Toi et moi, cent ans plus tard

Chapitre 1 : Toi et moi, cent ans plus tard

Chapitre final

5633 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/06/2022 22:15

   Toi et moi, cent ans plus tard.


Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Retour en enfance - (mai juin 2022).

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Il y a ceux qui pensent que les années s'enchaînent, l'âge est un sablier de lames qui entaillent la chair au fil du temps. Le corps vieillit, personne ne peut lutter et l'esprit vit avec. Puis, il y a ceux qui honorent les paliers, fiers d'avoir survécu jusqu'ici et le cœur tourné vers la dizaine suivante. Les premiers avaient souvent passé trop d'étés pour conserver l'enthousiasme en comptant les âges, les seconds en avaient connu trop peu pour réaliser ce qu'ils avaient perdu et entrevoir le sombre rivage au terme du voyage. À partir de quand changeait-on son fusil-arbalète d'épaule ? À quel moment de sa vie un chasseur voyait-il les yeux de ses jeunes confrères abandonner la folle étincelle d'admiration pour le glaçant éclat du respect ?


Les chasseurs débutaient leurs entraînements dès leur jeunesse, les dangers constants qui guettaient les villages et les villes ne leur offraient que peu de choix. Il n'était pas rare que de jeunes adultes arborent la médaille du héros du village. Le monde était empli de monstres et dragons menaçant tous les jours l'équilibre de l'écosystème et la prospérité des civilisations. Les meilleurs chasseurs quittaient leur foyer, traversaient mers et océans, leur nom s'enracinant dans les contes et légendes locales et, au terme de leur âge d'or, ils cédaient l'estrade pour regagner le décor. Tous les chefs de village, les instructeurs et hauts placés des guildes de chasse étaient de grands noms retraités, craignant d'être un poids pour leur équipe. Abandonner le champ de bataille, c'était souvent renoncer à compter les rides et les années, une vaine tentative de repousser le dernier ennemi, celui qu'aucun vétéran ne pouvait abattre malgré l'expérience.


Bien entendu, il existait des exceptions, ces chasseurs nés pour le front, ceux qui mourraient dans les flammes d'un Rathalos aux côtés de la relève. L'amiral qui supervisait la colonie hivernale de Seliana était sans aucun doute de ceux-là. Véritable force de la nature, le repos et la direction étaient incapables d'éteindre la flamme qui brûlait en lui, cette envie incontrôlable de foncer tête baissée vers le danger. Cependant même lui avait cessé de compter les années après l'éclaircissement de sa célèbre chevelure.


Pourquoi Hans devait-il faire exception parmi les exceptions ? Ses cheveux étaient aussi livides que ceux des autres aînés ou que sa peau ! La moitié de la colonie s'était regroupée dans le grand hall. Refuge des chasseurs, le lieu proposait de nombreuses tables sous une alcôve de pierre artificielle, ainsi qu'une grande pièce aux murs de bois vernis. Les meilleurs cuisiniers ravitaillaient les braves en repas et boissons, et d'autres membres du personnel entretenaient des bains chauds pour détendre les muscles des guerriers avant et après les batailles. Un endroit chaleureux qui représentait parfaitement l'harmonie et la fraternité au sein de Seliana.

Ce soir-là était "spécial" d'après beaucoup de chasseurs. Pourquoi devrait-il l'être ? Pourquoi cent-vingt ans devaient-il être célébrés plus intensément que quatre-vingts ou soixante ? La particularité de son existence était un véritable festival de curiosité pour ses camarades, mais Hans voyait la tragédie de sa longévité pour ce qu'elle était : un vide qui avait happé ses plus belles années. Un anniversaire n'était qu'un an de plus, tout simplement. Soit il comptait encore le score de son extraordinaire vie, soit il tentait de s'en détourner pour oublier sa vie précédente.


Plus ses camarades riaient et chantaient, plus Hans noyait ses pensées dans une bière ambrée des plus mousseuses. La première gorgée était la plus savoureuse, les suivantes dépourvues de l'épais nuage blanc reflétaient amèrement son apparence anodine. De longs cheveux d'argent aux racines vivaces formaient pics et pointes énergiquement dressés sur sa tête. Des mèches sauvages se perdaient dans le début d'une barbe quelque peu grossière, qui se disciplinait au niveau de son menton avant d'encadrer finement ses lèvres. Perdu dans son regard vairon, il dévisagea le sillon sur son œil bleu et la balafre qui creusait l'arcade de son iris émeraude.


Les cicatrices sillonnaient son visage, mais nulle ride gravée dans sa chair. Quelques pattes couraient ici et là, reflet des temps de rire et de joie, mais les années l'avaient physiquement épargné. Quatre-vingt-trois ans piégé dans la glace pouvaient certes épargner l'allure d'un homme, mais ils laissaient des traces où les yeux ne peuvent les voir. Pintes après pintes, les vestiges de ces rides psychologiques devenaient de plus en plus flous, l'alcool salvateur et l'inconscience furent accueillis à bras ouverts lorsque Hans se sentit sombrer dans le néant.


L'herbe fraîche, la terre humide et le bois rongé par la moisissure vinrent éveiller ses sens aussi délicatement que la caresse d'une mère. Malgré l'appel de la conscience, le centenaire garda les yeux clos et prit une lente inspiration à pleins poumons. Ça sentait la maison. Les souvenirs étaient lointains, ayant quitté son foyer autour de ses dix-huit ans, il pensait avoir oublié depuis longtemps ses odeurs si communes et pourtant uniques. 


« Bonjour monsieur le voyageur. Vous devez pas dormir à la porte. Papy Kokoto dit que ça donne de mauvaises idées au village. »


Hans laissa la jeune voix le ramener peu à peu à la réalité. Les mots résonnèrent plusieurs fois dans sa tête, un réveil perturbant qui n'avait que peu de sens. Rêver du village de son enfance lors de son cent-vingtième anniversaire, c'était digne d'une sorcellerie plus trouble que la bière. Il avait effroyablement mal au dos, peut-être que le gosse avait raison, dormir contre une poutre de bois n'était pas une bonne idée. Le vieux chasseur remua difficilement, la terre mouillée se creusait agréablement sous ses mains lorsqu'il se releva.


Le soleil était particulièrement éblouissant, à moins que cela n'ait aussi un rapport avec la raison de ce plongeon dans l'inconscience. Mais Hans reconnut très vite la pancarte de bois annonçant Kokoto. Deux poutres usées par l'âge et couvertes de mousse qui s'élevaient au-dessus de sa tête et supportaient un écriteau bancal à moitié effacé.


Tout était comme dans ses souvenirs, aussi ancien et abandonné. Il se retourna en vacillant légèrement pour découvrir les cinq bâtisses qui composaient le village. À sa gauche, se tenait l'épicerie locale sous son tissu orangé, habitation d'une gentille femme qui donnait sur la place terreuse au croisement des chemins. Un emplacement de choix que lui avait toujours envié le forgeron installé avec son fils plus loin dans l'allée. Leur devanture avait toujours impressionné Hans. Deux lames d'acier, aussi grandes qu'un homme, ornaient les poutres extérieures, un avant-goût de leur expertise sans faille.


La plus grande maison était sans doute celle du chef du village, Kokoto lui-même. Il offrait quelques chambres aux chasseurs locaux ou voyageurs ponctuels, mais malgré sa renommée légendaire, le bois de ses murs était aussi noirci que celui de la clôture d'enceinte. Hans voulut s'avancer, entrevoir l'habitation un peu plus isolée à l'est du village, mais il buta contre un obstacle après un pas à peine. Un léger cri, puis le son sourd d'une légère chute. « L'enfant ! » se rappela Hans. Peu fier de son acte, il s'empressa de reculer et de baisser les yeux. Absorbé par les décors de son enfance, il en avait complètement oublié le jeune homme venu le réveiller.


« Je ne t'ai pas fait mal ? demanda-t-il en offrant sa main pour relever sa victime.

— Non. Chui suis un chasseur, moi. Je chute souvent ! »


Hans souhaitait sourire, rassuré et amusé, mais le regard qu'il croisa décomposa son visage. La frimousse face à lui ne devait pas avoir plus de six ans, de beaux cheveux brun en bataille, tenu par un courageux ruban rouge noué à l'arrière de la tête, un sourire particulièrement rehaussé du côté droit, des pommettes bien rebondies sur lesquels reposaient des yeux vairons que Hans connaissait parfaitement.


« Hey ! Vous aussi vous êtes bizarre ! » s'exclama l'enfant en époussetant la terre de ses vêtements, comme si cela pourrait changer la couleur des tâches sur son tricot ou de l'usure de son pantalon.


Le centenaire posa une main sur l'épaule du très jeune chasseur, d'aucuns auraient pu penser que c'était de l'inquiétude, mais le vieil homme avait simplement peur de s'écrouler face à la rencontre de sa jeune personne.


« Vous pensez qu'on peut échanger ? Vous préférez le vert ou le bleu ?

— On ne change pas ses yeux, petit, et on est très bien comme ça, » soupira Hans.


Le garçon haussa les épaules avec une légère moue, tant pis ! Il dévisagea à son tour son interlocuteur.


« Vous êtes jeune et vieux en même temps, monsieur le voyageur. J'aime bien !

— Hans.

— Hans ? répéta l'enfant comme un écho.

— Je m'appelle Hans, annonça le chasseur calmement.

— Je suis Toi ! » répondit fièrement le jeune garçon.


Un nom original et inattendu pour les autres, mais évident pour le centenaire qui l'avait longtemps porté. Ce qu'il avait pu être naïf… Penser que cette appellation était un prénom, car tous les villageois l'interpellaient ainsi.


« Monsieur le voyageur Hans. Vous êtes perdu ? Vous ressemblez beaucoup à Alida qui vit à la sortie et elle dit toujours qu'elle est perdue car son frère il est loin. »


Le chasseur sourit et contempla la maison à sa droite, la plus près de l'entrée principale et la plus petite, celle qui était autrefois la sienne. Non, il n'était pas perdu, il n'en avait pas l'impression. Il était chez lui, seulement, c'était différent et déroutant. Il connaissait tout de ce village, de ses habitants et de cet enfant qu'il venait pourtant de rencontrer. Il n'y avait rien à découvrir ici, mais Hans ne voulait quitter ce monde imaginaire pour rien au monde. Ici, il était loin de la foule, loin des années perdues sous la glace, des amis oubliés et des tombes gravées sous la neige. Si cet instant n'était qu'un rêve, quel mal y avait-il à dormir un peu plus longtemps ? Marchant avec prudence, comme si la précipitation allait briser cette chimère, Hans s'approcha de son ancienne maison. Une fleur fanée reposait dans un pot à côté de la porte — il n'avait jamais été très doué avec la végétation — et une vielle flûte était posée sur un tonneau de bois en haut des marches. Il sourit bêtement en reconnaissant son premier instrument. La pauvre avait la voix cassée d'une vielle femme et produisait des sons horribles, mais il ne s'en était jamais lassé.


« Vous aimez la musique ? demanda l'enfant avec beaucoup d'intérêt. Je joue beaucoup, mais je suis mauvais, ils crient toujours quand je joue.

— Je suis barde, » répondit Hans avec douceur.


Il détourna son regard de son jeune double et se laissa surprendre par un étrange objet de bois plutôt volumineux. Il n'avait aucun souvenir de ça, ou alors seulement au plus profond de sa mémoire.


« Qu'est-ce que c'est ? »


Il formula sa question à haute voix sans le vouloir. La pensée qui devait uniquement réveiller sa mémoire défaillante fut posée à lui-même et le petit garçon bomba le torse comme un homme !


« C'est mon arme ! Je suis un chasseur ! »


Ses mains maladroites et ses bras fins soulevèrent avec beaucoup d'efforts une étonnante machine de bois. Il resta complètement tordu, l'engin trop lourd sur son épaule, en souriant avec fierté. Ce qu'il tenait là était une piètre imitation des fusil-arbalètes lourds employés par les chasseurs dans leur combat contre des wyvernes. Cette réplique n'avait aucun mécanisme, aucune cartouche, ni réserve pour la poudre. Seulement des planches épaisses, taillées de travers et assemblées par quelques clous rouillés et cordes usées pour imiter l'apparence de l'arme. Une création rustre et maladroite, mais qui incarnait très bien cet orphelin sans nom qui avait construit son monde aidé par sa seule volonté. Ses rêves et sa force d'esprit étaient comme ses cordes effilées, ils maintenaient son univers quelque peu bancal, mais demeuraient prêts à lâcher au moindre choc.


Un jeune garçon plein d'entrain qui n'attendait que l'occasion de partir à l'aventure. Kokoto était un village particulièrement chanceux. Un rathalos survolait la vallée de temps à autre, mais ces chasseurs remplissaient principalement des missions destinées au contrôle de la population ou à l'abattage de bêtes blessées devenues dangereuses. De temps à autre, une missive en provenance de Minegarde — une ville minière voisine au passage affluant et très dépendante du commerce — forçait les chasseurs locaux à s'aventurer par-delà la forêt et le désert, mais Kokoto n'avait connu aucun décès. Aucun dû à la périlleuse carrière de chasseur.


Au cours des années, Hans avait perdu de nombreux compagnons, des amis, des frères, ainsi qu'une épouse. Si ce petit garçon savait ce qui l'attendait par-delà la clôture, aurait-il le même entrain à la franchir ? 


« C'est pas avec ça que tu tueras un monstre, petit ! Même pas un Aptonoth ! rit une voix grave sur un ton provocateur.

— Tu dis n'importe quoi ! Je serais un grand chasseur moi, le héros de Kokoto ! » se défendit le jeune garçon les poings serrés avant de baisser tristement le regard.


Des paroles en l'air, car le chasseur avait depuis longtemps détourné son regard de la cible de ses moqueries. Cet homme, qui devait avoir la trentaine tout juste, s'était arrêté sur l'accoutrement étrange de l'inconnu face à lui.


« Vous êtes de la Guilde ? »


Hans portait sa tenue de repos favorite, tissu sombre, bordé de fil d'or, son veston s'étendait en queue-de-pie et sa chevelure sauvage se cachait sous un grand chapeau tombant devant son nez. Laissant passer juste assez de lumière pour révéler ses yeux. Il ne reflétait pas du tout l'image d'un chasseur averti qui combattait pour sa vie dans la boue et les cendres. Non, il rappelait ses érudits et chercheurs qui travaillaient à l'administration et assistaient les chasseurs. Une comparaison dont il avait l'habitude, mais qui n'avait jamais été formulée avec autant de jugement.


« Non. »


Une réponse brève et froide, Hans se souvenait très bien de l'homme face à lui. Toujours à crier qu'il serait le premier, le plus fort et le digne successeur de Kokoto. Jamais une pensée encourageante pour son prochain, jamais un équipier à ses côtés.

L'opinion que le centenaire avait du chasseur devait se lire sur ses pupilles, car l'homme tourna des talons en ronchonnant sans une politesse. Un silence qui laissa place au chagrin et à des sanglots sourds.


« Il a raison… Je n'ai pas d'arme… pas d'argent, je ne serais jamais digne d'être un vrai chasseur ! »


La réplique de bois percuta le sol avec violence, les pauvres planches se brisèrent et le fragile trophée de l'enfant était à l'image de son moral : une ruine de bric et broc. Un petit nuage de poussières et le garçon avait disparu, les mains à ses yeux pour tenter vainement de retenir le flot de larmes.


Les débris dans les mains, Hans resta un instant accroupi devant les vestiges de cette arme qui faisait la fierté de sa jeune version. L'objet n'en était ni à son premier choc, ni à sa première réparation. Mais cette fois, les choses étaient différentes, les composants étaient inutilisables, les nouveaux clous ne tiendraient jamais dans ces planches. L'enfant attendrait encore quelques instants ! 


Le centenaire prit la direction de la sortie nord en ignorant les villageois le prévenant du danger de la vallée. Il la connaissait comme sa poche et il ne comptait pas aller bien loin de toute façon ! Il longea la rivière, à l'affût d'un reflet d'or sur les écailles d'un poisson, mais n'en trouva pas. Quelques pas de plus et il passa sous une arche de pierre avant de dévaler l'herbe fraîchement mouillée à grandes enjambées. Il se retrouva finalement face à face avec un excrément d'herbivore parmi les roseaux au bord du lac. Un objectif peu glorieux, mais un véritable trésor caché. Les Aptonoth qui vivaient sur cette berge croquaient les herbes au pied des montagnes et ne distinguaient aucunement les pétales roses des fleurs sauvages des écailles d'un Yian-Ku-Kut. Ce wyverne semblable à un oiseau à collerette n'était pas un grand danger, mais ses écailles aux allures de lever de soleil étaient très prisées des forgerons. Une seule d'entre elles rapportait dans les cinq cents zennys. Très peu pour un chasseur recevant ses primes, mais beaucoup pour un débutant ou un enfant.


À contrecœur, Hans fouilla avec patience les amas très odorants, mais il nettoya chaque pierre et chaque écaille qu'il trouvait dans l'eau claire pour trouver son précieux butin. L'écaille rose en main, il effectua le trajet inverse et s'arrêta devant l'étalage de l'armurier local.


Il y avait de grandes épées, de magnifiques marteaux, mais Hans, avec son allure aisée, demanda au plus grand regret des artisans un fusil-arbalète lourd des plus classiques. Ni canon renforcé, ni augmentation en peau ou os de wyvernes. Du bois simple et sans aucune cartouche.


« Vous ne voulez aucune munition ? » s'exclama le pauvre marchand, déçu de ne pas faire plus de profit.


Triste de ne pouvoir offrir à cet homme un achat à la hauteur de son talent, Hans secoua simplement la tête en offrant les zennys nécessaires à sa commande. Il eut l'arme aussitôt, un tel fusil-arbalète ne demandait aucun travail et restait bien souvent en stock dans la devanture ou l'arrière-boutique sous la poussière de nombreuses années.


Voilà un outil qui aiderait cet enfant à avancer, à maîtriser les postures et muscler ses bras sans risquer de briser son arme. Peut-être grandirait-elle avec lui ? Il y installerait un canon ainsi qu'un chargeur plus grand, renforcerait la crosse avec ses premières peaux de Velociprey. L'arme en main, Hans s'imagina l'enfant travaillant sa fidèle partenaire jour après jour avant d'être frappé par la réalité. Tout ceci n'était qu'un rêve, cet enfant ne grandirait pas, ne vivrait pas de belles années de célébrité et de richesses avant de rentrer chez lui auprès de sa famille pour former à son tour de jeunes chasseurs. Non.

Cet enfant-là quitterait Kokoto, vivrait ses meilleures années, deviendrait une légende en excellant dans le maniement d'une arme alliant musique et force contondante. Il trouverait des frères, une épouse et des camarades partageant ses chansons le soir à l'auberge. Puis il perdrait tout. Perdant sa vie, piégé plus de soixante-dix ans dans la glace, il ne serait plus qu'un fade décor dans son histoire. À l'image de son imitation de bois, il tenterait de se reconstruire, accident après accident, perte après perte… Sur l'échelle de la copie reconstruite avec maladresse, où en était Hans ? Quand arriverait-il lui aussi au point de rupture ? 


Il savait exactement où trouver le garçon. Derrière leur maison, se trouvait un rocher sculpté au bout d'un chemin de dalle. Un édifice érigé par le chef Kokoto le jour de sa dernière chasse, il aurait scellé dans la pierre l'arme avec laquelle il avait sauvé le village d'un terrible Monoblos. Piégée depuis, l'arme serait destinée à être retirée uniquement par les chasseurs valeureux, dignes de suivre ses pas. 

L'enfant était assis au pied de la dite roche, complètement recroquevillé, la tête dans ses bras. 


« C'est pour toi. Un chasseur a besoin d'une arme en bon état et solide, » annonça simplement Hans en déposant le cadeau au pied de son lui du passé.


Le visage barbouillé et parcouru de larmes, Toi ouvrit enfin ses yeux vairons au grand jour. Il y avait une lueur dans son regard. Quelque chose de magnifique. Un véritable désir de se saisir du fusil-arbalète devant lui et de courir à la recherche de sa première mission, de faire ses preuves pour venir extirper la lame de la roche. Mais l'orphelin posa les yeux vers son bienfaiteur, emplis d'incompréhension. Cherchait-il une permission ou une raison à ce présent ?


« Tu peux le prendre, c'est toi qui choisis, tu sais. Mais tu ne feras pas une grande carrière sans arme.

— Vous êtes sûr que vous n'êtes pas perdu ? Vous ressemblez vraiment beaucoup à Alida. »


Ne lâchait-il donc jamais l'affaire ? Il n'avait pas souvenir d'être si tenace et observateur à l'époque ! Plutôt un boutentrain imprudent qui se précipitait dans les ennuis ! Le centenaire se posa au pied de l'épée légendaire également, il trouva une vieille branche et la saisit pour calmer ses doigts nerveux.


« Sais-tu pourquoi Alida est perdue, petit ? demanda-t-il pensif.

— Elle dit que son frère est loin. Lui, il est à la grande ville. Elle, elle est dans la maison, ici.

— Alida est perdue parce que son frère est sa famille. Sans lui, elle est seule et inquiète. Il lui écrit des lettres pour la rassurer, mais ils savent tous les deux qu'il ne reviendra pas au village. »


Hans avait appris la dureté que transportaient ses lettres lorsqu'il avait lui-même rejoint une ville avec une guilde. On conseille aux chasseurs d'écrire à leur famille avant chaque départ en mission périlleuse afin qu'ils n'aient aucun regret. Jamais il n'avait vu le frère d'Alida revenir au village, mais un jour, les lettres avaient cessé. Le frère avait-il enfin des missions de routine et loin du danger ? Était-il devenu las d'écrire à sa grande sœur ? Non.


« Toi aussi ta famille elle est à la ville ? »


Comment Hans pouvait-il répondre à ça sans briser la fougue et la naïveté bienfaisante de cet enfant ? Pouvait-il lui dire que sa femme avait sans doute vécu de longues années en le pensant décédé ? Qu'il n'avait pas su préserver la famille atypique qu'il avait créée avec ses camarades de chasse ? Il n'en avait pas envie.


« Je n'ai plus de famille.

— Moi aussi j'ai pas de famille. Est-ce que je suis perdu ? 

— Non, toi, tu as de longues années pour la construire. 

— Je fais comment ? Comme mon fusil-arbalète ? »


Le centenaire gloussa à ses mots, mais le garçon voyait juste en un sens.


« Oui, sourit-il, exactement pareil. Tu trouveras les personnes que tu aimes et vous formerez des liens, comme la corde que tu avais nouée autour des planches.

— Pourquoi tu le fais pas alors ?

— Je l'ai déjà fait, plusieurs fois. Je suis comme l'arme que tu as jetée tout à l'heure. Quand le bois est usé, on ne peut plus fabriquer quoi que ce soit avec. »


« Usé ». Le mot était exactement celui que Hans cherchait la veille — était-ce vraiment la veille si tout ceci n'était qu'un rêve résultant de la boisson ? — en fêtant ses cent-vingt ans. Il se sentait usé. Comme quelqu'un qui a trop vécu, qui ne sent plus apte à avancer, chasser, nouer des liens. Combien d'années devrait-il encore tenir à parler à des fantômes en passant d'un groupe à un autre sans s'attacher ? Bien sûr, il y avait ses jeunes, ceux qui avaient souhaité que Hans reste à leurs côtés. Une invitation que le centenaire avait prise comme un vent de fraîcheur, mais cela durait-il ?


« Tu m'as racheté une arme. »


La petite voix était beaucoup plus détendue et joyeuse qu’au début de la conversation. Une bonne chose qui apaisa Hans autant qu'elle le tira de ses pensées.


« Hein ?

— Si le bois est usé. Tu peux acheter du neuf. Tu recommences avec du solide. C'est comme tu m'as dit ! »


Quelques battements de cils incontrôlés et une bouche entrouverte, prête à prononcer des mots qui n'arrivaient pas, trahissaient la stupéfaction et l'intense réflexion de Hans. Ça n'avait vraiment aucun sens, mais en y repensant plusieurs fois, il y avait une forme de justesse dans les paroles de l'enfant. Recommencer, repartir de zéro, c'était bien là l'opportunité de tisser une nouvelle toile et de construire un foyer. Le centenaire l'avait déjà fait, plus d'une fois. Mais jamais sans se détacher réellement de ses vies précédentes, jamais sans regarder en arrière vers ceux qu'ils avaient perdu. À chaque moment où son esprit vagabondait dans les années passées, ses camarades continuaient le chemin et lorsqu'enfin Hans revenait au présent, il était seul au milieu de la forêt, incapable de retrouver les silhouettes qui s'étaient éloignées.


« Moi je serais un chasseur digne ! Je suis neuf ! L'artilleur légendaire m'apprendra ! Et je tirerai l'épée ! »


Le jeune Toi se tenait debout, la main gauche portant sa nouvelle fierté de bois sur l'épaule, le torse bien bombé et l'autre main pointant du doigt la célèbre épée de Kokoto. Une pose héroïque dans laquelle il resta quelques secondes, puis disparut sans même attendre de réponse. À grandes enjambées, il laissa derrière lui son objet de convoitise, déterminé à demander à "l'artilleur légendaire" — un vieux chasseur renommé maniant autrefois le fusil-arbalète dont Hans avait oublié le nom —, comment utiliser au mieux son arme pour se hisser parmi les plus grands.


Le centenaire se retrouva seul face au rocher de pierre. Il n'avait pas menti en annonçant être musicien, mais il était un chasseur. Un chasseur qui avait autrefois retiré cette épée de son rocher et l'avait emporté dans ses voyages. Un rare vestige de son passé à l'avoir suivi au cours de sa longue vie et à avoir affronté vents et vagues pour l'accompagner dans le Nouveau Monde, le lointain continent sauvage abritant Seliana.

Malgré l'âge, il excellait toujours au maniement de son arme, mais un chasseur était un protecteur, quelqu'un soucieux de ses camarades et à-même de les ramener chez eux. Hans ne pouvait pas dire qu'il avait brillé au cours des dernières années sur ce point. Ses camarades de la guilde assuraient l'inverse, mais cela ne changeait rien à l'opinion que le chasseur avait de lui-même.


Le garçon proposait quelque chose de simple et d'évident : tourner la page. Une étape que tous ceux ayant connu le deuil devaient accepter. Un luxe que Hans se refusait, car si personne ne le blâmait, il le ferait tout seul et serait alors sûr de ne jamais oublier. La peur était la clé, la peur d'oublier des noms, des équipiers légendaires, comme il avait perdu le souvenir de la voix de sa fiancée.


« Je sais ! Je sais ! Il y a tellement d'autres moyens ! Je ne veux pas oublier ! »


Ses pensées se vocalisaient sans contrôle, l'habitude d'un homme solitaire à la recherche de fantômes. Exprimer les idées qu'il savait justes, qu'il devait entendre et suivre leur donnait plus d'impact. Cette impression qu'elles venaient d'un autre était agréable.


Peut-être avait-il le droit de se pardonner ? Peut-être en était-il digne ? Perdu dans les méandres de son esprit, sa main se tendit instinctivement vers la lame d'argent prisonnière de la roche.


La corne sur ses doigts effleura en douceur le pommeau, puis il resserra la prise sur la poignée en positionnant une jambe sur la roche. Un appui, un simple appui pour l'aider un peu — comme si cela pouvait changer quelque chose.

Un instant d'hésitation, puis il ferma les yeux, tirant lentement l'épée. Le fil siffla en effleurant la pierre, un doux chant qui lui rappela le vent des monts givrés de Seliana et les bourrasques d'un Kushala Daora — grands dragons d'acier et véritables maîtres des cieux. Un instant magique qui apaisa Hans, si seulement il pouvait durer encore et encore. Aucune pensée, aucun regret, simplement le sifflement joyeux de la lame. 


« T'es un chasseur ! »


Une voix aiguë pleine d'entrain de surprise, celle d'un jeune garçon les yeux pétillant devant un homme qui libérait l'épée de sa roche.


« T'as menti !

— Non, souffla Hans, en laissant l'épée retomber dans sa prison.

— Si ! T'es chasseur ! Pas musicien ! cracha l'enfant en posant ses deux frêles mains sur celle du centenaire.

— Je suis musicien, insista ce dernier en relâchant la pression dans ses doigts.

— T'es chasseur ! » hurla l'enfant.


Les mains agrippées à la lame, il fut emporté par son propre élan. Hans lâcha prise et le jeune Toi se retrouva sur l'herbe, tenant une arme trop lourde pour lui qu'il avait toujours rêvé de saisir. Des larmes dans les yeux, il arriva miraculeusement à se redresser et à soulever l'épée pour plaquer le plat de la lame sur le torse de son ami voyageur menteur.


« T'es un chasseur ! Un bon car t'as réussi l'épée ! Tu la prends maintenant ! »


Il aurait laissé tomber cet objet légendaire si Hans ne l'avait pas rattrapé par réflexe. La lame était usée et émoussée, mais toujours aussi resplendissante aux yeux des deux.

Le vieil homme sourit, espérant être comme cette épée, admirable et dans l'attente d'un compagnon pour l'aiguiser.


« Je suis musicien et chasseur, corrigea-t-il alors.

— J'le savais ! cria l'enfant en sautant. Viens ! Tu m'apprendras à chasser ! Je serai un bon élève ! »


Avec plein d'entrain, il tira le tissu tombant de la tenue de Hans. Il avait trouvé un second mentor, avec ce voyageur et l'artilleur, il serait le héros du village en quelques mois, il en était convaincu !

Mais son sourire, qui deviendrait une véritable marque distinctive, disparut très vite.


« Je ne peux pas. Je dois partir. Acheter du neuf et enseigner la chasse à mes jeunes camarades.

— Et moi ? 

— Toi tu vas devenir un grand chasseur, » assura le centenaire en posant une main délicate sur l'épaule du jeune garçon.


Les larmes s'en allèrent et laissèrent place à la flamme de la détermination de l'enfant, bien décidé à devenir le meilleur chasseur-musicien du village. L'enfant serra le voyageur dans ses bras comme on embrasse un parent. Sachant inconsciemment qu'il ne reverrait plus l'homme aux cheveux d'argent, il profita de chaque seconde. 


Hans en fit de même, laissant l'épée posée contre la pierre et savourant sa jeunesse perdue.


L'étreinte dura de nombreuses minutes, les deux chasseurs ayant oublié le temps et leurs responsabilités respectives. Ce rêve était si doux.

La petite frimousse s'éloigna en faisant signe de la main, ne se retournant qu'après avoir disparu derrière la maison, il semblait heureux.


« J'avais la même énergie à cet âge ! gloussa une voix cassée et fatiguée. Mais le temps passe, et regarde-nous ! »


Des cheveux blancs, un cache-œil orné d'un symbole d'acier et un habit de cuir brun et de fourrure crème typique des chasseurs des villages montagneux. L'homme descendit du toit avec un saut élégant et salua Hans très naturellement. Depuis combien de temps était-il assis là-haut ? Un peu dérouté, le centenaire sourit à son invité — dont il n'avait aucun souvenir —, et se retourna vers l'épée.


« Je m'en occupe, l'interrompit le vieil homme en saisissant la lame, je voulais la revoir un instant.

— Comme vous voulez… murmura le musicien, le regard perdu vers l'angle où avait disparu l'enfant.

— Ça va aller, même si on pense être seul, on compte toujours pour quelqu'un et ce quelqu'un se souvient des odes aux étoiles chantées autour du feu. »


« Des odes…? » Les mots résonnèrent dans l'esprit de Hans comme un lointain souvenir, mais avant qu'il ne puisse demander plus de mots sages à ce vétéran, il avait disparu. Marchant déjà sur le toit avant une jambe boiteuse et sautant, malgré tout, vers l'arche boisée de l'entrée. Était-ce là un de ses camarades de beuveries avec qui il avait partagé tant de récits ? Il aurait aimé lui demander, mais n'en aurait pas l'occasion.


Le soleil devenait flou et le village ondulait comme un lointain mirage. Le rassurant décor de sa jeunesse s'effaça lentement et Hans tomba à la renverse en flottant avec légèreté. Le présent réclamait son éveil.

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