Speak of the Devil

Chapitre 2 : Le deuil d'Uriel

2257 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 21/06/2017 17:01

2 - Le deuil d'Uriel


A la faveur du désistement d'un patient à la dernière minute, Linda l'avait invité à la retrouver à l'American Tea Room, où ils pouvaient profiter d'une terrasse agréable à cette heure de l'après-midi. Elle ne le brusquait pas tandis qu'ils considéraient en silence le pas cadencé des passants, le trafic clairsemé des voitures, et le vent qui ébouriffait les feuilles du mur végétal derrière eux. Pendant quelques secondes, alors que le parfum de son thé au jasmin montait de sa tasse, juste après sa première gorgée, elle avait eu fugacement l'impression que le temps s'était arrêté…

Amenadiel avait poussé un petit soupir, attrapant du coin de l'œil la façon dont la cage thoracique de Linda s'était soulevée et arrêtée juste au moment où il avait essayé une nouvelle fois et sans succès d'invoquer son pouvoir perdu.

Puis, l'instant s'était envolé et, sans transition, elle s'était tournée vers lui. Elle n'était pas décidée à lâcher l'idée que si Lucifer avait des ennuis, ils étaient tous en train de lui faire gravement défaut. Elle utilisait l'argument, intéressant au demeurant, d'une nouvelle diminution significative spontanée de ses pouvoirs. Jusqu'alors seule Chloé avait une influence désastreuse sur eux, mais si cela avait empiré ? S'il avait honte de le dire ?

Mâchoires serrées, l'ange ne commenta pas car c'était bien trop proche de ce qu'il ressentait lui-même !... Il était dérangé par l'idée qu'une femme sans pouvoirs puisse lire en eux aussi facilement. Lucifer ne connaissait pas la honte, Amenadiel si !

Mais l'un des rares dons que l'ange n'avait pas perdus, c'était sa capacité à entendre quand son cadet l'appelait par la prière. Pour le coup, il était donc bien sûr que s'il n'entendait rien, c'était tout bonnement parce que l'autre l'ignorait délibérément. C'était injuste et énervant. Assurément naïf, Amenadiel s'était imaginé qu'en prenant parti et soutenant Mom contre leur Père, Lucifer le considérerait mieux. Il n'en était rien ! Sa rancune restait tenace. Plus que jamais persuadé qu'il n'avait plus rien à attendre de sa famille, Luci ne les intégrait pas à ses plans. Il manœuvrait "autour" d'eux, se servait d'eux à l'occasion, ne souhaitant rien d'autre que les aider... à débarrasser le plancher. Si Mom s'illusionnait à ce sujet, ce n'était pas son cas, mais il s'abstenait de rien lui dire. Il ne comprenait pas d'où venait son malaise.

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Malgré tout, avec le nombre de leurs entrevues qui croissait, l'ange se sentait plus confiant et agissait un peu plus naturellement en présence du Dr Martin. Le fait qu'elle soit au courant de la "vraie nature" de Lucifer, et donc de la sienne propre ainsi que de celle de Maze, jouait énormément en sa faveur.

De façon générale, Amenadiel ne voyait pas l'intérêt de nouer des relations avec des gens auxquels il devrait raconter des cracks à longueur de temps. Il n'avait pas l'exigence absolue de son frère en ce qui concernait le mensonge. L'aîné de Dieu était tout à fait capable de mentir, certes, mais en tant qu'ange et comme nombre de ses frères et sœurs, il n'aimait pas cela. Il soupçonnait de surcroît que la façon dont il avait en permanence "travesti" la vérité lorsqu'il essayait de renvoyer Lucifer en Enfer, par peur d'y être assigné lui-même pour son échec, n'était pas étrangère à sa déchéance actuelle. Du moins que c'était l'un des facteurs, parmi d'autres.

Profitant de ce qu'elle reprenait un bout de gâteau, il essaya donc de fournir une réponse adéquate au docteur, une qui ne serait ni un mensonge, ni un travestissement de quoi que ce soit.

— Vous avez sans doute l'impression que Lucifer est un fauteur de troubles-né. Mais il n'a pas toujours été comme ça, vous savez ? S'il veut, il peut se faire vraiment discret. La seule chose, c'est qu'il ne le veut pas souvent… s'amusa l'ange à la peau sombre en prenant une gorgée de Lapsang Souchong.

— Est-ce que c'était un enfant très difficile ? Genre… hyperactif ou quelque chose comme ça ?

— Non, répondit Amenadiel, conscient de la surprendre. Pas du tout. C'est juste un adulte hyperactif…

— Vous ne parlez pas souvent de votre enfance, remarqua-t-elle… N'y a-t-il que des mauvais souvenirs ?

Amenadiel secoua la tête en regardant des gamins montés sur trottinette courir en riant dans la rue, le visage placide et les yeux bruns ailleurs, fixés probablement sur des souvenirs on ne peut plus antédiluviens.

— Non, évidemment, il y a eu de bons moments autrefois. J'aimerais pouvoir vous dire que je n'en parle pas parce que c'est très vieux maintenant tout ça. Mais, pour être très honnête, je n'en parle pas car techniquement… je n'ai jamais été enfant.

Linda manqua de s'étouffer avec son gâteau et se précipita sur son thé, en écarquillant les yeux d'étonnement.

— Je vous demande pardon ? Que voulez-vous dire par là ? Que vous avez toujours été très sérieux et responsable ? Précocement mature en raison de votre position dans la fratrie ?

Amenadiel leva un sourcil.

— Non, je parle littéralement. Je veux dire que quand je suis né, j'étais déjà comme vous me voyez maintenant. Mais Lucifer lui, a grandi, presque comme un enfant normal, expliqua patiemment Amenadiel. Mon frère Uriel aussi d'ailleurs. Pour le coup, vu comment ils ont tourné tous les deux, je ne suis pas persuadé que cette nouvelle lubie de ma mère ait été excellente... La psychologie humaine a-t-elle théorisé l'effet du nombre de frères et soeurs ?…

— Oui comme le fait de n'en avoir aucun, confirma Linda. Lisez Adler à ce sujet, c'est un pionnier et il devrait vous plaire. Mais revenez à ce que vous disiez sur votre naissance, je n'arrive pas à concevoir ça…

L'ange esquissa un petit rictus poli mais se leva pourtant de sa chaise, en sortant un billet de sa poche. L'entrevue était apparemment terminée pour lui, un trait qu'il semblait partager avec Lucifer. Partir n'importe quand, même et surtout quand ça n'était pas fini.

— J'aimerais bien vous expliquer mais le temps file et je vais devoir prendre mon service plus tôt aujourd'hui.

— Oh, vous travaillez ? s'étonna-t-elle avant de se flageller mentalement pour la stupidité de sa réaction quand elle vit le regard narquois qu'il posait sur elle.

— Bien sûr ! Mon frère est peut-être plein aux as, mais ce n'est pas mon cas et je ne vis pas de sa charité…

— Mazikeen est chasseur de primes, est-ce que vous faites quelque chose comme ça ?

— Absolument pas.

— Alors où travaillez-vous ? demanda-t-elle avec une vraie curiosité.

Mains dans les poches, il regarda la rue pour ne pas avoir à croiser son regard.

— Je prends des petits boulots où mon apparence peut être un avantage.

— Votre apparence ? répéta-t-elle pas très sûre de comprendre.

Amenadiel hocha la tête, puis il croisa ses bras épais sur sa poitrine, écarta les jambes, et effaça de son visage toute trace d'amusement pour arborer un air mortellement rabat-joie, indéridable et passablement incorruptible. Celui qu'il avait presque tout le temps, en fait. Le naturel était toujours la voie la plus sûre. Il avait si bien réussi à Maze...

— Videur dans une boîte de nuit ? essaya-t-elle.

Il eut un petit rire bas qu'il étrangla bien vite.

— Quelquefois. Mais j'aime autant ne pas croiser dans les mêmes eaux que mon frère. Mais je parie que si je vous emmenais là où je travaille une fois, vous comprendriez mieux ce que j'essaie de vous dire sur ma naissance…

Linda arbora un petit sourire et plissa les yeux derrière ses lunettes, en se redressant d'un air piquant et pensif.

— Serait-ce la promesse d'un rendez-vous, Monsieur Canaan ?

— Me connaissant, probablement pas, lâcha-t-il avec un petit sourire désabusé… Bonne fin d'après-midi, docteur.

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Linda

Le Dr Martin avala le dernier morceau de son muffin en regardant s'éloigner l'ange noir. Amenadiel, toujours si sérieux, si responsable. Elle était inquiète pour lui dans une certaine mesure. Elle se doutait bien qu'il était du genre à ne rien montrer, comme son frère, et comme du reste un certain nombre d'hommes préoccupés par la façade et qui, sans être surnaturels, avaient eux aussi des difficultés à reconnaître et à exprimer leurs émotions.

Comment gérait-il la mort d'Uriel ? Le fait que ce soit un autre frère qui l'ait tué ? Mystère ! Elle reclassa et compléta ses notes avec les informations qu'elle avait glanées.

Patient : Amenadiel

Pseudo : Dr. Canaan

Type : ancien Archange (Déchu) - Mortel ?

Pouvoirs inhérents perdus : immortalité, super force… ?

Anciens pouvoirs spécifiques : chronokinésie ?

Profession : Gardien de nuit / Agent de sécurité

Entourage : LMo, CRi ?

Situation maritale : célibataire ?

Enfants : ?

Famille : nombreuse, dysfonctionnelle (parents divorcés)

Frères et sœurs identifiés : Lucifer - Uriel

Rang dans la fratrie : 1 (adoption ?)

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Pour sa part, Lucifer avait été, quoique brièvement, ravagé par le "décès" de son frère Uriel, bourrelé de remords et de culpabilité au point de souhaiter expier en allant volontairement au-devant de sa propre mort. Elle-même avait eu du mal avec l'aveu qu'il lui avait fait et qui expliquait sa conduite rien moins que suicidaire. Ce patient attachant et impatientant lui avait causé de terribles insomnies en lui apprenant qu'il venait de commettre un fratricide d'une part, et qu'il était vraiment le Diable d'autre part.

A posteriori, ces deux informations étaient excessivement problématiques. La seconde avait pourtant largement oblitéré la première... Normalement, même tenue au secret professionnel, si un patient avouait un crime aussi grave qu'un meurtre, elle n'était pas sans recours. En croyant agir pour le mieux et pour son bien, elle l'avait sommé d'arrêter avec ses métaphores fumeuses, et poussé jusqu'à un point inédit de lâcher-prise, au bout duquel il avait fini par lui révéler l'impensable. Sous l'image fallacieuse et désespérément attrayante qu'il projetait sur ce qu'il appelait "le plan terrestre", il lui avait laissé voir le visage terrifiant du Diable : la peau rouge et crevassée, les iris incandescents, chauve (et bizarrement sans cornes), confirmant néanmoins que rien de tout cela n'était, et n'avait jamais été, une "métaphore"... Cette vision n'avait duré que quelques secondes, mais elle s'était imprimée quand même avec persistance sur ses rétines et jusqu'au fond de son âme, y instillant une terreur souveraine et la certitude abominable qu'elle venait de basculer soudain dans le double-fond d'une toute autre réalité. Cette peur panique viscérale était aussi irrépressible, du reste, que le violent désir qui l'avait saisie lorsqu'elle l'avait rencontré pour la toute première fois.

Découvrir qu'il n'était pas juste un charmant affabulateur mythomane comme tant d'autres, avait littéralement bouleversé son monde dont les bases étaient soudain devenues beaucoup plus instables. Et l'avait stoppée net dans son propre élan avec des questions épineuses. La justice des hommes s'appliquait-elle dans le cas d'un être tel que lui ? Pouvait-il se retourner contre elle et lui faire du mal s'il se sentait trahi ? Quelle valeur aurait sa déposition alors que personne ne le croyait quand il disait si ouvertement qu'il était le Diable ? "Lucifer a tué un ange avec une dague surnaturelle, il n'y a aucune trace du corps". Elle voyait trop bien de quoi ça pouvait avoir l'air d'un point de vue extérieur…

Puis, peu à peu, difficilement et à force de volonté, ses réflexes professionnels étaient revenus et elle s'était questionnée sur les échanges qu'ils avaient eus alors qu'elle pensait qu'il était simplement humain… Avaient-ils été judicieux ou avait-elle empiré les choses ? Avait-elle œuvré réellement pour le bien de son patient ?

Lucifer et Maze avaient tous les deux insisté pour dire qu'elle les connaissait, qu'ils restaient les mêmes, chacun semblant affecté et un peu amer de son rejet et de sa peur. Elle était bien placée pour savoir que la majorité des gens ne fonctionnait que sur l'idée qu'ils se faisaient des autres. Maze et Lucifer avaient dû lui rappeler à elle, une thérapeute, de s'en tenir à l'expérience analytique qu'elle avait d'eux plutôt que s'emballer et de les fuir parce qu'elle était incapable d'encaisser la nouvelle étiquette qu'elle venait de leur coller… Petit moment d'humilité salutaire...

Pourtant, bien que persuadé qu'il n'avait pas eu d'autre solution que d'arrêter Uriel à tout prix pour protéger Chloé et sa mère, Lucifer restait frappé et presque incrédule du retentissement intérieur de sa propre culpabilité. Tout cela, Linda avait patiemment commencé à le défricher aussi avec lui, avant que son tempérament fuyant et les impératifs de son nouveau job ne les empêchent d'avancer plus loin. Même follement immature ou peut-être parce qu'il l'était, pour tenter de sauver la vie de l'inspectrice, Lucifer s'était tué, était retourné illico en Enfer pour arracher à un empoisonneur la formule chimique qui sauverait Chloé. Et cela fait... il avait fui. Sans doute écrasé par cette charge émotionnelle trop conséquente. Ou parce que quelque chose d'autre s'était produit là-bas.

(à suivre)


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