Consciencieuse insouciance

Chapitre 1 : Consciencieuse insouciance

Chapitre final

5324 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 25/08/2025 18:26

Consciencieuse insouciance


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Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum

de fanfictions.fr de juillet – août 2025 : « Incendiaire »

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Pour Velvet (ainsi que Nora et April),

sans qui la collection de décorations d’armes

d’Elenaril serait bien maigre.


Rougeoyant dans l'azur empourpré des prémices du crépuscule, le soleil dardait ses rayons avec la plus grande des fiertés. Illuminant les Cimes de la Concorde et les terres alentours, projetant les ombres des hauts plateaux rocheux et montagneux sur les étendues d'herbe verdoyante et les cours d'eau étincelante, l'astre gardait cette obstination particulière qui lui était propre et accablait les créatures vivant dans cette région d'une température étonnamment élevée. Lorsque la nuit viendrait, la lune veillerait sur la fraîcheur tant désirée de tous, et assisterait à la sortie timide de quelques petits mammifères venus se désaltérer et faire le plein de provisions pour tenir le lendemain et les surlendemains.

Cela faisait plusieurs jours que la saison estivale s'était installée et, cette fois-ci, elle semblait bien plus intense que d'ordinaire, à en écouter les locaux. Monstres comme humains paraissaient guetter avec impatience l'arrivée de l'averse salvatrice qui laisserait dans son sillon une belle abondance, mère de toute vie. Dans le village de Suja comme au Grand-Camp aménagé par l'expédition de recherche envoyée dans les terres orientales par la Guilde, avec l'aide et l'accord de leurs hôtes wyvériens, le quotidien était devenu de plus en plus invivable. Même les ambiances festives que l'on retrouvait d'ordinaire autour des tables proches de l'estrade de la Diva s'étaient calmées, les chasseurs et villageois préférant l'ombre et la fraîcheur de la verdure et des cascades, délaissant l'allégresse de la fête au profit de la tranquillité de la fraîcheur. Lorsque la nuit tombait, le Grand-Camp retrouvait temporairement sa brûlante énergie qui durerait jusqu'aux premiers rayons intenses de l'astre solaire, et le cycle de recommencer.

Deux silhouettes qui descendaient les marches menant à l'entrée du Grand-Camp témoignaient de l'intensité de la chaleur qui stagnait en cette fin de journée. Vêtues d'une armure aussi légère que couvrante et ample, les deux chasseuses avaient glissé sur leurs têtes la capuche de leur veste et détaché leur masque, d'ordinaire disposé sur le bas du visage afin de se protéger de l'environnement. Des grains de sable et de terre soulevés avec la poussière par des brises de vent lourd et sec s'étaient glissés çà et là, autant à l'extérieur qu'à l'intérieur de leurs tenues. À chaque pas de leur lente progression, la trace de leurs semelles était bien assez vite effacée par le souffle chaud qui leur fouettait le dos.

Le chemin de l’astre diurne approchait de son zénith, et de l’incandescence de cette sphère flamboyante naissaient quelques gouttes qui ruisselaient le long des tempes des deux femmes. L’une d’elle, la plus grande des deux, empoigna la gourde qui se balançait à sa taille et espéra y trouver quelque boisson rafraîchissante, en vain. Seule la source dont on entendait timidement le murmure pouvait apaiser la soif qui asséchait sa gorge.

« Merci Elenaril, souffla la seconde chasseuse dans un faible soupir qui témoignait de sa déshydratation. Ça me fait plaisir que tu aies pris cette peine pour moi. »

La cicatrice en forme de croix tracée sur sa joue s’étira en luisant sous l’effort que requit le sourire qui se dessina sur ses lèvres. Sa chevelure, d’un noir de jais aux reflets bleu nuit, lui collait de façon très désagréable sur le front et le cou, mais elle avait abandonné depuis bien longtemps l’idée de chasser ces mèches rebelles.

« C’est la moindre des choses, Nora, répondit son interlocutrice en lui retournant cette bienveillance communicative, ainsi qu’en retirant la capuche abritant sa tête. Pour le nombre de fois où vous m’avez dépannée, avec April, je pouvais bien venir en renfort avec ce cher fusar ! »

En dépit de la chaleur étouffante et humide, la chasseuse n’avait pas relevé ses cheveux dorés qui, ondulant jusque sous ses omoplates malgré l’imposante arme de tir, lui tenaient affreusement chaud. Une bourrasque aussi lourde que brûlante vint les secouer, et elle se contenta nonchalamment de les remettre tant bien que mal en place.

« Viens à ma tente, j’ai de quoi te remercier. C’est le moins que je puisse faire, après t’avoir traînée dans le Vallon par ce temps. »

Saluant brièvement sur les quelques courageux bravant la brûlure solaire qu’elles croisèrent sur leur passage, elles parvinrent d’un pas pesant jusqu’à la tente de l’unité de Nora. La chasseuse au teint basané, davantage bruni encore par les traques sur le terrain, était originaire du village de Kamura, tout comme tout le reste de son unité ; son assistant, sa forgeronne attitrée et son fidèle palico avaient appris à ses côtés, dans l’intimité de ce village qui s’était refermé sur lui-même ces dernières décennies, toutes les facettes de leurs arts respectifs. L’unité Spes était l’antonyme de l’hétéroclisme, et cela était une véritable force pour ses membres qui, se connaissant de très longue date, s’unissaient comme un seul individu pour accomplir ses missions.

Elenaril avait souvent interrogé Nora, de ses nombreuses questions, au sujet de son village, dont elle n’avait que très peu entendu jusqu’à rencontrer cette chasseuse maniant la volto-hache comme nul autre dans les Terres Interdites. Cela semblait toujours être un véritable plaisir pour cette dernière que d’évoquer ses souvenirs et son enfance dans ce territoire presque dissimulé des yeux de tous, en autarcie jusqu’à quelques années plus tôt, et elle ne lésinait jamais sur les détails. C’était l’une des rares personnes qui demandaient de l’aide à la chasseuse de l’unité Avis, et l’une des rares à qui elle acceptait sans inquiétude de prêter son fusarbalète lourd.

« Tiens, je pense qu’on l’a bien mérité celui-là, annonça Nora en posant sur une petite table deux verres remplis d’un beau liquide ambré, et sur les côtés desquels coulaient quelques traces de condensation. Du thé vert, bien frais, pour te requinquer pour la journée. Et aussi… »

La chasseuse de Kamura retourna fouiner dans ses affaires, laissant Elenaril siroter avec plaisir la boisson aux notes herbacées et iodées qui dénotaient grandement des infusions qu’elle avait appris à faire en arrivant dans le Nouveau Monde. Il y eut un peu de vacarme, le son de quelque tiroir malencontreusement extirpé d’une commode et un juron dans un dialecte qu’elle ignorait, puis Nora reparut, presque plus transpirante encore qu’à leur arrivée dans la demeure de l’unité Spes.

« Voilà pour toi ! Comme promis, un souvenir de chez moi. C’est une baietincelle, on s’en sert parfois pour faire des munitions de fusar. »

Elenaril se saisit du minuscule fruit qui, étonamment, ressemblait à un soleil en dépit de la peau un peu ternie. À peine plus grosse qu’une mûre, la baietincelle semblait bien délicieuse, bien qu’il fût déconseillé de croquer dedans.

« Celle-là est un peu séchée, s’excusa précipitamment Nora, désolée. Je prévoyais de tenter de faire pousser un pied ici avec les graines que me donneront les fruits séchés, mais avec toutes ces invasions du Vallon, je suis toujours sur le terrain !

— Ne t’en fais pas, c’est un plaisir, la remercia Elenaril en la gratifiant d’un immense sourire, avant de glisser le fruit dans un petit mouchoir, puis dans la poche de sa veste située au niveau de sa poitrine. Je serais curieuse de voir comment vous les utilisez, à Kamura. Tu me montreras, le jour où tu en récolteras ?

— Avec plaisir ! Tiens, prends un peu plus de thé, encore… »

Lorsque la chasseuse prit congé de son acolyte, le soleil entamait d’ores et déjà sa descente vers l’ouest du continent. La chaleur était légèrement retombée, mais l’air était encore bien trop lourd pour être agréable. Même les légères brises qui allaient et venaient n’étaient pas les bienvenues. Ce fut d’un pas lourd qu’Elenaril prit la direction de la tente de son unité, dans l’espoir de pouvoir s’y débarbouiller et d’enfin échanger son armure poisseuse à des vêtements plus légers et confortables par cette période. Cependant, elle savait parfaitement bien que l’eau fraîche n’y changerait rien, et que la sueur reviendrait envahir chaque parcelle de sa peau sitôt sècherait-elle le liquide salvateur.

Toutefois, le chemin qu’elle emprunta lui fit faire un détour par la tente de l’unité Astrum, devant laquelle s’affairait le forgeront attitré, de la gorge duquel émanaient quelques grognements et autres jurons. Ce ne pouvait pas être une mauvaise idée de venir tenir compagnie au pauvre Werner qui, bien qu’appréciant la solitude, semblait empêtré dans son bricolage.

Réputé pour être aussi misanthrope qu’ingénieux, le forgeron était courbé d’une façon guère confortable pour son dos malmené au-dessus d’un baril dont les lattes de bois espacées laissaient apercevoir un semblant d’âtre miniature. Cette invention de sa part, qui était en constante amélioration, avait pour but d’accompagner les chasseurs sur le terrain et de les épauler dans leurs chasses ; mais quand bien même de nombreuses tentatives fussent permises grâce à Olivia, chasseuse de l’unité Astrum, ou bien même Elenaril, Werner semblait éternellement insatisfait, et consacrait chaque seconde de son temps libre à la perfection toujours plus poussée de son prototype expérimental.

Elenaril s’approcha de lui sans forcer la discrétion. Les pierres formant le chemin à travers le campement de l’expédition crissaient sous ses semelles de cuir renforcées de métal, mais ce bruit n’attira guère l’attention de l’ingénieur concentré dans le vissage d’un boulon particulièrement retors. Un grognement d’effort s’arracha de sa gorge, avant que son avant-bras gauche ne vînt essuyer son front trempé de sueur. Des mèches châtain parsemées de fils d’argent s’agglutinèrent sur sa peau tandis que d’autres se soulevèrent avec la brise venue assécher un peu plus l’air.

« Bonsoir, Werner, » salua la chasseuse en s’installant sur un tabouret voisin abandonné près du foyer éteint, près duquel elle déposa son imposant fusarbalète lourd.

Le forgeron eut un semblant de sursaut, manquant de lâcher la clé qu’il tenait jusqu’alors fermement dans sa main droite, et afficha une grimace en remarquant l’invitée venue le déranger dans ses intenses réflexions. Marmonnant quelques mots et levant brièvement la main en guise de salutation, il se repencha sur son travail.

« Tu te souviens de mon prototype de bombe au wylait, je présume ? demanda-t-il après être enfin parvenu à serrer le dernier boulon qui lui résistait, en désignant l’objet de son travail.

— Vous voulez dire, au lait de wyverne ? » répliqua-t-elle dans un sourire enfantin, fière de son petit trait d’humour.

Il la fixa du regard, posant sur elle ses yeux d’un bleu si glacé que même le givre des Falaises de Glace rougissait d’envie. Son expression pince-sans-rire habituelle fut traversée d’un semblant de sourire, et il se hâta de tourner de nouveau son visage vers son travail, sans laisser entendre le son d’un rire bien que son cœur semblât le désirer.

« Peu importe, » maugréa-t-il.

Le sourire d’Elenaril s’élargit davantage. Bien que simple, cette petite blague aura amusé le forgeron. Il était le premier à reprendre quiconque n’utilisait pas le terme qu’il préférait entendre pour désigner cette énergie dont le flux continu alimenté par la Torche Draconique, au sein des ruines de la cité de Wyvéria, régissait la vie cyclique de ces terres. Werner s’était très vite pris d’intérêt pour cette substance et avait, par tous les moyens, fait en sorte de pouvoir l’étudier afin d’en percer tous les mystères, en vain. Malgré ses longues nuits d’insomnie – auxquelles Elenaril avait parfois participé en le surveillant afin de remplacer les compagnons d’unité de l’homme – perdues à analyser, tester, théoriser, le wylait gardait toujours une part de mystère indéchiffrable. L’autre dénomination, utilisée davantage par les Hommes peuplant le village de Sild, dans les mêmes ruines où pulsait le cœur de cette énergie, concourrait toujours pour obtenir sa place de nom scientifique et reléguer l’autre appellation au rang de nom vernaculaire. Pourtant, tout un chacun avait sa préférence ; Elenaril se contentait simplement d’utiliser l’autre terme par pure envie espiègle.

« À ce propos, vous êtes seul aujourd’hui ? interrogea-t-elle en constatant la tente au rideau fermé, de laquelle n’émanait aucun bruit d’occupation.

— Ouais, lâcha Werner dans un soupir, avant d’engloutir le contenu de sa gourde. Olivia est partie avec Erik et ton assistante – c’est quoi son nom déjà ? – dans les Falaises, à la demande de ce Romain…

— Ronin ? corrigea la chasseuse, songeant immédiatement au wudwud qui vivait en ermite dans les Falaises.

— Ouais, la petite bestiole velue, là. »

Il était vrai qu’Alma avait évoqué cette possible réquisition de son aide par l’unité Astrum, et avait averti Elenaril qu’elle serait certainement absente d’ici son retour de chasse. Concentrée sur la traque et la lutte qu’elle avait menées aux côtés de Nora, la chasseuse avait presque entièrement oublié ce détail. Son fidèle palico, Mésange, était-il aussi parti accompagner la manieuse de marteau ? Entourée d’Erik pour étudier les aspects biologiques, Alma pour les anthropologiques, et Athos et Mésange en soutien, Olivia ne devait avoir aucun souci à se faire… Sauf, peut-être…

« Ils vous ont abandonné là, livré à vous-même ? s’étonna-t-elle. C’est rare, venant d’eux.

— Pas le choix, maugréa Werner en tournant autour de sa bombe de wylait, cherchant les prochains points à améliorer, Olivia m’a obligé à rester là. Au Grand-Camp, en plus. Disant qu’au moins je serais pas seul, y aurait du monde pour me garder à l’œil. J’crois qu’elle comptait sur toi pour me surveiller. Comme si j’étais un gamin…

— On dirait que la mésaventure de la dernière fois vous aura encore porté préjudice, n’est-ce pas ?

— Alors que je me serais tout autant remis sur pied si tu m’avais laissé me reposer, au lieu de me forcer à boire ton truc, là… »

Il donna un énième coup de clé, resserrant un boulon, et ôta ses gants de travail pour les abandonner sur le couvercle du tonneau percé. S’asseyant bruyamment sur un des tabourets, tourné vers son travail inachevé, il posa son coude sur son genou avant d’enfoncer son menton mal rasé dans la paume de sa main gauche.

« Si elle m’avait laissé à Wyvéria, j’aurais eu tout le wylait dont j’ai besoin pour tester ma bombe. Là, je peux que me contenter de la théorie, ça me fatigue. »

On eût presque dit un enfant capricieux et impatient. À dire vrai, Elenaril le percevait quelquefois comme tel, surtout dans les instants comme celui-ci, où ses sourcils se fronçaient et ses lèvres formaient une moue insatisfaite. Sur les traits d’un quarantenaire, c’était encore plus divertissant, d’autant plus que l’intéressé montrait parfois un temps d’attention très restreint dès lors que le sujet ne le captivait plus.

« Dans ce cas, je proposerai à Olivia de vous y emmener. Elle m’emprunte mon palico et mon assistante, je peux lui emprunter son forgeron en retour, non ? »

Un éclat brûlant parcourut les yeux de Werner tandis qu’il fixait intensément Elenaril. Elle avait fait mouche, semblait-il. Et cela n’était pas pour lui déplaire. La compagnie du forgeron n’était aucunement désagréable à ses yeux, et cela était réciproque au vu de la discussion qu’il maintenait avec elle. Werner était ce genre d’individu si renfermé qu’il ne pouvait compter que sur de rares personnes en cas de problème ; si son cercle intime ne s’étendait autrefois qu’à l’unité Astrum, il s’était élargi depuis plusieurs mois à l’unité Avis dont il tolérait étonamment la présence. Il lui était déjà arrivé de demander un coup de main à Elenaril pour ses recherches, et l’avait accompagnée dans des expéditions unissant leurs deux unités afin d’agir en soutien. Puis il y avait eu la mésaventure de la dernière fois, dont il préférait garder les détails secrets, quand bien même Elenaril percevait de temps à autre cette étincelle de curiosité qui se ravivait dans ses yeux dès lors qu’elle agissait d’une façon un peu originale. Le forgeron n’avait plus rien à voir avec celui qu’il était à leur arrivée dans les Terres Interdites, ni durant tout le voyage jusqu’en ces lieux.

« Dans ce cas, c’est acté. Dès que votre prototype sera le plus achevé possible, nous irons le tester à Wyvéria pour répondre aux besoins de la Guilde, promit Elenaril. Je me demande quels ajouts vous avez— »

Trois petites silhouettes recouvertes d’une épaisse fourrure brune s’approchèrent en sautillant et en trottinant jusqu’à eux. En dépit de la chaleur, elles semblaient plus que jamais déterminées à s’agiter dans tous les sens. Interrompant Elenaril dans sa phrase, de leur impolitesse innocente, les trois wudwuds s’exclamèrent.

« Vous, tout seuls !

— Vous, tout tristounets !

— Nous, vous divertir pour vous sourire !

— Nous, très forts en jonglagerie !

— Prêts, les amicopains ?! »

Celui qui venait d’inviter ses deux comparses, et qui portait un collier fait à la main avec des champignons probablement cueillis la veille, s’approcha du foyer autour duquel l’unité Astrum se posait de temps à autre autour d’un feu de camp et frotta deux pierres entre elles pour démarrer, avec quelques étincelles, ce qui finirait en un beau brasier assez tôt. Il se servit des flammèches qui consumaient le bois et les brindilles sèches pour embraser tour à tour trois torches, qu’il tendit à ses deux acolytes. Le premier, au collier constitué de coquillages scintillants, vint se percher sur les épaules du deuxième, à la fourrure égayée par de vieux crocs de monstre – probablement de congas – et, faisant signe de sa patte libre, appela le dernier membre de leur trio duveteux à se hisser à son tour.

Leur pile, déjà précaire, tangua davantage lorsque le wudwud aux champignons commença à jongler avec les torches enflammées. Son ami aux coquillages lui envoya la première, puis ce fut au tour du troisième de faire s’élever dans les airs les deux dernières torches pour que leur comparse haut perché alternât avec un semblant d’agilité. Si Elenaril les guettait avec intérêt et une légère point d’appréhension quant au bon déroulé de leur petit numéro, Werner ne leur prêtait que très peu d’attention. Tous deux s’étaient légèrement reculés, se rapprochant davantage de la tente, afin d’éviter au mieux la chaleur du feu de l’âtre qui, mêlé à la moiteur de l’air ambiant, ne pouvait que rendre la respiration difficile. Essuyant d’un revers de manche la transpiration qui gouttait de son front, Elenaril se reconcentra sur le numéro des trois wudwuds jongleurs.

Champignons semblait bien se débrouiller, étonamment. Le voir s’agiter de la sorte et alterner avec aisance entre les trois torches était bien divertissant et, comme promis, un sourire se dessina sur les lèvres de la chasseuse. Ce ne fut guère le cas pour son camarade de mésaventure qui gardait cette moue irritée, le poing enfoncé dans la joue et le coude plaqué contre le genou. Son autre jambe tressautait d’impatience et d’agacement. Peut-être considérait-il cela comme du temps perdu, tandis qu’il aurait pu davantage encore avancer dans ses projets tous plus complexes les uns que les autres ? Connaissant le phénomène, ça n’était que certain.

La patte droite du wudwud au collier de crocs, qui maintenait celui perché sur ses épaules, glissa l’espace d’une seconde. Cela suffit pour que Coquillages perdît un semblant d’équilibre, et cela se répercuta sur le jonglage de Champignons. La tour précaire oscilla de droite à gauche, et une première torche lui glissa des griffes lorsqu’il tenta de s’en saisir pour la renvoyer dans les airs, avant qu’une seconde et la dernière ne fissent de même, échouant sur l’herbe sèche qui parsemait le sol çà et là.

Si Werner se recula, préférant garder des distances avec les maudites torches des wudwuds, ce fut le contraire pour Elenaril, qui s’empressa de se pencher pour les saisir et éviter tout départ de feu. Qui savait, toutefois, qu’en s’arquant de la sorte au-dessus des torches, la chasseuse ne ferait qu’empirer les choses ? La baietincelle que Nora lui avait confiée, si soigneusement rangée dans une des poches de sa veste, s’échappa en roulant hors du tissu pour venir s’éclater contre le sol et les flammèches qui émanaient des torches.

Un brasier se gonfla soudainement et la puissance de l’effet de souffle provoqué par l’éclatement de la baietincelle fit reculer Elenaril, qui protégea tant bien que mal son visage des flammes s’élevant subitement. Werner s’était soudainement redressé, faisant tomber son tabouret dans sa précipitation, et fixait de ses yeux grands ouverts le foyer incontrôlé, vraisemblablement incapable de savoir comment réagir, presque paralysé. Le trio de wudwuds, quant à lui, s’empressa de quitter les lieux sitôt se furent-ils remis de leur chute retentissante, non sans piailler des mots incompréhensibles dans leur peur panique.

Devant eux, là où l’éclat de la baietincelle s’était marié aux flammes des torches, le feu brûlait avec acharnement. Son cœur, libre de tout foyer pouvant le restreindre, semblait danser de joie tandis que ses bras, longues mèches cramoisies, s’étendaient vers la prochaine source qui pourrait le nourrir. La fumée, noirâtre et étouffante, restait suspendue en une colonne s’élevant vers les cieux. Le début d’incendie paraissait croître dans tous les sens.

« De l’eau ! hurla Elenaril en reprenant tant bien que mal son souffle, accablée par l’intense chaleur de la fournaise qui valsait devant ses yeux. Werner, apportez de l’eau ! Vite ! »

Il lui sembla entendre quelque signe d’approbation mais, gardant son regard figé sur le feu rougeoyant et tourbillonnant, elle ne put qu’amorcer une tentative pour endiguer la catastrophe.

Ils se trouvaient tout près des zones d’habitation des unités en halte au Grand-Camp ; à la moindre brise la situation pouvait dégénérer et devenir incontrôlable, encore plus en cette période de forte chaleur. L’herbe, d’ordinaire verdoyante, avait jauni et pouvait devenir un excellent combustible pour les flammes avides. À défaut, le tissu des tentes, à commencer par celle de l’unité Astrum, et tout le contenu entreposé à l’intérieur pouvait aussi bien faire l’affaire. Et Elenaril ne souhaitait en aucun cas que cela se produisît. Rien de tout cela n’aurait dû se produire tout court ; si elle avait fermé la poche dans laquelle elle avait rangé la baietincelle de Nora, rien de tout cela n’aurait eu lieu…

Si Werner avait couru au puits pour y remplir un seau d’eau, Elenaril ne pouvait se permettre de l’attendre les bras croisés. Une fois encore, elle devait enfreindre l’unique règle qu’elle s’était imposée depuis des années, principalement parce que son esprit, paralysé par la crainte du pire, ne pouvait trouver d’autre solution que celle-ci.

La chasseuse ôta ses gantelets de cuir et les jeta derrière elle. Ses mains enfin nues, elle tenta de vider son esprit de toute pensée parasite et toute inquiétude qui pouvait subsister, avant de se concentrer sur le flux qui pulsait dans ses veines. Il y avait de cela bien longtemps qu’elle n’avait pas fait appel à sa magie, étrangère à ce monde, et tout aussi longtemps que l’occasion ne s’était pas présentée, si l’on mettait de côté la mésaventure de la dernière fois, pour laquelle elle avait cependant fait une entorse…

Les mains tendues, ses pouces et index liés en la forme d’un triangle, et tournées en direction du brasier qui s’intensifiait, Elenaril focalisait toute son attention sur le fourmillement de la magie qui s’intensifiait au bout de ses phalanges. Une sphère d’une lumière aussi blanche que pâle vint y naître, ses lueurs ondulant sous la chaleur de l’incendie. Un petit sort d’altération aussi inoffensif qu’insignifiant, voilà quelle serait son entorse. Sa magie absorbait petit à petit la fumée de l’incendie pour l’altérer en vapeur d’eau qui, ainsi condensée au-dessus des flammes, viendrait les éteindre discrètement, sans laisser de traces.

Pourtant, elle avait beau brider son sort pour que le changement de la nature physique de l’objet n’opérât pas soudainement, de sorte à n’éveiller aucun soupçon, la progression du feu dévorant ne diminuait guère ; bien au contraire. Le crépitement des flammes semblait même augmenter, s’intensifier, et voilà qu’un de ses bras mouvants au gré du vent et du combustible le menait au pied des poteaux de bois qui maintenaient les cordes de la tente de l’unité Astrum.

« Par Syrabane, jura-t-elle dans sa langue natale, tu vas t’éteindre, oui ? »

Lâchant peu à peu la bride, elle permit à sa sphère de grossir davantage, et d’étendre son influence sur une plus grande superficie de l’incendie. Le feu commençait enfin à réduire à vue d’œil, mais le doute commença à projeter son ombre sur l’esprit de la chasseuse. Disposerait-elle d’assez de magie pour l’éteindre complètement… ?

Il y eut un bruit, puis elle vit une immense vague déferler sur la partie de l’incendie la plus proche de la tente, mettant à l’abri, même temporairement, le quartier général de l’unité Astrum. Cela rompit légèrement sa concentration et son sort vacilla, perdant un peu de son efficacité, avant qu’elle ne reprît le dessus et tournât la tête vers la source de cet arrosage inopiné.

Werner se tenait là, un seau d’eau vide entre les mains. Elle croisa son regard étonamment intrigué, presque souriant tant la curiosité l’animait, et dénué de toute cette supposée inexpressivité qu’il unissait en une moue faussement renfrognée via laquelle il repoussait habituellement les inconnus à qui il ne souhaitait adresser la parole. Avant de repartir en direction de la source de vie salvatrice qui contrecarrerait la destruction flamboyante, il adressa néanmoins une interjection qu’Elenaril ne sut déchiffrer correctement sur l’instant.

« Tu t’expliqueras après ! »

Était-ce un ordre ou bien une demande ? La voix rauque et habituellement râleuse du forgeron semblait empreinte de curiosité et d’enthousiasme ; comme si elle venait de lui apporter une preuve qu’il attendait, il prévoyait bien de lui passer un interrogatoire complet afin qu’elle éclaircît toutes les zones d’ombre qu’elle laissait planer… Elenaril trembla, sans savoir si cela était dû à un sentiment positif ou négatif.

Quelques allers et retours de Werner suffirent à apporter le soutien nécessaire pour qu’Elenaril pût achever le feu. Il ne resta que des traces de brûlures çà et là, sur les zones où les flammes s’étaient étendues. Dans ses veines, ne subsistait que quelques filaments de magie rescapés du déversement ininterrompu, et des cloques ne tarderaient pas à apparaître sur ses phalanges abîmées par les flammes. Voilà qu’elle était bonne pour confectionner quelques potions avec ce qui lui tomberait sous le coude…

« Quand tu disais que tu venais de très loin, et que tu gardais le secret, je pensais pas que c’était si original que ça, lâcha Werner en s’installant sur le tabouret qu’il avait fait tomber plus tôt dans sa stupeur, près d’une Elenaril trempée de sueur sous l’effort et la chaleur.

— Je ne pensais pas qu’un incendie viendrait trahir ma couverture, sourit-elle en retour avec une pointe d’amertume. Désolée de vous avoir menti, Werner.

— Bah. Comme tu l’as dit, on a tous des histoires qu’on aimerait pas raconter.

— Comme votre peur du feu, je présume ? »

Il tourna la tête dans sa direction, et fronça ses sourcils. Le bleu cobalt de ses iris brillait, trahissant sa stupeur, avant qu’un rire gêné et rauque ne vînt chasser cette étrange lueur dans son regard.

« Sacrée corneille, railla-t-il. Mais soit. Si tu me racontes d’où tu viens et ce que tu fais vraiment là, alors je te raconterai mon secret. C’est un marché honnête, non ? »

Elenaril lui adressa un sourire, avant de lever les yeux au ciel. Le soleil s’était entièrement soustrait à sa vue, dissimulé par quelques nuages, et la voûte céleste arborait de sublimes teintes de bleu, de rouge et de mauve. Bientôt, le croissant de lune viendrait prendre sa place là-haut, accompagné de ses milliers d’étoiles fidèles et étincelantes.

« Vous m’avez prise en flagrant délit et, vous connaissant, vous n’allez pas me lâcher tant que vous n’aurez pas eu toutes les réponses que vous désirez. Je vous dois bien ça, Werner. »

Alors, isolés de l’excitation qui parcourait le Grand-Camp tandis que se tenaient les célébrations de la Fête des Flammes et baignés par l’étonnante fraîcheur nocturne qui se dévoilait timidement, Elenaril entama le récit de sa venue dans ce monde, sous l’œil attentif d’un Werner brûlant d’intérêt et de curiosité.

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