Sous l'affiche d'un film pornographique

Chapitre 11 : Chapitre XI

6271 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 06/05/2021 23:03

Chapitre XI



Le désespoir et toi, côte à côte,

tournant le dos à la désespérance.

Partageant un train avec le néant,

tu rates ton arrêt pour le bonheur. *

 

Cavité, cavité – amazarashi



Valentine était la première à s’être réveillée. Elle resta quelques instants dans le lit, blottie contre le corps chaud de Thomas, et tentait de déceler son visage dans la pénombre tandis qu’un faible rayon de soleil filtrait à travers les volets. Il semblait serein, apaisé. Ses lèvres entrouvertes laissaient passer l’air qu’il expirait. Elle repensa à ce premier et dernier contact de leurs lèvres, la veille, et eut un moment d’hésitation. Elle étendit ses doigts dans leur direction, et s’autorisa à les caresser. Elles étaient si douces…

Décidant qu’il était alors trop difficile de se rendormir, elle entreprit de se lever. Elle tendit le bras vers la robe de chambre de satin qu’elle avait abandonnée la veille en retournant se coucher, et l’enfila sitôt fut-elle sortie du lit. Marchant sur la pointe des pieds afin de ne pas faire le moindre bruit, elle quitta les lieux sans déranger l’homme couché dans son lit.

 

Après avoir ouvert les volets, elle remarqua que son téléphone, resté posé près de la chaîne hi-fi depuis la veille, la suppliait de l’alimenter ; il ne restait que quelques pourcents de batterie lorsqu’elle le brancha en urgence. Elle découvrit par la même occasion qu’il était à peine huit heures, et qu’elle avait encore une fois un bon nombre de notifications non lues. Encore et toujours ce maudit groupe de promo, mais aussi un message de la part de Mme Bustier, qui lui demandait de ne pas venir ce jour-ci. Cela tombait bien, elle n’avait aucune envie d’aller travailler, ni d’aller en cours.

Un dernier SMS, reçu le matin-même, de la part d’Adrien lui attira l’œil. Son père lui donnait rendez-vous afin de discuter de la scolarité de son fils, et sa seule disponibilité était dans une dizaine de jours. Elle répondit positivement, et cala dans le même temps la date et l’heure du rendez-vous dans son agenda. Au moins cette journée commençait plutôt bien.

 

Roarr l’accueillit en virevoltant comme à son habitude, s’étirant de tout son long en baillant. Au même moment, Valentine venait de remarquer que sa mère l’avait elle aussi contactée. C’était si peu courant qu’elle ne réfléchit pas et parcourut le message du regard. Son visage se crispa en quelques secondes. C’était encore un de ces messages où elle se plaignait de n’avoir aucune nouvelles, et lui reprochait de ne pas donner de signe de vie. Elle lui demandait tout de même si elle allait bien, si les études n’étaient pas trop difficiles. Elle qui ne se souvenait jamais dans quel cursus s’était engagée sa fille, elle était bien hypocrite de faire mine de s’y intéresser. C’était à peine si elle l’avait aidée à faire ses cartons et valises pour la capitale ; Valentine remercia une nouvelle fois son père d’avoir été aussi présent. Il lui avait remis les clés de son appartement sitôt avait-il su qu’elle était prise sur Paris, et depuis avait vécu en sous-location afin de lui permettre le meilleur des conforts. Son abnégation avait été formidable. Si seulement les choses avaient tourné autrement.

 

« Ça va, Val ? »

 

La voix du tigre la sortit de ses pensées.

Ah, ses yeux étaient un peu trop humides. Elle les essuya d’un revers de bras, et lui afficha un large sourire.

 

« Bien sûr ! Ce n’est rien. Il ne faut pas t’en faire pour trois fois rien ! »

 

Elle s’avança jusqu’à la cuisine. Ses pieds nus tapaient mollement le sol de parquet.

Elle sortit sa bouilloire électrique d’un placard, et la brancha. Pendant que l’eau chauffait, elle sortit trois tasses. Dans la première, elle laissa tomber un sachet de thé noir aux agrumes. Dans la deuxième, c’en était un aux fruits rouges. Lorsque vint le tour de la troisième, elle se tourna vers le kwami, et lui demanda ce qu’elle souhaitait boire.

 

« Thomas ne va pas se réveiller avant plusieurs minutes. Tu as le temps de profiter un peu.

– Dans ce cas je veux bien les fruits rouges moi aussi ! » répondit Roarr en ronronnant de plaisir.

 

Valentine laissa alors la troisième tasse de côté, la réservant pour son invité lorsqu’il déciderait de sortir de son pays de rêves. Un déclic lui indiqua que l’eau était chaude ; elle la versa alors dans les deux tasses. En attendant que cela infusât, elle fit rapidement la vaisselle de l’assiette et du verre utilisés tard la veille, et en profita pour sortir quelques gâteaux.

 

« Dis-moi, finit-elle par demander, ça a besoin de se nourrir, les kwamis ?

– Oui et non. Nous ne disposons pas d’appareil digestif comme vous autres humains, mais on peut dire que ça fonctionne pareil. La nourriture ingérée devient par magie de l’énergie pour nous. C’est un processus extrêmement rapide.

– Je vois. C’est logique et étrange à la fois. C’est amusant. »

 

Elles rirent ensemble. Les sachets infusés furent mis de côté, dans une petite coupelle, et chacune sirota sa boisson. Roarr ne pouvant soulever la lourde tasse, Valentine lui sortit une paille pour l’aider, et le fuchsia de ses joues s’intensifia lorsqu’elle tenta à plusieurs reprises de l’utiliser. Lorsque la jeune femme se rendit compte que la créature ignorait comment s’en servir, elle ne put s’empêcher de rire de nouveau. Une fois calmée, elle lui en expliqua calmement le procédé, et observa la petite chose boire à son rythme le thé.

 

On entendait en bas les cris des enfants qui s’amusaient alors qu’ils se rendaient à l’école, au travers des fenêtres ouvertes. Valentine enviait leur insouciance. En buvant la fin de son thé, elle invita Roarr à se faire discrète, puisqu’elle entendait de bruit venant de la chambre. L’instant d’après, alors qu’elle nettoyait la tasse utilisée par le kwami, après avoir rangé le reste des traces de leur bref repas, elle sentit une main amicale se poser sur son épaule. Thomas lui souriait gentiment, et lui souhaita le bonjour en lui faisant une bise rapide sur la joue. Il avait enfilé un t-shirt et un ample bermuda qu’elle gardait dans son armoire ; au fil de leurs soirées l’un chez l’autre, ils avaient fini par laisser, au gré des passages, quelques affaires afin de parer ce genre d’éventualité, où ils découcheraient alors que ce n’était initialement pas prévu.

 

« Salut, répondit-elle en lui souriant en retour. Installe-toi, ça va être prêt. »

 

Elle avait remis la bouilloire à chauffer, et préparé les sachets de thé. Des viennoiseries surgelées cuites au four fumaient dans une assiette. Il s’attabla, et la remercia pour ces petites attentions. Ses yeux bleu-vert lui répondirent en pétillant.

 

« Tu ne travailles pas aujourd’hui ? finit-elle par demander alors qu’il croquait dans un pain au chocolat.

– C’était mon jour de congé. Depuis le temps que je voulais un week-end de trois jours, on peut dire que j’ai été servi !

– Tu veux rester ici ? proposa-t-elle en posant son coude sur la table, et sa joue sur son poing. Je pensais inviter Ash au resto, mais elle est peut-être trop occupée avec Quentin.

– Une sortie à quatre ne te branche pas ? »

 

Elle fit la moue à l’idée de revoir un de ses anciens partenaires sexuels dans ce genre de situation embarrassante où elle ne saurait comment se comporter. Mais cela semblait faire plaisir à Thomas de voir son collègue et ami en-dehors du cadre du travail. Valentine ne pouvait dire non à ce sourire ravi.

 

« Je lui enverrai un message pour lui proposer.

– Tu crois qu’ils vont se mettre ensemble tous les deux ? Ils s’entendent drôlement bien.

– Honnêtement ? J’en sais absolument rien. »

 

La question avait un peu pris la jeune femme au dépourvu. Si tôt dans la journée, penser à l’avenir relationnel de son amie alors que le sien était un sujet difficile, ce n’était pas ce qu’elle appelait un bon réveil.

Ils déjeunèrent dans un calme agréable. Les fenêtres à présent fermées ne laissaient pas remonter le moindre bruit de voiture ou de piéton vociférant sur son téléphone, il n’y avait que le son de leurs voix alors qu’ils discutaient de tout et de rien. Thomas parlait, et Valentine l’écoutait, tout en se demandant quelle serait sa prochaine action menant à sa vengeance.

 

Au beau milieu d’un échange des plus banals – elle lui avait proposé de lui servir une nouvelle tasse de thé – ils virent deux silhouettes passer en trombe devant la fenêtre. Une rouge, et une noire. Les voilà de nouveau de sortie ; une nouvelle attaque avait lieu. Décidément, le Papillon et Mayura étaient motivés pour semer la zizanie. De plus, deux fois au même endroit, cela était suspect.

L’ennemi était visiblement tout proche, puisqu’il ne fallut que quelques instants pour que le héros blondinet se retrouvât violemment projeté contre le mur de la façade, se raccrochant tant bien que mal au bord des fenêtres. Il vociféra, apostropha leur ennemi du jour – un certain « Aviator », un homme à qui le Papillon avait littéralement donné des ailes – et s’élança à nouveau dans la bataille, comme s’il ne l’avait jamais quittée.

 

Valentine resta interdite. Elle s’était, le temps d’une seconde ou deux, sentie en danger, en étant si proche de sa cible tout en étant aussi vulnérable. Il était hors de question de faire appel à Roarr ; elle ne pouvait révéler ce genre de choses à Thomas, et elle n’avait aucune raison de se joindre à ce combat. Elle ne possédait qu’un Tertiaire, elle ne valait assurément rien face à un Primaire, non ? Elle rit intérieurement. Quelle bonne blague. Elle les battrait certainement à plate couture si elle décidait de ne plus retenir ses coups.

 

« Ça va ? interrogea le jeune homme en lui prenant doucement l’épaule. Tu vas bien ?

– Pardon ?

– Tu ne bougeais plus, ne répondais plus… Tout va bien ? »

 

Elle n’avait même pas réalisé qu’elle avait eu une absence à force de réfléchir. Décidément. Rien n’allait.

 

« Sa voix… je suis sûre de l’avoir déjà entendue quelque part…

– Dans les médias, non ?

– Non, ailleurs, fit-elle en posant son menton dans la paume de sa main, dans un contexte plus personnel. Impossible de savoir où… »

 

Une idée germa dans sa tête. Cela paraissait beaucoup trop gros, mais en même temps… c’était tout à fait plausible que le blondinet, sous ce masque, fût un des collégiens qu’elle fréquentait au travail.

 

Elle prétexta devoir prendre une douche, et s’éclipsa le temps de se rafraîchir les idées. Son cerveau bouillonnait, concentré à traiter toutes les idées folles qui découlaient de cette réflexion. « Et s’il était l’un d’eux ? » Tout ce que cela engendrerait la frappait de toutes parts. Oh, comme elle adorait cette sensation de pouvoir ! Si elle parvenait à obtenir une preuve qui lui confirmerait sa théorie… elle n’aurait plus grand-chose à faire pour se venger totalement de ces deux sales gosses.

Sous la douche son corps tremblait d’excitation. Elle ne parviendrait décidément pas à se calmer. Un plan se formait dans son esprit. Et elle avait hâte de le mettre à exécution.

 

*

 

La nouvelle de l’apparition d’un nouveau héros avait fait la une des journaux, le temps d’une journée, puis on en parla à droite à gauche, entre curieux intéressés par l’identité de la personne qui revêtait cette tenue sans cacher son visage. En réalité, quelqu’un – très certainement cette fouine d’Alya Césaire – avait aperçu le combat entre Valentine et les deux adolescents, et avait filmé sans se poser de question. Les images avaient grandement été partagées, suscitant intérêt et désintérêt, selon les personnes, avant que l’enthousiasme ne s’estompât. On donna à cette nouvelle venue le nom de Tigresse, à défaut de savoir comment elle-même souhaitait se faire appeler, d’après les rayures de ce qui semblait ressembler à une robe.

Ce que tous ignoraient était qu’elle avait été présente sur le terrain pour jauger leurs capacités, et ainsi mieux pouvoir les vaincre. Elle en était ressortie déçue, mais cela avait semblait-il gonflé l’ego des deux jeunes gens, puisqu’elle avait fait mine d’être plus faible qu’elle ne l’était réellement. Elle ne savait pas jusqu’où ils avaient pris connaissance de ses pouvoirs, et préférait garder un ou deux atouts dans sa manche. Révéler, même involontairement, sa capacité à contrôler la « terre » – elle se demandait toujours si l’ardoise des tuiles comptait dans cette catégorie – avait déjà été de trop, elle avait longtemps hésité avant de se montrer de nouveau, ce qu’elle n’avait pas fait depuis.

 

Valentine avait fini par recevoir un appel de la part de l’assistante du père d’Adrien, l’informant que le rendez-vous était bien maintenu. L’homme était tant occupé qu’il ne prenait jamais le temps de contacter de lui-même ses interlocuteurs. Pendant douze longs jours elle avait réfléchi à un plan d’attaque. Cette intense réflexion, une fois parvenue à maturation, avait mené à la décision quelque peu forcée de se révéler auprès du public ; en affrontant les héros en plein combat, avec les médias et leurs fans qui les surveillaient, elle leur mettait une pression supplémentaire qui, elle l’espérait, les mènerait à commettre l’irréparable. Cela avait été la raison de sa seconde apparition, quelques jours auparavant, et l’issue du combat avait été la même que précédemment ; dans un semblant de faiblesse, elle avait pris la fuite et s’était dissimulée des regards en attendant de pouvoir fuir la scène de crime.

En attendant, Marinette ignorait toujours qu’elle savait qui elle était sous le masque. Et elle était prête à mettre sa main à couper que Chat Noir était en réalité Adrien. Il y avait d’abord eu quelques indices, comme ses disparitions intempestives de la salle de classe dès qu’une attaque avait lieu, et face au héros elle avait assez vite reconnu la tignasse blonde et la voix horripilante. Il semblait en revanche plus sûr de lui, et s’affirmait sans crainte. Revêtir le costume devait le désinhiber tandis que son identité d’Adrien Agreste le contraignait d’être l’enfant parfait, droit, calme, sage et instruit, dont rêvait son père. Même si elle avait croisé ses yeux de près, son regard ne lui avait pas apporté la conviction qu’elle espérait ; les iris en fente typique des yeux de chat avaient un peu brouillé ses idées.

 

Face au portail de l’immense demeure des Agreste, elle prit une grande inspiration avant de presser le bouton de l’interphone. Elle avait quinze minutes d’avance sur l’horaire prévu. Mieux valait être en avance, elle avait toujours fait ainsi.

Elle se répéta une dernière fois le plan dans ses pensées. Elle n’avait qu’à remplir son devoir d’assistante ; elle devait aborder la question des notes d’Adrien avec son père. Elle devait rester détendue, tout irait bien. Elle resserra ses doigts sur la lanière de son sac en bandoulière dans lequel se trouvait un amas de feuilles de notes, de copies d’examens et de paperasse administratives concernant Adrien données par Mme Bustier. Dans une pochette, écrasée au fond du sac par le reste du contenu, elle avait dissimulé le bracelet de Panja, le gardant à portée de main en cas de besoin, mais aussi pour une autre raison.

Roarr ressentait une certaine pression, et ce n’était pas pour rien. C’était sur elle que tout reposait. Elle attendait, cachée sous la veste de la jeune femme, à moitié dissimulée en elle grâce à son pouvoir d’intangibilité – heureusement qu’elle ne ressentait rien de plus qu’une sensation de froid, caractéristique de ses voyages à travers la matière, bien que ce fût tout de même dérangeant que ce « voyage » durât aussi longtemps – afin d’être introuvable en cas de fouille corporelle. Elle avait une mission à accomplir, et comptait la remplir avec brio.

 

Une voix cracha depuis les hautparleurs, et une caméra sortit du mur pour la surveiller. Elle reconnut l’assistante insipide du fameux Monsieur Agreste, qui lui ordonna de décliner son identité, pour au final la laisser passer le portail. Une fois sur le seuil de la grande demeure – combien devait valoir un tel bien ? Il manquait sûrement quelques zéros au nombre auquel pensait Valentine – elle rencontra un des gardes du corps ; un homme aux épaules bien trop larges et à la tête bien trop plate. Ses cheveux grisâtres berçant son crâne dégarni et sa mâchoire proéminente lui évoquèrent un gorille, rien de plus ni de moins. L’homme, sans dire un mot, la palpa de la tête aux pieds, à la recherche d’une possible arme, et demanda à voir son sac. Il la laissa entrer sans rien dire de plus.

 

C’était là que commençait la lourde tâche de Roarr. Elle longea tout le corps de Valentine, jusqu’à atteindre le sol, au travers duquel elle passa, et jeta des coups d’œil autour d’elle afin d’identifier le chemin à suivre pour atteindre sa destination, et sa cible. Elle s’éclipsa, laissant sa détentrice livrée à elle-même. L’une comme l’autre se trouvait en territoire inconnu, et était semblable à une proie dans la tanière du prédateur.

 

« Avancez dans l’auditorium, je vous prie. Monsieur va vous recevoir dans un instant. »

 

L’assistante était venue à Valentine, et l’avait brièvement saluée avant de lui indiquer la gigantesque porte en bois verni – était-ce de l’acajou ? – sur sa gauche. Cela la mena à un immense salon au sol de marbre, et aux murs tapissés et boisés, dans lequel elle trouva plusieurs sofas disposés de sorte à faire face à la scène un peu surélevée. Un podium, lui aussi en bois brillant, y trônait, et si quelqu’un s’y trouvait, afin de clamer quelque discours, il tournerait le dos à un sublime tableau brillant représentant une femme blonde aux grands yeux bleus et au visage rond. Elle semblait terriblement jeune ; était-ce possible que cette femme représentée fût la mère d’Adrien ? Ou au moins sa grande sœur ? Quelque chose en elle rappelait l’adolescent.

 

Deux fauteuils avaient été aménagés pour se faire face à face ; entre eux, une petite table basse, sur laquelle patientait tranquillement un service à thé. Nathalie l’invita à s’asseoir sur l’un d’eux, entre deux coussins de velours, et à patienter. Elle l’observa au loin, alors que la jeune femme inspectait les environs ; les rideaux finement brodés, les meubles en bois soigneusement gravés, l’échiquier qui devait être lui aussi fait du plus fin des marbres jusque dans les moindres recoins des pièces…

Peu de temps après, le père d’Adrien entra par une autre porte, la tirant de sa rêverie. Elle se leva pour lui tendre la main et le saluer, il lui adressa un regard froid et un air sec.

 

« Enchantée, monsieur Agreste. Je suis Valentine Leclerc, l’assistante de Mme Bustier.

– Enchanté, Valentine, répondit-il avec distance ; sa voix détachant chaque syllabe de son prénom la fit frémir. Asseyez-vous, allez-y. »

 

Elle obéit, et il l’imita. Il était particulièrement impressionnant, elle comprenait pourquoi son fils en avait peur. Il n’avait prononcé que quelques mots, et pourtant elle se sentait déjà terriblement menacée par cet homme. D’un coup, elle se mit à regretter d’avoir eu l’idée de s’infiltrer chez lui, et d’avoir laissé Roarr se promener dans ce manoir. Qui savait sur quel type d’ennemi allait-elle tomber ? En théorie, elle n’avait rien à craindre, mais on ne savait jamais.

 

« Je vous sers du thé ? demanda-t-il en se penchant pour attraper la théière.

– Je veux bien, merci. »

 

Il versa le liquide dans les tasses ; un thé blanc aux effluves de pêche et d’abricot. Valentine retint une petite grimace, et fit de son mieux pour rester impassible. Elle prendrait le temps de le boire, et ferait mine d’aimer ça. De toutes les boissons, il avait fallu qu’il choisît celle-ci. Évidemment, c’était le thé le plus cher du monde, et c’était bien plus raffiné que le café. Tant pis, elle n’était pas là pour juste prendre le thé.

 

« Bien. Je vous écoute. Y a-t-il des problèmes avec Adrien ?

– Eh bien oui, et non. Comment dire… »

 

Elle sentait son regard glacial lui peser dessus. Elle ne se sentait absolument pas en sécurité, comme si cet homme avait la capacité de pouvoir la détruire d’un simple clignement d’œil.

 

« Avez-vous remarqué des changements chez lui ces derniers temps ? Comme des baisses de moral, des difficultés à se concentrer, des pertes d’appétit…

– Qu’insinuez-vous ?

– Eh bien… Il se trouve que ces dernières semaines, Adrien est moins attentif en classe. Il me semble abattu, peut-être déprimé. Je voulais juste faire le point avec vous à ce sujet.

– Et qu’est-ce que cela change ?

– Nous avons réalisé un devoir de compréhension écrite de langue anglaise il y a environ un mois, annonça la jeune femme en sortant la copie qu’elle avait reprographiée. Adrien a eu une note en-dessous de la moyenne, alors que d’ordinaire il a toujours vingt. Cela me semblait être un événement anormal qu’il fallait vous faire savoir.

– Mon fils ne peut avoir de résultats désastreux. Vous savez de qui vous parlez ?

– Je comprends que cela peut être dur à accepter. Mais s’il vous plaît, monsieur Agreste, il s’agit de la santé mentale de votre fils. Y a-t-il eu un problème entre vous deux, ou entre lui et sa mère ? »

 

En prononçant ces derniers mots, elle tourna les yeux vers l’assistante qui les observait au loin, assise sur un fauteuil, les bras croisés sur sa poitrine. Elle laissait entendre que c’était d’elle dont elle voulait parler ; après tout, c’était la seule personne de sexe féminin qui se trouvait dans ce manoir et qui ne faisait pas partie des domestiques. Au début, elle avait sérieusement pensé qu’elle était plus qu’une assistante, mais après avoir vu ce portrait, le doute avait commencé à pointer le bout de son nez. En abordant la question de la mère du blondinet, elle espérait pouvoir provoquer une réaction chez l’homme, et ainsi lui soutirer quelques informations.

Cependant, ses paroles n’eurent pas l’effet escompté. Les lèvres de Gabriel se tirèrent, plus que d’habitude, et son teint pâlit quelque peu. Son regard se durcit, et elle crut bien un instant qu’il allait la tuer pour avoir osé aborder ce sujet.

 

« La mère d’Adrien nous a malheureusement quittés il y a quelques années. Il a du mal à l’accepter, mais cela n’a jamais eu la moindre conséquence sur son dossier scolaire, bien au contraire. Jamais Adrien ne s’est plus surpassé que depuis ce jour tragique.

– Je vois, acquiesça Valentine, bien que cela ne l’avançât que très peu.

– Nathalie – il fit un signe de tête en direction de la femme – fait de son mieux pour lui apporter le soutien qu’il requiert. Et puis, il a aussi ses amis. Je ne pense pas qu’Adrien vive mal cette situation.

– Peut-être aurait-il besoin d’un foyer plus équilibré, avec deux parents… Ce n’est pas simple pour un adolescent de se retrouver dans une situation aussi… bancale, d’un point de vue psychologique. »

 

Gabriel l’observa en silence, sans répondre. Il sirota son thé, les yeux fermés, l’air songeur. Préparait-il une terrible pique qui la laisserait sans voix ? Elle espérait que non, elle avait encore tant à creuser.

 

« Avez-vous fait des études de psychologie, mademoiselle ?

– Ce n’est pas mon domaine premier, mais j’ai quelques notions.

– Si vous n’êtes pas une professionnelle, alors vous n’avez pas votre mot à dire à ce sujet. »

 

Touché. Il marquait un point, dans un sens. Malgré tout, n’importe qui avec un tant fût peu de jugeote savait que ce petit avait cruellement besoin de soutien moral, et d’un minimum de présence de la part de sa famille. Enfin bon, cet homme semblait incroyablement sûr de lui et de ses méthodes. Inspirer la crainte chez son fils et le contraindre à un emploi du temps surchargé – il avait inscrit sur sa fiche pédagogique qu’il pratiquait l’escrime et avait des cours de chinois ; il n’avait pas un moment pour lui avec son rôle d’égérie de la marque de son père en plus de ça ! – permettaient peut-être de mieux le garder sous son contrôle.

 

« Que faites-vous dans la vie, mademoiselle Leclerc, à part être assistante de langue ?

– Je suis étudiante monsieur, en langues étrangères appliquées. J’étudie les relations internationales, l’anglais et le chinois.

– Intéressant.

– Pourquoi cela ?

– Eh bien je me demandais juste ce qu’une femme comme vous faisait ici. Votre place n’est évidemment pas en ces lieux, en ces circonstances. À en juger votre accent, vous venez de province ; êtes-vous tourangelle, à tout hasard ?

– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? »

 

Valentine s’était soudainement tendue et crispée. Il avait fait mouche, et elle détestait ça. Personne ne l’avait jamais remarqué, ou au moins s’était gardé de le faire savoir. Jusqu’où cet homme en savait-il sur elle ? Avait-il enquêté sur elle, ou bien faisait-il simplement preuve d’un esprit d’observation et de déduction particulièrement affûté ?

 

« Votre manière de parler, tout simplement. Votre manière de prononcer les sons. Cela ressemble fortement à un hybride entre le français parisien et le français de province. »

 

Le dédain qui ressortait de ses paroles la fit frissonner. Cet homme était détestable. Mais cela attirait encore plus sa curiosité. Elle voulait se prêter à son jeu, mais ignorait sur quelle piste s’engager.

 

« Vous n’avez passé aucun concours, et n’avez suivi aucune méthodologie d’enseignement de la langue. Ce n’est pas vous qui devriez vous asseoir sur ce canapé, mais l’enseignante de mon fils.

– Certes, vous avez raison, monsieur, souffla Valentine alors que son esprit redoublait d’inventivité pour faire basculer la situation à son avantage. Mais j’ai suivi en plus de cela un parcours de didactique des langues ; je pense avoir tout de même les qualifications nécessaires pour mon emploi. »

 

Elle porta la tasse à ses lèvres, et retint une nouvelle grimace lorsque le goût envahit sa gorge. L’homme en face restait toujours aussi distant, bien qu’elle entraperçût une lueur sadique dans son regard. Il semblait prendre un malin plaisir à lui envoyer des piques, à la forcer à hésiter.

Valentine déboutonna le col de sa chemise, et réajusta sa veste ; elle allait tenter une autre approche, bien qu’elle n’eût pas trop envie de jouer sur ce terrain-là. La probabilité qu’elle tombât sur une pente glissante aboutissant à un mur de briques était bien grande, mais elle espérait que ce ne serait pas le cas.

 

« Mais ce n’est pas de moi dont il est question ici, lança-t-elle en décroisant puis recroisant ses jambes, réajustant par la même occasion la jupe de son tailleur. Monsieur, la santé d’Adrien me préoccupe, et je ne suis pas en mesure de l’aider. Il lui faut votre soutien, absolument. »

 

Voir que l’homme restait impassible malgré cela  l’agaça quelque peu, mais elle n’y pouvait rien. Elle se contenta de jouer sur ses sentiments. Elle priait tous les dieux, s’ils existaient, pour qu’il tînt à son fils, suffisamment pour comprendre la situation.

 

« D’autant plus qu’il est fréquent qu’il soit absent en classe, par exemple lorsqu’une attaque du Papillon a lieu. A-t-il été confronté à cet individu ? Un traumatisme pourrait se cacher là-dessous… Mais une fois encore, je ne suis pas psychologue, alors mon avis peut ne pas importer.

– Non, non, ce que vous me dites là est… plutôt intéressant. »

 

Elle leva un sourcil. Il s’était penché vers elle, et son assistante s’était rapprochée ; elle avait tiré un fauteuil afin de s’asseoir non-loin d’eux, et écoutait la conversation avec beaucoup d’attention, prétextant qu’en tant que préceptrice elle devait tout savoir de l’attitude de l’adolescent au collège.

Valentine sourit. Bien. Enfin cela s’arrangeait pour elle.

 

« Il ne vous parle pas de ses journées ?

– Adrien est très silencieux, répondit sobrement Nathalie. C’est une de ses plus grandes qualités.

– Est-ce qu’il vous parle de ses amis ?

– De temps à autre, quand ils organisent des sorties ensemble, et qu’Adrien nous demande l’autorisation pour s’y rendre… »

 

D’un coup, Gabriel était devenu silencieux et scrutait Valentine et ses réactions. Il lui resservit du thé, elle le remercia poliment avec un sourire. Quelles pensées lui passaient donc par la tête ? Il était impossible de le deviner. Pour peu elle aurait cru qu’il savait pour Roarr. Oh bon sang, si seulement elle pouvait se dépêcher de trouver ce qu’elle était partie chercher, et revenir. Valentine pourrait abréger l’entretien, et rentrer chez elle. Elle mourrait d’envie de retrouver son chez-elle.

 

« J’en reviens à ce contrôle d’anglais, fit-elle. Le vendredi qui le précédait, j’avais annoncé un projet d’exposés en binômes, avec sujet libre. Il m’avait l’air en pleine forme. Pourtant, le lundi-même, il semblait épuisé, et plutôt déprimé. Savez-vous ce qui a bien pu se passer ? »

 

Elle avait violemment réprimé son souvenir de ce week-end-là. Elle ne voulait pas y repenser, bien que ce fût l’une des raisons qui avaient motivé ce rendez-vous.

En face, l’homme posa sur elle un regard qui lui sembla amusé ; ses lèvres pincées formèrent un semblant de sourire qui lui fit froid dans le dos. Valentine nota aussi qu’il la balayait du regard, de la tête aux pieds, comme s’il cherchait quelque chose. Elle se félicita d’avoir dissimulé le bracelet de Panja dans son sac, puisqu’elle eut le sentiment qu’il aurait pu percer son secret à jour. Enfin voyons, c’était un adulte. Les adultes étaient toujours terre à terre, et ne pouvaient croire au surnaturel. Il considérerait peut-être simplement que c’étaient des babioles sans importance, des accessoires de déguisement ou des bijoux soigneusement travaillés. Il comparerait Roarr à un hamster ou à un cochon d’Inde, et tournerait les talons l’air de rien. Oui, il agirait probablement comme ça. Puisque c’était de cette manière qu’aurait réagi Valentine elle-même si elle n’avait pas assisté à la bourde de Marinette qui lui avait coûté son secret.

 

« Non, il ne s’est rien passé. Son emploi du temps était le même que d’habitude. Leçons d’escrime, de chinois, de piano, et shootings photos. Ce n’était pas une date particulière non plus. Je ne comprends pas.

– Je vois. »

 

Valentine réfléchit alors à sa théorie. Si elle avait vu juste, dans ce cas cela pouvait tout simplement avoir un rapport avec l’akumatisation de Chat Noir qui, sous son masque, n’était autre qu’Adrien. C’était forcément cela, il n’y avait pas d’autre explication possible. Elle se réjouissait par avance de sa possible découverte.

 

« Très bien. Et donc pour cet exposé, il m’a confirmé travailler sur Shanghai, avec Marinette Dupain-Cheng, au cas où il ne vous aurait pas informés de cela. Nous ferons le point ensemble en classe lors d’un prochain cours. Mais connaissant votre fils, il fera des merveilles. »

 

Elle avait vu le coup d’œil de Nathalie en direction de son supérieur, à la recherche de sa réaction afin de savoir quelle posture adopter. Ce dernier avait légèrement froncé les sourcils à l’annonce du nom du binôme de son fils – visiblement il n’appréciait pas cette gamine, lui non plus – mais avait rapidement reprit cet air impassible qui lui allait bien. Il croisa les bras sur son torse, et lui sourit.

 

« Je ne doute pas d’Adrien, il fera du bon travail. Je veillerai à ce qu’il vous rende un travail convenable, comptez sur moi. »

 

Il se releva alors, la toisant de toute sa hauteur – bon sang, qu’il était grand ! – avec un sourire suffisant.

 

« Sur ce, mademoiselle Leclerc, je vous remercie pour cette entrevue. »

 

Valentine sentit un vent de panique la gagner. Roarr n’était toujours pas de retour. Qu’est-ce qui lui prenait autant de temps ? C’était comme si l’homme en face d’elle ressentait sa peur, puisque son sourire semblait s’élargir de seconde en seconde.

 

« Ce fut un plaisir, monsieur Agreste, fit-elle en contenant du mieux ses pensées chaotiques qui ordonnaient en hurlant silencieusement à Roarr de revenir auprès d’elle. Je suis ravie de voir qu’Adrien évolue dans un foyer aussi chaleureux. »

 

Elle se sentit peu convaincue par son propre mensonge, mais garda cette allure sereine qu’elle savait si bien afficher en public. Elle ramassa les copies et autres feuilles éparpillées sur la table basse, les rassembla pour les ranger dans son sac, avant de lui serrer la main.

À l’instant où sa paume entra en contact avec celle de l’homme, elle sentit un corps étranger se loger dans son pied, et remonter le long de sa jambe. La sensation froide qui accompagnait cette étrange pénétration lui confirma qu’il s’agissait de Roarr, qui rentrait au bercail, façon de parler. Elle se glissa jusque sous sa veste, contre sa poitrine, sans faire un bruit ni faire remuer le moindre vêtement. Le soulagement gagna la jeune femme, qui quitta le manoir apaisée, et désireuse de connaître les découvertes et aventures de son compagnon kwami.

 

Elle ne put en savoir plus qu’une fois arrivée chez elle, et écouta patiemment le kwami, qui commença son récit par un mystérieux mais néanmoins curieux :

 

« Tu avais raison. C’est bien le blondinet que tu cherches. »



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* 絶望と君、隣りあわせ

自暴自棄とは背中合わせ

がらんどうが乗り合わせ

乗り過ごしたんだ幸福を


「空洞空洞」 - amazarashi

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