il le reconnut : c’était un des adolescents de ce matin. Un coup de pied rompit ses réflexions et la douleur explosa, comme si tout son ventre avait éclaté. Il aspira désespérément, à la recherche d’un air qui ne venait pas. Enfin, ses poumons se gonflèrent.

— Je vais te dire pourquoi tu n’arrives pas à te défendre, poursuivit l’autre. Parce que tu n’es pas l’Enkaï. Tu n’es qu’un imposteur.

Il voulut le frapper à la tête, mais cette fois, Sil était prêt. Il réussit à s’écarter juste assez pour que le poing ne lui effleure que le menton. Hélas, un uppercut lui fracassa les côtes avant que d’autres coups ne se mettent à pleuvoir. L’Egal se recroquevilla et le goût métallique du sang remplit sa bouche. Trouve une idée, vite, s’ordonna-t-il, en levant les yeux, mais le monde était devenu flou à cause de larmes de douleur. Il cligna furieusement des paupières. Entendit le chuintement métallique d’un poignard qu’on sort de son étui.

— Lâche-moi, Aéris, cracha-t-il avec toute l’autorité dont il était capable.

Les coups s’arrêtèrent. L’adolescent et ses acolytes ne s’attendaient pas à ce que Sil les reconnaisse. L’Egal en profita pour détaler, galvanisé par l’adrénaline et s’effondra de l’autre côté. Il savait qu’il n’y avait personne: l’île n’abritait que la maison reçue à son arrivée, il ne pouvait donc espérer aucune aide de ce côté-là. Mais ce n’était pas son but. Il plongea la main dans sa poche, en sortit une pierre, plongea son esprit à l’intérieur.

L’effet fut immédiat.

La moitié de la passerelle, qui se trouvait entre lui et ses attaquants, disparut. Ceux-ci s’arrêtèrent juste à temps.

Quant à Sil, il aurait voulu figer l’instant où il avait utilisé le Don de la pierre. Il avait eu l’illusion de posséder encore son pouvoir, mais c’était comme vouloir ramasser une poignée d’eau. Il ramena machinalement ses cheveux en arrière, voulut dire quelque chose, en fut empêché par la douleur. Heureusement, les autres avaient fait volte-face.

L’Egal se recroquevilla sur lui-même. Il n’avait jamais autant souffert et commençait à mieux comprendre ce qu’avait enduré Luke, lorsqu’il était prisonnier de Crovan. Chaque inspiration semblait déchirer sa cage thoracique, tandis que son corps tremblait si fort qu’il semblait en pleine crise d’épilepsie. Une pierre. Vite. Personne ne devait le voir dans cet état, sinon, la belle histoire d’Enkaï prendrait fin, et l’Egal en avait encore besoin pour aller au bout de ses recherches, même s’il se fichait de savoir s’il était réellement « l’Elu ». Bandant sa volonté, il se força à ramper, mètre par mètre, jusqu’à sa maison. Une longue pause fut nécessaire lorsqu’il arriva devant la porte. A sa grande honte, des sanglots lui secouèrent les épaules : il ne pouvait pas faire un mètre de plus.

Pourtant, il le fallait.

Il attendit de longues minutes, puis il dut s’appuyer des deux mains sur le sol. C’était comme si un coup de poing lui avait explosé la pommette, alors qu’impuissant, il ne pouvait pas bouger. Il se força à rouvrir les yeux et à respirer douloureusement. Ce n’était qu’un flash-back. Il n’était plus dans les geôles de Bouda, mais à Kilsaï. Sa maison était protégée par le Don, personne ne pouvait plus s’en prendre à lui, et sa petite démonstration de puissance, en faisant disparaître le pont, devait avoir calmé les ardeurs des autres. Malheureusement, ce qu’il avait subi avait creusé une faille, dangereuse, car il ne savait pas comment la réparer. Quiconque en soupçonnerait l’existence pourrait s’y engouffrer.

Calme-toi, Sil. Il s’aperçut alors qu’il agrippait convulsivement un objet suspendu à son cou: un minuscule bateau en bois, cordage et coquillages. Alors il desserra les doigts et laissa retomber sa main. Malgré ce que Luke lui avait fait, il n’avait pas pu se résoudre à se débarrasser de son cadeau, alors que cela aurait pourtant été si facile…

Il devait se concentrer. La porte. Il devait franchir la porte. Il puisa dans sa volonté et réussit à se traîner jusqu’à la première pièce de ses appartements. Là, il rampa à une vitesse consternante jusqu’à sa table de chevet et y parvint au moment où il pensait que son corps lui interdirait un mouvement de plus. L’attaque de ce soir avait au moins eu un avantage: elle lui confirmait ce qu’il avait deviné. Une partie des Kils lui était hostile, craignant certainement qu’il ne manipule les nobles à son avantage, perturbant le fragile équilibre qui permettait à la cité d’exister.

L’Egal inspira autant d’air qu’il le put, des larmes brûlantes lui montant aux yeux, puis il se força à l’expirer en continu, par petites bouffées. Ce simple exercice lui permit d’atténuer un peu la douleur, juste assez pour prendre d’une main maladroite les pierres qu’il avait laissées dans le tiroir de la commode. Un contact froid et lisse. Ses doigts qui tremblaient. Le choc sourd des gemmes s’écrasant sur le tapis. Continuant à expirer, Silyen s’empara de l’œil de taureau. Il dut à nouveau faire une pause. Puis il plongea son esprit dans la pierre. L’exercice était ardu, presque trop dans son état de faiblesse, mais l’Egal n’avait pas le choix. Il força le Don à envelopper son corps puis, minutieusement, le front dégoulinant de sueur, commença à réparer les dégâts. Les secondes s’écoulèrent, longues et désagréables. Silyen devait anesthésier chaque centimètre carré qu’il soignait, sinon, il se serait évanoui de douleur. Lorsqu’il finit de réparer sa dernière côte, une aube pâle s’était faufilée à travers les fenêtres.





Note de l'autrice: Ce bout de texte appartenait à l'origine au chapitre précédent, mais je l'en ai détaché pour vous faciliter la lecture, chers lecteurs. ;) Et je suis particulièrement fière d'avoir trouvé l'expression "bac à sable géant", qui est du Silyen pur jus!

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