Le jour où Chrysalis sauva la fête du Feu Chaleureux

Chapitre 1 : … à son corps défendant, s'entend.

8480 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 03/12/2023 08:02

Dans la vie de chaque enfant, arrivait un moment où on cessait de croire au Père Ponel. Parfois c’était en voyant Papa et Maman debout à deux heures du matin, bien avant l’aube aux doigts de rose, en train de rajouter des cadeaux sous l’arbre. Parfois, c’était à force de voir de mauvais comédiens, coiffés de bois clairement amovibles, jouer sans la moindre conviction le gros renne sur le marché du village. Mais pour la plupart des poneys, c’était simplement quelque chose que l’on délaissait en grandissant, puis que l’on regrettait, et enfin qu’on transmettait à ses enfants pour honorer la tradition de la saison et son message de générosité.

En soi, c’était assez évident. Le Père Ponel ne pouvait pas exister ! Rien ne vivait là-haut, au Nord, dans les étendues gelées au-delà du Yakyakistan, à part peut-être les Windigos. Comment des lapins, comme le prétendait l’histoire, pourraient-ils fabriquer ces montagnes de jouets pour les poneys ? Pourquoi cet esprit, dans toute sa générosité, ne rendait-il pas visite aux griffons ? Et comment pourrait-il passer dans ces milliers de maisons de poneys en une seule nuit ? Ça n’avait pas de sens.

Mais malgré tout leur aplomb, bien des poneys gardaient de vagues souvenirs d’avoir vu ces immenses reines se faufiler dans les minuscules conduits de cheminées. Ou bien ils se rappelaient leurs parents en plein débat à propos du merveilleux cadeau que ni l’un ni l’autre ne se souvenait avoir acheté. Ou bien ils se réveillaient tôt le matin, et apercevaient des traces de rennes dans la neige, quand bien même le spécimen le plus proche vivait à des milliers de lieues de là… et qu’aucun d’entre eux n’était assez grand pour laisser des empreintes pareilles…




Dans le ciel des hautes montagnes septentrionales, à travers les lourds nuages chargés de neige de la Veille du Feu Chaleureux, un autre nuage d’une nature bien différente avançait contre le vent, droit au nord. Des points jaunes, bleus et verts zigzaguaient à travers la formation floue, sans jamais s’arrêter ni se reposer. Certains s’avançaient pour prendre la tête d’un groupe, tandis que les meneurs précédents retournaient dans le sillage pour se reposer. À la saison où presque tout ce qui volait s’était depuis longtemps réfugié loin au sud, ceux-là continuaient de s’enfoncer dans les vents les plus froids, à travers les montagnes à l'Est de l’Empire de Cristal, loin dans les terres désolées piégées dans le pergélisol.

Leur destination, quand ils y arrivèrent, était bien loin du pôle nord, mais des poneys qui se seraient trouvés dans l’essaim auraient sans peine cru le contraire. Le bâtiment avait connu des jours meilleurs, mais il tenait bon. La neige cachait presque entièrement les tuiles roses, et des stalactites pendaient des volets d’un bleu passé qui faisaient barrage à l’hiver cruel. Pourtant une lumière chaude et accueillante filtrait à travers les bords des volets, et sous le portail qui donnait sur une cour à la neige bien déblayée se tenait un petit personnage bipède, vêtu de lourds habits d’hiver de couleur rouge, doublés de fourrure blanche.

Les membres de l’essaim atterrirent un par un, d’abord en foule informe puis, d’un accord silencieux, ils se mirent en rang, ligne par ligne, colonne par colonne, masse ondulante formée des plus belles couleurs de l’arc-en-ciel. Cela prit un moment, et le soleil glissait vers l’horizon alors que le petit personnage en rouge attendait que tout le monde ait touché terre.

Enfin, après une minute sans atterrissage, le plus grand dans les rangs s’avança, ses cornes fièrement dressées dans la lumière basse de la fin d’après-midi. Il sortit de son rang pour embrasser tout le groupe d’un seul coup d’œil.

« Hum, bon, je crois que tout le monde est là », dit-il d’un ton dégoulinant de déférence envers le monde en général.

« Pas tout à fait, mon cher Thorax, » dit la petite créature en rouge. « Il en reste une, hum, oui, une qui est toujours en chemin. »

Et en effet, bas dans le ciel en direction du sud, on apercevait un autre point – pas brillant et coloré comme les autres, celui-là, mais d’un noir mat. L’assemblée regarda avec une inquiétude croissante le petit point noir grossir de plus en plus, toujours très bas dans le ciel, et enfin venir atterrir à bonne distance derrière le groupe. La silhouette expulsa d’un coup de sabot la neige qui s'était immiscée dans un trou de son avant-jambe, puis s’avança lentement dans les rangs de la foule, indifférente aux milliers d’yeux qui la fixaient.

Quand elle atteignit le premier rang, elle n’accorda pas même un regard au dénommé Thorax qui se recroquevillait déjà, et s’avança directement vers le personnage en rouge. Puis avec la plus grande solennité, elle fléchit les jambes, se reposa sur ses coudes et inclina la tête.

« Nous qui nous souvenons », dit-elle comme on récitait la formule d’un rituel immémorial, « Revenons pour honorer le pacte ancien. »

Après une pause et un hochement de tête de Thorax, les autres déclamèrent à leur tour :

« Nous qui nous souvenons, revenons pour honorer le pacte ancien.

– Nourriture pour service, service pour nourriture, » continua celle en noir, et avec une grimace qu’elle ne sut réprimer : « générosité pour générosité. »

Sans pause cette fois, les milliers de créatures colorées répétèrent la formule.

« Une fois de plus, nous vouons nos services à Celui-qui-donne-des-présents. 

– Une fois de plus, nous vouons nos services à Celui-qui-donne-des-présents.

– Une fois de plus, nous acceptons son cadeau éternel d’amour et de vie.

– Une fois de plus, nous acceptons son cadeau éternel d’amour et de vie.

– Que ceux qui se souviennent honorent pour l’éternité le nom de Morillon.

– Que ceux qui se souviennent honorent pour l’éternité le nom de Morillon. »

Le petit être en rouge, appuyé sur une petite canne de bois, s'avança d'un pas incertain en secouant la tête.

« Ceux qui se souviennent… qui se souviennent ! » marmonnait-il, « Vous êtes tous trop jeunes de plusieurs milliers d’années pour vous souvenir ! Mais vous êtes là, vous êtes là. »

Il balaya du regard la foule qui se tenait devant lui, et où seuls les plus jeunes n’étaient pas plus hauts sur leur quatre jambes que lui sur deux.

« Enfin, j’imagine que vous vous souvenez toujours mieux de moi que mes chers petits poneys, tsss, tsss. »

La petite créature regarda la canne dans sa main en plissant un peu les yeux – ou plus exactement, les sourcils blancs broussailleux s’abaissèrent légèrement sur les arcades. Entre la doublure de son bonnet, les sourcils, la barbe et la moustache, il était presque impossible de distinguer un visage là-dessous à moins qu’il ne parle.

« Mais je me souviens… » dit la créature à voix basse, « Je me souviens des premiers poneys. Je me souviens de la première Reine Majesté. Je me souviens comme ils devaient sans cesse demander de l’aide, car c’était un monde horrible, oh oui, horrible à cette époque, horrible pour des petits poneys sots et naïfs… Oui, si sots, si naïfs, sans défense ! Alors, ils avaient bien besoin du Morillon, oh oui, oui. Toute l’aide qu’on pouvait leur donner, il fallait bien ça ! »

Le Morillon lança un regard à la bâtisse par-dessus son épaule. « Ce fut leur foyer, autrefois, » fit-il. « Je le leur ai donné, oui, avec toutes les dernières commodités. Les poneys n’en ont réinventé la plupart que dans les, hum, les cent dernières années, peut-être. » Il soupira. « La piscine y est encore. Gelée pour toujours, hélas. Quel dommage. Mais ils se faisaient trop nombreux, et ils sont partis, et ont continué. Seules les plus vieilles légendes aujourd’hui mentionnent encore l'âge d'or où les poneys vivaient au Paradis. À présent il n’y a plus que le Morillon, au Paradis, et il se souvient. »

La créature noire remua, mais ne dit rien.

« Mais enfin, ils ont grandi », continua le Morillon, « Par dessus, par dessous, de partout ils ont grandi. Ils sont devenus moins naïfs, moins sans défense. » Il soupira encore. « Moins innocents, aussi. Et ils ont moins eu besoin qu’on vienne chasser leurs problèmes pour eux. Maintenant ils peuvent se sauver eux-mêmes. Et se détruire eux-mêmes, aussi. Tss, tss, tss.

– Euh… Monsieur, monsieur Morillon ? » demanda Thorax.

« Tu te trouves en présence, » feula la grande créature noire, « du grand Morillon ! Tu n'as pas la permission de parler !

– Hum, mère ? Je, hem, je, je suis quasiment sûr que tu ne peux plus me donner des ordres, » répondit Thorax, qui avait l’air aussi sûr de lui que son interlocutrice semblait douce et bienveillante.

« Ah, oui, en parlant de choses qui changent, » dit le Morillon qui s’avança de nouveau en agitant sa petite canne. Quelque chose fit se relever la créature noire. « Je vois que pour vous aussi les choses ont bien changé, oui, bien changé en effet, depuis l’année dernière. En mieux, je crois. Enfin, pour tout le monde sauf une, » dit-il avec un soupir, « mais le vrai changement doit venir de l’intérieur. On ne peut changer si l’on n’est pas prêt. » La barbe s’agita, et l’éclat des dents se fit entrevoir derrière les poils ; Morillon souriait. « Voyons, je ne suis pas prêt à changer moi-même ! Non, non, mes champignons ont disparu, mes forêts et mes prairies ont disparu, et mes petits poneys sots et naïfs, ingénus et égoïstes sont partis, mais Morillon demeure, et je n’arrive pas à m’arrêter de donner.

– Nous le savons, monsieur, » dit Thorax. « C’est pour ça que nous sommes là. »

Il jeta un regard à la grande silhouette sombre et ajouta : « Même mam… euh, Chrysalis… enfin, je crois. »

Chrysalis foudroya du regard Thorax, puis ses anciens sujets, et enfin le Morillon. « Nous avions peur et faim, » dit-elle. « Nous sommes venus vers vous, et vous avez donné. À présent je reviens vers vous. » Elle jeta un autre regard à sa ruche transformée et termina : « Je ne comprends pas ce qu’ils font là, en revanche.

– Nous venons par gratitude, » dit Thorax. « Rien n’obligeait M. Morillon à nous donner de l’amour pour survivre à l’hiver. Mais il l’a fait. Et maintenant nous n’avons plus besoin de le prendre pour vivre, mais nous revenons quand même, parce que nous voulons faire ce qui est juste. Aussi longtemps que M. Morillon sera le Père Ponel, nous le serons aussi. C’était là le pacte. »

Chrysalis acquiesça. « C’était là le pacte », répéta-t-elle.

« Oh, ne t’inquiète pas, » dit Morillon. « Je te nourrirai aussi, Chrysalis. Et quant au reste d’entre vous… » Deux lapins à la fourrure blanche comme neige sortirent par la grande porte du bâtiment, traînant entre eux un grand sac. « Je crois que quelques cadeaux du Feu Chaleureux pour tout le monde feront bien l’affaire, maintenant que vous savez les apprécier.

– Le travail d’abord, » dit Chrysalis sans desserrer les dents. « Que ce soit réglé. Où est ma liste de méchants poneys ?

– Euh, à vrai dire, » murmura Thorax avant de reprendre d’une voix plus ferme, « je crois que c’est mon tour d'être Ogdeníw cette année.

– Je suis bien d’accord », dit Morillon. « Je sais que tu aimes beaucoup jouer l’Ogdeníw, Chrysalis, mais les poneys continuent de changer, oh-là, oui. Un nouvel Ogdeníw, il nous faut, oui, un nouvel Ogdeníw pour les temps nouveaux ! Par ailleurs, il y a quelque part un enfant des poneys très spécial, oui, qui a besoin d’un Père Ponel très spécial ! »

Un papier apparut en l’air devant Chrysalis. Elle le saisit dans ses sabots avant et le lut à haute voix : « Bloo Shine, au n°7 Rue Pavé-Neuf, Poneyville. » Elle regarda le Morillon. « Bon, alors où est le cadeau ? » Morillon secoua de nouveau la tête.

« Oh, non, non, non, Chrysalis, comme je l’ai dit, c’est un cas très particulier, je l’ai dit. » Le vieux gnome toisa l’ex-reine et précisa : « Si c’était aussi simple que livrer un paquet et manger quelques biscuits, je n’aurais pas à envoyer une reine, quand même, si ?

– Eh bien… c’est vrai, » dit Chrysalis, « si c’est un cas particulier.

– Mère », dit Thorax avec un soupçon d’irritation dans son ton poli et posé, « tu retardes tout le monde.

– D’accord, » gronda Chrysalis, « plus tôt je serai loin de ce troupeau de traîtres, mieux ce sera. » Elle lança un dernier regard au Morillon. « Je reviendrai dès que j’aurai fini. Tenez-vous prêt à remplir votre part du marché.

– Oh, Chrysalis, Chrysalis, » pouffa le Morillon, « quand ai-je négligé de donner ce que j’ai promis ? Ou de donner plus que ce que j’avais promis, d'ailleurs ?

– Du moment que je reçois ce que je mérite.

– Oh, non non non, », dit Morillon. « Je ne te donnerais jamais ce que tu mérites. Toujours ce qu'il te faut, et parfois, ce que tu désires. Ce serait horrible, si tout le monde ne recevait que ce qu’il mérite ! »

Secouant la tête en réponse à toutes ces sornettes, Chrysalis étendit ses ailes grêlées de trous et décolla, fonçant vers le sud avec la même détermination qui les habitait, elle et les autres changelins, quand ils avaient convergé vers le nord. Le ciel s’obscurcissait ; le soleil se coucha et la lune se leva.

Dans son dos, des dizaines de milliers de changelins revêtaient tous le même déguisement – celui d’un grand renne gras et jovial, dont le costume imitait les vêtements du Morillon – et prenaient chacun leur tour des cadeaux étiquetés que leur tendaient les lapins, sous le regard satisfait du vieux personnage. Il ne pouvait plus les donner lui-même aux poneys, plus maintenant. Mais avec des dizaines de milliers de petits assistants, il pouvait en distribuer assez pour que l’esprit du don reste vivant, et c’était ce qui comptait pour lui.

Et dans la sombre nuit du Feu Chaleureux, des Pères Ponel de toutes tailles s’élancèrent vers le ciel, galopant dans les cieux aux quatre coins d’Équestria et de l’Empire de Cristal, chacun portant un cadeau – ou, dans le cas de Thorax, un imposant fagot de branches sèches et une liste de récipiendaires.

Et plus loin en avant, un Père Ponel volait, seule et sans cadeau.



La rue « Pavé-Neuf », ainsi nommée par le service des postes d'Équestria était une voie de terre nue ; le numéro 7, un banal cottage avec un étage et un toit de chaume couvert de neige, décoré le long des bords de rameaux de houx et de rubans rouges. La cheminée fumait, l’ensemble dégageait une aura de confort et de contentement, comme tout le reste de Poneyville.

Chrysalis le haït instantanément.

Chrysalis haïssait tout Poneyville, avec ses maisons suffisantes pleines de poneys suffisants. Et elle haïssait personnellement chacun des poneys de la ville. Elle haïssait les bâtiments, les boutiques suffisantes et la mairie suffisante et la fontaine suffisante avec ses poissons suffisants, même piégés dans la glace, tout. Elle haïssait tout particulièrement ce château de cristal tout particulièrement suffisant, juste à l’extérieur de la ville, avec sa princesse alicorne suffisante et ses copines suffisantes et leur fichue magie arc-en-ciel suffisante qu’elles enverraient sans faute et avec suffisance à la figure de Chrysalis, si elles la trouvaient dans leurs petites rues suffisantes.

Plus que tout Equestria, Poneyville était frappée aux yeux de Chrysalis d’un cas particulièrement grave de suffisance en phase terminale.

Et m’y voilà , soupira-t-elle mentalement, à ajouter ma pierre à cet édifice navrant. Au moins, ça n’est qu’un seul poney, qui d’ici trois ans croira que je n’étais qu’un rêve – à moins que je ne trouve un moyen de mettre toute cette espèce inutile à genoux, d’ici-là.


S’introduire dans une maison par le conduit d’une cheminée allumée n’a rien de bien compliqué pour une métamorphe. Ce qui entra par le sommet était bien Chrysalis, mais ce qui ressortit dans l’âtre et se posa à bonne distance des chenets et de l’écran, avait tout d’un Père Ponel aussi massif et festif qu’on pourrait s’y attendre… si ce n’est que son sourire ne dépassait pas les pommettes, et que ses yeux gardaient un air de dureté qu’aucune métamorphose ne pouvait complètement masquer.

Chrysalis n’avait pas joué le Père Ponel depuis des décennies. Elle préférait largement le rôle d’Ogdeníw. Terroriser quelques sales gosses était toujours un vrai plaisir, même si elle n’avait pas le droit de les enlever comme le prétendaient les légendes. Et les Pères Ponel ne visitaient chacun qu’une seule maison, mais l’Ogdeníw passait toute la nuit chez des dizaines de petites pestes à remettre dans le droit chemin, celui qui en ferait de parfaites petites proies bien sages et décérébrées. Et voilà qu’elle se retrouvait sans branches qui sifflent en fouettant l'air, sans chaînes qui cliquent et claquent et sans même un cadeau à donner à sa morveuse…

Elle prit une grande inspiration et se força à se souvenir de tout l’amour que le Morillon accordait toujours le matin du Feu Chaleureux – bien assez pour rassasier un changelin pendant plus d'une semaine, même elle. Elle n’avait peut-être pas de Père Ponel intérieur à laisser sortir, mais elle pouvait bien enfermer la prédatrice pour la nuit.

Ceci fait, et avec son déguisement bien en place (sauf bien sûr ce petit air autour des yeux), elle se mit à explorer la pièce commune du rez-de-chaussée.


Qui que soit cette Bloo Shine, le Père Ponel était généreux avec elle cette année – par « Père Ponel », entendre ses parents, bien sûr. Il y avait déjà trois gros paquets sous l’arbre, marqués à son nom. Étrange… D’habitude, Morillon n’envoyait de changelins-Pères-Ponel que dans les maisons où les parents n’avaient pas les moyens de faire de cadeaux, ou du moins pas le cadeau en particulier qui, selon le Morillon, pouvait changer la vie d’un jeune poney. Une sale gosse à trois cadeaux n’aurait même pas dû se trouver sur la liste… enfin, celle de l’Ogdeníw peut-être, mais pas celle du Père Ponel !

Il y avait aussi les traditionnels biscuits, le verre de lait et la carotte près du feu. Certaines maisons n’avaient que la carotte. D’autres, seulement du foin, quand même la carotte était au-delà de leurs moyens. Mais toujours ce navrant fumet d’amour, de générosité et autres bons sentiments, du moins quand la maison ne méritait pas la visite d’Ogdeníw. Pourtant, lorsque Chrysalis huma la nourriture… non, pas une goutte d’amour là-dedans. Le plat empestait la tristesse et la confusion. Beûrk.

Chrysalis poursuivit ses investigations à l’étage, du côté des chambres. Se déplacer en silence était pratiquement inné chez chaque changelin, et plus encore chez les Reines. (Elle refusait de se considérer comme ex-Reine ; elle respirait encore, et donc était encore Reine, C.Q.F.D.)

Elle trouva d’abord la chambre des parents, lovés l’un contre l’autre sous la couverture. Leur amour transpirait à travers les tissus. Mais même affamée après les mois qui avaient suivi sa chute, elle résista à l’envie de se nourrir. Le Morillon le saurait… et on ne désobéissait pas au Morillon. Jamais. Morillon pouvait pardonner une trahison… mais dès lors, ce pardon était le seul et dernier cadeau que l’on aurait jamais.

La porte suivante donnait sur la chambre de la petite pouliche. (Les poupées et les dessins de fleurs étaient un indice bienvenu ; avec un nom comme « Bloo », Chrysalis aurait eu du mal à le deviner.) Et si l’amour des parents semblait délicieux, le lit de cette chambre était imprégné de la même tristesse qui souillait les biscuits et le lait en bas.

Chrysalis se tint à l’entrée, à réfléchir. Bon. On avait donc affaire à une gamine de famille aisée, dont les parents s’aimaient ad nauseam. Et il était clair que ce n'était pas la première année où le « Père Ponel » se montrait si généreux. Elle devrait rêver avec cupidité de tous ses nouveaux joujoux, non ?

« Qui est là ? »

Ah, de mieux en mieux. La morveuse ne dormait pas. La Reine changeline déguisée s’avança sans un bruit dans la chambre. Un soupçon de magie émanant des andouillers du « Père Ponel » illumina la pièce juste assez pour que la petite licorne bleue ciel, à crinière blanche et yeux bordeaux puisse voir le gros renne souriant en costume rouge.

« Bons… » commença Chrysalis avant de tousser, quand elle se rendit compte qu’elle avait oublié de déguiser sa voix. « Excuse-moi, » reprit-elle d’une voix profonde et parfaitement masculine sans commune mesure avec la sienne. « Il fait froid dehors, ce soir. »

La pouliche se redressa sur son lit en plissant les yeux. « Vous êtes le Père Ponel ? » demanda-t-elle.

« Le seul et l’unique. » Comparé aux énormes mensonges que Chrysalis proférait quotidiennement pour assurer sa survie, celui-ci était bien innocent. « Je t’ai laissé des cadeaux sous l’arbre. Avec un petit plus, car tu as été très sage et que tu n’as pas essayé d’épier ma venue.

– Merci, monsieur », dit la pouliche sans enthousiasme.

Chrysalis étouffa un soupir. Le Morillon l’avait envoyée personnellement en mission, et elle ne voyait pas d’autre moyen pour en finir que de… aussi répugnant que ça paraisse… que de parler avec cette petite fille de… beurk… sentiments.

« Tu sais », dit-elle de sa voix de Père Ponel, « je sais qui est sage et qui est vilain… mais je ne sais pas tout. Et en ce moment, tout ce que je sais, c’est que tu es triste. » Elle s’approcha et s’assit au pied du lit. « Tu veux en parler au Père Ponel ? »

La petite licorne soupira. « Je voulais faire un cadeau spécial à mes parents », dit-elle, « je viens tout juste d’apprendre à faire des petits gâteaux. Et j’avais trouvé cette recette super-spéciale, et je voulais la faire pour le réveillon ! Mais quand je suis allée au magasin acheter les ingrédients… ils n’avaient plus d’œufs ! » Des larmes coulèrent immédiatement sur la figure de la petite et elle se mit à renifler. « Et je n’ai pu en trouver nulle part ! Alors du coup, j’ai plus de cadeau pour mes parents cette année ! » Elle renifla de plus belle. « Et ils ont été tellement gentils avec moi cette année, que je me sens trop nulle !

– Oh, mais toi aussi tu as été très gentille avec eux, je le sais, » répondit Chrysalis-Ponel sur un ton bonhomme. Je crois que je vais vomir, pensait-elle en son for intérieur.

« Mais laisse-moi y réfléchir un moment… »

Évidemment, c’était là le problème particulier que le vieux Morillon, dans sa grande et sage sénilité, lui avait confié. Rien de bien sorcier. N’importe quel poney aurait pu le résoudre… mais bien sûr, pas n’importe quel changelin. Seul le petit nombre des changelins intimement familiarisés avec Poneyville, que ce soit avant ou après leur trahison de masse, disposaient métaphoriquement des outils nécessaires à ce bricolage enfantin. Et aucun n’avait autant d’expérience que Chrysalis. Fort simple, donc. Et il n’y aurait que quelques petites règles à enfreindre, quelques manigances de rien du tout. Pour une reine de la tromperie comme elle, c’était une formalité.

« Tu dois savoir, je pense, que c’est très vilain de sortir toute seule en pleine nuit, non ? » dit-elle de sa voix de Père Ponel. Bloo acquiesça. « Mais parfois… si la raison est exceptionnelle, et que tu es avec un adulte de confiance… parfois, ça peut être excusé, » continua le faux Père Ponel. « Surtout quand on est une petite pouliche qui a été très sage toute l’année… »


S’introduire dans le Sugarcube Corner fut à peine plus compliqué que d’entrer chez Bloo, et seulement parce que Chrysalis avait par erreur choisi une cheminée qui donnait sur un des fours de cuisine. Heureusement, les fours étaient à peine chauds, puisqu’on les avait éteint des heures plus tôt une fois les dernières cuissons finies. Elle n’ouvrit cependant pas tout de suite à Bloo, et vérifia d’abord si le réfrigérateur contenait des œufs.

Rien. Fiente. Heureusement, elle savait exactement où en trouver. Mais chaque chose en son temps.

La petite Bloo frissonnait de tout son corps quand le « Père Ponel » lui ouvrit enfin la porte de la pâtisserie. Un petit feu rougeoyait encore dans l’âtre de la pièce commune, et Chrysalis y jeta une bûche tirée d’un tas à côté des vitrines. Cela fait, elle mena dans les cuisines la petite qui se figea avec un air de désespoir à la vue des imposants fours à pain.

« Qu’est-ce qu’il y a, petite ? Je croyais que tu savais faire des gâteaux.

– Je sais me servir du four de maman, » dit Bloo, « Mais je n’ai jamais rien préparé avec des gros gros fours comme ça ! »

Ah. Un oubli anodin, mais ça ne gênerait pas le plan de Chrysalis.

« Dans ce cas, je vais trouver quelqu’un pour t’aider », dit-elle. « Il y a une ponette, qui est une de mes très bonnes amies, ici-même à Poneyville. Un petit mot à l’oreille et je suis sûr qu’elle sera ravie de t’aider avec tes biscuits. ».

La tristesse se changea si vite en joie que l’estomac de Chrysalis, déjà mis à mal par tous ces discours mielleux qui allaient avec le déguisement, menaça de produire quelque chose qu’il pût bel et bien rendre.

« Oh, ça alors ! » dit Bloo, « je vais faire de la pâtisserie avec un vrai lapin du Père Ponel !

– Non, ma chérie, » la corrigea Chrysalis, « c’est quelqu’un que tu connais très bien. Tu n’as qu’à m’attendre ici. Je vais la chercher en vitesse, et puis j’irai chercher quelques œufs pendant que tu te prépares. »


Ses espions avaient marqué la fenêtre exacte qui menait à la chambre de Pinkie Pie à l’étage. Ils avaient mentionné dans leurs rapports les quatre pièges d’une prodigieuse ingéniosité réservés aux visiteurs indésirables. Ainsi la capture de Pinkie Pie avait été un succès, ce qui avait mené – malédiction ! – au retour de Thorax et au coup d’état dans la ruche. Chrysalis soupçonnait que depuis, de nouveaux pièges auraient été mis en place. Toujours déguisée, elle s’approcha de la fenêtre avec toute la prudence nécessaire.

Prudence justifiée. Trois nouveaux pièges avaient été ajoutés aux quatre d’origine. Elle les contourna tous avec adresse, ouvrit la fenêtre qui n’était pas verrouillée et se glissa à l’intérieur. Précaution supplémentaire, elle descendit sur les yeux de l’alligator nain le bonnet rouge et blanc qu’il portait, juste au cas où il s’éveillerait. Un autre éclair de magie scella la pièce pour empêcher tout son d’en sortir. Ça ne durerait pas, bien sûr, mais ça suffirait.

Elle plaça son museau tout près de l’oreille de la ponette rose endormie, prit une grande inspiration, et lança son rire diabolique préféré. À l’instant où Pinkie Pie ouvrit les yeux, Chrysalis déclencha un sort de téléportation vers la ruelle sous la fenêtre de la chambre, et réitéra son rire terrifiant.

En haut, elle entendit quelqu’un se lever précipitamment et le son de deux sabots qui s’appuyaient dans la poudreuse sur le rebord de la fenêtre. Bien. Maintenant, son texte.

« Mes plans maléfiques se déroulent exactement comme prévu ! » Dit-elle à voix haute, à l’attention exclusive de la ponette qui l’écoutait plus haut. « Au moment où cette pouliche idiote sortira de cette ridicule pâtisserie, j’aurai mon premier otage ! Avec elle entre mes griffes, Twilight et ses amies n’auront d’autre choix que de se rendre ! Mouah-ha-ha-ha-haaa ! »

Par-dessus ses glapissements, elle entendit un tout petit cri de terreur étouffé. Excellent…

Une seconde. Ce n’était pas terrible comme plan, en fait. On pouvait faire bien mieux. Pourquoi ne pas…

Non, non. Souviens-toi du Morillon. Tiens-t’en au plan A.

« Maintenant, il faut qu’elle ressorte avant le retour du Père Ponel ! » continua-t-elle, et elle se délecta d’entendre un nouveau petit couinement. « Car malgré mes immenses pouvoirs, je serais impuissante face à sa magie ! Non, je dois attendre ici, qu’elle RESSORTE POUR QUE JE PUISSE L’ATTRAPER… »

Un rire de plus ? C’est si agréable, mais le temps est compté…

Bah, pourquoi pas après tout. Il ne faut pas cracher sur les plaisirs simples.

« Aaah-ha-haaa ! MOU-HA-HA-HA-HA-HA-HAAAAA ! »

Encore quelques bruits, cette fois de quelqu’un qui dévalait des escaliers sans trop se soucier de l’ordre dans lequel bouger ses sabots, quitte à heurter quelques murs et passer quelques marches en roulé-boulé. Chrysalis fit le tour de la bâtisse et s’approcha d’une fenêtre depuis laquelle elle pourrait entendre.

« Oh, Pinkie Pie ! C’est à toi que le Père Ponel a demandé de m’aider ?

– Aider ? Aider… Ah oui oui ! Oui, c’est ça ! Cette bonne vieille Pinkie Pie, à la rescousse tout en secousses, c’est moi ! Hé-hé-hééé… Bon, alors, qu’est-ce qu’elle peut faire pour t’aider, Pinkie Pie ? Pour quelque chose qui ne demande SURTOUT PAS DE SORTIR DEHORS ? »

Chrysalis eut un hochement de tête satisfait. Étape 1 : c’est bon. Maintenant, les œufs.


Le cottage de Fluttershy baignait dans la douce lumière de la Lune. L’ours qui traînait d’habitude dans les environ hibernait dans quelque grotte à cette période de l’année, ce qui signifiait que Chrysalis n’aurait à s’inquiéter que du menu fretin. Et encore, seulement celui qui ne dormait pas à l’intérieur.

Le seul gardien du poulailler était un renard, qui se réveilla pendant tout juste trois secondes avant qu’un sort de sommeil ne le renvoie à ses rêves où Fluttershy très fière de lui le félicitait de ne pas lui avoir boulotté ses poules. Chrysalis, pour sa part, était irritée de devoir dépenser autant de magie en une nuit. Morillon a intérêt à me le revaloir.

Elle introduisit sa tête dans le poulailler, où une douzaine de volatiles fixait l’intruse avec une inquiétude muette.

« Bon, écoutez. Je veux six œufs. Et vous, vous voulez que je me retienne de transformer votre prochain lombric juteux en Tatzlwurm. Si j’obtiens ce que je veux, vous aussi. Suis-je assez claire ? »

Elle poussa du sabot le panier en osier qu’elle avait volé sur un étal du marché.

« Vous avez cinq minutes. »

Cinq minutes et neuf œufs neufs plus tard, Chrysalis se retransforma en Père Ponel et rentra à Poneyville, s’auto-congratulant d’avoir démontré ce qu’on pouvait accomplir avec un peu de motivation.


« Mais avec toutes ces brioches et ces bûches et ces œufs mimosa et… enfin voilà, il n’y a plus un œuf dans tout Poneyville ! » dit Pinkie Pie. « Tu peux me croire, j’ai vérifié !

– Le Père Ponel a dit qu’il en rapportait », dit Bloo avec la foi absolue qui est le privilège des enfants innocents. « Il peut le faire ! Il peut tout faire ! » Il y eut un coup à la porte de derrière.

« Tu vois ? » dit Bloo en toute confiance. « C’est lui ! Il a dit qu’il revenait ! »

Elle trotta jusqu’à la porte et l’ouvrit en grand.

Une immense créature ténébreuse entra et s’empara de la petite pouliche. Pinkie Pie hurla.


Chrysalis, de nouveau déguisée, entendit le cri. Oh, merveilleux, pensa-t-elle. Ne me dites pas que c’est précisément le moment que Thorax a choisi pour qu’Ogdeníw vienne donner à Diamond Tiara son rappel annuel qu'« il va falloir être bien, bien plus sage que ça, ou sinon… » ?

Elle redoubla de vitesse, et en effet, Ogdeníw était là, soulevant d’un sabot une Bloo Shine terrorisée sous les yeux d’une Pinkie Pie qui se tenait impuissante à la porte des cuisines du Sugarcube Corner.

Malgré tout le mépris que Chrysalis portait à Thorax pour sa faiblesse, sans parler de sa trahison, elle dut bien admettre qu’il surpassait tout ce qu’elle avait pu imaginer pour le déguisement d’Ogdeníw. Il avait délaissé le fagot de branches sèches, peut-être parce qu’il était plus intimidant sans. Il n’était pas vraiment sombre. Plutôt comme fait d’anti-lumière. La pleine lune de la nuit du Feu Chaleureux ne semblait même pas le toucher. Il formait une faille béante dans l’air glacé de la nuit, avec seulement deux yeux de feu aussi lumineux que le reste de son corps était noir.

Le cri s’amplifia. Des lumières s’allumèrent dans les maisons alentours. Peste et Infection, pensa Chrysalis. Le Morillon va être furieux contre moi. Et ce n’est même pas ma faute !


« Entrer comme une voleuse chez quelqu’un d’autre », siffla l’Ogdeníw d’une voix qui évoquait le crissement du verglas, « Rester debout après l’heure du coucher. Réveiller les voisins. Tu es un méchant petit poney

– C’est pas vrai ! » cria Bloo. « Le Père Ponel a dit que j’étais très sage ! Il dit que j’ai une excuse ! »

L’Ogdeníw la souleva plus haut pour qu’elle le regarde dans les yeux. « Tu es une vilaine, » dit-il, « et donc tu es à moi.

– LAISSE-LA ! » tonna Chrysalis de sa meilleure voix de Père Ponel. D’après l’écho qui lui revenait des maisons voisines, elle était plutôt en forme. « Ce poney est sur la liste des enfants sages. Et j’en sais quelque chose, puisque je suis le Père Ponel. »

L’ombre tourbillonnante abaissa le sabot qui tenait Bloo, mais ne la lâcha pas. Elle fixa Chrysalis, qui craignit un instant d’avoir oublié son déguisement. Elle se retint de vérifier.

« Imposteur. Va-t-en, » siffla la créature de ténèbres.

Bloo eut un petit cri de surprise étranglé. Non, non, non, pensa Chrysalis, Morillon pardonnait peut-être la traîtrise, mais même lui ne pardonnerait jamais qu'un Père Ponel se laisse arracher un enfant innocent. Et le Morillon pouvait faire… toutes sortes de choses. Chrysalis ne savait pas tout à fait quoi ni comment, mais s’il pouvait faire apparaître des cadeaux de nulle part et produire assez d’amour pour repaître une changeline insatiable pendant une semaine, trente mille fois d’affilée… alors il était évident qu’il pouvait faire bien d’autres choses, beaucoup moins agréables.

« Je ne suis pas un imposteur », clama Chrysalis, « Je suis le vrai, l’authentique Père Ponel ! »

Elle illumina les bois du déguisement avec sa magie, et un éclair frappa le sabot qui tenait encore Bloo. Avec un cri de douleur l’ombre la lâcha, et Bloo allait s’écraser dans la neige quand Pinkie la rattrapa in extremis. Mais avant qu’elle ne puisse mettre Bloo à l’abri dans le Sugarcube Corner, l’Ogdeníw les contourna et bloqua l’ouverture, avant d’étendre son ombre sur la ponette rose et la pouliche pâle.

« Elle est à moi. Toutes deux sont à moi. Par l’ancienne loi, elles sont à moi.

– Et moi, je t’ai dit que non ! »

Chrysalis voleta jusqu’à l’Ogdeníw, lui fit face, et chuchota.

« Thorax ! C’est fini, oui ? Tu vas tout gâcher ! Je peux comprendre que tu veuilles trouver ton côté obscur pour arrêter d’être une larve, mais là ce n’est pas le mom… »

Quelque chose heurta Chrysalis-Ponel juste sous la mâchoire, l’envoyant valdinguer dans les airs et s’écraser contre le mur d’une maison proche, juste à côté d’une fenêtre. Celle-ci s’ouvrit, et un poulain grassouillet à la crinière brune bouclée passa la tête par l’ouverture.

« Coucou, Père Ponel ! Tu es sûr que ça va ? »

Chrysalis se frotta le menton avec un de ses sabots fendus.

« Rentre te coucher, petit, » grommela-t-elle. « L’Ogdeníw et moi discutons de métaphysique appliquée.

– Métaphysique appliquée ? » Le visage gras du poulain se tordit d’incompréhension. « C’est un mot de grands pour dire « bagarre » ? Parce que tu ressembles à Snips quand il s’est moqué de Snails qui avait perdu son camion de pompiers préféré… »

Chrysalis prit appui contre le mur et s’envola vers l’Ogdeníw, en partie parce que si elle devait dire encore un mot à ce petit crétin, ça risquait de ne pas faire très « Père Ponel »…

… mais surtout parce qu’en voyant l’Ogdeníw s’étendre et recouvrir de ténèbres toute la ruelle, elle soupçonnait que Thorax pouvait être n’importe où, mais sûrement pas à Poneyville.

« Tu ne m’arrêteras pas, Imposteur, » gronda l’Ogdeníw. « Tu n’est pas l’un des Trois, tu ne viens pas de la Forêt. Tu n’as aucun pouvoir sur moi. » L’ombre se pencha et enveloppa Pinkie et Bloo, les soulevant en l’air. « Je prendrai mon dû. Ces poneys apprendront à craindre et redouter cette nuit. Mon peuple s’éveillera de son sommeil. Les Windigos prendront cette terre, comme ils ont pris la précédente !

– Oh non ! » s’écria Pinkie Pie. « Vous voulez dire que tout Équestria sera gelée ? Mais faut pas faire ça, toutes mes amies y vivent ! »

L’Ogdeníw baissa ses yeux flamboyants sur Pinkie. « Tu n’auras plus à t’en soucier », siffla-t-il.


« Objection, Votre Horreur. »

Chrysalis méprisait jusqu’à l’idée des héros et de l’héroïsme, mais elle devait bien admettre que prononcer cette phrase avait quelque chose de jubilatoire. Presque aussi jubilatoire fut le fait de rendre son direct du sabot à l’ombre géante, pour l’envoyer bouler dans la neige.

Et mieux encore, elle avait un public. Des dizaines de poneys la regardaient à présent, y compris… oui, il y avait là Rainbow Dash, et Rarity, qui accoururent pour rattraper Pinkie Pie et Bloo Shine alors qu’elles échappaient à la prise d’Ogdeníw. Twilight Sparkle n’était sans doute pas loin derrière, de même que Starlight Glimmer, et possiblement Applejack et Fluttershy si on leur en laissait le temps.

Il lui fallait donc en finir, et vite – autant pour tenir son rôle de Père Ponel que pour empêcher les Éléments de l’Ânerie d’intervenir.

Mais un public de poneys, de poneys qui croyaient… Oui, ça pouvait marcher.

 « Tu as raison, je ne suis pas l’un des Trois », dit-elle, « et je ne viens pas de la Forêt. » Peu importe ce que ça veut dire. « Mais je suis le Père Ponel. Cette nuit, je suis l’esprit de la générosité et de la bonne foi. J’apporte des cadeaux aux enfants d’Équestria, et aux parents, de bons souvenirs de temps heureux, passés ensemble, à partager l’amour, l’harmonie et l’amitié. »

Bon sang, cette fois c’est sûr, je vais vomir.

« Et j’apporte un cadeau encore plus grand que tout cela, » poursuivit-elle. « J’apporte le pardon. Le pardon pour Bloo Shine et tous ces poneys ! Car en cette nuit toutes les querelles et tous les torts sont oubliés. Je suis l’esprit du Nouveau Départ, l’esprit de la Réunion. » Et même moi, je sais que jamais de ma vie je ne dirai rien d’aussi hypocrite, mais le personnage l’exige. Râh.

« Et c’est là un cadeau que tous les poneys peuvent partager, Ogdeníw ! Les fondatrices du pays le partagèrent ensemble ! Il est moulé dans les fondations même de ce peuple ! » On moule bien des trucs dans les fondations ? « Et on le donne encore, et encore, depuis plus de mille ans ! Le cadeau de l’Harmonie, Ogdeníw ! Plus on le donne, plus on en reçoit ! »

Bon, je commence à être à court de poncifs… Ah, voilà une bonne conclusion…

Elle fit résonner au maximum sa voix de Père Ponel.

« Et où, dis-moi, où les anciennes lois exigent-elles que seuls Trois puissent donner ? » Elle frappa la neige d’un sabot fendu, et l’ombre qui s’étendait sur elle tressaillit. « Car cette nuit, tous les poneys sont le Père Ponel. Pas un. Pas trois. Nous sommes tous le Père Ponel… et toi, Ogdeníw, tu nous obéiras. »

L’Ogdeníw recula, se rapetissa sous le regard de braise du Père Ponel et, plus important, de presque une centaine de poneys qui s’approchaient de la créature affaiblie, accompagnés d’une vague de magie purifiante que seules l’ombre et Chrysalis pouvaient sentir. Brûlante, mais Chrysalis avait connu pires brûlures, et elle avait eu bien, bien des années pour apprendre à tenir un rôle quoi qu'il advienne.

« Va-t-en », dit la voix du Renne, « et ne trouble plus cette sage enfant. »

L’ombre s’enfuit et disparut sous la pression écrasante de l’harmonie. Il fallut à Chrysalis toute sa volonté pour ne pas faire de même, et échapper à cette sensation écœurante.

Il y eut un silence. Et puis, au moment exact où Chrysalis l’avait prédit, Bloo s’écria : 

« Le Père Ponel a botté le train à l’Ogdeníw ! »

Il y eut une ovation, accompagnée d’un raz-de-marée d’amour. Ça, par contre, pensa Chrysalis en tâchant de garder sa langue fourchue dans sa bouche, vous pouvez continuer toute la nuit si vous le voulez. Enfin… non, j’imagine que non.

« C’est bien vrai, » dit le Père Ponel, « tous les Pères Ponel. Nous tous. Ensemble. »

La réplique écœurante déclencha une autre acclamation, et l’estomac aigri de Chrysalis se sentit apaisé par une nouvelle vague d’amour et de joie. Même si elle avait un arrière-goût de… suffisance.

Elle marcha jusqu’au panier d’œufs. Un seul s’était fendu quand elle l’avait lâché. Elle ramassa la corbeille et la plaça entre les sabots de Bloo.

« Ça devrait suffire pour ton cadeau, » dit-elle. « Finis-le, et Madame Pinkie Pie te raccompagnera chez toi pour que tu puisses retourner te coucher comme un poney bien sage. »

Regardant la foule alentour, elle ajouta : « Et ça vaut pour vous aussi, petits poneys sages. Après tout, j’ai peut-être déjà visité votre maison… » Clin d’œil ostentatoire. « Ou peut-être pas ! »

Les poneys plus âgés rirent, certains avec un peu de culpabilité.

« Et un joyeux Feu Chaleureux pour tout le monde ! » acheva Chrysalis en s’élançant dans le ciel. « Que jamais ne s’éteignent la flamme de l’amitié… et donnez toujours ce merveilleux cadeau ! »


Elle ne regarda même pas en arrière pour vérifier si tout le monde rentrait bien chez soi. Son travail était terminé, et rien, pas même de l’amour pour une année entière, ne serait assez cher payé pour qu'elle reste une seconde de plus.



Presque au même instant où Célestia leva le soleil sur ce matin du Feu Chaleureux, Chrysalis toucha terre devant le manoir enneigé du Morillon. Les autres changelins (ces traîtres) étaient déjà revenus et repartis. Le petit homme plus vieux que le temps avec son costume rouge était debout devant les portes, comme s’il n’était pas rentré de la nuit. Pour autant qu’elle sût ou s’en souciât, ça n’avait rien d’impossible.

« Eh bien, eh bien », dit le Morillon, « j’ai entendu chaque mot. Tout entendu. D’excellents mots, Chrysalis. Je savais que tu serais le bon poney pour ce travail, oui, oui.

– Bah, qu’importe, » grommela Chrysalis. « Des mots, rien de plus. Les mêmes œillères que les poneys se mettent eux-mêmes depuis des années.

– Des mots, rien de plus ? Oui, j’imagine. Rien que des mots, jusqu’à ce que quelqu’un les entende, les écoute…

– Écoutez, l’aube est là, » le coupa Chrysalis. « J’ai honoré le pacte une année de plus. Où est mon salaire ? »

Morillon secoua la tête d’un air navré.

« Il y a des gens à qui l’on peut présenter tout un tas de cadeaux, et qui n’en voient pas un seul, non… » soupira-t-il. « Mais tu auras le tien, comme toujours. »

Il leva son bâton, le remua un peu, et…

… Chrysalis fut rassasiée. Elle sentait la puissance qui courait en elle, la réchauffait de l’intérieur, comme chaque année une seule fois par an… Peut-être un plus fort, cette année…

« Et un de plus, oui, » dit le Morillon. Il souleva un sac à moitié enterré dans la neige à côté de lui et en tira une grande boîte. « C’est pour toi. Pour la saison. Jusqu’à ce que nous nous revoyions, l’an prochain. »

Chrysalis s’empara de la boîte et la souleva à sa hauteur.

– Merci, vieux f… » Elle soupira, s’agenouilla et recommença : « Loué soit le Morillon ; que jamais son nom ne soit oublié, et qu’il soit éternellement loué et honoré. 

– Oh, ça je n’en sais trop rien, » dit le Morillon. « L’éternité, c’est bien long, surtout à la fin, et j’ai déjà vécu si longtemps. Mais l’an prochain, oui, oui, je crois. C’est bon de te revoir, Chrysalis !

– Ouais, c’est ça. » grommela Chrysalis.

Elle s’envola et ne s’arrêta pas avant d’avoir retrouvé le trou qui lui servait de cachette, au fin fond de la forêt d’Everfree. Là seulement, à l’abri des regards, elle ouvrit la boîte.


Elle contenait des biscuits au sucre.

Chrysalis en goûta un. Ils étaient infects – tout sucrés et croustillants et pleins de miettes et, et, et… bref, des biscuits.

Ça ne l’empêcha pas, à terme, de les manger tous, jusqu’au dernier.

Elle les avait gagnés.

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