À l'ombre des cerisiers en fleurs

Chapitre 1 : Renouveau

Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/11/2016 09:20

 Longeant les barrières en bois du petit parc en bas de son immeuble, Yoshii Hiromi, pensive, se dirigeait vers le café où elle devait retrouver ses amies. Mars touchait à sa fin et les cerisiers commençaient peu à peu à donner vie à de nouveaux bourgeons ; quelques timides pétales perçaient tout doucement les épaisses couches de ces petites boules vertes, tandis que des fleurs entières voyaient déjà le jour, plus pressées que les autres de boire le soleil printanier. Tout le parc regorgeait d’une énergie insaisissable, cette énergie propre à l’aube du printemps, qui parcourt les plus minuscules racines des arbres jusqu’aux feuilles les plus haut perchées à leur cime ; une énergie qui se propage dans les pistils des fleurs déjà ouvertes, dans les robustes feuilles des lotus et qui semble exploser dans les vaguelettes de la mare ; un flux incessant de lumière invisible faisant éclore la vie après un long hiver de gestation.

       Dans quelques jours l’école allait reprendre ; Hiromi, elle aussi imprégnée de la chaleur et de la douce effervescence du printemps, s’en allait donc passer encore un peu de bon temps avec ses amies avant de se replonger dans les cahiers pour préparer les examens. Tandis qu’elle s’éloignait peu à peu du parc et commençait à atteindre l’angle de la rue où se trouvait le café, ses amies, déjà assises, l’aperçurent.

— Hiromi ! cria Noda Chisa.

       La petite promeneuse releva la tête et n’eut pas à chercher longtemps d’où venait cette voix singulière : Noda Chisa était déjà debout, les bras levés et agitant les mains pour lui faire signe. Yokoï Nao, le coude posé sur la table en verre, tendait ses doigts vers le haut pour accompagner Noda Chisa, tout en penchant la tête et dessinant un large sourire sur son visage. C’est Takamori Chieko qui, touillant son café posément, invita Hiromi à les rejoindre sur la terrasse, d’une voix emplie d’amicalité.

       Quand le serveur arriva pour prendre la commande de la nouvelle venue, Hiromi demanda un café froid ; ensuite l’homme s’éclipsa au bar à l’intérieur, pour revenir une ou deux minutes plus tard et lui apporter la boisson.

— Tu le prends froid ? J’espère que c’est bon au moins ? demanda Noda Chisa.

— Il paraît que c’est plus énergétique que le café chaud, et puis il fait beau donc c’est plus agréable je trouve, répondit Hiromi.

— Je peux goûter ? dit avec curiosité Takamori Chieko tout en approchant les mains de la tasse. C’est vrai que c’est plus frais.

—Je préfère le thé moi, déclara Noda Chisa qui lissait sa petite jupe rouge foncé en se rasseyant sur sa chaise.

—C’est quand même plus classe de boire du café non ? lança Yokoï Nao, pourtant adepte du lait frais au sirop.

 

       Elles étaient obligées d’habituer leur langue à ces goûts pour pouvoir faire bonne impression aux hommes avec qui elles décrochaient des rendez-vous. Certaines fois c’était inutile de savoir ceci ou cela sur le thé ou le café quand elles s’enfermaient dans un love hôtel avec un homme pour une ou deux heures ; mais certains clients exigeaient qu’elles s’assoient une demi-heure dans un café avec eux, uniquement pour montrer qu’ils sortaient avec une fille ; là elles devaient bien se tenir : il ne s’agissait pas de donner l’impression d’être une gamine.

       Les trois amies d’Hiromi avaient l’habitude d’accepter des rendez-vous avec des hommes plus âgés qu’elles. Hiromi, ayant déjà un petit-ami, n’avait ni client ni grande expérience des rendez-vous arrangés. Elle avait bien accompagné Takamori Chieko une ou deux fois dans des karaokés, mais c’est tout. De toute façon, elle n’avait pas vraiment besoin de se faire beaucoup d’argent puisqu’elle s’habillait principalement avec des vêtements venant de grandes chaînes, Zara et H&M étant ses préférées. C’est vrai qu’elle aimait bien s’arrêter devant les vitrines des grandes marques dans les quartiers les plus huppés de Tokyo quand elle accompagnait les filles faire du shopping, mais jamais de vrais coups de cœur. De toute manière c’était bien trop cher pour son modeste porte-monnaie donc elle jetait juste un coup d’œil.

 

       Cela faisait déjà trois bonnes heures que les quatre amies trainaient ensemble. Elles avaient passé presque une heure au café à discuter autour des garçons, tout en sirotant leurs boissons. Selon Yokoï Nao, les garçons du lycée étaient trop coincés, et ils ne devenaient intéressants que lorsqu’ils étaient à l’université. Après, elles avaient eu le temps d’aller se promener et faire quelques magasins dans les grandes artères de la ville, et atteignaient maintenant la grande fontaine où quelques enfants trempaient leurs pieds sous la surveillance de leurs mères.

— Je devrai vous laisser bientôt, je vais rejoindre Takami Hirokazu. Il m’a appelée pour qu’on se voit ce soir.

       Yokoï Nao et Noda Chisa, excitées pour Hiromi à l’annonce de ce rendez-vous, se tournèrent vers elle d’un bond, puis se regardèrent malicieusement.

— Allez arrêtez s’il-vous-plaît ! On n’en est pas encore là. On préfère se promener, s’asseoir dans un café ou manger un truc en marchant. Vous savez, parler c’est plus intéressant que ça en a l’air,  finit par dire Hiromi dans un souffle, alors que Noda Chisa et Yokoï Nao commençaient déjà à partir devant.

— Les hommes se lassent à devoir attendre trop longtemps.

       Hiromi, qui avait baissé le regard, leva la tête vers Takamori Chieko. Elle n’avait pas l’air de comprendre ce que son amie venait de lui dire. Pourtant ce n’était pas compliqué ; à moins qu’elle eût voulu faire semblant de ne pas saisir.

      

       C’est avec Takamori Chieko qu’Hiromi s’entendait le mieux. C’était aussi la seule à lui avoir vraiment parlé de ce qu’elle faisait dans ses rendez-vous. Et bien qu’Hiromi ne se fût jamais réellement intéressée aux histoires de rendez-vous arrangés, sa curiosité s’éveillait quand Takamori Chieko parlait de certains clients qui pouvaient devenir vulgaires, ou d’autres qui lui demandaient de faire des choses abracadabrantes.

       D’un naturel qui se maîtrise, Hiromi s’était toujours interdit de s’intéresser à ce genre de choses. Elle n’y connaissait presque rien, ne voulait rien savoir de plus, si bien qu’elle en devenait totalement étrangère dans les discussions, derrière un visage innocent. Mais elle était tout de même curieuse de savoir quel était ce monde dans lequel ses trois amies vivaient, et sa soif de savoir prenait systématiquement le dessus sur sa raison, contre sa volonté.

       Il arrivait qu’elle s’imagine dans leur situation mais elle chassait alors immédiatement ces pensées de son esprit. « Comment les autres me verraient ? Je ne voudrais pas être vue comme une traînée. Ce n’est pas pour moi. C’est interdit. »

 

       Rapidement, la montre d’Hiromi afficha les 19h30, heure à laquelle elle devait retrouver Takami Hirokazu. Elle dut quitter les filles et se diriger vers l’est de la ville, là où il lui avait dit qu’il l’attendrait. Elle le trouva bien à l’endroit prévu, à côté d’un poteau électrique et adossé contre le mur derrière lui. Ils étaient à l’entrée des premiers quartiers de banlieue qui encerclent le centre-ville de la capitale.

— J’ai décidé de t’emmener quelque part ce soir, affirma-t-il en regardant devant lui.

       Hiromi tourna la tête vers lui, s’attarda quelque secondes pour contempler son visage et esquissa un sourire, puis ils continuèrent à marcher côte à côte. Bientôt, ils arrivèrent du côté de la plage.

— Whaaa… ça me fait énormément plaisir tu sais !

       Hirokazu lui rendit son regard, comme pour s’assurer qu’elle disait vrai, puis lança :

— Tu as faim ? Il y a plusieurs bars ici, on peut se prendre deux barquettes de frites et autre chose si tu veux.

       Bien sûr qu’Hiromi avait faim ; elle avait même le ventre vide. Un unique café froid ne lui avait pas rempli l’estomac pendant très longtemps. Alors elle pencha la tête en signe de consentement, et tous deux se dirigèrent vers le bar situé à proximité du sable. Ils s’installèrent à une table bancale, et Hiromidevait pousser les quelques mégots de cigarettes qui traînaient par terre, à demi enterrés, pour parvenir à caller ses pieds correctement sur le sol, sans sentir ces petits bâtonnets moelleux sous ses semelles.

La nuit était déjà bien tombée. HIromi qui avait envie d’une glace en choisit une, et commençait à la sucer tandis qu’Hirokazu regardait en direction de la mer.

— On n’aura qu’à aller faire un tour à la plage après, proposa Hiromi.

— Oui, acqiesça Hirokazu. Quand est-ce que ta mère rentrera d’Amérique ?

       Hiromi joignit son regard à celui de son ami, en direction de l’horizon :

— Dans une quinzaine de jours. Elle a encore deux ou trois contrats à régler avec son patron ; c’est ce qu’elle m’a dit l’autre jour au téléphone.

 

       Cela faisait un mois que sa mère avait quitté le pays. Elle devait impérativement se rendre à New York ; la grosse pomme comme on dit. Là-bas on y trouve de tout, avait-elle rapporté à sa fille. C’est pour ça qu’elle y vendait tous ses objets ; enfin c’est surtout que les gens y achètent tout et n’importe quoi, voilà pourquoi cela constituait un marché ultra-rentable pour sa société. Il suffisait de se procurer des tissus de pseudo-soie un peu ondulée et on pouvait vendre des kimonos à gogo, ou encore de ces espèces de faïence un peu fine et voilà une série de pâles copies des coupelles en porcelaine du Japon. Mais les gens s’en fichent pas mal de toute manière ; ce qui leur importe c’est d’avoir l’impression de voyager quand ils boivent leur thé, ou de pouvoir se vanter d’avoir déniché un de ces petits bijoux précieux de l’Asie qu’on ne trouve nulle part ailleurs en Amérique.

       Rabattre à ce rang leur précieux patrimoine dégoûtait Hiromi. Elle n’en voulait pas à sa mère au point de la rayer de sa vie, mais comme beaucoup de gens ici, il lui arrivait de poser le regard sur elle tout en se disant « quel gâchis ». Bien sûr que sa mère avait le droit de vendre ce qu’elle voulait, mais commercialiser ces richesses à une si mauvaise qualité était mal vu.

       En attendant, c’était la tante d’Hiromi qui prenait la relève chez elle.

 

       La glace dans la bouche –c’était un bâtonnet semblable à ces sortes de fusées de plusieurs couleurs, comme celles que les enfants choisissent toujours-, la tête penchée sur le côté et les yeux pétillant d’une envie mesquine, elle plaqua sa main gauche sur la table :

— Allez, on y va ?

       Il la considéra quelques instants, probablement le temps d’un souffle, et se leva pour lui tirer sa chaise et la relever. Elle regarda par terre pour ne pas butter le pied de la table et lui prit ensuite la main, mais c’est alors que, ne pouvant regarder deux choses à la fois, elle percuta son torse doucement ; c’était un petit coup, propre à celui des filles, qui ressemblent pour les hommes plus à des caresses qu’à un coup douloureux. Elle se recula de surprise, mais estimant mal son équilibre, son bras droit se courba et le bout de son bâtonnet glacé vint glisser sur le tissu du pull d’Hirokazu, juste à l’endroit de sa poitrine, comme par fait exprès.

— Oh, mince… Je suis désolée… Que je peux être maladroite ! finit-elle par lui confier.

— C’est bon, ça va, c’est une glace à l’eau de toute façon, donc ça partira, ne t’inquiète pas.

       En y réfléchissant bien et avec une once de jugeote, la maladresse d’Hiromi n’avait certainement pas déplu à Hirokazu, en effet.

— Je vais aller demander un peu d’eau pour nettoyer ça, lança-t-elle dans l’empressement.

       Elle revint avec une serviette en papier imbibée d’eau et commença à presser un coin de la serviette sur la petite tache. Dans cette position, il pouvait l’observer à son aise : il avait une petite trentaine de centimètres de plus qu’elle et atteignait le mètre quatre-vingts.

Le plaisir d’Hirokazu devait être maintenant à son apogée ; et il la contemplait, si naïve, qui lui passait la serviette sur son torse sans se rendre compte qu’elle lui procurait un plaisir plutôt intense par comparaison à tous les autres contacts physiques rapprochés qu’ils avaient pu avoir tous les deux.

 

       Finalement ils s’éloignèrent du petit snack, après qu’Hirokazu en eût profité pour payer pendant qu’Hiromi avait cherchait une poubelle pour jeter la serviette en papier, toujours sa glace à la main.

       Ils longeaient désormais la plage, sur le petit chemin réservé aux cyclistes et aux piétons. Les vagues retentissaient dans le vide obscur de l’atmosphère, une dizaine de mouettes tournicotaient autour d’on-ne-savait-quoi sans s’arrêter, et une brise froide parvenait, contre toute logique, à la réchauffer.

       D’un bond, elle se tourna innocemment en face d’Hirokazu, le sourire aux lèvres ; un de ces sourires sur lesquels traîne pourtant une petite trace de culpabilité.

— Tu veux goûter ? Je ne t’ai même pas proposé.

       Hirokazu acquiesça et prit la glace. Alors qu’il la goûtait, Hiromi sortit :

— Parfois on se demande quand même comment on peut faire loger dans sa bouche presque quinze centimètres sans la rentrer de biais…

       Il l’observa, perplexe, puis lui donna raison en souriant.

 

       Hormi arrivait à la fin de son petit met. Réchauffée par sa salive, la couche extérieure de la glace commençait à fondre ; un petite goutte vint se poser au bord de l’articulation de son pouce, dans la paume de sa main. Elle la récupéra avec sa langue, et dut réitérer le mouvement car il restait encore un peu de liquide sucré ; succulent, se disait-elle.

— Merci de m’avoir emmenée ici, je suis très heureuse de partager ce moment avec toi.

— Moi aussi, même si tu m’as mis de la glace sur mon pull, répondit-il dans un rire sincère.

       Hiromi s’immobilisa dans leur lente marche et tendit le doigt vers l’horizon.

— Imagine si on pouvait aller aussi vite que la lumière. On pourrait traverser l’océan et atteindre l’autre bout de la terre en un millième de seconde.

       Hirokazu leva son bras et le mit au même niveau que celui d’Hiromi, il déplia sa main et la replia doucement sur celle de cette dernière, puis abaissa leurs membres unis. Il se tourna vers elle, sous l’emprise de petites hésitations.

— Tu voudrais partir d’ici, là, maintenant ?

       Hiromi ne répondit pas, trop prise dans sa profonde réflexion.

 

       L’envie de prendre dans ses bras sa petite protégée devait bouillir dans tout le corps d’Hirokazu. Sentir son petit corps fin collé contre lui. Il plongeait peu à peu son regard dans ses yeux, silencieusement, toujours plus profondément chaque seconde. Comme s’il y avait eu quelque chose derrière son iris doré, au-delà de sa pupille sombre de mystère. Ses yeux cachaient-ils quelque chose qui aurait pu aider Hirokazu à la décrypter encore ?

       Le cœur d’Hiromi se mit soudain à battre plus vite. Elle comprenait ce qui se passait. Elle savait pourquoi. Et elle savait aussi ce qui allait se dérouler dans les cinq secondes. Il voulait l’embrasser, c’était donc ça.

       Une voiture pleins-fars allumés arriva soudain de nulle part. D’un petit bond Hiromi se recula, de gêne.

— Hirokazu, je… je ne sais pas si c’est une bonne idée de…

       Hirokazu s’écarta d’elle lentement et laisser le vent combler le silence qui s’installait peu à peu entre eux ; puis il rompit le vide, solennellement.

— Le printemps est symbole de renouveau n’est-ce-pas ? glissa-t-il en la considérant, une fois de plus.

       Elle acquiesça timidement en laissant échapper un petit marmonnement :

— Mmm... ?

— Alors tu pourrais laisser ton innocence et l’hiver derrière toi, lança-t-il avec une voix aussi faible qu’un murmure, tout en tournant la tête et s’éloignant droit devant.

  

       Il partait. Hiromi se sentit seule à cet instant. Elle le voyait disparaître comme l’aurait fait une ombre. Il glissait en silence sur le béton du chemin. Etant de dos, elle parvenait tout de même à saisir ses sentiments. Peut-être étaient-ils simplement évidents. Ou peut-être connaissait-elle déjà l’explication au fond d’elle.

      

       On dirait que tu as honte de faire ça, c’est normal pourtant. On grandit, pourquoi voudrais-tu rester encore une enfant ?

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