Retrouvaille sous la pluie

Chapitre 1 : Retrouvaille sous la pluie

Chapitre final

6052 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 05/05/2025 17:07

Cette fanfiction participe au Défi du Forum de fanfictions.fr Dansons sous la pluie (mars à avril 2023) en seconde chance



Retrouvaille sous la pluie



Royaume de France, an de grâce 1123, lendemain de la découverte du pot aux roses de Kochtcheï.

Godefroy franchit prestement le seuil de sa demeure et prit le chemin qui mena à la résidence de son futur beau-père. Vassilissa La Très-Belle, le suivant, marchait lentement et avec une grâce majestueuse, telle la reine qu’elle était, nullement pressée. Soudain, à quelques mètres de sa destination, il s’immobilisa, comme foudroyé par l’idée qui venait de lui traverser l’esprit. Il lui affirma sérieusement : 

— Gente dame, noble reine, lointaine cousine de ma bien-aimée promise, je ne vous épouserais point ! Vous êtes beaucoup trop noble pour moi et je suis indigne de vous ! Je ne me marierai qu’avec Frénégonde de Pouille. Par contre, je ne doute pas que mon futur beau-père ne vous refusera pas son hospitalité et vous gardera quelques semaines sous son toit ! Vous êtes de la parentèle ! Restez avec nous ! Nous vous trouverons un mari bien plus digne que ce félon de Kosei…

— Kochtcheï l’Immortel, le corrigea poliment la Russe.

— Merci pour la précision ! Il est un être immonde, absolument vil de vous avoir ! s’emporta le Français, visage rougi de colère, yeux lançant des éclairs. Je ne peux vous laisser entre ses mains ! Mon honneur est en jeu ! Mais j’ignore comment vous trouvez un bon mari !

— Vous êtes très attentionné, Godefroy de Montmirail, commenta la princesse russe, esquissant un léger sourire face à la loyauté sans faille du Français. Ma cousine a bien de la chance de vous avoir comme fiancé et bientôt mari !

Ses yeux bleus-gris croisèrent le regard sombre de son interlocuteur, le scrutant avec une telle intensité qu’ils semblaient sonder son âme. Cette inspection, presque martiale, laissa celui-ci quelque peu mal à l’aise.

— Je vous aiderais à la délivrer ! Je vous accompagnerai dans votre quête !

Ces phrases jetèrent un froid, étonnant le Comte. Elle détourna son regard de son interlocuteur, cherchant des yeux un objet au loin.

— Comment ? murmura le Comte dans un souffle, en la fixant avec incrédulité.

Elle ramena son attention sur lui.

— Mon surnom de la Très-Sage n’est point usurpé ! J’ai des connaissances très vastes sur le monde, incluant des formules magiques ! Ce n’est pas pour rien que j’ai été marié à ce sorcier, ayant accès à de rares grimoires ! Je souhaiterais m’entretenir avec votre mage Eusaebius à ce sujet !

— Très bien, gente dame ! commenta le Comte, déstabilisé. Valérie de je-ne-me-rappelle-plus-quelle-région, ni quel pays… mes excuses d’être malséant, mais ma mémoire me fait défaut.

— Aucun souci, je sais par mon ancien mari que les Français sont très accueillants et fins diplomates. Je n’en prends point ombrage, rassurez-vous, noble chevalier et comte. Je comprends bien qu’il ne soit point aisé de s’en rappeler ! Je suis Vassilissa du Vingt-Neuvième Royaume, Vassilissa Ivanovna, fille du tsar Ivan Ivanovitch II et d’Anastasia Petrovna(1).

— Valérie du Vingt-Nonante Royaume, je vous accompagnerai ce soir jusqu’au mage Eusaebius ! Mon écuyer viendra également !

Le duo revint dans la demeure de Fulbert et discuta de leurs vies respectives, se liant d’amitié.


Le temps, s’écoulant rapidement, personne ne vit la nuit d’encre s'abattre sur la ville. Les nuages sombres, ne pouvant plus contenir leur fardeau, déversèrent leurs larmes, voilant la douce lueur sélénite qui aurait pu éclairer les dormeurs et les rares âmes encore éveillées. Une bruine fit son apparition, fantôme au milieu de la ville endormie. La pluie résonnait contre les fenêtres, frappant légèrement les toits, telle une comptine enfantine, mouillant les vêtements et glissant sur les pèlerines des quelques imprudents qui s’étaient aventurés à l’extérieur. 

Les flaques transformèrent, par endroits, la terre en boue, rendant difficile la marche. Godefroy et Vassilissa ne se laissèrent pas pour autant décourager, déterminés qu’ils étaient. Jacques-Henri, grommelant, en quête vaine d’un parapluie, dut se contenter d’un balandras et d’un chapeau. Le trio suivit les rues silencieuses et désertes, seules les lumières des lampes à l’intérieur de certains bâtiments représentaient un signe de vie. 

Le propriétaire des lieux prenait un soin particulier à ne pas se mouiller les pieds, mais en vain. Une fois chez le mage, celui-ci s'enquiert du motif de leur visite. Eusaebius et Vassilissa s’isolèrent dans la pièce adjacente pour s’entretenir de formules ésotériques et de manuscrits anciens. Cet espace, baigné d’une lueur tamisée provenant d’une lampe à huile posée sur une table, laissait dans la pénombre une immense bibliothèque. Au fond de la salle, une psyché trônait, reflétant le ballet des flammes sur le mobilier environnant.

Après plusieurs minutes qui semblèrent une éternité pour Jacques-Henri, le mage français, mine préoccupée, blanc comme lys, s’avança vers Godefroy et lui annonça : 

— Honorable comte de Montmirail, Vassilissa m’a informé de vérités… troublantes concernant votre écuyer !

Intrigué et quelque peu inquiet, l’interpellé lui fit signe de la main de continuer.

— Il n’est pas celui que vous pensez ! compléta Eusaebius.

— Comment est-ce possible ? interrogea le comte dans un souffle. Que voulez-vous dire par ces terribles mots ?

— Permettez que Vassilissa le questionne et qu’elle vous montre des images véridiques dans la psyché.

La Russe, ajustant son voile blanc ornée des hellébores d’hiver dorés et stylisés dorés pour mieux cacher ses cheveux blonds comme le blé, l’informa d’un ton exaspéré : 

— Je ne vais même pas l’interroger ! Nous n’avons point de temps à perdre ! Je ne ferai que vous montrer les images réelles de ce moment !

Elle lança une pomme d’or apparue de nulle part dans les airs et psalmodia en slavon : 

Pomme, roule sur le miroir d’argent et montre-moi des villes et des champs, montre-moi la chambre du Comte en France, à l’an de grâce 1993(2).

Le miroir prit une teinte dorée avant de reprendre une nuance plus normale et présenta les préparatifs avant le retour en 1123, relevant la supercherie de Jacquouille la Fripouille à tout le monde.

Jacques-Henri et Godefroy, ne comprenant plus rien à la situation, s'entre regardèrent pendant quelques minutes. 

Soudain, notre contemporain explosa :

— Mais, qu’est-ce que c’est ce binz ? Un sosie qui ne veut pas jouer son rôle dans un film de fantasy avec une touche médiévale m’a trompé lors de mon sommeil en me déguisant ainsi ! Me prenez-vous pour un dingue ?

— Taisez-vous ! lui ordonna sèchement la magicienne. Vous n’êtes pas dans un film, mais dans la réalité. Taisez-vous, mécréant ! 

Un tonnerre éclata au loin, comme une confirmation et signe de sa colère. Des éclairs zébrèrent le ciel, illuminant la salle remplie de grimoires et de potions, effrayant le Comte qui se signa discrètement sous le regard éberlué du Français moderne qui retenait son fou rire.

— Pourquoi devrais-je me taire ? hurla-t-il, pointe d’arrogance dans la voix, bombant son torse. Je suis un honorable propriétaire d’un hôtel et je n’ai jamais accepté ce rôle que vous m’avez attribué !

Vassilissa darda un regard de feu sur lui, transperçant son être tel un rayon X lors d’une radiographie. Malgré lui, il trembla comme une feuille sous cet examen gênant qui l'angoissait. Courroucée, Vassilissa murmura, rendant l’air encore plus électrique et menaçant, pointant de son index de la main droite le malheureux : 

— Qu’il se taise le temps de cette mission ! Davaï !(3)

Instantanément, Jacques-Henri se métamorphosa en une Dionée attrape-mouche sous le regard éberlué des deux autres Français. Vassilissa le prit délicatement, le déposa dans un pot et l’arrosa avec un peu d’eau de pluie. La plante mut immédiatement son pédicule en signe de remerciement. Godefroy analysa avec crainte la situation. La lointaine cousine de Frénégonde était redoutable, songea-t-il. 

Il murmura : 

— Gente dame, j’ignorais que vous pouviez agir ainsi ! C’est presque de la sorcellerie ! 

Il se signa prestement.

— Mais me voilà sans écuyer pour cette aventure ! se lamenta-t-il. Pauvre de lui, devenu une plante ! Que vais-je faire ?

—  Soyez sans crainte, intervint le mage. Il reprendra son apparence humaine le jour de votre mariage. Nous verrons après cette aventure quel autre voyage dans le temps sera nécessaire pour tout remettre en ordre : le ramener à son époque et vous faire retrouver votre vrai écuyer. Et vous n’aurez qu’à trouver un autre écuyer de votre connaissance pour aujourd’hui.

— Vous avez raison ! Je me suis trop attaché à cette Fripouille ! Et le descendant ressemble beaucoup à son ancêtre ! Je pense que pour cette fois, je pourrai me passer d’un écuyer !

— Avant de partir, ajouta Vassilissa, petit sourire énigmatique au coin des lèvres, je vous fais un cadeau, acceptez-le !

Elle fit surgir du néant une balalaïka.

— Je vous offre cet instrument qui joue tout seul, au lieu d’une gousli auto-joueuse que nous retrouvons dans notre tradition(4). C’est mon invention ! Vous n’avez qu’à lui dire « Balalaïka, jouez ! » …

Et un doux son sortit de l’instrument, un air connu, celle de la chanson de Roland.

— Et vous dites « Balalaïka, cessez ! » Pour que l’instrument ne joue plus. Vous pouvez même préciser ou non la chanson que vous désirez entendre, que ce soit un air connu ou non. De plus, vous n’avez nullement besoin de se soucier de la transporter, puisque dès que vous l'appelez, elle apparaît, et dès que vous souhaitez qu’elle ne joue plus, elle disparaît.

— Impressionnant ! Cela relève carrément de l’art occulte !

— Que nenni, ce n’est aucunement de la magie ! Uniquement un savoir ancestral !

— Mais je ne comprends guère comment un tel cadeau peut se révéler être une arme ? ajouta Godefroy, perplexe, se grattant le menton dans un geste pensif.

— Nous ne savons jamais, parfois ce n’est pas la force qui vainc, mais l’intelligence et la ruse ! Ne vous reposez jamais sur vos lauriers et ne négligez pas l’esprit retors de Kochtcheï, il est très créatif lorsqu’il est contrarié !

Elle se tourna à moitié vers Eusaebius et fit un signe de la main à Godefroy.

— Messieurs, êtes-vous prêts pour ce voyage vers le Vingt-Septième Royaume, joli royaume gouverné par l’immonde tsar, ou devrais-je dire, du roi ignoble, Kochtcheï ? D’ailleurs, devrons-nous amener la plante carnivore avec nous ? Sinon qui s’occupera-t-elle ? Je ne veux pas que Jacques-Henri Jacquart soit mort à notre retour. N’oubliez pas que le temps est différent dans ce Royaume que sur Terre !

Elle parcourut du regard l’assistance.

— Et il faut couper l’herbe sous les pieds de mon ex-mari, les avertit-elle, puisqu’il serait capable de venir et de l’utiliser à ses fins sans que celui-ci le veuille nécessairement !

Les deux compagnons opinèrent du chef et répondirent à l’unisson, sans la moindre hésitation : 

— Amenons le végétal avec nous !

Souriant, elle prononça la formule consacrée pour se rendre au Vingt-Septième Royaume. 

 Èh, dorogi… / Pylʹ da tuman, / Holoda, trevogi / Da stepnoj burʹân. [« Ah, les routes… / Poussière et brouillard, / Froid, inquiétudes / Et des mauvaises herbes de la steppe »](5)

Immédiatement, tous les quatre disparurent dans une immense lumière dorée, qui inonda un instant la petite pièce, avant qu’elle ne revienne dans la noirceur initiale.


Au moment de la transformation de Jacques-Henri en plante, au Vingt-Septième Royaume, dans le palais de Kochtcheï l’Immortel,

Le mage maléfique préparait les festivités pour son mariage avec Frénégonde de Pouille, qui aurait lieu dans quelques jours. Ravi, il en lévitait jusqu’au plafond de joie. Il préparait des bouquets de lys blancs, d’asters, de roses rouges, oranges et blanches, de chèvrefeuilles et de bégonias. Soudain, un tonnerre qui tonna au-dessus de sa demeure le fit sursauter.

Avec les années, il avait appris à distinguer un orage ordinaire d’un orage provoqué par la magie. Et il était certain que cette manifestation atmosphérique n’était pas anodine. Il abandonna son arrangement floral pour se diriger vers son artefact de vision lointaine, l’assiette d’argent et la pomme d’or qui reposait sagement dans la salle du trône. Il chantonna d’une voix puissante, sans la moindre hésitation.

— Ô mon assiette et ma pomme, montrez-moi le responsable de l’orage ! Davaï ! Davaï !

Que son étonnement était grand lorsqu’il observa l'image que lui renvoyait l’objet : son ancienne épouse qui transformait Jacques-Henri en plante. Il continua de l’espionner, intrigué de connaître la raison de sa présence chez le mage français.

Le sorcier slave bouillait de rage lorsqu’il constata que Vassilissa, Godefroy et Eusaebius venaient d’arriver dans son Royaume. Il serra les poings avec force, blanchissant ses jointures. Cette rage semblait jaillir de son être, au point que l’on aurait cru voir de la vapeur s’échapper de ses oreilles. Son visage s’enflammait, aussi écarlate qu’une pivoine. Lorsque le Tsar libéra sa fureur, le ciel s’assombrit et un orage, d’une violence inouïe, sans précédent dans l’Histoire du Royaume, éclata.


Au milieu d’une forêt du Vingt-Septième Royaume.

Ouvrant les yeux, Vassilissa constata, dans la noirceur ambiante, qu'un orage grondait et que la pluie se faisait plus drue. Tel un torrent diluvien, elle tombait sans relâche, ressemblant plus à des cordes qu’à des gouttes. Violente, elle arrachait feuilles et fleurs de leur tige et créait des marées sur la terre détrempée. La Russe protégea de ses blanches mains la plante carnivore pour qu’elle ne soit pas décapitée par la violente pluie. Eusaebius murmura : 

— Il faut arriver jusqu’au palais, mais nous risquons d’être reconnus !

Après un bref instant de réflexion, un sourire illumina le visage de Vassilissa et elle affirma : 

— Soyez sans crainte, je connais une formule magique qui nous rendra méconnaissables ! Mais avant, permettez-moi de nous mettre en sécurité.

Elle se leva, s’arrêta au milieu de la sente boueuse, paumes levées aux cieux et entonna solennellement : 

— Toute la pluie tombe sur moi / Oui mais moi je fais comme si je ne la sentais pas / Je ne bronche pas, car / J'ai le moral et je me dis qu'après la pluie / J'ai le moral et je me dis qu'après la pluie / Oui, je sais bien qu'après la pluie / Vient le beau temps / Et moi j'ai tout mon temps / Vient le beau temps(6)

Eusaebius, le lointain descendant de Baba Yaga, caché en dessous d’un arbre, dévisagea Vassilissa, intrigué par le sortilège qu’il ignorait.

— Ce rituel brouillera les radars de mon ex-mari ! Il ne pourra point nous espionner avec son assiette magique !

Soudain, une averse torrentielle s'abattit sans relâche sur eux, manifestation d’un divin courroux, avant de s’apaiser. Le trio progressa alors avec précaution, s’efforçant d’esquiver au mieux les flaques et la boue qui parsemaient le chemin.


Ainsi, le lendemain, les aventuriers arrivèrent dans la capitale où les toits des maisons en pierres, recouverts de gouttelettes d’eau de la veille, brillèrent au soleil, laissant apparaître des petits arc-en-ciel par-ci et par-là. Ce spectacle émerveilla Jacques-Henri qui agitait d’étonnement ses limbes, tel un claquement de dents humaines. Godefroy, impassible et nullement ému, fixait l’immense et sombre bâtisse du palais qui dominait la ville par ses gigantesques tours.



Au même moment, dans le Palais de Kochtcheï.

Le mage était furieux de ne plus pouvoir surveiller le moindre pas de Vassilissa, ni de Godefroy, ni d’Eusaebius en interrogeant son assiette et son miroir sans tain. Mais il avait l’intuition qu’ils étaient dans son Royaume. Lévitant de long en large dans la salle du trône, il marmonna : 

— Que vais-je faire ? Je ne peux plus les espionner ! Vassilissa, femme rusée, mais pas plus que moi ! Je suis beaucoup plus vieux et j’ai beaucoup plus de connaissances que toi ! Je vais leur préparer une belle surprise ! Je vais faire appel à mon vieil ami Kot Baïoun(7) !

Il envoya un messager auprès du Chat Savant qu’il connaissait depuis plusieurs années et qui vivait dans le Royaume voisin. Le félin arriva en moins d’une heure, empruntant à son cousin le Chat Botté les bottes de sept lieues. 


Après un copieux repas bien arrosé qui dura trois heures, Kochtcheï informa le félin légendaire :

— Mon ami, je te confie une mission ! Tu dois endormir tous les étrangers qui arrivent dans mon palais en chantant sans faillir les paroles suivantes : « Un soir de pluie et de brouillard / Quelques taxis passent sans me voir / Une insomnie qui tourne au cauchemar / J'n'ai qu'une envie, rentrer pas trop tard »(8). Une fois dans les bras de Morphée, tu les tues, sans pitié !

— Pourquoi veux-tu que j’agisse ainsi ? miaula le quadrupède, en écarquillant les yeux et en se caressant passivement les poils roux du menton.

— J’ai divorcé de mon épouse, Vassilissa.

Une lueur d’étonnement traversa le regard de son interlocuteur, mais qui demeura coi.

— Pour pouvoir me marier à sa lointaine cousine, Frénégonde de Pouille. Son promis, un gentilhomme français du Moyen-Âge, a traversé maints royaumes pour me la dérober. Il jouit du soutien du centième descendant de la redoutable Baba Yaga ! Je suis parvenu à le fourvoyer, le poussant à s’enfuir avec Vassilissa, mais voilà que mon ancienne épouse refuse d’endosser le rôle que je lui avais assigné. Elle, experte en magie, s’est alliée à lui dans son projet de ramener Frénégonde, alors que mes noces sont imminentes !

Le tsar se leva, perdant de sa prestance, regard étincelant de rage.

— Et Vassilissa, cette sorcière, a brouillé toutes mes cartes ! Raison pour laquelle tu dois éliminer tous ces étrangers !

— Très bien mon ami, mais je ne les tuerais point, je ne ferais que les plonger dans un sommeil éternel ! 

— À ta guise, l’essentiel est que cet arrogant Français ne se joue plus de moi !

« Et ainsi, pensa Kochtcheï, se frottant les mains d’anticipation, cela me laisserait le temps pour récupérer ma mort et la mettre en sécurité ! Je devrais trouver une autre île… Il faudrait que je fouille mes cartes de géographie des mondes pour me décider… à l’Île Bouvet(9), sur Terre, pourquoi pas ? »

— Au revoir, mon ami Kostia, je vais être au poste, veillant au grain, et accomplir le travail demandé !

— Merci infiniment ! Si tu réussis, sur mon honneur, je te nommerai Ministre des finances !

Les deux amis se quittèrent en bons termes, la panse bien remplie de nourriture et d’alcool. Le Chat se rendit dans les environs du palais, guettant tous les étrangers pour les endormir de sa voix mélodieuse et enchanteresse. 

Kochtcheï, reprenant confiance dans l’avenir et de bien meilleure humeur, revint au salon pour continuer son arrangement floral de camaïeu de rose dans un vase en or décoré de motifs orientaux.



Au Vingt-Septième Royaume, quelques rues non loin du palais de Kochtcheï.

Le ciel gris laissa les nuages pleurer à nouveau sur la capitale. Un vent se leva, fouettant les visages et envoyant avec force chaque millimètre d’eau sur les rares passants. Malgré les gouttes cinglantes qui frappèrent contre son armure et son casque, Godefroy demanda à un passant, unique à cette heure, un jeune homme, la route vers le palais royal. Ce personnage était richement vêtu comme un chevalier aristocrate slave. L’inconnu lui répondit poliment : 

— C’est justement vers ce sordide endroit que je me dirige pour délivrer une princesse que j’aime des griffes de Kochtcheï ! Et vous, quel est le but de votre visite ? Pourquoi y allez-vous ? 

Une lueur de curiosité brilla dans ses yeux clairs.

— Nous nous rendons à ce palais, l’informa sérieusement Godefroy, pour délivrer ma promise, retenue prisonnière par Kostei.

— Kochtcheï, le corrigea gentiment le Russe. … Sinon, voulez-vous que nous nous y rendions ensemble ? les interrogea-t-il, ravi.

— Ce serait un honneur, jeune homme ! s’exclama Godefroy. Mais qui êtes-vous ?

— Je suis Ivan Tsarévitch, fils du tsar Ivan Petrovitch du Vingt-Cinquième Royaume.

— Ce jeune homme est honnête, commenta le mage à voix basse en français. Vous pouvez lui faire confiance.

— Il ne peut qu’être honnête ! hurla Vassilissa, visage illuminé de joie, larmes qui perlèrent le coin de ses yeux. 

Elle s’avança vers le passant et s’exclama :

— Vanya, mon amour ! 

L’interpellé tourna la tête vers sa direction, large sourire au visage et yeux brillants d’exaltation.

— Nous ne nous sommes point revus depuis très longtemps ! continua la Russe, émue.

— Vassia, ma chère et douce colombe que le cruel destin nous a séparés, je t’aurais reconnu entre mille ! Je suis enfin venu pour te délivrer de ce monstrueux mari qu’est Kochtcheï, mais tu es déjà libre ! Ce n’est pas un mirage, ma bien-aimée !

Les deux jeunes Russes s’enlacèrent, pleurant de leur rencontre inespérée, sous le regard attendri des Français.

Une fois les premiers moments émotifs passés, le Comte opina du chef et se présenta : 

— Je suis Godefroy de Malefète, comte de Montmirail, originaire du Royaume de France, fils d’Aldebert de Malefète. Nous vous proposons de nous associer pour vaincre Kochtcheï et délivrer ma fiancée, Frénégonde de Pouille, et nous vous donnons, à titre d’épouse légitime l’ancienne épouse de Kochtcheï, Vassilissa du Vingt-Nonante Royaume, présente avec nous. L’arrangement vous convient-il ?

— Oui ! Absolument ! Allons-y ! exulta-t-il, souriant à sa bien-aimée. L’union fait la force ! Je sais de Baba Yaga qu’un Français détient la connaissance de la mort de Kochtcheï… Ce doit être vous !

— Exactement, confirma le Comte.

— Messieurs, venez, suivez-moi ! intervint fermement Vassilissa de sa douce voix. Je connais les divers passages pour entrer discrètement au palais !

Les hommes opinèrent et la suivirent. La pluie, qui s’était calmée, ricocha dans les gouttières, ruisselant joyeusement vers les égouts. Les gouttes glissaient sur les façades et les toits, donnant une ambiance légère et printanière à la capitale.


Après plusieurs heures de marche, la magicienne informa ses compagnons : 

— Mes amis, il faudrait se diviser pour ne pas attirer l’attention des gardes ! Ivan Tsarévitch et moi-même passerons la porte au Sud et vous deux, les Français, prendrez la porte au Nord-Est. Ainsi, nous ne serons pas repérés et nous rejoignons dans la salle d’invité au Sud-Est, je sais qu’elle est vide, mon assiette m’en a informé.

Et le groupe se divisa comme entendu.


Godefroy et Eusaebius, juste avant de franchir le seuil, entendirent une voix claire miauler derrière leur dos : 

— Étrangers ! Étrangers ! Venez à moi ! Pour franchir cette porte, il faut écouter mon histoire !

Et le Chat Savant se matérialisa devant eux, bloquant le passage.

— Un soir de pluie et de brouillard / Quelques… chanta-t-il à tue-tête.

— Taisez-vous ! Je ne veux pas vous entendre ! lui murmura fermement le Comte. Et vous allez attirer les gardes à nous !

L’ami de Kochtcheï l’ignora. Les paupières des Français s’alourdirent progressivement, mais ils essayèrent de combattre la somnolence qui les envahissait subitement. Eusaebius déplora l’absence de bouchons de cire à sa disposition, à l’instar d’Ulysse pour les Sirènes.

— Très bien, grommela le Comte. Entêté que vous êtes ! Je vais vous accompagner d’une musique !

Il redressa son torse et ouvrit grand les yeux.

— Balalaïka, jouez ! hurla-t-il. Jouez la musique que vous voulez !

Et une balalaïka surgit soudainement devant le Comte et joua l’air de La Marseillaise. La plante carnivore que le mage tenait entre ses mains, feuille droite repliée sur la tige, bougea ses limbes comme des lèvres, murmurant les paroles de l’hymne, se dodelinant au rythme de la musique. Kot Baïoun cessa de chanter pour fixer Jacques-Henri, se frottant les yeux d’incrédulité et s’interrogeant s’il n'avait pas bu un verre de trop ou si les champignons du plat principal n'étaient pas hallucinogènes. Il était possible que les arbres et les plantes soient doués de parole, mais pas au point de manifester autant d’orgueil et de fierté en entendant un chant militaire inconnu de lui, cela le dépassait. Et, ce fut suffisant pour rompre le charme magique du sorcier et permettre aux Français d’entrer dans le palais.


Vassilissa et Ivan les attendaient depuis peu cachés derrière la porte, inquiets qu’un malheur leur soit arrivé. Dès qu’ils entendirent des pas feutrés, les deux Russes se dissimulèrent par précaution sous le lit, seuls les yeux tournés vers la porte brillèrent dans la noirceur. Armé d’une épée pour Ivan et d’un grimoire pour Vassilissa, le couple se tenait prêt à attaquer ou à se défendre.

La porte s’ouvrit doucement pour laisser apparaître les deux silhouettes familières. Godefroy déposa Jacques-Henri près de la fenêtre et interrogea à voix basse la magicienne : 

— Gente dame, comment pensez-vous arriver à la cellule de Frénégonde de Pouille sans se faire remarquer par un garde ou sans affronter votre ancien mari ?

— Pour le mari, commenta Ivan, vous détenez sa mort ! Brisez l’aiguille en deux !

Les yeux du Comte devinrent deux fentes, il était incrédule. Il sortit l’objet ensorcelé de son aumônière et essaya de le briser, mais en vain. 

— Impossible à détruire, soupira-t-il. Malgré toute ma force, je n’y parviens point !

— Donnez-la moi, s’exclama le prince rus. Je vais essayer !


À l’instant où il la lui passa, une forme squelettique parée des larges vêtements royaux flottants du redoutable tsar se dessina dans le cadre de porte. Il leur ordonna sèchement : 

—  Attendez, Ivan Tsarévitch avant de me tuer ! Veuillez tous goûter à mon hospitalité !

Et le Tsar fixa intensément Godefroy qui n’osa pas décliner l’offre. Vassilissa et Eusaebius échangèrent des regards inquiets. Ivan Tsarévitch prit l’aiguille, dans l’intention de la briser, mais le tsar le menaça : 

— Jeune homme, Ivan Ivanovitch, n’oubliez pas les lois sacrées de l’hospitalité, le pain que nous romprons et le sel ne vous suffisent-ils pas comme garantie de mes bonnes intentions ? Je n’aime point menacer des invités !

Ivan suspendit son geste, confus et incertain. Il lança un regard interrogateur à Vassilissa qui le supplia du regard d’agir. Il brisa l’aiguille magique d’un simple geste de la main. Instantanément, le tsar tomba face contre terre.


À l’instant de la mort du sorcier, le ciel gris laissa éclater toute sa fureur et sa tristesse. La pluie se fit plus pressante avant de se calmer.

Eusaebius et Godefroy déposèrent le cadavre dans le lit et refermèrent la porte. Le Comte se signa, priant pour la paix de son âme, déposant des chrysanthèmes, que Vassilissa fit apparaître, aux pieds du défunt, et Ivan fouilla en vain les poches des vêtements du défunt à la recherche des clés de la geôle. Il n’y avait qu’une petite besace où un grimoire à la couverture dorée était sagement rangée. Vassilissa le prit et le consulta.


Godefroy, suivi d’Ivan et de Vassilissa, se dirigea vers la tour où Frénégonde était prisonnière, comme l’indiquait l’assiette magique de la Russe. Pour détourner l’attention des gardes, la balalaïka jouait une douce berceuse enfantine, les plongeant dans un profond sommeil. Simultanément, Vassilissa murmura une incantation de l’oubli au-dessus d’eux, tout en maintenant fermement le récipient contenant la plante carnivore. Ainsi, à leur réveil, les sentinelles n’eurent aucun souvenir du passage de Godefroy, Vassilissa et Ivan, s'abstenant d’alerter leurs confrères.

Arrivés devant la cellule de Frénégonde, Vassilissa lut une formule dans le grimoire en slavon, ce qui ouvrit la porte. Et Godefroy entra. Sa fiancée était assise sur un trône en or massif, brodant des motifs floraux complexes sur son manteau doré.  Le Comte la serra dans ses bras, ravi de la revoir. La Russe salua respectueusement sa lointaine cousine tout en scrutant l’endroit de sa détention. Une immense salle bien confortable et agréable à vivre avec ses murs dorés qui miroitaient à la lumière du soleil qui venait de transpercer les nuages à l’instant même où le Comte enlaça sa future épouse. Une table en cerisier trônait au centre, recouverte d’une nappe vert mousse avec des motifs de grenades couleur rubis et d’églantiers, deux verres en cristal remplis d’eau et un vase doré contenant un élégant bouquet de guis, d’iris et de géraniums, ajoutant une douceur à la prison. Deux trônes en or avec des accoudoirs sertis d’émeraude l’encadraient.



Les deux couples, accompagnés du mage français et de Jacques-Henri, quittèrent le palais pour se matérialiser dans une rue grâce à une formule de téléportation issue du grimoire. Ils furent accueillis par un ciel dégagé où le soleil trônait au zénith, donnant naissance à des arc-en-ciel dans les gouttelettes en suspension. Les toits mouillés scintillèrent, laissant planer un espoir d’un avenir radieux pour les jeunes couples. Un doux zéphyr caressa leurs visages, tel un murmure d’un amant pour la femme chère à son cœur. Chacun profita de cet instant pour ne plus penser à leur aventure récente et goûter au bref répit en la compagnie des êtres chers. Le silence fut rompu par Ivan.

— Allons chez Baba Yaga, ma chérie, murmura-t-il à Vassilissa. Il faut que je la remercie de son soutien !

— Alors allons-y nous aussi, s’exclama, euphorique Eusaebius. C'est ma lointaine ancêtre !



Le groupe arriva rapidement devant la demeure de la sorcière folklorique à l’aide d’une incantation d’Eusaebius. Derrière la clôture rudimentaire en bois, une douce ondée traversa le jardin, arrosant les primevères, les roses, les iris, les jacinthes, les pensées, les lavandes et les lauriers roses. Godefroy et Ivan, échangeant un regard complice, laissèrent le mage prononcer la formule rituelle pour être dans les bonnes grâces de Baba Yaga, alors qu’ils s’arrêtèrent dans le jardin, cueillant des myosotis pour leurs belles. La vieille sorcière apparut dans le cadre de la porte, ravie de revoir son descendant et son protégé. Elle les accueillit à l'intérieur, leur servant du thé et des biscuits.


Après quelques minutes de silence, Godefroy, contemplant avec ravissement le bouquet de muguets sur la table dont le vase en verre irisé des rayons solaires, ajoutant au calme et au recueillement nécessaire à tous, s’exclama : 

— Ma chère promise, acceptez-vous un petit tour de danse sous cette pluie printanière ?

Elle approuva. Il prit délicatement sa main et l’amena avec lui à l’extérieur, valsant au son de la gousli et de la balalaïka apparues de nulle part. Ivan et Vassilissa, main dans la main, exécutèrent quelques pas de kalinka(10), les rejoignant rapidement. Baba Yaga les observait depuis la fenêtre, petit sourire nostalgique, se remémorant sa propre jeunesse.



Aux premières lueurs de l’aube, le surlendemain, Godefroy, Fénégonde et Eusaebius — sans oublier Jacques-Henri toujours dans sa forme végétale sous la surveillance du mage — firent leurs adieux à Ivan, Vassilissa et Baba Yaga et repartirent pour la France. Tandis que les deux jeunes Russes se dirigèrent vers le Vingt-Cinquième Royaume pour se marier et y vivre. Mais, avant de se quitter, Vassilissa offrit en cadeau à sa lointaine cousine le grimoire de Kochtcheï et Baba Yaga remit une assiette d’argent et une pomme d’or à son descendant, bénit les deux couples et revint à ses tâches ménagères.

 


Royaume de France, la veille du mariage de Godefroy et de Frénégonde, dans l’antre d’Eusebius.

Le mage arrosa la Dionée attrape-mouche qu’était Jacques-Henri et déclara d’une voix ferme : 

— Maintenant, il faudrait s’occuper après le mariage de Godefroy de renvoyer à son époque le descendant de Jacquouille la Fripouille et ramener celui-ci à notre temps, avant que l’ordre du monde ne s'effondre ! Et ce sera ma priorité prochainement ! Je vais consulter mes grimoires pour déterminer la bonne formule et j’interrogerai mon illustre ancêtre au besoin. Je ne veux pas me fourvoyer une seconde fois, pour que le Comte ne vieillisse pas prématurément par ma faute.

Il laissa son arrosoir et fouilla tous ses grimoires en quête d’une réponse.




____

(1) Considérable changement par rapport à la généalogie établie dans le conte russe La tsarine Grenouille, où Vassilissa la Très-Belle est la fille de Kochtcheï l’Immortel, et non son épouse. Le qualificatif même de Vassilissa, la Très-Belle, traduit le terme russe Premudraya, qui signifie aussi la Très-Sage. Ce qualificatif provient des vastes connaissances qu’elle a, y incluant l’art de la magie.

(2) La formule rituelle des contes russes est « Pomme, roule sur l’assiette d’argent et montre-moi des villes et des champs. »

(3) Davaï est une expression russe qui signifie littéralement « Donne » et est employée au sens de « Vas-y ! »

(4) La gousli est un instrument à cordes des Slaves similaire à la lyre ou à la cithare. Dans les contes russes, les illustres héros savent jouer de cet instrument et ils ont des gousli auto-joueuses, c’est-à-dire des gousli qui obéissent à la parole de leur propriétaire pour jouer. Ainsi, à l’aide de la musique, des illustres héros slaves ont détruit des murailles d’une ville au son de la gousli, d’autres séduisent leur épouse. La balalaïka est un instrument à cordes similaire au luth, sauf de forme triangulaire.

(5) Strophe de la chanson Дороги (Dorogi) (Les Routes) de Lev Ivanovitch Ochanine composée en 1945, translittération de « Эх, дороги… / Пыль да туман, / Холода, тревоги / Да степной бурьян. »

(6) Strophe de la chanson Toute la pluie tombe sur moi de Sacha Distel composée en 1971.

(7) Kot Baïoun, ou Chat Conteur, aussi nommé dans cette histoire Chat Savant, est un personnage du folklore russe. Énorme chat à la voix magique, il endort avec ses histoires les voyageurs qui viennent à lui et il les tue sans pitié.

(8) Strophe de la chanson Un soir de pluie du groupe français Blues Trottoir composée en 2003.

(9) L’Île Bouvet existe réellement dans notre monde. C’est une minuscule île inhabitée appartenant à la Norvège non loin de l'Antarctique.

(10) Kalinka est à la fois une chanson russe et une danse folklorique. Cette dernière se caractérise par des mouvements variés, surtout la flexion des genoux et des sauts en hauteur.

Laisser un commentaire ?