Patrocle

Chapitre 40 : Hélène de Sparte

3083 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/04/2024 12:59

Hélène de Sparte n'avait jamais connu l'amour, ni pour un homme ni pour une femme. En dépit de sa beauté divine, elle aurait pu accueillir tous les hommes du monde, y compris un dieu, dans sa couche. Ceux qui venaient solliciter son amour la contrariaient, et ceux qui succombaient à ses charmes la lassaient. De temps en temps, elle se demandait si les femmes moins attirantes qu'elle, mais qui parvenaient à trouver l'amour, étaient stupides ou folles. Sans les deux années qu'elle avait passées sur l'île de Lemnos, Hélène aux cheveux d'or n'aurait pas su à quel point la vie pouvait être ennuyeuse.

Sur le balcon du palais royal de Mycènes, elle se perdait dans les méandres de son passé. Son enfance avait été loin d'être ennuyeuse. Elle se remémorait les jardins splendides du palais de son père à Sparte, où elle jouait avec insouciance, et les courses effrénées dans les pâturages à l'ombre des collines. À cette époque, sa vie était paisible et insouciante, jusqu'à ce qu'elle perde sa virginité avec un capitaine de la garde dont elle ne se souvenait même pas le nom. Tout ce dont elle gardait le souvenir était une douleur initiale se transformant en un plaisir intense, mais fugace.

L'homme s'était ensuite volatilisé, probablement exécuté, sans laisser de traces. Elle n'avait pas été blâmée, bien qu'elle se souvînt du visage bouleversé de sa mère et des regards de ses frères et sœurs, en particulier celui de Clytemnestre, qui l'avait fustigée avec sévérité.

Deux années plus tard, à l'âge de dix-huit ans, son père l'exila sur l'île de Lemnos. Il espérait que son séjour dans cet endroit peuplé exclusivement de femmes pourrait apaiser la curiosité croissante d'Hélène envers les hommes. Mais Hélène découvrit d'autres joies dans les bras de ces femmes. Selon la légende, elles avaient été affligées d'une odeur pestilentielle par la déesse Aphrodite pour avoir négligé son culte, et furent ensuite abandonnées par les hommes de l'île qu'elles finirent, dans leur dépit, par exterminer. 

La princesse de Sparte sourit tendrement. Sur l'île, les femmes n'avaient aucune odeur désagréable, et il y avait effectivement quelques hommes, la plupart étant mariés. Son séjour au temple d'Héphaïstos fut mémorable, marqué par trois amantes dont la dernière était si ardente qu'Hélène en garda un souvenir inoubliable. Malheureusement pour cette dernière, la princesse finit par se lasser et la quitta du jour au lendemain. On lui rapporta ensuite que la malheureuse s'était jetée d'une falaise et que son corps avait été déchiqueté par les rochers.

Hélène se leva et s’avança sur le balcon, sa peau nue caressée par la brise matinale. L’air était frais et vivifiant, et déjà, Hélios avait quitté les montagnes lointaines. À Mycènes, l’automne se montrait plus doux qu’à Sparte.

Une porte grinça, et une servante poussa un hoquet de surprise en découvrant la princesse dévêtue sur le balcon. Hélène tourna la tête vers elle, la fixant un instant, puis détourna les yeux pour reprendre sa contemplation des montagnes.

Les regards stupéfaits des autres ne la dérangeaient pas. Pour cette servante, voir la légendaire Hélène de Sparte sans vêtements devait égayer sa journée, mais Hélène s’en moquait. Elle savait que sa beauté était une arme redoutable, bien dissimulée derrière son apparence angélique.

— Princesse Hélène, vous devriez rentrer. Quelqu'un pourrait vous voir, dit la jeune servante d'une voix effrayée.

Hélène resta un moment sur le balcon puis, sans la regarder, rentra et enfila une robe verte. La robe avait une ceinture en or, attachée haut à la taille, avec des manches courtes et un décolleté qui révélait ses épaules parfaites. Quand elle regarda la servante elle lui posa une question sans remarquer ses pupilles qui se dilataient.

— Où est ma sœur, la reine ?

— En réunion avec ses conseillers, princesse. Dois-je la prévenir ?

— Inutile, je vais prendre mon petit déjeuner dans les jardins.    

Hélène descendit gracieusement le grand escalier du palais, ses pas légers comme une danse. Elle se dirigea vers les jardins luxuriants de Mycènes, où les premières lueurs du jour caressaient son visage d’une douce lueur. Le jardin était un écrin de verdure, les fleurs aux mille couleurs s’épanouissaient sous le regard bienveillant d’Artémis.

Elle trouva un endroit paisible sous un vieux chêne, où une table en marbre était dressée pour son petit déjeuner. Des fruits frais, du pain, du miel et du vin étaient disposés avec élégance. Elle s’installa, perdue dans ses pensées, observant les jeux de lumière sur les feuilles des arbres. En croquant une pomme, elle laissa son esprit vagabonder. Soudain, le chant d’une lyre et une voix douce murmurent :

Vérité, tu me dévoiles ton visage,

Car je chéris cet instant, tant que j’ai encore l’usage.

J’ai oublié l’amour de mes proches,

Qui se soucient de moi en tout âge.

Je vois clair à présent,

Comme s’ils étaient devant moi.

Hélène se leva gracieusement, attirée par le son envoûtant de la lyre. Était-ce Apollon qui chantait ? Jamais elle n’avait entendu une voix à la fois si douce et triste. La mélodie émanait de l'ombre d'un citronnier, où un jeune homme s'était installé pour répéter ses accords sur une lyre argentée. Sa voix, douce comme la saveur d’un fruit, s’unissait à la brise qui dansait dans les feuilles de l’arbre. Hélène avait vu des hommes plus beaux, plus grands que ce jeune éphèbe, mais il y avait une lueur dans son regard, une lueur presque divine.

Le jeune homme ouvrit les yeux, inspira longuement, et sans regarder dans la direction où se cachait Hélène, il dit :

— Venez… Auriez-vous peur de la musique ?

C’est alors qu’elle se montra, et bizarrement, le jeune homme n’était pas ému ou cloué lorsqu’il aperçut la princesse de Sparte. Hélène s’approcha de lui, et elle le vit sourire avec douceur.

— Vous semblez fatiguée, fit-il remarquer.

— C’est que… je viens juste de me réveiller, dit-elle en lui rendant son sourire. Vous chantez merveilleusement bien, êtes-vous un aède ?

Il éclata de rire, et Hélène aima son sourire.

— Non du tout, je m’exerce quand je peux, et cette lyre est un cadeau de mon ami. C’est lui qui m’a encouragé à chanter.

— Votre chant est très triste, vous avez perdu quelqu’un ?

— Je voulais rendre hommage aux morts tombés aux portes de Mycènes.

Hélène s'approcha davantage, captivée par la sincérité dans les yeux du jeune homme. Elle prit place à côté de lui sous le citronnier, observant les nuances d'émotion sur son visage.

— Les morts de Mycènes, murmura-t-elle, pensant à la bataille que sa sœur Clytemnestre avait menée. C'est noble de votre part de leur rendre hommage à travers votre chant. Vous y avez participé ?

— Oui, j'ai été sur le champ de bataille.

Hélène inclina la tête légèrement, étudiant ses traits avec curiosité.

— Pardonnez-moi de vous dire cela, mais... vous n'avez pas l'air d'un soldat, dit-elle.

Le jeune homme sourit légèrement, comme s'il avait déjà entendu cette remarque auparavant.

— Et pour vous, qu'est-ce qu'un soldat ? demanda-t-il curieux.

— Un homme de combat, un guerrier, quelqu'un qui prend des vies pour protéger les siens.

— Alors, selon cette définition, je ne suis pas un soldat, concéda-t-il. Mais je crois que la mélodie peut aussi être une forme de protection, un moyen de guérir les âmes blessées par la guerre.

Hélène le regarda avec un mélange d'admiration et de curiosité.

— Vous avez une perspective intéressante sur le chant, remarqua-t-elle. Et que pensez-vous de la guerre elle-même ?

Le jeune homme baissa les yeux un instant avant de répondre d'une voix grave.

— La guerre est parfois nécessaire, mais elle laisse toujours des cicatrices, des douleurs qui ne peuvent être apaisées que par des mots et des mélodies.

Hélène fut émue par ses paroles, percevant en lui une sensibilité rare parmi les guerriers. Elle l'observa avec un intérêt grandissant. Sa sœur Clytemnestre côtoyait souvent des hommes de guerre, mais cet homme, bien qu'associé au champ de bataille, préférait exprimer ses émotions à travers la musique. C'était une rencontre inhabituelle dans son cercle habituel.

— La musique peut être une compagne apaisante en des temps agités, commenta-t-elle. Puis-je savoir le nom de celui qui manie la lyre avec tant de talent ?

— Je me nomme Patrocle, répondit-il humblement. Et vous, illustre princesse, comment souhaitez-vous que je vous appelle ?

— Hélène de Sparte, simplement Hélène, dit-elle en esquissant un léger sourire. Mais entre nous je sais que vous m’avez reconnu, je ne laisse personne indifférent, je pourrais même danser au son de leurs battements de cœurs lorsqu’ils me regardent.

Elle abandonna son sourire et le regarda bizarrement.

— Comment se fait-il que le vôtre demeure si calme ?

Patrocle ne put s’empêcher de sourire légèrement face à l’assurance d’Hélène. Il savait qu’elle était réputée pour sa beauté et la fascination qu’elle suscitait chez ceux qui la rencontraient.

— Madame, votre réputation vous précède, c’est vrai, admit-il. Mais peut-être que les battements de mon cœur sont réservés à quelqu’un d’autre ?

Hélène, surprise par sa réponse, plissa légèrement les yeux, cherchant à percer le mystère qui entourait cet homme.

— Vous semblez confiant, Patrocle. Mais vous ne me connaissez pas encore. Les hommes se laissent souvent éblouir par mes charmes, mais je suis habituée à avoir ce que je veux.

Elle le regarda intensément, cherchant à voir une faille dans son assurance tranquille.

— Je pourrais vous faire oublier cette femme que vous aimez ou que vous prétendez aimer, j’en ai le pouvoir.

Patrocle, sans détour, lui répondit d'une voix résolue :

— Peut-être que vous avez ce pouvoir, Hélène, mais il y a des choses que même la plus grande beauté ne peut conquérir. Mon cœur n'est pas à vendre, il appartient à celle qui l'a gagné par sa pureté et sa loyauté. Et cela, aucune séduction ne peut le changer.

Décontenancée, Hélène observa Patrocle qui s'éloignait d'elle. La princesse de Sparte, dont on disait que son passage faisait tomber les mâchoires, fut submergée par un mélange de colère et d'incompréhension. Les hommes forts, brillants, érudits, et même les prêtres, succombaient à sa beauté. Mais voilà que son pouvoir semblait s'effriter devant cet homme qui choisissait la loyauté envers son cœur plutôt que les promesses enchanteresses d'Hélène. Elle laissa échapper un soupir frustré, se demandant comment un homme pouvait lui résister, alimentant ainsi le brasier de sa fierté blessée.

Qui était donc cette mystérieuse femme qui avait captivé le cœur de Patrocle ? Elle se leva et quitta les jardins pour rejoindre ses appartements, elle ordonna à sa servante de lui préparer un bain. Soit cette femme mystérieuse ne pouvait être qu’Aphrodite, soit elle avait affaire à une rivale de poids, il faut absolument qu’elle sache qui elle est.

 

*

Les jours suivant sa première rencontre avec Patrocle, Hélène s'était surprise à repenser de plus en plus au guerrier à la lyre. C'était étrange... Il n'était pas aussi beau que Castor ou Pollux, avec ses traits à la fois durs et tristes. Pourtant, ses yeux brillaient d'une intelligence et d'une maturité fulgurantes, des qualités qu'elle n'avait jamais trouvées attirantes auparavant. Malgré cela, il parvenait à occuper ses pensées de la manière la plus déconcertante...

Selon sa sœur, Patrocle n'avait pas seulement combattu en première ligne, mais il avait aussi sauvé Mycènes en utilisant une stratégie audacieuse. L'Hoplite Sanglant de Qadesh avait mérité sa réputation ce jour-là, et les soldats de Mycènes chantaient ses louanges, le surnommant déjà le Rempart de Mycènes. Un autre surnom, un autre exploit, une nouvelle légende naissait.

Un soir, alors qu'elle dînait avec sa sœur, elle lui raconta sa mésaventure avec Patrocle, sans remarquer le regard de Clytemnestre qui se durcissait. D'un côté, celle-ci était furieuse contre Hélène, mais d'un autre côté, elle était folle de joie des paroles de Patrocle.

Sa lionne de sœur n’avait toujours pas changé malgré les années passées. Exubérante, autoritaire, généreuse, possessive, avide de vivre, de rire, de comprendre et d’aimer, les demi-mesures n’intéressaient pas Hélène. Elle ne voulait connaître que l’intensité.

— Il doit surement aimer les hommes, dit Hélène en faisant une grimace. Ou il doit être fou, sinon pourquoi il refuserait une femme comme moi.

— Une femme comme toi, hein ? dit Clytemnestre avec ironie.

— Oui une femme comme moi, insista Hélène en la fusillant du regard. Je ne suis pas seulement belle et bien en chair ma douce. Je sais aussi procurer mille plaisirs, je t’ai raconté comment une de mes esclaves m’avait enseigné l’art de donner le plaisir.

— Oui, cette esclave des Indes je le sais… dit la reine en secouant la tête a la fois agacée et amusée.

— Elle a même déclaré que je surpassais celles qui lui y ont prodigué ce savoir, renchérit Hélène. Et voilà Patrocle le Rempart de Mycènes qui refuse de prendre d’assaut mon beau palais interdit.

— Tu devrais peut-être le laisser en paix, se risqua Clytemnestre.

— Hors de question ! s’écria Hélène vivement. Cet homme rompra à mes pieds, et puis je n’ai pas sorti toutes mes armes, et je compte bien évincer cette mystérieuse femme dont il prétend en être amoureux. Baliverne que tout cela…

— Hélène ! l’interrompit Clytemnestre avec gravité. Cela suffit maintenant, je peux comprendre que tu ne crois pas a l’amour, mais ne me dis surtout pas que tu n’as jamais été amoureuse.

— Je le suis toujours.

— Je veux dire : d’un seul homme ?

Les mains croisées derrière la nuque, la princesse laissa son regard se perdre quelques instants le long des tapisseries murales.

— Il y a un homme que j’aime, finit-elle par répondre d’une voix grave. Je l’aime depuis que je suis née à Sparte.

— Il habite Sparte ?

— Oui et non. Je te le présenterai. Tu verras, il est très beau. L’ennui, c’est qu’il ne peut pas faire l’amour…     

Clytemnestre dévisagea sa sœur, interloquée. Celle-ci éclata de rire.

— Ne fais pas cette tête-là, ma douce. Tu comprendras quand tu le rencontreras. Et comme il ne peut pas faire l’amour, je me venge en couchant avec tous les autres hommes qui me plaisent. Non, ce n’est pas vrai. Je fais souvent l’amour parce que j’aime ça. J’aime le plaisir. Sous toutes ses formes.

Hélène s’étira voluptueusement, faisant saillir son incroyable poitrine. Fascinée, Clytemnestre ne put s’empêcher de parcourir des yeux le corps magnifique qui la frôlait. Les cuisses pleines, légèrement entrouvertes. Le ventre plat et musclé. Et surtout le frémissement des seins qui se tendaient vers elle…

Chaque pouce du corps d’Hélène vibrait de sensualité animale.

— D’ailleurs, dit Hélène en ouvrant les yeux. Mon homme se trouve ici même dans cette pièce.

Clytemnestre lança un regard circulaire puis regarda a nouveau Hélène pour voir si elle était sérieuse, mais sa sœur avait un visage de marbre.

— Mais il n’y a personne.

Hélène leva un doigt et désigna une direction.

— C’est lui l’amour de ma vie.

Surprise, Clytemnestre suivit la direction désignée par sa sœur, elle désignait une statue équestre qui dominait l’immense salle privée. Pégase semblait prêt à s’élancer vers les cieux, retenu par un guerrier en armure qui scrutait farouchement l’horizon.

Hélène éclata de rire.

— Bellérophon, expliqua-t-elle. Un chef de guerre, un guerrier légendaire. Le seul qui a apprivoisé Pégase. Regarde ce visage, Clytemnestre. Cette force. Cet élan.

Un peu interloquée, Clytemnestre dut bien admettre que du cavalier se dégageait une impression de détermination peu commune.

— L’homme que j’aimerai devra avoir ce regard-là, ma chérie. C’est ce que je voulais te montrer.

Clytemnestre observa sa sœur avec un mélange de fascination et de perplexité. Hélène semblait vivre dans un monde où la réalité et le rêve se mêlaient sans distinction. Elle avait toujours été ainsi, aimant le plaisir sous toutes ses formes, sans retenue ni remords. La révélation sur son amour pour Bellérophon, symbolisé par la statue équestre, laissa Clytemnestre incrédule, mais elle savait que contredire sa sœur sur ce point serait inutile.

Cependant, alors qu'elle regardait à nouveau la statue, une angoisse sourde monta en elle. L'expression du visage de Bellérophon, déterminé et fier malgré ses yeux tristes, lui rappela étrangement Patrocle. Ils avaient le même menton résolu, le même regard de défi, la même aura de guerrier que rien ne fait reculer. Et Clytemnestre eut peur.      

 

 


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