Ce qu’elle a légué
Chapitre 1 : Ce qu’elle a légué
3027 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 12/10/2023 15:45
Ce qu’elle a légué
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Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions.fr :
Le fil du destin (septembre - octobre 2023)
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« Tu brodes encore ? »
La voix, masculine, avait brisé le silence de la pièce plongée dans la tranquillité nocturne. Le murmure d’insectes leur parvenait depuis la porte-fenêtre grande ouverte ; la lourdeur de la journée d’été avait laissé place à une fraîcheur et une humidité fort agréables. Un hibou chanta au loin.
« J’arrive pas à dormir, répondit une femme, en retour. Ça me détend. »
Installée sur une chaise sans pieds, éclairée par une lampe à huile posée sur la table basse voisine, et dont le réservoir était déjà à moitié vide, elle parcourut les mailles de son tissu du bout arrondi de l’aiguille. Elle les compta, une à une, et lorsqu’elle parvint au nombre qu’elle souhaitait, elle passa son outil argenté ainsi que le fil coloré à travers sa toile, sur laquelle viendrait tôt ou tard apparaître un motif qu’il savait d’avance ravissant.
« C’est ce qu’elle me disait quand j’étais petit, sourit-il en prenant place sur un coussin voisin. Que ça la détendait. Ça m’étonne pas que ça soit pareil pour toi.
— C’est pas pour rien qu’elle m’a appris son art, rit-elle en retour, manquant de peu de perdre le compte et de glisser son aiguille dans la mauvaise maille. Même si elle aurait mieux fait de t’apprendre à toi à broder comme ça, plutôt qu’à moi. C’est ta mère, après tout.
— Non, non, ne t’inquiète pas. Elle t’apprécie beaucoup. Je suis pas manuel, elle l’a vite compris. Autant dire qu’elle était contente de trouver quelqu’un qui soit un minimum doué avec les fils ! »
Le silence retomba. Un grillon stridula, avant qu’un autre ne l’imitât en retour ; leurs deux musiques s’éveillèrent dans l’obscurité des brins d’herbes faiblement éclairés par la lune. Les vibrations de l’air parvenaient timidement jusqu’à eux, dans la pièce de vie de la petite maison aux murs fins. Il replaça correctement la ceinture de sa tunique légèrement froissée, et se pencha en arrière, les mains posées sur la natte rembourrée, le visage tourné vers le mur voisin.
Sur la commode posée contre ce dernier, un cadre trônait. En son cœur, une belle toile, une broderie réalisée bien des années plus tôt par sa mère, et dont il avait hérité à la naissance. Le fil blanc sublimait le tissu teint d’indigo, et retraçait une histoire dont il n’avait jamais su interpréter entièrement les événements, quand bien même il l’avait suppliée des jours et des nuits de tout lui raconter. Mais sa mère était restée discrète sur certains de ces sujets. Et il avait fini par l’accepter.
Bien qu’il eût toujours voulu connaître le sens de ces figures brodées sur cette large étoffe de chanvre…
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Dylis compta les mailles de son carré de tissu et, lorsqu’elle atteignit la troisième, glissa son aiguille à travers la trame, recouvrant les précédentes du fil blanc, avant de reprendre. Elle avait commencé par dessiner une forme de losange, et viendrait étoffer autour par la suite. Après tout, elle avait tout son temps, pour cela.
Elle s’était installée sur le balcon de la Grand-Salle de Seliana, là où elle pouvait admirer la mer tout en profitant de la chaleur du bâtiment. Si elle venait à lever le nez de son travail, elle pouvait admirer les glaciers au loin, qui flottaient paisiblement, bercés par le remous des vagues. Quelques cortos volaient ici et là, animant le ciel qui se couvrait peu à peu. L’horizon n’était qu’un azur étincelant parsemé de blanc ; le ciel se mirait dans l’océan, et l’écume imitait les nuages parsemés.
Son souffle dessina des volutes dans l’air, et elle posa un instant son travail pour se frictionner les épaules. Il faisait bien trop chaud à l’intérieur de la pièce, et la moiteur de ses mains faisait glisser son aiguille de ses doigts, mais l’extérieur n’était guère mieux, le froid provoquant des tremblements qu’elle peinait à réfréner. Ce balcon était un entre-deux fort agréable pour passer une soirée entre amis, mais elle était seule, et l’heure n’était pas aux festivités. Pas encore.
Tout comme cette femme de légende dont elle avait lu autrefois les histoires entre deux journées d’apprentissage de la médecine, elle brodait dans l’attente du retour de quelqu’un – un homme, en l’occurrence. Si pour ce personnage fictionnel ce fut l’espoir des retrouvailles avec l’époux parti en croisade contre un monstre légendaire qui l’animait, dans le cas de Dylis les choses étaient quelque peu différentes. L’homme en question n’était pas son époux, pas encore, et l’un comme l’autre avait des promesses à tenir. Pour elle, c’était l’annonce de la naissance à venir de leur enfant, qu’il lui tardait tant de lui faire savoir.
La broderie lui permettait de canaliser cette attente, et ces angoisses qui lui serraient la gorge. C’était un sentiment tout à fait normal, lorsque la personne dont on s’était épris chassait ces monstres gigantesques et brutaux, chaque mission pouvant être un départ sans retour, un aurevoir sans adieux. Ce n’était que l’affaire de quelques jours, ou semaines, peut-être mois si les choses allaient contre eux, mais elle savait que tôt ou tard ils se reverraient. Et c’était ce doux sentiment affectueux qui l’incitait à poursuivre son travail, cette broderie dont elle devenait un peu plus fière à chaque trame qu’elle recouvrait.
Dylis avait toujours aimé broder ; cet art domestique de sa région natale était aussi artistique que pratique. Les vêtements, traditionnellement de chanvre, étaient brodés de fil de coton pour obtenir cette imperméabilité face au froid, tout en agrémentant le tissu pour former de beaux dessins inspirés de la nature. Elle en avait réalisé plus d’une, au cours des décennies qu’elle avait vécues, et celles dont elle avait été la plus fière représentaient la beauté du monde sauvage.
Cette toile dont elle tissait l’histoire à chaque passage de son aiguille au bout rond serait la plus belle qu’elle parachèverait, tout comme la vie qui croissait en elle. Ces losanges qui apparaissaient les uns après les autres étaient tout autant d’étoiles qui veillaient sur lui, où qu’il se trouvât en cet instant par-delà la mer ; le symbole de leur flotte, la Cinquième, avec laquelle ils étaient parvenus jusqu’à ce Nouveau Monde, trônait dans le coin supérieur gauche de l’étoffe. Un foulard blanc, porté par le vent favorable qui avait guidé leurs voiles et leurs pas. Près de ce dernier, elle avait commencé à esquisser la silhouette de la créature légendaire vaincue par cet homme qu’elle appréciait tant, peu avant qu’ils ne se rencontrassent – si cette vouivre légendaire n’avait pas été là, leurs chemins ne se seraient peut-être jamais croisés, et cette toile n’aurait aucune raison d’exister.
Elle observa un instant son travail, l’étoffe encore vierge attendant d’être recouverte de ce fil qui viendrait la sublimer. Voilà que la figure du shara ishvalda était achevée et, bientôt, elle pourrait représenter Seliana, ou au moins les points de repère qui définissaient tant la ville-colonie si jeune et si agréable à vivre. Là, on devinerait entre les mailles la cuisine où travaillait Aimee, la grand-mère felyne si adorable, et où Dylis avait passé de bons moments en compagnie de Uthyr…
L’aiguille passa entre les mailles, recouvrant la trame indigo de sa couleur de la neige. Une maille sautée, trois recouvertes, puis une autre qu’elle évitait, et les trois suivantes seraient à leur tour recouvertes de fil… En comptant en chiffres impairs, les figures se dessinaient mieux – c’était ainsi que Dylis avait appris à broder, et c’était de cette façon qu’elle procèderait encore et toujours. Peut-être leur enfant voudrait-il lui aussi s’essayer à cet art ? Elle se ferait une joie de lui transmettre cet héritage.
Lorsque Uthyr avait été choisi pour partir en mission, aux côtés d’autres valeureux chasseurs émérites et experts dans leurs domaines, Dylis n’avait pu s’empêcher de se ronger les sangs. Elle savait mieux que quiconque combien ce métier pouvait se révéler impardonnable. La moindre erreur devenait fatale sitôt la bête qu’ils traquaient tentait-elle de se défendre. Combien de blessés avait-elle vus décéder sur leur couche, se vidant de leur sang empoisonné par les venins ou les infections ? Lui aussi avait bien failli y passer, comme bien d’autres avant lui. Elle avait bien failli le perdre, et assurément plus d’une fois, avant même que leurs chemins ne se croisassent. Rien ne pouvait lui certifier qu’il reviendrai sain et sauf, mais elle voulait y croire.
Ils ne devaient partir que pour une poignée de semaines, ils seraient de retour bien assez vite. Alors elle brodait, encore et encore, et préparait bien des choses en pensant aux festivités qui se tiendraient. Quelques personnes lui avaient passé commande pour des broderies décoratives, pour les exposer dans leurs demeures ou bien plutôt pour agrémenter un vêtement ou un accessoire. Mais, pour l’instant, elle ne voulait se consacrer qu’à ce travail qu’elle réalisait. Cette étoffe, une fois parfaitement décorée, serait le récit de son histoire avec Uthyr, et elle la transmettrai à leur enfant, un jour, dans un futur proche ou lointain.
Le ciel étoilé avait pris place au-dessus de sa tête, tout comme sur sa toile de tissu qu’elle avait travaillée des heures durant. De nombreux petits diamants, de trois lignes seulement, étaient disséminés dans la partie supérieure du rectangle de chanvre teint. Seule une forme dominait toutes les autres, plus large et plus belle encore : l’Étoile de Saphir, l’astre guidant leurs pas, qui guidait les marins sur l’océan et les Hommes dans leur histoire. Le soir de leur rencontre, elle brillait de mille feux tandis qu’ils célébraient l’achèvement de mois entiers de recherches, pour ne pas compter cela en années.
Petit à petit, ce fut au tour d’un legiana d’apparaître sur l’étoffe. Le blanc du fil transmettait à merveille l’élégance de cette wyverne volante au souffle glacial. Les grandes ailes de la créature semblaient flotter au vent à chaque mouvement du tissu tandis que Dylis le tournait pour mieux faire glisser son aiguille. Elle ne put s’empêcher de se projeter dans ce futur hypothétique, celui où son enfant naîtra en ces lieux, dans ce givre éternel où jamais l’hiver ne cessait, et se demanda ce qu’il deviendrait. Serait-elle mère d’un chasseur aussi audacieux que son père, ou bien suivrait-il plutôt ses traces à elles ? Elle s’imaginait une troisième voie, où cet enfant dessinerait son propre chemin, différent de celui de ses parents. Il pourrait être tout ce qu’il voudrait, oui…
Oh, comme elle avait hâte de le rencontrer, et de lui raconter avec tant de douceur et d’amour l’histoire de leur rencontre, à Uthyr et elle, de le voir grandir entouré de toute cette chaleur humaine qui faisait la fierté de Seliana ! Il y avait tant de choses qu’elle voulait faire et voir, ou encore partager avec son foyer naissant. Toutes ces envies prenaient forme, mouvement après mouvement, sur l’étoffe bleutée parsemée de blanc, tout comme le ponton se couvrait doucement d’une fine couche de neige immaculée.
« Tu es encore là ? »
On l’extirpa de sa rêverie d’une voix douce et amicale, bien que grave et profonde, qui s’acheva dans un reniflement. Dylis posa doucement sur la table son travail en le repliant sur lui-même, l’aiguille fichée entre deux mailles le refermant.
« Que veux-tu ? répondit-elle en haussant les épaules, dans un sourire. C’est le meilleur endroit pour observer la mer. »
L’amiral, ce bon vieil ami de longue date qui lui avait bien des fois tenu compagnie, s’installa à ses côtés. Le tabouret tout comme la table craquèrent de protestation lorsqu’il prit appui sur eux. Son visage creusé par les années et les aventures se crispa dans une moue volontairement exagérée, et sa tignasse argentée parsemée de quelques fils d’or qui ne voulaient muer se secoua dans un hochement de tête.
« C’est pas ça qui le fera rentrer plus vite, tu sais bien.
— J’en suis consciente, oui. Je ne peux juste pas m’en empêcher. Et puis, la mer est belle.
— Ah, ça, je te l’accorde. Mais pas autant que ton travail, c’est sûr. Tu me montres ? »
À contrecœur, elle dévoila à Cornell le fruit de ces heures passées en solitaire sur le balcon. Elle savait qu’il ne jugerait aucunement sa broderie, bien au contraire ! Il était même souvent le premier à la complimenter pour son art. Mais celle-ci était si intime… C’était comme lui dévoiler un secret dont, pour l’heure, nul n’avait connaissance, ou presque.
Le chasseur ne prononça pas un mot, ne fit pas la moindre remarque. Il sembla se plonger dans une intense réflexion, admirant presque la symétrie de certaines portions de l’étoffe, et l’asymétrie des autres. Il fronçait les sourcils lorsqu’il tentait de comprendre ce qu’elle avait représenté et, lorsqu’au contraire cela lui venait comme une évidence, son visage s’éclairait gaiement, aussi innocemment que celui d’un enfant. Il avait le don de la mettre à l’aise ; comme si jamais elle ne l’avait assaillie, l’inquiétude s’envola vers le lointain.
« C’est joli, articula alors Cornell. Je comprends toujours pas comment tu parviens à faire ça comme ça, sans modèle, mais j’aime beaucoup. »
Dylis le remercia timidement. Il lui tendit doucement son travail encore inachevé, et s’appuya sur son coude dans un grincement réprobateur.
« Tu vas lui offrir à son retour ? »
Elle baissa la tête, fixant ses mains une seconde ou deux, avant de croiser de nouveau le regard de son ami. Son large sourire était plus éloquent que mille mots ; il avait beau la taquiner régulièrement à ce sujet, il savait pertinemment ce qui se tramait à l’insu de tous, ou presque.
« Ce n’est pas pour lui, répondit-elle pourtant, à sa plus grande surprise. C’est autre chose.
— Autre chose, hein ? »
Il eut un léger rire, accompagnant ses paroles, mais ne poursuivit pas plus loin le fil de sa pensée. Dylis, quant à elle, reprenait celui de son travail, et se remit à compter les mailles, une à une, et les trames qu’elle recouvrirait, en poursuivant inlassablement le processus de création. Elle soufflait de temps à autre sur ses doigts engourdis pour les revigorer un peu, en vain. Quelque chose l’empêchait de s’arrêter maintenant – il fallait qu’elle restât près de la mer, pour voir leur bateau revenir, et pour l’accueillir comme il se devait. Tôt ou tard, ils finiraient par avoir de leurs nouvelles, non ? D’ici là, il fallait que son travail soit achevé…
Le poids soudain d’une couverture posée sur ses épaules la tira de sa rêverie ; plusieurs étaient mises à disposition pour les personnes qui se regroupaient en ces lieux et qui craignaient la fraîcheur. Cornell, qui ne cachait en rien son lien avec ce présent inopiné, la regardait d’un air malicieux, et lui tendait la main pour l’aider à se relever. Il lui avait apporté un plaid pour l’aider à se réchauffer, mais l’heure était tardive, et mieux valait rentrer chez elle, désormais. Ça n’était pas bon, ni pour elle, ni pour l’enfant…
« Allez, va te reposer. Tu travailleras mieux après une bonne nuit de sommeil, et au chaud, non ?
— C’est assez étrange que ça soit toi qui me dises ça, mais merci, Cornell. »
Le large sourire de l’homme suffit à éloigner, un instant ou deux, l’inquiétude qui refusait de la lâcher. Ils quittèrent la Grand-Salle côte à côte, sans une parole. Dylis appréciait autant la compagnie de l’amiral que son silence, ce qui était pourtant rare venant d’un individu aussi excentrique et joyeux que lui, et profita de cet interlude enneigé pour se recentrer.
Son étoffe dans les mains, elle passait doucement les doigts dessus comme pour caresser le fil blanc qui s’était stoppé dans son esquisse de la prochaine figure à venir. Elle y reviendrait demain, oui, et le jour d’après, brodant inlassablement en attendant le retour de Uthyr… C’était le mieux à faire, pour l’instant. Et un jour viendrait où elle transmettrait cet héritage à leur enfant.
Elle avait tant hâte que ce jour arrivât…