Miyuki ( d'Après le manga de Mitsuru Adachi, 1980)

Chapitre 21 : l'Appel du Japon

3527 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/11/2016 18:42

Durant un triste hiver, la neige tombait drue et le gel tapissait le sol partout dans la ville. Dans l’angle du mur de sa maison, un garçon âgé d’une dizaine d’années pleurait et criait à en perdre la voix. Il repoussait obstinément la main que lui tendait un homme. A ses côtés, un autre enfant, une petite fille, partageait son chagrin. L’adulte semblait complètement dépassé, désolé de ne pouvoir stopper ses pleurs.

 

«  Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! » Criait le garçon les yeux brouillés de larmes. Il se blottissait contre le mur comme pour se protéger. Il continuait de taper violemment la main de l’homme qui cherchait à le relever. Ce dernier bien qu’ému de la détresse de l’enfant, faisait un gros effort pour ne pas céder à sa colère. Il tentait de le raisonner, de le calmer. Mais toutes ses tentatives demeuraient vaines et la crise de l’enfant s’amplifiait.

 

«  Je ne partirai jamais ! Je reste ! Je reste ! »

 

-Tu ne peux pas rester ici tout seul ! Il n’en est même pas question !

 

 

-Non ! Non ! Non !

 

L’homme réussit finalement à attraper sa main et à le tirer vers lui ce qui eut pour effet de l’énerver encore plus. Il voulut l’entraîner jusque dans le salon où là, il le poserait sur le sofa pour tenter de l’apaiser. La fillette le suivait sans rien dire. Elle était toute paniquée d’assister à cette malheureuse scène sans pouvoir agir. Elle pleurait tellement que ses larmes avaient trempé son tablier.

L’homme s’accrocha à sa patience et parvint à installer son fils sur le divan. Fatigué de s’être débattu à coup de pieds, il n’émit plus aucune résistance sans pour autant cesser de crier et de gémir. Son père le saisit par les épaules pour le regarder bien en face.

 

-Regarde moi mon fils, regarde moi !

 

-Non !

 

-Regarde moi je te dis ! gronda l’homme perdant peu à peu son calme. Regarde-moi et écoute-moi !

 

-Maman ! Je veux maman ! implora l’enfant en libérant un flot de larmes. Il tremblait comme une feuille et de nouveau, l’adulte fut pris de pitié. Il se radoucit.

 

 

-Maman n’est plus là maintenant mon petit. Mais tu nous as nous ! Et c’est ensemble qu’on pourra de nouveau rire et vivre une vie normale ! Il faut que tu acceptes de nous suivre, tu le dois !

 

L’enfant ne répondait pas, trop occupé de laisser libre cours à son chagrin. Il ne cessait de réclamer sa mère bien qu’il savait parfaitement que ses appels, aussi forts soient-ils, resteraient sans effet. Son père lui caressait doucement la tête sans rien dire. Il attira sa fille contre lui et l’embrassa avec tendresse. L’ambiance peu à peu retrouvait son calme. Il espérait avoir finalement réussi à convaincre son fils. Mais ce dernier passa ses manches sur ses yeux gonflés puis se remit à secouer la tête.

 

       -  Je ne veux pas ! C’est ma maison ici, j’ai mes amis et maman a besoin de nous. Qui lui tiendra compagnie si tout le monde part ?

 

 

      L’homme avait l’air complètement déstabilisé. Il comprenait les sentiments de l’enfant mais savait aussi de quel côté se trouvait la raison. Il voulait juste rester dans l’endroit où il avait grandi, il voulait entretenir la tombe de sa mère. Mais ce désir n’apparaissait pas saint aux yeux du père.

Là, la fillette qui se blottissait contre lui s’écarta pour faire face au garçon et tout en agrippant le bas de son pantalon avec une main tiède, elle l’implora de sa voix de souris :

 

-S’il te plait Onii-chan, vient avec nous !

 

 

A ses prières, ses lèvres se mirent à trembler mais il n’en démordit pas. De nouveau, il se braqua dans son refus avec un visage douloureux.

 

-Je ne veux pas ! Je ne veux pas !

 

Les deux enfants éclatèrent en sanglots, inconsolables. Le pauvre homme ne savait plus quoi faire. Il culpabilisait de la situation, déplorait leur sort et se sentait au bord du précipice. Il resta quelques instants à regarder son fils et sa fille s’abandonner à leur tristesse. Déjà, le poids du veuvage lui pesait lourd sur les épaules. Il était si frais ! En proie à une solitude abyssale, il se laissa retomber au sol. Désormais à la hauteur de ses enfants, il se sentait aussi petit et aussi impuissant qu’eux.

 

-Très bien, a-t-il fini par déclarer, tu as décidé mon garçon.

 

Il s’est finalement levé puis il a regardé son fils droit dans les yeux. Il a attendu que celui-ci daigne soutenir son regard pour ajouter :

 

-Si tu as décidé, c’est que tu te considères comme un homme. Je peux dire tout ce que je veux, jamais je ne pourrai t’empêcher de vivre ta vie où et comme tu le souhaites. Même si tu es jeune, tu as des droits et je les respecte. Tu vivras ici sans nous dans ce cas. Tu n’as que dix ans alors il se sera pas question que tu habites la maison tout seul. J’engagerai une domestique qui s’occupera de toi. Tu continueras d’aller à l’école et de suivre les valeurs que ta mère et moi t’avons donné. J’espère seulement que tu ne regretteras pas tôt où tard d’avoir fait ce choix…

 

 

Les derniers mots de ce père à son fils furent restés gravés dans sa mémoire comme le cristal dans la roche. Il se souviendrait à tout jamais de ce ton neutre, presque dur avec lequel il les avait prononcé.

Il n’a jamais oublié non plus ce moment où l’homme qui l’avait aimé et élevé, tenant fermement une petite fille triste par la main et une valise dans l’autre, le quittait réellement sans se retourner. Ses adieux furent brefs et si peu chaleureux que l’enfant en est resté longtemps troublé. Pour toute sa vie même. Quand l’homme et la fillette furent montés dans la voiture qui les attendait pour les conduire à l’aéroport, il s’est rué vers la fenêtre en espérant encore les apercevoir puis il a tapé du poing contre le carreau. Il pleurait, il criait ; mais ses cris restaient sourds. La gouvernante chargée de veiller sur lui était dehors et faisait de grands signes au véhicule qui s’éloignait déjà dans un nuage de fumée.

 

C’est seulement ce jour là, en cet après midi d’hiver fatidique que je crois avoir exprimé de réels remords.

 

 

           Petit à petit, tous mes souvenirs me revenaient dans les moindres détails. J’ai compris que le temps avait bien dégradé le rôle qu’avait joué mon père durant cette séparation, et qu’il a bien tenté de me persuader de partir. Je suis certain que si je les avais suivi sans faire d’histoires, bien des choses seraient différentes aujourd’hui. Avec mon père comme avec ma sœur. On aurait sûrement ressemblé davantage à une famille. Après m’être remis en tête tous ces douloureux moments, pour la première fois j’éprouvais une certaine culpabilité. Je songeais aux conséquences qu’avait entraîné mon choix et je me disais que peut-être, tout ce qui semait le trouble aujourd’hui dans nos relations était de ma faute. Quelque chose devait s’être cassé cet après midi là. J’étais à l’origine de cette cassure.

Je prenais conscience que si je ne supportais pas mon père à la base, dans le fond ce n’était pas de sa faute, mais la mienne. Je me disais que si je n’arrivais pas à voir Miyuki comme ma sœur, ce que je faisais pourtant à l’époque avec une grande facilité, c’était parce que c’était moi qui avait un problème. Je refuse toujours de quitter le Japon pour je ne sais quelle autre contrée d’ailleurs mais pour une fois, je comprenais. Je comprenais qu’eux aussi pouvaient me faire des reproches. Jusqu’où la réflexion m’avait poussé ce soir là…

 

Le lendemain, malgré le beau soleil qui éclairait gaiement la journée, aucun de nous n’était sorti. Personne ne voulait bouger. Mon père, trempé de sueur, s’éventait avec son journal, tandis que Miyuki restait étendue sur le canapé les yeux fermés. Moi je faisais la peau d’ours entre eux deux tout en bouquinant un manga.

Anna se désolait devant le saladier qu’elle nettoyait à la cuisine : Nous avions liquidé sa citronnade en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. La température frisait vraiment les 35°.

 

-Tu ne veux pas sortir ? Ais je demandé à mon père.

 

-Stupide, a-t-il répondu la langue pendante.

 

-Il fait pourtant beau dehors.

 

-Il y fait une chaleur meurtrière m’assura t-il inutilement, ce n’est vraiment pas un temps pour mettre le nez dehors.

      

-Il fait plus chaud aux Etats-Unis ?

 

-Je n’en sais trop rien. Maintenant ne parlons plus si tu veux bien. Le peu de mots que je dois prononcer m’épuise…

 

       La discussion s’est close ici sans aboutir à quelque chose. Chaque degré supplémentaire nous coûtait une parole. Nous sommes restés ainsi à végéter sans rien dire tout l’après midi. Quelle journée d’enfer ! Aussi brûlante que l’enfer d’ailleurs…

 

Mais le soir, les langues se sont finalement déliées. L’ambiance au dîner aurait pu être fort agréable si je n’avais pas eu cette épée de Damoclès au dessus de la tête. Toutes les nuits précédentes, j’avais été hanté par ce départ. Et je n’étais toujours pas capable d’exprimer une réponse à mon père. Il paraissait tellement insouciant et souriant à étaler son humour à table tout en hoquetant d’avoir bu son vin trop vite... Ma sœur quant à elle avait retrouvé sa gaieté habituelle depuis sa guérison. Elle aussi ne se privait pas de plaisanter sur tous les sujets que nous abordions durant le repas.

 

-Dans huit jours, c’est le festival d’été a déclaré notre père comme s’il s’agissait d’un évènement officiel à ne pas manquer. Que diriez-vous qu’on y aille ensemble ? Ressortir les yukatas sera agréable !

 

-D’accord, mais je refuse de porter le yukata ! Je préfère y aller à mon aise.

 

Miyuki déteste vraiment porter les habits traditionnels…

 

-Si tu veux. Ah là là c’est fort dommage, tu aurais été si jolie que j’aurais voulu prendre des photos. Je les aurais accroché dans mon bureau de travail et je suis sûr qu’elles auraient agi sur moi comme un gri-gri ! se lamenta t-il en mimant de grands gestes avec les bras comme s’il était possédé.

 

-Désolée, si j’avais su ! Miyuki a éclaté de rire, à la fois amusée et désireuse de faire passer le message ironique dans ses propos.

 

-Et toi qu’en penses tu Masato ? Nous pourrions demander à Kashima-chan de venir se joindre à nous ? Et pourquoi pas à Yuichi aussi ? S’il n’est pas en compétition actuellement, je suis sûr que çà lui fera plaisir !

 

-C’est d’accord, ais-je simplement répondu. Mon manque d’enthousiasme n’échappa à personne à ce moment là. Je dois même dire qu’il a un peu refroidi l’ambiance. Je savais que plus tard, j’en subirais les retombées.

 

 

 

-Qu’est ce qui ne va pas ? me demanda Miyuki lorsqu’elle et moi nous allions nous coucher dans nos chambres respectives.

-Mais rien, qu’est ce que tu t’imagines encore…

 

-Arrête, rétorqua t-elle agacée. Il y a quelque chose qui t’embête, qu’est ce que c’est ?

 

-C’est juste que je n’ais jamais aimé les festivals d’été, çà ne va pas plus loin.

 

-Tu mens, tu as toujours adoré çà ! Tu étais très enthousiaste à chaque fois qu’on y allait auparavant.

 

-Comme tu l’as dit, c’était auparavant. On change avec le temps, c’est tout.

 

Elle prit un ton plus compréhensif car elle savait qu’elle posait la dure question :

 

-Il s’est passé quelque chose entre toi et Kashima-san ?

 

Je ne voulais pas dire oui comme je ne voulais pas dire non. Je ne me voyais pourtant pas hésiter pour répondre. Il n’y avait rien à souligner, si ce n’est que notre couple stagnait.

 

-Rien de spécial, tu n’as pas à t’en faire.

 

Elle appuya ma réponse d’un signe de tête puis m’adressa un sourire rassuré. Cette fois, elle s’apprêtait à rentrer dans sa chambre.

 

-Miyuki !

 

Elle s’arrêta pour me regarder avec attention. Sur l’instant, je sentis me venir une boule au fond de la gorge.

 

-Est-ce que c’est vrai que tu as décidé de retourner à l’étranger avec papa ?

 

Son regard devint grave et triste. Elle soupira longuement comme si cela devait l’aider à me dire ce qui allait suivre.

 

-Vous en avez parlé ? m’a-t-elle demandé.

 

-Un peu. Mais alors c’est vrai ?

 

-C’est vrai, a-t-elle avoué. J’ai toujours été d’accord, mais…

 

-Mais quoi ?

 

-Mais aujourd’hui je ne sais pas…

 

-Comment tu ne sais pas ?

 

-La dernière fois que nous en avons parlé, je n’avais que onze ans.

 

-Quoi ? Mais il m’a certifié que tu étais toujours favorable pour l’accompagner !

 

-Oui, il a toujours la conviction que je n’ais pas changé d’avis. Mais…

 

Elle s’interrompit subitement et son silence m’angoissa. J’osais à peine respirer tellement j’appréhendais sa réponse. Pourquoi je me sentais aussi préoccupé par sa décision ? Je craignais, je redoutais, comme si ma vie en dépendait. Ce n’était pas normal. Mon corps tout entier frissonnait d’angoisse et je ne pus m’empêcher de murmurer avec des lèvres tremblantes :

 

-Ne me laisse pas…

 

Elle m’a regardé dans les yeux ; une lumière émouvante brillait dans les siens. Je la sentis touchée alors que je me repentais déjà d’avoir manifesté une telle faiblesse.

Finalement, elle m’a pris doucement les mains. Je m’attendais à une réponse courte et d’une signification peu profonde du genre « c’est comme çà », mais à la place, elle m’adressa une requête :

 

-Alors viens avec nous.

 

-Mais…

 

-    Si tu ne veux pas qu’on soit séparé, viens avec nous à New York. Ne nous fais pas revivre la même scène une seconde fois, accepte de nous suivre.

 

-Je ne peux pas…

 

-Pourquoi ?

 

-Il y a des choses auxquelles je me suis engagé, je ne peux pas faire demi-tour. Cela équivaudrait à dire « j’abandonne les études ». Je suis loin d’avoir terminé mon cursus.

 

-Je croyais que tu n’aimais pas les études que tu suivais ?

 

-C’est vrai, mais çà ne change rien. Je dois quand même continuer et décrocher ce diplôme. Tu oublies aussi Miyuki-chan. Nous sommes ensemble et tôt où tard nous serons fiancés l’un à l’autre. Je ne peux pas l’abandonner après tout ce qu’on a traversé…

 

 A ces ultimes explications, le visage de Miyuki devint soudain très sombre. A l’évidence, elle savait que j’avais raison de parler ainsi. Elle n’opposa plus aucune résistance, baissa les yeux puis relâcha mes mains. Une atmosphère pesante s’installa entre nous deux et je ne sus trop comment réagir lorsque sans ajouter un mot, elle s’en est allée dans sa chambre en me fermant la porte au nez. J’ai ressenti ce geste comme s’il avait été un adieu.

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