Les fous vivent à l'ombre du désert

Chapitre 1 : Acte 1 : Après la chute

7887 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 27/08/2018 18:06

Il était apparu un jour à la limite de l'outback, au moment de la fin de la civilisation. Nu, échevelé, muet. Une statue de pierre ou de sel au milieu de nulle part. Il n'était pas là la veille. Il n'était pas là une heure plus tôt, et nul ne l'avait vu venir. Il s'était contenté d'apparaître au milieu des collines et des rochers, là où il n'y avait ni eau, ni ombre à des kilomètres à la ronde. Le néant l'avait engendré, ou le désert.

L'herbe rase et jaune sous ses pieds se mêlait à la roche nue. Les rares arbres étaient secs et dénudés. Seuls quelques rares et maigres buissons bas conservaient leur couleur habituelle. La plaine avait été fertile, encore peu de temps auparavant. Des barrières indiquaient d'anciens champs et des maisons se dressaient encore, solitaires et abandonnées aujourd'hui, pleine de vie hier encore. Depuis, les récoltes avaient grillées et les Hommes étaient partis.

Le soleil était au zénith, la chaleur étouffante au point de rendre l'air à peine respirable. Une odeur pernicieuse flottait autour de l'homme, en provenance de l'ouest. Un mélange de chair et de pneus brûlés se détachait particulièrement. L'homme ne semblait pas être dérangé par ces émanations, pas plus que par le soleil trop vif sur sa peau claire.

Le bruit d'une voiture se rapprochant sur la route traversant l'outback ne lui fit pas non plus tourner la tête. Le véhicule roulait pourtant dangereusement vite et les pneus crissaient contre le macadam. Il avait connu de meilleurs jours, voir de meilleurs années. Cabossé, couvert de poussière, ses fenêtres étaient fêlées et un de ses rétroviseurs pendait pitoyablement.

« Je te jure papa, il n'était pas là tout à l'heure !

La jeune femme au volant qui s'exprimait ainsi en pointant du doigt l'homme était dans un état aussi pitoyable que la voiture. Elle portait un t-shirt Metallica au-dessus d'un pantalon de pyjama imprimés d'éléphants bleus. Tous deux étaient tâchés de sang et de cambouis Si elle n'avait pas pris le temps de se changer, elle avait pris celui d'enfiler de grosses chaussures de marche. Son visage était balafré sur toute la longueur de la joue droite. C'était un coup de couteau qui avait été suturé avec un succès relatif ; la plaie était enflée et avait mauvaise allure.

-Un mirage, répondit l'homme aux cheveux grisonnants assis à l'arrière. La poussière le masquait, voilà tout.

Lui aussi était blessé. Il profitait de la banquette arrière pour étendre sa jambe plâtrée juste en dessous du genou. Un bandage relativement propre couvrait une coupure sur son bras. Ses vêtements étaient déchirés dans le dos, comme s'il avait dû s'arracher à une foule qui aurait tenté de le retenir.

-Il est nu, repris sa fille. Il ne bouge pas.

-Alors c'est qu'il doit être fou. Entre retourner là-bas et marcher nu dans le désert, je choisirais la première solution.

Ils frissonnèrent tous les deux. La jeune femme jeta un regard angoissé dans son rétroviseur intérieur. On pouvait encore y deviner la ville au loin, pas à ses bâtiments, mais à l'énorme nuage de fumée noire qui planait au-dessus d'elle. C'était de là que venaient les odeurs méphitiques, portées par un vent d'ouest. En tendant l'oreille, la jeune femme avait encore l'impression d'entendre les hurlements de désespoir des habitants impuissants et les rires fous des pilleurs qui les assassinaient. Ils avaient réussi à fuir à l'aube et il était plus de midi. Elle était sur que les pillages et les massacres continuaient. Ses mains tremblèrent sur le volant.

-Qu'est-ce qu'on fait ?, demanda-t-elle quand elle eut repris le contrôle d'elle-même. On ne peut pas le laisser là.

-On ne peut pas le prendre avec nous non plus. Ça voudrait dire abandonner la moitié des bagages.

L'homme désigna d'un geste les sacs qu'ils avaient jeté pêle-mêle dans le coffre, au pied de la banquette arrière et sur le siège passager, en équilibre précaire. Il y avait là des casseroles, une batterie de voiture, des livres, des sacs plastiques remplis de médicaments et de boites de conserves, des chargeurs de téléphone et des photographies dans des cadres brisés.

-Non ! On en aura besoin !

La voix de la jeune femme se fit possessive. Son père soupira en laissant son regard s'attarder sur chaque objet familier, incapable de déclarer un seul d'entre eux superflu.

-Je sais, reconnut-il finalement. Ralentis en passant à côté de lui et baisse un peu la fenêtre, juste assez pour qu'il puisse nous entendre.

Après quelques instants d'incertitude, la jeune femme leva le pied. Peu à peu, la voiture ralentit et vint s'arrêter à une courte distance de l'homme. La conductrice mit le frein à main mais fit rugir le moteur pour bien signifier à l'inconnu qu'elle filerait au moindre geste menaçant.

Elle n'en avait pas vraiment besoin. L'homme n'avait pas réagit en les voyant approcher. Il ne protesta pas quand le freinage de la voiture projeta vers lui poussière et graviers. Il ne chercha pas davantage à cacher sa nudité. Il resta simplement là à fixer l'immensité qui se dressait devant lui.

« Hé !, l'apostropha l'homme depuis le siège arrière de la voiture. Ça va ?

Il ne reçut aucune réponse. L'inconnu ne cilla même pas.

-Soit vous avez reçu un sacré coup de soleil sur votre caboche soit c'est une putain de commotion cérébrale que vous avez là. Sinon vous vous tiendriez pas comme ça au milieu de l'outback en plein soleil. On vous as pas dit que l'eau commençait à manquer ?

Ces derniers mots firent enfin réagir l'homme. Il frotta ses lèvres l'une contre l'autre en un geste machinal. Découvrant les craquelures qu'y avaient laissé le soleil et la soif, il tenta de les humidifier en y faisant glisser sa langue.

-Il faut faire quelque chose pour lui papa, souffla la jeune femme. Il a dû voir des choses horribles...

-Qui n'en a pas vu ces derniers temps ?

Sa question rhétorique resta sans réponse. Il soupira et s'adressa à nouveau à l'étranger, en parlant d'une voix délibérément lente, comme parlant à un enfant ou à quelqu'un en proie à un grand choc.

-Écoute mec, je sais pas par quoi tu es passé. Bon dieu, j'en ai à peine idée moi-même. Et je sais pas ce que tu fais planté là, si t'es blessé, fou ou si tu as décidé de trouver la façon la plus lente et douloureuse de se suicider. Si c'est le cas, je te juge pas. J'en ferais peut-être de même si j'avais pas ma puce là-devant dont je dois m'occuper.

« Merde, J'ai prêté serment, même si c'était il y a longtemps. Serment de protéger les gens dans le besoin, comme toi, et du diable si je compte pas continuer à le tenir, dès que les choses seront revenues à la normale. Mais là, j'ai ma fille à protéger aussi. Je peux pas te prendre. Je peux pas prendre le risque de te faire confiance, et ça me tue.

« Le truc mec, c'est qu'on peut pas grand chose pour toi. Tu vois derrière nous cette colonne de fumée ? C'est Perth. Tout brûle là-bas, les usines, les maisons, les gens... Bordel, il y a même eu des imbéciles pour foutre le feu au pétrole. Ce truc vaut plus que de l'or aujourd'hui ! C'est la folie là-bas, la folie. Je vais te dire, je suis content d'être retraité depuis trois mois parce que les seuls policiers encore vivants là-bas sont parmi les pillards. J'étais policier moi, tu sais. Les MFP. Le commissariat est rempli de cadavres démembrés, s'il n'a pas déjà brûlé lui aussi. Des têtes sont exposés sur les murs, des têtes de gens que je connaissais, de braves gens et de bons flics. Mais même les MFP n'auront pas tenu longtemps. Et dire qu'on était glorifié comme les meilleurs des meilleurs, les sauveurs de la nation...

-Papa...

-Oui, oui. Je m'oublie. Pardon. J'ai besoin de... Bon sang, mec, ne va pas par là, voilà. Je peux pas te dire où aller. Il paraît que c'est pire au sud, mais j'ai aussi entendu dire que Melbourne tiens bon, que l'armée protège la ville. Si tu trouves de l'eau et une voiture, tu peux t'en sortir. J'ai bien peur que bientôt ce soit le seul moyen de s'en sortir. Vas au sud mec. Devant toi tu trouveras que le désert et derrière que la folie. Voilà. Ce conseil, c'est toute l'aide qu'on peut t'offrir.

-Désolée, continua la jeune femme en détournant le regard vers le siège recouvert de sacs à côté d'elle. On a pas de vêtements pour toi. On a que ceux qu'on portait sur nous. Il y avait plus important à prendre.

-L'argent vaut encore quelque chose, Dieu merci, même si les banques sont mortes. Comme le pétrole et les médicaments. Si tu as ça, tu peux te refaire partout dans ce pays de dingues.

Il se tue, laissant l'occasion à l'étranger de prendre la parole pour ajouter un commentaire. Celui-ci continua à se taire mais ses épaules s'étaient tendues et son regard était davantage attentif. Il glissa sur la voiture et ses occupants avec suffisamment d’intérêt pour que sur la plage arrière l'ancien policier ne glisse sa main dans la portière pour saisir l'arme qu'il y gardait.

-Écoute, reprit-il d'une voix sonore pour que l'homme n'entende pas le déclic de la sécurité de son arme, même si la civilisation telle qu'on la connaît est foutue, c'est pas une raison pour refuser de s'entraider. J'ai pas porté vingt ans un insigne pour le déshonorer maintenant. Voilà ce qu'on va faire : j'ai trois pistolets et un fusil sur la banquette. Je vais t'en balancer un, et une bouteille d'eau. Si c'est ce que tu veux, une balle arrêtera vite ta souffrance. Sinon, l'eau devrait te permettre de durer quelques jours si tu l'économises bien, assez pour atteindre un endroit où il y a encore assez d'eau. On va se remettre à rouler et on va te balancer un sac de balles dans un kilomètre en ligne droite. On peut rien faire de plus. D'accord ?

L'homme ne montra aucun signe de compréhension. Son interlocuteur soupira. Il ramassa à ses pieds une bouteille d'eau et un de ses pistolets. Baissant davantage la vitre, il les fit tomber l'une après l'autre sur la terre craquelée, tout en gardant sa deuxième main hors de vue de l'inconnu. Il le visait à travers la portière, au-cas où.

-Je ne suis même pas sûr qu'il ait compris. Démarre ma puce.

Sa fille débraya et s'éloigna rapidement. Ils ne ralentirent même pas pour jeter par la fenêtre le paquet de balle promis à l'inconnu. La conductrice remonta sa vide et ralluma la climatisation. Celle-ci ne durerait pas longtemps, elle le savait, mais elle voulait profiter de la fraîcheur tant que c'était encore possible. Elle jeta un dernier coup d’œil dans le rétroviseur.

-Il n'a toujours pas bougé.

-Retiens bien ça ma chérie : face aux épreuves, certains gens se durcissent et survivent. Les autres craquent et restent à attendre la mort. Et crois-moi, j'en ai vu des dizaines de gars au bord du gouffre : celui-là tombe dans la deuxième catégorie. Il va se laisser crever sur place. Il a même pas le courage de se bouger pour aller prendre les balles. Ça me ferait pleurer si ça ne n’enrageait pas davantage. Accélère, tiens. S'il a la force de se bouger, je veux pas l'entendre se tirer une balle dans le caisson.

A cet instant une balle traversa la vitre et son crâne. Sa fille hurla, les mains crispés sur le volant et le pied sur l'accélérateur jusqu'à ce qu'une autre balle la fasse taire à jamais. La voiture glissa sur le bas côté et s'arrêta.

De loin, l'homme nu contempla la scène. Il regarda s'approcher deux motos depuis une des maisons qui paraissaient abandonnées au loin. Deux hommes en descendirent. Rapidement et silencieusement, ils ouvrirent les portières, détachèrent les deux cadavres et les tirèrent au sol pour piller plus facilement le véhicule. Ils chargèrent les side-cars accrochés à leurs motos et partirent aussi rapidement qu'ils étaient venus, en direction du sud.

Quand ils eurent disparu et que le nuage de poussière et de fumée qu'ils avaient laissé derrière eux se fut dissipé, alors seulement l'homme se pencha et ramassa la bouteille d'eau et le pistolet à ses pieds. Les yeux fixés au sol, il avança vers la voiture d'un pas lent mais sûr, ne s'arrêtant que pour ramasser le sac de balles sur son chemin.

Il se tint un long moment au-dessus des deux corps, ne sachant ce qu'il était censé faire. La jeune femme était tombée face contre terre quand on l'avait jeté hors du véhicule. Son père regardait le ciel avec une expression d'étonnement à jamais figée sur le visage. Du sang coulait entre ses yeux jusque sur la terre rouge où il se mêlait avec celui de sa fille. L'homme se pencha et toucha le sang.

Alors il les entendit. Les voix des morts.

Elle s'appelait Sandy Macafee. Enfant, elle attendait jusqu'à ce que son père rentre avant d'aller se coucher parce qu'elle avait peur qu'il lui arrive quelque chose. Adolescente, elle riait et dansait et restait trop longtemps le soir devant un écran. Adulte, elle pleurait en regardant les informations. Elle voyait le monde s'effondrer devant elle alors qu'elle était enfin en âge de le découvrir. Elle fuyait, cherchant désespérément sa meilleure amie dans les rues et prenait un coup de couteau dans la joue. Elle abandonnait tous ses disques, ses vêtements pour sauver ce qui la garderait en vie, les armes de son père et la batterie de cuisine de sa mère. Elle mourrait en hurlant.

Il s'appelait Fifi Macafee. Son premier souvenir, c'était le camion de pompier que sa mère lui avait offert. Il l'avait conservé au-dessus de son lit jusqu'à la fuite, avec le diplôme qui avait fait de lui un policier. Il aimait les oiseaux et les plantes. Il aimait crier sur ses subordonnés pour les faire réagir, mais les considérait tous comme ses fils et ses filles. Il voulait être un héros. Il croyait dur comme fer que tout homme pouvait être un héros s'il se donnait les moyens d'y parvenir et qu'avec plus de héros, le monde serait un monde meilleur. Il avait juré de protéger sa ville, ses concitoyens et sa fille. Mais les citoyens étaient devenus des criminels, la ville s'était transformé en un terrain hostile et il ne savait combien de temps il pourrait protéger sa fille dans ce nouveau monde. Que le désert la protège, s'était-il répété pendant toute sa fuite. Que le désert la protège. Il mourrait avec cette pensée.

L'homme se trouva d'un coup avec des connaissances étranges dans la tête. Comment prendre soin d'une orchidée. La recette du sauté de veau. Règlements de la police. Guerres de l'huile. Manifeste communiste. Maquillage. Rap. Jazz. Développement durable. Radiations. Tout cela était trop pour lui. Il se redressa en titubant et s'éloigna en serrant de toutes ses forces la bouteille, le pistolet et le sac de balles.

« J'étais policier moi tu sais ». Ces mots du défunt revenaient en boucle dans sa tête, sans qu'il sache quoi en faire.

Il prit la direction du sud.

 

 

L'homme marcha longtemps, ses pieds nus se couvrant de cloques, tout comme son dos nu exposé au soleil. Bientôt, il fut au-delà de la soif, au-delà de la faim. Il avançait en titubant, mais sans jamais ralentir, les yeux fixés sur la ligne d'horizon. Tout mourrait autour de lui, mais il n'y accordait aucune attention. Les plantes se flétrissaient un peu plus chaque jour. La terre brune se fissurait et se durcissait. Le soleil ne brillait pas plus fort, mais pas un nuage ne se formait au-dessus des champs abandonnés, pas un souffle de vent n'adoucissait l'air et la température montait, inexorablement. L'homme ne sentait plus les odeurs méphitiques venues d'une ville qu'il n'avait jamais vu. L'odeur de chair en putréfaction de troupeaux décimés accompagnait désormais ses pas. Les mouches et les lézards semblaient les seuls survivants dans cette immensité.

Le troisième ou quatrième jour de sa marche, l'homme se fit dépasser par une voiture poursuivie par des motos et entendit des coups de feu. L'un des motards tira une balle vers lui, qui frôla son oreille, avant de se recentrer à nouveau sur sa course frénétique.

« Fou, hurla-t-il, on reviendra t'achever !

Le reste de son discours se perdit dans l'air. L'homme ne se soucia pas de ces menaces. Le lendemain, il découvrit son corps disloqué sur le bord de la route. Sa moto reposait non loin de lui, tordue et fracassée contre un rocher. L'essence s'échappait du réservoir, goutte à goutte. L'odeur déplaisante se mêlait à celle qui s'échappait du cadavre. L'homme passa à ses côtés sans s'arrêter.

La civilisation se mourrait dans le désert. A chacun de ses pas, l'homme entendait une voix chuchoter frénétiquement à ses oreilles un discours décousu.

« … te souvenir, te souvenir, pour eux, pour moi de ce que c'était, la grandeur, la grandeur, la bassesse, les compromissions, plus jamais, reconstruire, te souvenir, pour eux, pour moi, pour reconstruire, ne pas oublier, ne pas les oublier, les rires, les applaudissements, les coups de feu, la musique, la droiture, te souvenir ... »

Il essayait de l'ignorer. C'était impossible. La voix hurlait de plus en plus fort, au point de devenir plus douloureuse que les cloques dues à l'asphalte, plus douloureuse que son dos pelé, plus douloureuse que sa gorge sèche.

Il trébucha à deux reprises et se redressa. Il continua à avancer tout en se tenant la tête entre les mains. Il sentait un cri monter dans ses entrailles mais sa gorge était trop sèche. C'est un râle qui s'en échappa finalement, long et continu.

Dans sa tête, la voix continuait, de plus en plus frénétique.

« … les trouver, tu dois les trouver, les gens, l'humanité, leur rappeler, leur dire, ne pas oublier, continuer, il sera vite trop tard, se souvenir, leur apprendre, comment planter, trouver l'eau, l'énergie, un équilibre, les trouver, les trouver... »

L'homme finit par s'écrouler sur le sol, s'écorchant brutalement les genoux contre l'asphalte. Il continua à se traîner par terre, sur les genoux et les mains. Les yeux clos, il marmonnait de plus en plus vite et de plus en plus forts deux mots, comme un mantra.

-Tais-toi, tais-toi, tais-toi, tais-toi, TAIS-TOI !

Sa main droite heurta un objet mou et léger qui roula un peu plus loin en émettant un petit bruit de clochette. Il ouvrit les yeux.

C'était un jouet, un hochet en tissu et plastique jaune vif. Il était tâché de sang séché. A trois pas de là reposait un corps pitoyablement petit.

Un enfant. Un garçon, minuscule et brisé. L'homme s'en approcha pour clore ses yeux grands ouverts fixés vers le ciel, et il vit.

L'enfant était heureux et en sécurité. Son père l'aimait, sa mère l'aimait. Il jouait dans un jardin, il jouait à l'école et l'eau coulait à flot. Il y avait des jeux, des rires, du jus de fruit. Et puis... il devait rester à la maison, sa mère soupirait, son père vérifiait le niveau de l'eau dans les bouteilles. Sa mère courrait en le tenant dans ses bras et le choc, le choc...

La mère. Elle était à quelques pas, une main encore tendue pour atteindre l'enfant. Jeune encore. Belle, peut être. L'homme ignorait tout de ce concept et puis elle était comme lui. Marquée par la route, par les épreuves, par le sang et la poussière. Comme lui, elle avait les pieds ensanglantés. L'un d'eux était gonflé, tordu. Elle avait couru pour échapper aux motos qui lui avait finalement roulé dessus.

Il frôla sa peau, presque malgré lui. Il savait ce qui allait se passer. Il ferma les yeux, et à nouveau il vit toute une vie s'écouler devant lui en un instant.

Il la contempla en train de rire et c'était la plus belle chose qu'il ait jamais vu et entendu. Son visage tout entier s'illuminait. Il aurait voulu que cette vision dure éternellement mais une avalanche d'images et d'informations se déversa en lui.

Rock'n'roll, maquillage, handball, produits de beauté, fiches d'impôts, crédits immobiliers, droit constitutionnel, droits civils, colonisation, crise politique, épuisement des ressources, guerres, révoltes, effondrement de la société. Peur, soif, que vas-t-il arriver à mon enfant, quelqu'un, protégez-le, protégez-moi, n'y a-t-il plus personne qui veuille aider les autres ?

L'homme se redressa en aspirant une goulée d'air comme un noyé cherchant à atteindre la surface. Il s'effondra sur le ventre, le souffle court. Il laissait s'échapper sans s'en rendre compte un râle continu et désespéré.

Il resta un long moment prostré près des deux corps, indifférent au soleil, aux mouches et à l'odeur. Le soleil monta jusqu'au zénith et commença à redescendre sans qu'il ne bouge autre chose qu'un cil. Son long râle s'était depuis longtemps changé en un murmure rauque lorsqu'il sentit le contact du canon d'un fusil sur sa nuque. Le froid du métal le fit réagir là où la morsure du soleil n'avait rien fait. Il se retourna, sans peur, mais avec une immense lassitude.

Quatre femmes et deux hommes l'encerclaient. Tous pointaient une arme sur lui. Il reconnut deux fusils de chasse et un pistolet réglementaire de la police australienne. Il ignorait comment il le savait, et ne s'en préoccupa pas un instant de plus. Ceux qui tenaient ces armes l'intéressaient davantage. La moitié d'entre eux avaient l'air de savoir s'en servir. Les autres donnaient plus ou moins habilement le change.

La femme qui braquait son fusil fermement sur la tempe de l'homme le jaugea du regard en fronçant les sourcils.

« Si c'est toi qui leur as fait ça, je t'abat comme un chien, et avec la certitude que tu vaux moins que n'importe quel clebs enragé gorgé de puces.

Un des homes se racla la gorge d'un air nerveux.

-Tu ne vas pas un peu vite ? Si ça se trouve...

-Quoi ? Tu crois que ceux qui ont tué ces deux là se sont aussi arrêtés pour déshabiller monsieur ? Non je te parie que ce taré les as tué lui-même. Et vu sa nudité je parierais gros qu'il y a pris son pied. Je vous jure le nombre de déséquilibrés qu'on trouve sur les routes...

L'homme à ses pieds ne comprenait pas la moitié de son discours. Mais il saisissait bien qu'elle l'accusait du meurtre. L'idée lui donna la nausée. Il avait vu dans l'esprit de la morte, vu ses peines et ses espoirs. Il avait senti son agonie, la sentait encore par vagues, la sensation des roues lui écrasant le dos, l'abject craquement de sa colonne et le sang qui s'accumulait dans ses poumons jusqu'à l'étouffer. Son être entier s'élevait contre l'idée de provoquer une telle souffrance à un innocent.

« J'ai prêté serment, même si c'était il y a longtemps. Serment de protéger les gens dans le besoin, comme toi, et du diable si je compte pas continuer à le tenir. »

Pourquoi n'avait-il pas été là pour la protéger ? Pour sauver l'enfant ? Où était-il ? Était-ce sa faute ? Il avait soudainement la nausée.

Il réussit à lever les yeux vers la femme au fusil. La honte se lisait dans ses yeux lorsqu'il ouvrit la bouche. Ce qui sortit n'était qu'un murmure rauque et inarticulé. Les mots ne lui étaient pas naturel. Quelque chose lui disait qu'ils ne le seraient jamais.

« Pas pu les sauver. Femme, enfant. La moto. Trop tard.

-Il a l'air sincère, déclara une deuxième femme en abaissant légèrement son pistolet.

-Ça n'explique pas sa nudité. Il est pelé par le soleil.

-Il est là depuis un bout de temps et eux aussi, rétorqua le premier homme en baissant son arme à son tour. Ils attirent déjà les vers.

-Bon dieu, renchérit un troisième en se bouchant le nez, je n'avais pas remarqué l'odeur. Ils sont là depuis quand ?

Tous les regards se tournèrent à nouveau vers l'homme au sol. On lui posait une question, il le sentait bien, mais il était incapable de donner une réponse cohérente. A l'arrière de son crâne, la voix recommence à lui hurler des instructions.

Dis-leur, dis-leur, de reconstruire, de repartir vers les villes, sécuriser les approvisionnements, besoin d'un gouvernement, d’infrastructures, de durabilité, ils doivent s'unir, ne pas mourir, ne pas mourir, laisser un héritage, reconstruire...

Il s'était cru libéré de la voix et de la pression qu'elle cherchait à mettre sur ses épaules. Avec un grondement animal, il laissa tomber sa tête entre ses mains et serra désespéramment celles-ci. La petite troupe autour de lui fit quelques pas en arrière. Trois d'entre eux relevèrent leurs armes pour le viser.

-Laissons cet homme tranquille, finit par dire la troisième femme du groupe. Il est devenu fou.

-Il fait partie des veinards alors, murmura la dernière.

-J’espérais qu'on pourrait le prendre avec nous s'il n'était pas dangereux, soupira le premier homme. Il est grand et costaud, il aurait pu être utile. Tant pis. Repartons. Le soleil descend et je suis pas disposé à me faire surprendre par un gang en pleine nuit au milieu de nulle part. Trouvons un endroit où nous retrancher.

La première femme renifla avec mépris.

-Et que sommes-nous sinon un gang de plus à sillonner l'outback ? Des gangs, des victimes comme ceux-là et quelques idéalistes isolés, il n'y a plus que ça dans le coin.

-On le laisse comme ça ? Sans eau, sans vêtements ? Il va griller sous ce soleil !

La première femme sortit un pistolet glissé à l'arrière de son pantalon et y chargea une balle avant de le jeter au loin.

-Voilà. Qu'il se suicide s'il est encore assez sain d'esprit pour passer à l'acte.

Aucun de ses compagnons ne protesta. L'homme au sol voulu lui dire qu'il avait déjà une arme, mais il se rappela qu'il l'avait perdu avec sa bouteille d'eau quelque part dans sa longue marche. Il resta donc silencieux, se concentrant sur sa respiration et les voix autour de lui pour ignorer les cris dans sa tête.

Le groupe s'éloigna rapidement. L'homme les regarda monter dans une voiture et un van qu'ils avaient entouré de barbelés en guise de fragile protection contre un éventuel assaut. Bien vite, ils disparurent hors de sa vue, ne laissant comme seules traces de leur passage qu'un nuage de poussière et un pistolet chargé d'une unique balle.

 

 

Il resta seul. Ce n'était pas un soulagement. Cela voulait dire qu'il n'y avait plus personne pour l'aider à se concentrer sur autre chose que la voix hurlant dans sa tête. Il fixa un long moment le pistolet, se demandant s'il devait l'utiliser. Il savait ce qui se passerait. Ses visions et la voix lui avaient donné plus d'informations que nécessaire sur les armes à feu et les dégâts qu'elles causaient. Mais s'il entendait les voix des morts, qui pouvait dire si la voix et tous ces souvenirs ne continueraient pas à le tourmenter après qu'il ait mis une balle dans son crâne ?

Il secoua la tête et se força à écarter ces pensées morbides. Il devait faire quelque chose pour ignorer plus facilement la voix. Agir, ne pas rester immobile. Se rappelant des choses vues dans les esprits de la mère et des deux voyageurs qui l'avaient aidé, l'homme regarda autour de lui. Il était vraiment au milieu de nulle part. La route coupait un paysage ininterrompu de plaines aux arbustes desséchées. La terre était rouge, poudreuse et poussiéreuse. Il n'y avait aucun rocher. L'homme dû se contenter de soulever précautionneusement la mère puis l'enfant pour les déposer sur le bord de la route. Le début de décomposition des deux corps lui donna d'abord des haut-le-cœur qu'il appris vite à ignorer. Un flot de visions l'assaillit dès qu'il frôla leur peau, mais il s'y attendait cette fois. De nouvelles connaissances vinrent s'ajouter à celles qu'il possédait déjà mais il les ignora férocement. Il croisa les bras des deux cadavres sur leur poitrine, et tâcha de les rendre plus présentable en essuyant la poussière de leurs visages et en disciplinant la chevelure tâchée de sang de la mère.

Jessie.

Il lui parla en la coiffant maladroitement, jusqu'à n'avoir plus assez de salive pour articuler une phrase cohérente. Il aurait été incapable une minute après de dire ce dont il l'avait entretenu en murmurant, mais chaque fois qu'il effleurait sa peau, c'était comme si elle lui répondait.

Quand il eut finit, il ramassa le pistolet abandonné, bien décidé cette fois à ne pas le lâcher. Il se redressa et marcha, droit devant lui. Seulement, cette fois, ce n'était plus une fuite désespérée. Il avait un but.

Jessie. Elle était morte en tremblant, à deux pas de son enfant, et dans le cœur de l'homme naissait quelque chose de plus puissant encore que la voix dans sa tête, une détermination froide et inébranlable.

Ceux qui lui avaient fait ça devaient payer. Il était au delà de la soif, de la faim et de la fatigue. Il marcha d'un pas plus ferme qu'auparavant, le regard fixé sur la route et l'horizon au bout. Le rire de Jessie, les babillements de l'enfant le suivaient, l'enrobant chaleureusement. Il devait les venger. La femme, l'enfant. Dans sa tête, ils devenaient sa femme et son enfant. Sa famille. La voix avait raison. Il y avait quelque chose dont il fallait protéger jusqu'au souvenir.

 

 

Des jours passèrent sans qu'il ne se lasse de marcher. Peu à peu, le paysage repris de vagues couleurs. Il se dirigeait désormais le sud et non plus vers l'est. Il y avait à nouveaux des maisons, aussi abandonnées que celles qu'il avait croisé au tout début de son périple. Il n'y avait aucune trace de vie humaine ou animale, si ce n'était des corps tombés. L'homme se nourrissait d'insectes et de ce qu'il trouvait dans les poches et les sacs des morts. Il prenait grand soin de ne jamais toucher leur peau.

A force de fixer la route devant lui avec toute l'intensité dont il était capable, il faillit ne pas voir la moto rouge abandonnée contre un arbre mort. Une Z900 Kawasaki lui souffla le souvenir de Sandy. Elle aimait les motos Sandy, les motos et la musique.

Soudain, à la limite de sa vision, l'homme vit cet engin, ou un autre tout pareil, foncer sur lui. Par réflexe, l'homme se laissa tomber et roula sur le bas côté de la route pour éviter l'impact. Le souffle court et les yeux hagards, il se redressa et regarda autour de lui. Aucune moto ne lui fonçait dessus. C'était le souvenir de Jessie, juste avant l'impact.

Quand il eut repris ses esprits, il s'approcha de la moto et l'observa de prêt. Il y avait des sangles à l'arrière légèrement élimées. Les pneus étaient usés et légèrement dégonflés. L'arrière de la moto était plus profondément enfoncé dans la terre. Avant d'être abandonnée, elle avait été lourdement chargée. Le réservoir était vide, les pots d’échappement froids. Autour de la moto, l'homme découvrit des traces de pneus et de pas en nombre important. On avait déchargé la moto pour placer son fardeau sur les autres motos.

L'homme examina chaque trace avec précaution, tâchant de reconnaître les modèles de motos et d'identifier le nombre de motos concernés. Rétablis l'ordre, fais respecter le droit et la civilisation, hurlait la voix impérieuse. Fais ton devoir, envoie les au trou, approuvait l'ombre d'un policier mort dans sa voiture. Pourquoi nous ont-il fait ça ? sanglotait Jessie tandis qu'un enfant pleurait doucement.

Il y avait autre chose. Sur la roue avant, l'homme gratta une substance sèche et sombre, presque poussiéreuse. De la boue, ou du sang. Dans les rayons de la moto, il y avait quelques fins fils bruns clairs emmêles. L'homme les détacha et fit rouler les boucles rebelles entre ses doigts. Il entendit à nouveau le choc sourd, les rires et le vrombissement des motos qui s'éloignaient. L'homme serra les poings et repartit.

Une voix, douce et calme, surpassait toutes les autres.

Fais-les disparaître en mon sein. Que nul ne les revoit jamais.

L'homme se laissa engloutir par cette voix et obéit.

 

Quand il refit surface, il était assis dans la poussière, adossé à une voiture. Une odeur de brûlé flottait dans l'air. Il ignorait combien de temps s'était écoulé. A sa fatigue, il aurait dit des jours. Il ne se souvenait pas de grand chose. Des images, des impressions seulement. Ses mains étaient couvertes de croûtes et de sang séchées. Il avait cogné jusqu'à saigner, cela il le revoyait clairement. Son genou... Il y jeta un coup d’œil et se détourna, nauséeux. Il se souvenait de la balle qui l'avait transpercé. Son bras était cassé. Il revoyait la moto lui rouler dessus et cette fois-ci c'était bien son propre souvenir. Un soulagement. Il se souvenait aussi d'une voiture et d'un camion. Un corps écrasé sur la route et une sensation de satisfaction. Le reste, les détails, ses actes et pensées, tout était noyé dans une brume obscure.

Quelque part en chemin, il avait trouvé de quoi s'habiller. Il portait un blouson et une chemise déchirée trop longue qui protégeait vaguement ses cuisses du soleil. Toutes deux étaient tâchées de sang et déchirées en plusieurs endroits. Il tenait toujours à la main le pistolet. Quand il l'ouvrit, il constata que sa balle avait disparut du barillet. Il n'était pas difficile de conclure qu'elle se trouvait logée dans la poitrine du cadavre qui lui écrasait la jambe. La valide, heureusement.

Il avait tué. A de multiples reprises, et sans regrets, sans émotions. Il songea très confusément qu'il aurait dû se sentir coupable puis cessa de s'en soucier.

La voix était revenue, convoquée par cette simple pensée et lui hurlait à nouveau ses instructions confuses. Protéger, protéger, continuer le combat, servir pour protéger, rester digne, rester fort, être un bastion, le droit, le droit, le droit, le droit... Il l'ignora. Au moins la souffrance aidait de ce côté-là. D'un geste, il renversa le cadavre et s'agrippa à la voiture pour se redresser. La douleur le fit hurler. Un gémissement lui répondit. Il jeta un œil de l'autre côté de la voiture.

Il n'était plus dans la plaine. Tout autour de lui, c'était des collines rocheuses et des ravines entre lesquelles la route continuait, sinueuse. La voiture contre laquelle il se tenait avait deux roues dans un de ces précipices. Il fit un bon de côté, nerveux. De l'autre côté du ravin, après un virage sec, il y avait une autre voiture. De là où il se tenait, l'homme avait l'impression que l'avant s'était enfoncé lorsque la voiture avait percuté la paroi rocheuse. Il y avait peut être quelqu'un encore en vie à l'intérieur, à moins que ce soit un des motards allongés autour qui n'ait gémi.

C'était lui qui les avait descendu, en utilisant la voiture comme protection. Il y avait un fusil à pompe à ses pieds. Il se pencha pour le ramasser ; il restait trois balles à l'intérieur. Quand il voulut se redresser, il lui fallut se rendre à l'évidence. Sa jambe l'empêchait de marcher. Il pouvait tenter de monter dans la voiture et de lui faire faire demi-tour, mais c'était à condition qu'il ne la fasse pas tomber dans le ravin en essayant.

Heureusement, il y avait une autre solution. La moto du cadavre était encore en un seul morceau. Se laissant glisser totalement à terre, il s'assit et se servit de ses bras pour avancer à reculons jusqu'à elle. Précautionneusement, il la redressa, s'en servant pour se relever. Se rendant compte qu'il était dans son état incapable de grimper dessus, il marcha à ses côtés, s'en servant comme d'une béquille. Plusieurs fois il cru que sa jambe allait céder sous son poids, mais il tint bon. Suant à grosses gouttes, il parvint à contourner le ravin. Il passa à côté de deux motards et donna un coup de pied précautionneux dans chacun de des deux corps. Ils restèrent immobiles.

Arrivé près de la voiture, l'homme plaça la béquille de la moto. Les trois pas qu'il dû faire pour aller ouvrir la portière avant furent une agonie. Contrairement à ce qu'il avait cru voir de loin, le véhicule était intact. Il ne s'était pas arrêté à cause d'un accident. C'était la balle dans la mâchoire du conducteur qui avait arrêté sa course. Impossible de dire comment il avait pu trouver le réflexe de freiner à temps pour éviter la collision avant de succomber. Son front était presque encastré dans le volant. L'homme caressa la voiture avec approbation. Ford Falcon XB. Modèle des forces de police. Le mort au volant portait un uniforme, miraculeusement intact. Pas la moindre trace de sang.

En grognant, l'homme ouvrit la portière et fit basculer le conducteur à terre. Ils étaient de taille similaire, seule leur largeur d'épaule différait. Il entreprit de le dépouiller, jusqu'à ses sous vêtements, soulagé que la rigueur cadavérique soit encore modérée. Décédé depuis moins de trois heures, souffla une des voix. Ce n'était donc pas lui qui avait gémit. L'homme jeta sa chemise et son blouson imbibés de sang, s'assurant au passage qu'il n'avait aucune blessure au torse. C'était le sang d'autres personnes. Il enfila le maillot de corps blanc et la veste de cuir. Elle étaient un peu serrées mais lui allaient. Le plus difficile fut d'enfiler le pantalon et les bottes en cuir mais en se redressant, l'homme se sentit plus vivant que jamais. Peut importait que le contact du cuir soit si douloureux sur ses innombrables cloques.

Oui, hurla la voix avec bonheur, se redresser, vivre, non plus survivre, reconstruire, ne pas régresser, te souvenir, te souvenir pour eux, pour les autres, pour les gens, pour les villes, pour la beauté, besoin d'inutile, de codes, conserver le passé pour protéger un futur...

L'homme grogna pour la faire taire. Un gémissement lui répondit à nouveau. Il s'était trompé, celui-ci ne venait pas de la voiture ou des hommes à terre, mais de l'autre côté des rochers. Le simple fait de regarder le chemin à parcourir tira un grognement à l'homme. Il n'était pas trop escarpé, mais chaque pas fut néanmoins un calvaire. Heureusement, au sommet de l'escarpement l'homme se retrouva sur un petit plateau de hautes herbes sèches. Au moins, il n'y avait pas à redescendre.

Au milieu du plateau, il y avait un homme allongé dans un cercle noirci. On l'y avait traîné. Il s'était débattu. Ceux qui l'avaient torturé l'avaient attaché par une chaîne de moto à un vieil abreuvoir à bestiaux et aspergé d'essence. De si près, l'odeur de chair brûlée devenait insoutenable. Les auteurs du crime avaient disparu. L'homme espérait que c'était ceux qu'il avait laissé morts en contrebas. Il jeta tout de même des regards de tous les côtés en s'approchant du blessé, la main fermement agrippée à son fusil, prêt à tirer au moindre bruissement dans les fourrés ou au moindre bruit dans les rochers.

« Max ? C'est toi Max ?, réussit à articuler le blessé.

L'homme continua de s'approcher en silence. Il n'avait pas de nom. La veste qu'il portait n'avait pas de nom, juste un numéro. Il l'arracha avant de se pencher sur le blessé. Si l'odeur était insoutenable, la vision du corps calciné était prie. Ses yeux étaient ouverts et sa poitrine se soulevait encore, par spasmes douloureux. Il ne voyait rien. Des cloques fermaient de force ses paupières.

-Max, vieux frère, c'est toi ? Tu t'en es sorti hein ?

Ses vêtements avaient brûlé avec lui. Le cuir noirci s'était fendu en plusieurs endroits, laissant voir les plaies à vif au-dessous. Ses tortionnaires avaient jeté ses bottes et sa veste dans l'abreuvoir. L'homme en sortit la veste et tâcha de la dépoussiérer un peu. Quelqu'un avait écrit « Mort au flics » dessus avec une craie. Il la déposa doucement sur le blessé et s'assit à ses côtés, s'appuyant contre le réservoir. Il n'avait rien pour casser les chaînes. Peut-être la voiture de police contenait ce qu'il fallait, mais ça ne servirait à rien. Le blessé agonisait.

-Pas beau à voir hein ? Salauds. Voulaient me voir supplier et pleurer. Mais Jim Goose est pas près de supplier ce genre de mecs. Jim Goose...

Une vague de douleur l'empêcha de s'exprimer. Il resta pantelant pendant plusieurs minutes.

-Tu es toujours là Max ?, finit-il par reprendre en levant avec difficulté une main pour chercher à l'aveugle la main de l'homme. Me laisse pas...

-Non. Je reste.

Goose ne réalisa pas que ce n'était pas la voix de son coéquipier. Il agrippa la main de l'homme, la pressa contre sa poitrine et recommença à parler. L'homme plaça sa seconde main sur son front. Le blessé était brûlant et commençait à délirer.

-Jusqu'au bout, vieux frère, jusqu'au bout. C'est toi qui avait raison Max, on a pas su s'arrêter à temps. Ce boulot rend dingue, dingue. Le monde est... le monde est...

-Fou ?

-Fou. Impossible à sauver. Trop tard pour lui, trop tard pour nous.

Il rit, d'un rire sec et sans vie qui se changea en toux.

-De l'eau, râla-t-il en serrant désespéramment la main de l'homme, de l'eau, de l'eau...

Il n'y avait pas d'eau dans l'abreuvoir, juste une boue sèche et rouge. L'homme réalisa qu'il mourrait lui-même de soif. Bien sûr, il n'avait pas besoin de boire pour survivre. Il était conscient qu'il avait survécu sans eau et nourriture bien plus de temps qu'il n'était humainement possible. Mais à cet instant, il aurait tué pour une gorgée d'eau et aurait été incapable de la partager avec le mourant.

L'agonie de celui-ci dura jusqu'au coucher de soleil. L'homme lui tint la main tout du long en essayant d'oublier la douleur de sa jambe et son bras cassé. Il regarda Goose tenir un discours de plus en plus délirant, alternant rires nerveux et supplications pour un peu d'eau, pour que la douleur cesse. Les rares moment où il était conscient, le blessé interpellait l'homme en l’appelant Max et se remémorait leurs souvenirs communs. Le reste du temps, il sombrait dans une profonde torpeur.

L'homme sut que tout était fini quand tout d'un coup, les souvenirs de Goose s’introduisirent massivement dans son esprit. Le poste de police, de plus en plus vide et sale, les regards de gratitude se changeant en méfiance, l'épuisement, l'impuissance, la colère rentrée qui monte, qui monte, Max prêt à abandonner, les collègues qu'on ne reconnaît plus tellement la violence les contamine, les nouvelles terribles venues de l'étranger, l'eau qui manque, de plus en plus et la peur qui s'installe, le bruit de la balle traversant la tête de Max, les rires des motards qui le tirent hors de la voiture, la douleur, la douleur, la douleur, les rires horribles, omniprésent, mourir, mourir déjà, mourir tout seul, mais non, Max, Max est mort, Max est là, merci mais la peur, la peur, omniprésente et, la douleur, ne pas partir, pas encore, trop tôt, pas prêt, aide moi, Max, Max, MAX !

Sentir quelqu'un mourir était pire que tout. Max. C'était son nom ? Il ne savait plus. Tout était confus. Il y avait une femme, un enfant... Les siens ? Des policiers... Lui ?

En titubant, Max se redressa. Il ne devait pas être là. Il devait être ailleurs. Il avait... quelqu'un à retrouver. A protéger. Non, trop tard. Jim était mort. Sa faute. Jessie et le petit... Sa faute.

Ne se souciant plus de sa soif et de la douleur, Max traversa le plateau et dévala la pente. Il enjamba le corps de l'homme qu'il avait déshabillé et s'engouffra dans la voiture. La vitre de sa portière était fêlée par la balle qui l'avait traversée ; Max la défonça du coude pour ne pas être gêné, démarra le moteur et appuya sur l'embrayage. L'interceptor était aussi nerveux et puissant que dans ses souvenirs embrumés. Max passa la crête, pris le temps de contempler un instant le paysage devant lui et accélérera, se laissant engloutir par le désert.


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