Calinouthérapie

Chapitre 1 : Le lapin psychopeuratique

Chapitre final

5535 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 08/06/2021 19:24

Cette fanfiction participe au Défi d'écriture du forum d'avril-mai 2021 "Le coup du lapin"


CALINOUTHERAPIE

ou le lapin psychopeuratique

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— Qu'est-ce que tu fais, Lucifer ?

Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, l'intéressé jeta un coup d'œil sur la petite fille brune plantée devant lui. D'ordinaire, elle avait des couettes mal peignées, la bouche barbouillée de chocolat et les mains pas dans un meilleur état... Ces dernières étaient maculées par des crayons pastels gras, à l'aide desquels elle s'obstinait à exécuter des gribouillis proprement immondes, impossibles à revendre (même chez un galeriste avant-gardiste vénal) et auxquels sa mère jugeait bon de consacrer l'intégralité du mur faisant face à la cuisine…

Tâchant de concentrer son attention flottante, il constata qu'elle avait des tresses bien serrées, des vêtements moins fluorescents et… une version cartonnée pitoyable des couteaux de Maze dans les poings.

— Et toi ?

Elle leva les yeux au ciel, brandissant de ses bras maigres les lames incurvées (rougies au marqueur) comme si c'était l'évidence :

— Je me prépare pour m'entraîner avec Maze !

Lucifer hocha lentement la tête pour approuver, espérant que cela constituerait une issue de secours.

— Bien ! Tu me vois soulagé. C'est une meilleure manière d'utiliser tes feutres, si tu veux mon avis.

Bras croisés, la petite plissa finement les yeux en le toisant du bas de son mètre quarante. Elle se déporta sur une hanche, offrant une superbe reproduction de la moue renfrognée et revêche qui faisait le charme de la démone entraîneuse susdite. Fille et petite-fille d'actrice, la gamine avait de qui tenir.

— Alors, qu'est-ce que tu fais ?

Le Diable n'aurait su se morfondre, aussi répondit-il par une autre vérité :

— J'attends ta mère, elle ne devrait plus tarder.

Espérant que Trixie s'en aille d'elle-même s'il cessait de la regarder et de lui parler, il continua à glander sauvagement, les mains dans les poches, considérant d'un œil réprobateur le plafond lambrissé blanc, l'assemblage rudimentaire de panneaux de particules de ce qu'on osait appeler une « étagère bibliothèque », alors qu'on n'y trouvait aucun livre.

Comme la gamine n'avait toujours pas bougé, il feignit un grand intérêt pour la salle à manger, sa table, ses rideaux bleus et ses chaises transparentes assorties, taillées dans le plus beau plastique. A quoi servaient-elles ? La plupart de leurs repas se prenaient à la va-vite sur le comptoir de la cuisine… Cent billets que la table devait servir à commettre les crayonnages. Des crimes artistiques qu'il n'était pas près de résoudre.

— Elle va pas revenir tout de suite. On l'a appelée à son travail. Tu veux t'entraîner avec moi et Maze en attendant ? demanda-t-elle en levant son faux-poignard, le bras horizontal et le sourcil farouche.

Il soupira très longuement. Peut-être qu'en s'éloignant un peu elle abandonnerait son harcèlement ? Le plan lui paraissait hasardeux, il envisagea donc très sérieusement une retraite dans la salle de bains…

— Hors de question. J'ai mis un beau costume. Pourquoi ne m'a-t-elle pas attendu ?

— Mais il est comme d'habitude ton costume !

Le Diable sourit enfin, ses yeux chocolat brillant d'une certaine fierté. Sa barbe naissante perpétuelle très brune faisait ressortir l'éclat de ses dents que la fillette adorait. Particulièrement les deux petites rondes de devant.

— Exactement. Et… le tien aussi. Mardi-Gras, c'est fini non ?

— Hhum, renifla-t-elle. Moi, mes habits, ils m'empêchent pas de faire des trucs cools… Donc si tu veux pas t'entraîner à péter des tibias, ni que je te fasse un dessin où tu donnes une bague à Maman, dis au moins pourquoi tu boudes ?

L'inspectrice l'avait laissé sur la touche, rien que ça aurait suffi... Le Diable fut stoppé dans son mouvement d'humeur quand il tomba sur les yeux pleins d'innocence de l'enfant. Sans calcul. Dégoulinants d'une sincère préoccupation. L'innocence le mettait sur des charbons plus ardents que ceux de l'Enfer.

« Peut-être bien parce que vous n'avez jamais eu l'habitude d'y être confronté avec vos locataires habituels ». Le docteur Linda aurait sûrement dit un truc idiot comme cela.

Il s'appuya à deux mains sur le faux granit du comptoir, triste témoin impuissant de la malbouffe ordinaire de ce pays aux papilles anesthésiées. Ah, oui. La question…

— Je ne « boude » pas, petite mécréante. Ma lapine préférée est morte et je suis furieux !*

Son geste fataliste spontané se commua aussitôt en réajustement des pans de sa veste et des boutons de manchette en argent poli.

— Elle était adorable, poursuivit-il mal à l'aise. Elle ne méritait sûrement pas de finir comme ça, jetée dans une poubelle...

.

« Oh » fit la petite qui ne savait pas trop quoi dire pour le réconforter. Elle avait déjà perdu un cochon d'Inde. Un lapin, c'était sûrement un peu pareil. Elle dansa d'un pied sur l'autre et esquissa un geste pour tapoter sa manche avec sympathie. Le regard pas content de Lucifer l'en dissuada. Mais elle savait pourquoi il faisait ça : il était de mauvaise humeur, parce qu'il était malheureux.

— Je savais pas que t'en avais une. Moi, j'ai pleuré quand Kokanpate est mort. Y a des endroits spéciaux si tu veux en racheter une autre…

L'Ange Déchu inclina la tête. Une vague incrédulité admirative flottait sur ses traits d'adulte. Un billet de dix qu'il devait encore être en train d'avoir une idée rigolote qu'il était le seul à piger.

— Mh, je vois à quoi tu penses. Je t'aurais bien félicité pour ton pragmatisme si je n'avais pas été contre ce genre de transaction nauséabonde. Je vais voir comment trouver à la remplacer, par le bouche-à-oreille, c'est le cas de le dire. Il y a bien quelqu'un qui me doit une faveur.

— Bah, sinon, tu peux aller au refuge, c'est gratuit là-bas… Si elle sent un peu mauvais, tu la laves bien et après tu peux lui faire un gros câlin !

Perplexe, Lucifer fit une nouvelle pause, les yeux fixes, mais finit par se défroncer.

— Ow. Mais tu penses que je suis en train de parler d'une vraie lapine, c'est ça ?… Quelle idée ridicule !

A son tour, elle pencha la tête, s'efforçant de le comprendre. C'était ça qui était drôle avec Lucifer. Il racontait vraiment n'importe quoi. Est-ce que ça existait les faux lapins ?

— T'es triste pour un lapin en peluche ?

— Non, bien sûr que non ! se vexa-t-il. En peluche ! Le seul truc en peluche qu'il y a chez moi ce sont les menottes que Maze a oubliées… Non, c'est ma serveuse Kiki. Elle a été retrouvée égor… morte dans les poubelles derrière le Lux.

— Ah… Et ça fait mal d'être égormorté ? s'enquit-elle avec curiosité.

Pour cacher la rougeur surnaturelle de ses pupilles, il s'appuya contre une chaise haute et détourna le regard avant de confirmer.

— Plutôt oui. Mais c'est rapide, ils souffrent sans doute moins.

La moue tremblante, l'enfant opina doctement, toujours embêtée de ne pas savoir comment le réconforter. Elle était sûre que son papa et sa maman seraient tristes si quelqu'un de leur travail était tué. Là, elle aurait pu dire un truc comme « Maman va retrouver le méchant » mais elle savait maintenant que parfois, les méchants, ça ne se retrouvait pas… Et le gâteau au chocolat, ça marchait pour elle, mais pour Lucifer ?

— Tu veux un jus de pomme ?

— Quoi ?

Vu sa tête choquée, c'était non. La petite fille ne lâcha pas l'affaire :

— Ah bon ? Maman dit que t'as toujours une bouteille de jus de pomme dans ta poche de dedans ta veste, pour te remonter le moral. Elle aime pas ça du tout et je comprends : c'est sucré, le sucre ça fait des caries, et le dentiste c'est cher…

— Oh. Je vois. Eh bien, elle t'a menti ! Ce qui, au passage, est déplorable.

— C'est quoi qu'il y a dedans alors ?

De l'alcool, pour qui tu me prends ?

Elle sourit malicieusement et mit sa main en corbeille autour de sa bouche pour chuchoter :

— Ah ouais. J'ai pas le droit de boire du cidre non plus mais j'ai goûté une fois, c'est bien meilleur que le champagne… Tu veux bien m'expliquer le rapport entre l'égomortification et les lapins ?

L'égomortification ? répéta-t-il avec un sourire en coin. Le docteur Linda va adorer celle-là.

— Sûrement. Mais pour les lapins ?

.

.

Face au silence persistant, la petite psychiatre blonde se cala mieux au fond de sa chaise, remonta la branche de ses lunettes, et posa les mains sur son genou croisé. Lucifer était sur sa banquette depuis une minute et se contentait de la fusiller du regard. Il fallait l'encourager.

— Il y a quelque chose dont vous vouliez me parler en particulier ?

Il la payait rubis sur l'ongle, sans aller jusqu'au bout des vingt minutes auxquelles il avait droit, mais elle aurait eu du scrupule à prendre l'argent sans même avoir essayé de l'aider à exprimer ce qui l'amenait. Il venait toujours quand il était en détresse émotionnelle, ce qui était un bon réflexe, mais refusait absolument de le reconnaître. Il ne la voyait que comme une experte en humains, et pourvoyeuse de solutions. Pour un patient aussi spécial, elle estimait qu'elle pouvait l'écouter dès qu'il mettait les pieds dans son bureau à l'improviste. Déjà parce qu'il avait du crédit-temps inutilisé, ensuite et surtout parce qu'un Diable furieux de douleur et incapable de se contrôler était bien pire qu'un autre rendez-vous décalé de dix minutes…

— L'inspectrice ne veut pas de moi sur son enquête, déclara-t-il sèchement les dents serrées.

— Ah ? A votre avis, pourquoi ?

— Elle soutient que « l'affaire me touche de trop près » et que je ne serais pas capable de rester professionnel. C'est de toute évidence une grossière excuse. Elle ne me trouve jamais professionnel et ça ne la dérange pas d'habitude. Elle l'est bien assez pour deux… Moi ce que je crois, c'est que Pierce est derrière ça, parce qu'il la veut pour lui.

— Vous n'êtes pas obligé de me donner des détails sur l'enquête mais cela m'aiderait de savoir… De trop près, de quelle manière ?

— Une de mes serveuses a été tuée en bas de l'immeuble du Lux, révéla-t-il avec une certaine véhémence. J'imagine que l'inspectrice croit que je pourrais me montrer violent face au rebut de l'humanité qui a égorgé Kiki pour lui piquer son sac. C'était jour de paie.

— C'est affreux ! On dirait que le sort se répète. Votre rencontre avec Chloé s'est faite dans des circonstances similaires, non ? Une jeune femme que vous aimiez bien assassinée devant le club… Elle a peut-être raison d'être prudente. Vous vous sentez responsable de ce qui lui est arrivé ?

Le Diable continua à la regarder de travers, ce qui voulait dire oui...

— Non ! Mais je veux bien reconnaître que si je mettais la main sur celui qui a fait ça, je me ferais un plaisir de lui détailler les réjouissances qui l'attendront en Enfer et de l'assurer que j'y veillerai personnellement. Non, ce qui m'inquiète, c'est que l'inspectrice sait bien qu'elle a besoin de mes capacités en salle d'interrogatoire. Cela n'a pas de sens qu'elle veuille s'en passer.

— Vous avez couché avec votre serveuse ?

Nouveau regard fulminant. Toutefois comme il finissait par être nerveux, il porta la main à sa poche pour sortir son étui à cigarettes étincelant mais elle l'en empêcha en lui désignant le panneau « Non-fumeur ».

— Donc oui, ou non ? insista-t-elle. Ce n'est pas une question piège. J'essaie de savoir s'il y aurait effectivement des raisons objectives pour que vous soyez concerné de trop près.

— Non.

— Non ?

— Non.

— Elle ne vous plaisait pas ?

— Elle ne le voulait pas.

— L'avez-vous regretté ?

— Non ! se vexa-t-il. Je pensais que vous saviez que j'étais très à cheval sur le consentement. Est-ce qu'on peut revenir à ce qui est important : le problème de l'Inspectrice ?

Linda sourit avec une patience qu'elle essayait vraiment d'éprouver. Elle se donna le temps de lisser sa robe en maille sur son genou et croisa les jambes dans l'autre sens.

— Bien sûr. D'après vous, comment le capitaine Pierce pourrait-il retenir l'attention d'une femme intelligente et indépendante comme Chloé, qui de surcroît a déjà connu l'échec d'un premier mariage avec un policier ?

— Mais c'est bien la question que je me pose ! Ce bulldozer glacial et fourbe n'a aucun intérêt.

— Bien, ce que nous allons faire, c'est que vous allez y réfléchir quelques jours. Essayez de vous mettre à la place de Chloé et de vous demander si elle vous écarte ou si elle vous protège…

Lucifer rumina pendant dix secondes et puis ses traits s'illuminèrent. Il se releva d'un bond en direction de la porte, le sourire aux lèvres.

— Lucifer ! Mais qu'est-ce que vous faites ? Nous n'avons pas fini…

— Mais si ! Au revoir docteur Linda, je vais faire précisément ce que vous avez dit : me mettre à la place de l'Inspectrice… Je vais enquêter exactement comme elle l'aurait fait. Maze me servira de « moi » et quand j'aurai livré le coupable, Chloé verra bien qu'elle avait tort de me mettre à l'écart. Comme d'habitude, vos idées sont parfaites !

Épaules rentrées, Linda se tassa sur sa chaise, expirant lentement avec une grimace anxieuse. Elle leva les yeux au ciel et songeant à ajouter sous sa plaque professionnelle à côté de la porte de son cabinet :

Per me si va tra la perduta gente

Voi ch'entrate qui, lasciate omne speranza**

.

.

Frissonnant un peu, et en manque de sommeil car il était quatre heures du matin, Chloé clopina hors de sa voiture où elle était en planque depuis minuit. La haute silhouette de son coéquipier était apparue dans le champ de ses lunettes infrarouges. Et il n'avait rien à faire ici. Elle s'était approchée par derrière et avait désenclenché la sécurité de son arme réglementaire.

— Mais qu'est-ce que vous faites là, Lucifer ?!

Il ne se retourna pas, entièrement absorbé, faisant le guet en direction de la sortie plus discrète que ses employés empruntaient d'habitude, leur service terminé.

— Shhhht ! Vous allez tout faire rater, Inspectrice ! dit-il en lui faisant signe de se taire et de se mettre derrière lui.

Elle lui donna un petit coup sur la jambe pour attirer son attention, ce qui ne donna rien. D'un certain point de vue, il était bon de savoir qu'il pouvait se concentrer.

A l'angle, au bout de la rue infréquentée, la porte en métal grinça légèrement sur ses gonds. Dans l'ombre, la police et le patronat s'aplatirent encore plus, rentrant le ventre, retenant leur respiration, Chloé pestant intérieurement parce que ce grand machin devant elle lui bouchait la vue…

Elle reconnut l'un des barmen du Lux qui sortit. Le jeune homme brun – évidemment beau – s'arrêta pour s'allumer une cigarette dont il tira une bouffée avec un plaisir évident, secoua son allumette, puis s'assura qu'elle était bien éteinte avant de la jeter dans une corbeille.

— Oh, mais c'est lui le coquin qui m'a chapardé mon étui ! chuchota Lucifer entre ses dents. Je vous prie de croire que je vais le retenir sur son salaire…

— Lucifer ! insista-t-elle son arme de service au poing et les poings sur les hanches. Vous n'avez rien à faire ici. Décampez ou je vous colle en garde à vue pour obstruction à une enquête de police en cours !

— S'il vous plait, inspectrice, n'agitez pas ce truc dans ma direction, vous savez que j'y suis sensible… Chut ! Ah la voilà ! s'attendrit-t-il avec un sourire audible.

Curieuse, Chloé se pencha un peu pour voir ce qui retenait l'attention de son coéquipier récalcitrant, incapable d'imprimer le sens des mots « Vous ne travaillez pas sur cette affaire ».

Une blonde jeune femme mince, juchée sur des bottes-cuissardes plateformes, portant un ras boxer de cuir blanc, un haut à strass et paillettes et une veste noire trop large se glissa dehors en tendant le cou pour regarder à droite et à gauche.

« Patrick ! appela-t-elle d'un filet de voix inquiet. T'es encore là ? Je peux rentrer avec toi ? »

— C'est qui cette blonde ? Je ne la connais pas. Une nouvelle ?

— Ah non, plutôt une ancienne.

— Et c'est ça votre plan ! s'exaspéra Chloé. L'une de vos filles fait l'appât et vous intervenez pour la sauver ? Toujours prêt à vous donner le beau rôle à ce que je vois…

Lucifer ricana tout bas et cela sonna comme un ronronnement.

— Ma chère inspectrice, vous n'y êtes pas du tout… J'interviens pour sauver le potentiel récidiviste d'une mort certaine. Kiki était très aimée. Ah… attendez, j'entends un bruit !

La grande main chaude du Diable se posa délicatement sur le bras de Chloé, et l'attira un tout petit peu plus près dans un geste inconsciemment protecteur. Il aurait été de bon ton de protester mais avec la fraîcheur qu'il faisait, ce n'était pas évident de le sortir de façon convaincante. Elle se demandait toujours comment le faire quand une silhouette juvénile revêtue d'un sweat à capuche sous un blouson et d'un pantalon de sport, s'approcha de la jeune femme qui faisait la chèvre.

« Hey beauté, t'as du feu ? »

« Non. Mais mon petit-ami est fumeur et il sort dans une minute » répondit-elle en minaudant. « Il n'y aura qu'à lui demander ».

« T'es sûre qu'il n'y en a pas dans ton sac, madame ? Donne-voir, je ne veux pas que tu te casses un ongle en regardant…»

« Oh, maintenant que j'y pense, dit-elle en contrefaisant l'écervelée, le briquet doit être juste à côté de la matraque ! »

« Hein ? »

« Dégage, morveux, premier avertissement… » aboya-t-elle d'une voix rauque qui fit sursauter le fumeur malchanceux malgré lui.

L'air ravi et complètement à la fête, Lucifer approuva de la tête avec un petit son gourmand, et Chloé fronça les sourcils.

— Mais… c'est Maze qui est déguisée là-bas ?!

— Mhh ? Évidemment que c'est Maze !… Je ne vais pas laisser croire qu'on peut détrousser et tuer mon personnel impunément. C'est très bien que vous soyez là. Timing parfait. S'il tente le moindre geste pour lui voler son sac, elle l'aplatit, vous le menottez, on l'embarque au poste, je lui pose la question et hop, une nouvelle affaire de réglée !

— Oui et… si c'est pas lui, et juste un gamin qui a tenté une ouverture ? Hm ? Je coffrerai Maze pour coups et blessures ! Lucifer, vous ne pouvez pas interférer ! Combien de fois est-ce que je vous l'ai dit ?

— Depuis le début ? J'ai arrêté de compter… soupira-t-il. Ah… le gamin a un peu de cervelle. Il détale comme un lapin.

Chloé remit la sécurité de son arme et la rangea, soulagée malgré tout. Elle fit jouer les articulations de ses mains froides.

— Je… retourne planquer dans la voiture, elle est juste là, prévint-elle avec un geste par-dessus son épaule.

— Oui très bien, allons-y ! Ça fait tellement longtemps que nous n'avons pas fait ça tous les deux…

— Si vous mettez des chips dans ma voiture, je vous vire…

Un grognement et des coups sourds résonnèrent dans leur dos. Un autre homme bien plus charpenté était sorti de nulle part et il venait de charger Maze frontalement, les poings en avant. Avec son petit gabarit léger, la démone feinta et lui balança une violente bourrade dans les côtes. D'une pirouette, elle se trouva dans son dos et lui décocha coup de pied bien ajusté dans les reins. Il grogna, trébucha, se rétablit et fit volte-face. Maze sourit en bloquant son nouvel assaut des deux bras, avant d'user à nouveau d'un ses talons lestés pour le plier en deux. Sans lui donner le temps de se reprendre, elle lui faucha les jambes pour le mettre à terre.

« Surprise ! »

L'assaillant n'avait pas l'air amusé du tout. Redressé, il fit rouler ses épaules et retourna à l'assaut. Après plusieurs échanges de coups brutaux, il parvint à la ceinturer dans ses biceps avec l'idée de l'étouffer. On entendit des os craquer un peu et l'issue de la lutte se fit un instant plus incertaine tandis que Maze cherchait son air en tentant de desserrer l'étau. Elle résista et utilisa une de ses mains pour essayer de lui griffer les yeux.

De plus en plus enragé de voir qu'il n'arrivait pas à remporter une victoire qui aurait dû être facile, l'autre lui empoigna les cheveux pour les arracher haineusement. L'opération fut un succès : toute la perruque lui resta dans les doigts. Décontenancé, il réagit une seconde trop tard, prenant un coude pointu dans le ventre. Son mouvement d'esquive instinctif le laissa en équilibre précaire sur une seule jambe… dont Maze écrasa les orteils de sa botte secrète et déloyale. Tandis qu'il était courbé, elle jubila et inspira profondément.

« Alors ? Encore ? » le nargua-t-elle.

Jugeant certainement que ses forces diminuaient trop face à une adversaire de cette inexplicable trempe, il résolut d'abréger et sortit une grande lame enfichée dans sa ceinture.

Tout se produisit en même temps, et cette fois Chloé courut vers eux tout en sortant son revolver. Deux interjections se couvrirent mutuellement, l'une criant « Madame, attention ! » l'autre « Police de Los Angeles, lâchez votre arme ! ».

— Mais qu'est-ce que vous faites, Inspectrice ! Maze a clairement le dessus !

Maze para en effet la première attaque au couteau sans difficulté, d'un coup dans le poignet de son agresseur.

— Arrêtez-vous ou je tire ! avertit Chloé, deux mains serrées sur sa crosse, cherchant un angle de tir approprié pendant que les deux autres n'arrêtaient pas de bouger. Première sommation !

Un bruit de course se fit entendre et la silhouette encapuchonnée, passée là quelques minutes plus tôt, sauta sur le dos de l'agresseur massif qui s'arqua pour s'en débarrasser en offrant, par là même, une belle surface pour faire un carton.

— Reculez-vous ! On s'en occupe ! lança l'inconnu en direction d'une Maze plutôt fâchée de se voir retirer son jouet.

Quand Chloé l'atteignit au bras, le gros costaud mit un genou à terre. Avec un sourire mauvais, de sa main libre, il retourna le couteau pour l'enfoncer dans la cuisse du jeune homme qui pesait toujours sur lui et lui faire lâcher prise.

Il n'eut guère le temps d'en faire davantage et se retrouva plaqué au sol par Maze la botte appuyée sur son aine tandis que la paume de Lucifer réduisait son arrivée d'oxygène. Ainsi immobilisé, il se vit retourné à plat-ventre sur le bitume, le temps que Chloé lui passe les menottes. Se redressant, les mâchoires serrées, elle lui adressa la formule rituelle et appela le central pour demander une autre voiture.

— Inspecteur Decker ? gémit le jeune homme à terre. Ça ne va pas fort, appelez aussi une ambulance, je perds du sang…

Chloé s'accroupit aussitôt à côté de lui.

— Vous êtes pâle. Faites-moi voir, Fuentes… Il faut que je sache où vous avez été touché…

Elle sortit son téléphone dont elle activa le mode torche, puis grimaça en voyant le sang couler sans s'arrêter.

— Mh, fit Maze en se penchant avec curiosité pour regarder elle aussi, ça c'est pas bon. T'as la fémorale touchée, mon gars.

— Vite, il faut faire un garrot…

Rapidement, les deux femmes considérèrent leur tenue, cherchant ce qui serait susceptible de pouvoir servir. Chloé avait une ceinture mais elle interpela son équipier qui retenait toujours leur agresseur.

— Lucifer, donnez-moi un bras de votre chemise ! lui intima-t-elle.

— Vous plaisantez, j'espère ?

— Je ne suis pas d'humeur, il faut quelque chose de solide pour serrer plus fort et je vais ajouter ma ceinture autour…

— Maze, tiens-moi ça… bougonna-t-il en tirant le suspect vers elle pour retirer sa veste.

— Hey, votre gars est en train de tomber dans les pommes.

— Fuentes ? Fuentes ?

Une voiture de patrouille fit crisser ses pneus et Dan jaillit avec le téléphone à la main en annonçant que l'ambulance suivait. Elle résuma la situation et le chargea de ramener le malabar au poste pour l'interroger. Pour sa part elle accompagnerait leur infortuné collègue blessé à l'hôpital.

Avant de monter dans le fourgon des ambulanciers, elle s'arrêta devant Lucifer pour déclarer d'un ton acide :

— J'espère que vous êtes content de vous ! On devrait vous embarquer aussi !

Face à cette sortie, le Diable resta planté là, perplexe et penaud. Déçu aussi de voir que les choses tournaient encore mal et qu'en fait de recoller les morceaux avec Chloé, la situation venait d'empirer. Goguenard, Dan lui tapa deux fois sur l'épaule.

— Encore bien joué, vieux ! Je suis impressionné. Rentrez chez vous, je crois que vous en avez assez fait pour ce soir…

.

.

Quand les portes de l'ascenseur s'ouvrirent à l'étage du Lux et qu'elle vit Trixie face à elle, Maze la dévisagea d'une œillade sourcilleuse. Le club était heureusement désert (on était en plein après-midi) et la petite était entrée avec dans les bras un énorme lapin au pelage beige, de longues oreilles pendantes, et qui devait faire un tiers de sa taille.

— Qu'est-ce que tu fais avec ce truc, gamine ?

— C'est pas un truc, c'est Buggs. Je l'emmène chez Lucifer. On me l'a prêté pour aujourd'hui, faut que je le rende ce soir...

— Je te préviens, il est d'une humeur de chien. Tu ferais mieux de pas y aller.

— Je sais… mais il est super mignon, regarde ! Qui aurait envie de nous mettre à la porte ?

La fillette rapprocha le lapin placide à côté de son visage pour qu'ils soient joue contre joue et papillonna des yeux. Maze haussa les épaules en marmonnant quelque chose qui ressemblait vaguement à « Je t'aurai prévenue ».

.

Trixie s'avança prudemment dans l'appartement de Lucifer, assurant mieux la prise sur son petit compagnon dodu qui émit un couinement.

— Chut n'aie pas peur. Lucifer ? Tu es là ? appela-t-elle plus haut. Attends, on va le chercher… Rhalala, je suis vraiment pas assez musclée pour te porter, mets ta patte mieux… Aïeu, t'as des griffes… Lucifer ?

Elle s'approcha sur la pointe des pieds du côté du bar avec l'intention de poser Buggs sur un tabouret. Elle se doutait déjà qu'il n'aurait pas le droit d'aller, ni sur le canapé (ce qui aurait été bien parce que c'était moins haut), ni sur le tabouret du piano (même bonne raison), ni sur l'instrument d'ailleurs, parce que les rayures sur le brillant de son piano et de sa voiture, c'était pareil...

— Lucifer ? T'es dans ton lit avec quelqu'un à faire des trucs sexuels que je ne dois pas voir ?

Toujours sans réponse, elle progressa plus avant dans le salon en risquant un minuscule coup d'œil de côté en direction des gradins qui menaient à la chambre, prête à utiliser le grand lapin pour faire écran. Comme elle lorgnait le canapé fauve avec envie, elle réalisa soudain que le maître des lieux était dehors, accoudé à la rambarde du balcon, à regarder l'horizon en fumant.

— Va-t'en. Je ne veux voir personne, dit-il sans se retourner comme elle approchait de la fenêtre.

Toujours bien disciplinée, Trixie cala le lapin sur sa hanche et essaya de faire coulisser la baie.

— Oh non, c'est bête. J'ai amené un ami pour toi.

Il soupira avec agacement et se retourna avec l'intention de dire quelque chose de mesquin et blessant quand il vit, l'une contre l'autre, la tête du lapin aux oreilles tombantes et celle de la petite – celle-ci affichant un sourire radieux qui lui conférait un air demeuré. Pour le coup, il ressemblait bien à celui d'Espinoza senior.

— Tadaaa ! chanta-t-elle, toute fière.

— Qu'est-ce que tu fais avec ce monstre préhistorique ?

— Haha, gare à ses dents, c'est un lapinoraptor ! s'amusa-t-elle avant de se reprendre. Non, il ne court pas très vite, il s'appelle Buggs et il est très gentil. Et très doux.

— Et qu'est-ce que tu veux que j'en fasse ? Un civet pour quinze jours ?

Elle tourna la tête et vit une chaise de détente sur le côté. D'un pas martial, elle se rendit jusqu'à elle, s'installa et posa le lapin sur ses genoux.

— C'est super facile. Tu prends le lapin, tu le mets sur tes genoux… ou comme t'es très grand, peut-être tu peux le garder dans tes bras… et après tu le caresses doucement sur la tête et les côtés. Comme ça, expliqua-t-elle en joignant le geste à la parole.

— C'est grotesque. Et je ne sais même pas s'il est propre…

— Certainement plus que moi… rétorqua la petite fille avec un sourire machiavélique. Tu vois ? Il est tout gentil, il ne bouge pas trop, et il aime bien les caresses. Essaie. Prends-le parce qu'il est lourd, j'en ai choisi un grand qui irait pour toi…

Trixie lui tendit le lapin à bout de bras. Le mastodonte cligna des yeux. Lucifer l'attrapa par la peau du cou, avant de le poser contre lui en quittant le balcon pour revenir à l'intérieur, la fillette sur ses talons. Il tapota trois fois le crâne du bestiau qui devait bien peser douze livres… Un miracle que la mioche rachitique ait réussi à le porter jusque-là.

— Voilà très bien merci beaucoup, je ne te raccompagne pas la sortie est par là…

— Ah mais non ! Il faut le faire plus de fois pour que ça marche… C'est un lapin psychopeuratique. Ça veut dire qu'il guérit quand on est triste. Faudrait mieux que tu t'assoies.

— C'est le docteur Martin qui t'envoie ? questionna-t-il avec une moue soupçonneuse.

— Nan, c'est le docteur de l'animalerie. J'ai tout expliqué, et j'ai bien dit que tu ne voulais pas qu'on achète les lapins, car tu trouvais ça pas bien. Du coup, il me l'a prêté en disant que c'était ok si c'était pour une urgence, mais de le ramener avant l'heure du goûter…

Réticent et égomortifié, le Diable renifla et se posa sur son canapé. Il installa le lapin et celui-ci nicha aussitôt son pompon dans le creux du coude avant de s'immobiliser. Trixie ouvrit le zip de son sac à dos rose flashy d'où elle sortit un pack Tupperware. A l'intérieur, se distinguait par transparence quelque chose de vert.

— Quoi encore ?

— J'ai tout prévu. C'est de la laitue. Buggs peut avoir faim et y a jamais rien de bien dans ton frigo. Allez, allez, caresse-le, y reste plus trop de temps, faut que je compte le temps que je mets pour y retourner…

— Non mais d'ailleurs, comment tu es venue jusqu'ici toute seule ?

— A l'aller avec le compte Uber de Maman, et au retour… peut-être bien dans ta voiture ? s'interrogea-t-elle avec une grimace souriante qui lui plissait les yeux.

— Ta mère va me tirer dessus encore une fois, si elle voit que c'est moi qui te ramène.

— Boah non. Elle sera contente de voir que j'ai rien.

Pas vraiment enclin à plaisanter, le Diable sortit son téléphone et fit de son mieux pour taper un texto d'une main tout en tenant la Bête… Il donna tout haut le contenu du message, tout en surveillant son invitée qui sortait un cahier et un stylo bille.

— « Béatrice… m'a sorti… un lapin… » Non, saleté de correcteur auto, un la-pin avec un p… « de son… chapeau. Venez reprendre… ces… deux viles… créatures dantesques… Immédiatement… ». Et envoi !

Trixie sourit et fit voler ses nattes pour dire qu'elle allait commencer ses devoirs. Il l'empêcha de s'asseoir sur le canapé, sur le siège du piano, à son bureau. Pas découragée, elle alla se mettre sur les gradins « trop bien de princesse » qui menaient à la chambre.

Il grommela et continua machinalement de caresser Buggs qui brillait par son silence. Et pendant dix petites minutes, il s'autorisa à penser à ses meilleurs souvenirs de l'adorable Kiki Afterglow. Sa gentillesse enjouée, ses petites fossettes, sa reconnaissance sincère... Compréhensif, Buggs enfouit son museau dans sa manche.

Et il continua à ne faire aucun bruit quand il commença tranquillement à la grignoter.

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FIN

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Notes

* Ambiguïté du terme « bunny » qui désigne dans ce cas l'une de ses serveuses revêtue pendant son service du costume des « lapins de Playboy » (serre-tête oreilles, faux col papillon, body et pompon sur le haut des fesses).

** Chant III de la Divine Comédie de Dante. « C'est par moi s'en viennent les personnes perdues… Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir »

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