Souvenirs gémellaires
Chapitre 1 : Souvenirs gémellaires
5313 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 26/03/2025 19:11
Cette fanfiction participe au Défi du forum Fanfictions.fr L’Omnibus des frangibus (mars à avril 2025) en seconde chance
Souvenirs gémellaires
Au sommet de l’Olympe enneigé,
Artémis parcourait depuis plusieurs minutes l’immense vestibule aux murs dorés ornés de portraits et de photographies de famille, puis s’arrêta devant une immense porte de fer dorée décorée d’arabesques : la chambre de son frère, Apollon. La petite déesse aux cheveux blonds tressés posa son carquois argenté rempli de flèches meurtrières et aiguisées près de la table rococo du salon et frappa doucement à la porte.
Un bel homme imberbe, élégant et grand apparut dans l'embrasure. Ses yeux bleu-gris habituellement brillants étaient assombris par la tristesse. Des larmes perlaient ses joues délicates, malgré qu’il tâchait de les refouler. Le cœur de la déesse se serra dans sa poitrine, toujours affligée lorsqu’un malheur survenait à son frère. Ce dernier l’invita d’un geste élégant de la main à prendre place dans le salon, laissant retomber ses bras délicatement sculptés avec grâce de part en part de son ample tunique blanche, ornée de motifs slaves traditionnels élégamment brodés d’or.
Ils restèrent assis, silencieux, l’un en face de l’autre, pendant quelques minutes, puis Artémis fit apparaître un samovar et un ensemble de thé de porcelaine avec des motifs en or et en argent. Le dieu prit une gorgée, esquissant un faible sourire à sa sœur et la remercia d’un geste de la tête. Se raclant la gorge pour se donner bonne contenance, il murmura :
— Artémis, tu n’es pas sans connaître le malheur qui me frappe !
L’interpellée secoua négativement la tête et observa attentivement le fin visage du dieu. Ce dernier se lamenta :
— La femme chère à mon cœur, cette charmante créature qui a conquis mon âme et m’obsédait pendant plusieurs années, commit l’irréparable ! Son acte ignoble est un coup de poignard dans mon pauvre cœur, transi d’amour ! Pire que de boire l’eau du Styx pour un parjure(1) !
— En mots plus simples, l’interrompit-elle, Daphné t’a trompé… Mais avec qui ?
— Non, elle n’est pas infidèle… Elle ne commet pas d'adultère avec un mortel ou un immortel ! Pire, elle, la belle nymphe, fille du dieu fleuve Pénée, noble fille immortelle, gracieuse femme, rejette mon amour inconditionnel ! Moi, Bienheureux Immortel, mangeur d’ambroisie et buveur de nectar, je lui offrais mon affection. Je lui déclarais ma flamme qui me consumait de l’intérieur. Mon ardeur m’a poussé à lui déclamer des poèmes… Elle est l’unique espoir et rayon de soleil de mes jours solitaires. Elle est ma source de joie dans mon isolement.
— Apollon, divin archer à l’arc d’argent, je comprends ton chagrin qui m’attriste…
Le fils de Léto releva sa blonde tête, lui lança un regard reconnaissant.
— … Change-toi les idées ? Veux-tu venir avec moi en Hyperborée, notre pays natal ?
Air grave, ses doigts effilés flattaient son menton imberbe, alors qu’il méditait sur la proposition.
— Pourquoi pas ? Mais avant…
Ses yeux s’embuèrent, son visage délicat s'affaissa.
— … Ô puissante Artémis à l’arc d’or, reine des bêtes sauvages et archère infaillible, comment puis-je occire cette douleur qui tourmente mon cœur ? Je suis accablé par la faiblesse et le chagrin ! Mon monde s’est écroulé quand la belle nymphe s’est métamorphosée en cet arbre que j’ai fait mien : arbre sacré, le laurier, qui porte son nom. Chaque jour, depuis ce funeste événement, je viens sous ses branches lui déclarer ma flamme… Hélas, sans succès !… Daphné, cet objet de tous mes désirs et ce fléau de mon existence ! Elle a empoisonné mon âme, tout est vain et fade ! Ses yeux bruns rieurs, pétillants de joie, tels des diamants, et sa délicate chevelure brune, aussi magnifique que le plus fin des satins, me hantent tous les jours de mon existence… Sa démarche gracieuse, aérienne et légère m’obnubile. Je suis en proie à l'inquiétude. Ai-je bien fait de lui déclarer ma flamme ou non ? Me consumant de l’intérieur entre le doute et l’amour, je ne sais que faire … J’ai des regrets… Entre tes mains repose le fil de mon existence misérable… Accordez-moi le sommeil éternel dans la sérénité ! Offrez-moi la mort rapide, si tel est l’unique remède à mon affliction ! … Ô Moires, prenez-moi en compassion ! Daignez abréger mon désarroi !
Manquant de renverser son thé, elle s’offusqua par la proposition et était quelque peu agacée par les périphrases et manières ampoulées de son frère, lui donnant un air trop théâtral et quelque peu pathétique et artificiel. Bien qu’il fût le dieu de la poésie, la déesse le trouvait parfois exaspérant dans ses discours lénifiants. Elle s’exclama :
— Frère, je ne peux agir ainsi !
Une lueur d’étonnement traversa les yeux clairs du dieu. Il porta sa main droite au cœur et s’exclama :
— Artémiouchka, Vierge effarouchée et intransigeante, es-tu si sans cœur pour ton frère que tu ne voudrais pas m’apporter cette consolation ? Où est ton amour sororal ? Cet amour indestructible bâti sur plusieurs millénaires se trouverait-il balayé d’un coup à cause d’une femme ?
Elle secoua sa tête et répondit posément, soutenant son regard :
— Apollon, tu oublies que je suis, certes, infaillible archère et vierge convaincue, mais que j’ai également aidé notre mère pour que tu viennes au monde… J’ai vu sa douleur causée par la vindicative Héra… Nous avons grandi ensemble, nous nous sommes soutenus mutuellement dans les moments difficiles… Je ne peux vouloir apporter la mort à mon frère ! … Je comprends ta douleur, je comprends ta demande… Mais je ne peux pas te tuer froidement ! …
Elle reposa délicatement sa tasse, la main légèrement tremblante. Apollon, savourant une gorgée de thé, l’observa d’un regard atone, le visage dénué d’expression.
— … Tu es mon frère, mon ami, mon unique confident ! Laisse le temps faire son œuvre, à mon instar, et la douleur retombera ! Viens avec moi en Hyperborée ! Nous ferons des concours de tirs à l’arc et de chasse comme lorsque nous étions enfants !
Fixant sa tasse, le dieu du Soleil sourit à la déesse et lui répliqua, air rêveur et nostalgique :
— D’accord, ma sœur, tu es la seule qui peut me convaincre aussi rapidement ! Tu es bien Artémis à la couronne d’or, noble fille de Zeus le tonnant et de Léto aux cheveux d’ébène ! Je vais suivre ton conseil, puis nous verrons ! …
Il but un peu de thé avant de continuer.
— … Dans mon affliction, j’ai déjà sanctionné le volucre funeste, porteur de sombre augure et de sinistres paroles. Son plumage et son ramage sont devenus signes d’infortune. Ses plumes, jadis d’une blancheur diurne, ont viré à la noirceur nocturne. Je l’ai banni de ma demeure, sa présence évoquant trop cruellement mon échec !(2)
La déesse se leva de son siège et récupéra son carquois et son arc.
— Apollon, n’oublie pas que tu as été à mes côtés lorsque Orion, mon fidèle compagnon de chasse…
— Duquel tu étais secrètement amoureuse, commenta-t-il avec chaleur et un faible sourire en vidant sa tasse de thé. Raison pour laquelle tu l’as placé parmi les constellations aux cieux, dans le firmament étoilé !
La déesse, laissant retomber ses armes à ses pieds, se rassit et baissa ses yeux clairs. Le sommet de ses pommettes pâles se colora légèrement d’une nuance écarlate. Gênée, elle tortilla de ses élégants doigts le bord de sa tunique.
Après un lourd silence, elle haussa les épaules et répliqua :
— Tu as raison, frère ! Je ne peux rien te cacher ! Je n’ai guère apprécié la précipitation d’Orion… Trop empressé de déclarer son amour, de s’unir à moi ! … Mais, au fond de mon cœur, je l’aimais… Un homme viril, si attentionné à mes moindres faits et gestes, et un excellent chasseur de surcroît.
Son visage pâle devint rêveur pendant un instant avant de redevenir sérieux.
— … Mais il a tout gâché par son empressement ! Et frère, sa mort par piqûre de scorpion que j’avais envoyé dans ma colère m’a dévasté !
Elle se tut pendant quelques minutes, retenant ses larmes, agitant frénétiquement ses mains blanches serrées en poing dans les airs.
— … Un gouffre innommable s’est ouvert dans mon cœur ! Et tu m’avais aidé en ces moments difficiles. Tu m’avais conseillé de partir dans la forêt vierge d’Amazonie pour me changer les idées. Je me suis coupé des autres dieux pendant plusieurs mois, m’isolant de tous, remâchant sans cesse mon malheur ! Tu venais tous les jours me donner des nouvelles de l’Olympe, me rassurer, me consoler et m’aider dans la voie de la guérison de ce mal qu’est la peine amoureuse…
Elle releva sa tête vers son frère, affichant un sourire sincère.
— … Pour cela, je t’en suis infiniment reconnaissante ! Tu m’as aidé, toi, Apollon Phébus, dieu de la médecine et de la guérison, et maintenant c’est à moi de te soutenir dans tes moments difficiles, je ne peux t’abandonner à ta douleur atroce ! Ce serait indigne de moi ! Et la seule thérapie que je te suggère est de revenir dans notre contrée natale, la belle et éternelle Hyperborée.
Apollon esquissa un faible sourire et ses yeux reprirent un peu de leur éclat. Il se leva prestement et récupéra son arc et son carquois dans l’armoire d’or massif, décoré des armoiries de la famille.
— Alors allons-y, ma sœur ! Femme chère à mon cœur, toujours fidèle ! Femme que je chéris d’un amour fraternel indestructible ! Allons-y de ce pas !
Apollon, d’un mouvement empreint d’élégance, plaça sur ses épaules robustes, en bandoulière, son carquois, tenant son arc de la main droite, tandis que sa main gauche portait sa lyre et son guzla(3).
Il appela d’un ton sévère Calliope, la coryphée des Muses, pour lui ordonner de préparer leurs chars respectifs et d’atteler les chevaux. La grande et gracieuse Muse exécuta immédiatement l’ordre, cliquetant ses bijoux d’or à chaque pas.
Aussitôt dit, aussitôt fait, les jumeaux quittèrent le pays des dieux pour leur contrée natale, l’Hyperborée, chacun sur leur quadrige ailé, tiré par des chevaux blancs au harnais d’or et d’argent. Le char de la déesse était argenté orné des phases de la lune, celui de son frère doré avec pour motif des rayons solaires. Après avoir traversé les cieux à la vitesse de la lumière, les jumeaux divins posèrent leurs pieds dans la forêt de leur enfance.
La forêt de Hyperborée, gigantesque, imposante et noble, était recouverte d’une fine couche de neige scintillante. Sylve vierge de toute présence humaine, mais aussi de toutes traces animales, elle irradiait une beauté éternelle et glaciale, endroit digne des dieux. Ces derniers, rayonnant de joie de revenir dans la forêt de leur enfance, bandèrent leur arc en même temps. Au son de la guzla magique qui donnait la cadence et le rythme au concours, les archers visèrent une cible au loin. Artémis, de sa main blanche experte, arma son arc à la corde de soie, fermant un œil pour mieux se concentrer. Ce geste lui rappela son enfance.
Encore enfants, âgés de dix ans, les jumeaux s'exercent au tir à l’arc. Leur première cible, des pigeons faits de nuages, mais aux apparences argileuses, cadeaux de leur père, sont à quelques mètres d’eux, puis s’éloignent progressivement. La petite Artémis peine à tendre la corde de son petit arc, ces mains blanches sont trop faibles. Son frère, à ses côtés, sous la direction de leur père, Zeus, bande son arme sans difficulté, il est bien plus fort qu’elle. La déesse de la lune, vexée qu’elle ne puisse parvenir comme son frère à maîtriser aisément cet arme, s'exerce pendant plusieurs mois, sous le regard attentif de son jumeau qui lui prodigue des conseils.
Dès qu’elle parvient à maîtriser le maniement de l’arc, devenant une redoutable archère qui s’adonne à des compétitions de tirs de plus en plus exigeantes. Son frère et elle se lancent mutuellement des défis, chacun désirant surpasser l’autre. Ils rivalisent pour atteindre le cœur de la cible avec une précision accrue ou décocher leur flèche une fraction de seconde plus rapidement que l’autre. En bref, un esprit de compétition bienveillant s’installe, poussant chacun à transcender leur limite et à affiner davantage leur acuité visuelle, déjà remarquable.
La déesse sourit à ce souvenir et libéra la corde. Cette dernière laissa entendre son doux chant, suivi du sifflement de la flèche. Trait infaillible, le porteur de la mort vola dans les airs à la vitesse de la lumière, suivant une trajectoire oblique avant de se planter dans la cible vivante au loin qui était en chute libre. Apollon tira quelques secondes plus tôt et sa flèche fila émettant un son de la lyre, en harmonie avec le son du guzla, une merveille pour les oreilles divines. La mort volante, redoutable, voyagea dans le ciel dégagé et se ficha dans la lointaine cible vivante la faisant choir. D’un pas rapide et léger, presque sans toucher le sol, les jumeaux arrivèrent à leur cible, un oiseau de proie immense blessé par les flèches, l'une d’or et l’autre d’argent dans chaque aile. La créature ailée poussa un puissant glatissement de lamentation, incapable de s’envoler. Ses yeux perçants jaunes supplièrent silencieusement les dieux de l’aider, de la libérer de sa douleur. Apollon, miséricordieux, se pencha au-dessus de l’animal, entonnant un chant en ancien slavon, puis en ancien grec, psalmodiant des paroles guérisseuses au son de sa lyre, apparue de nulle part. L’aigle s’échappa des bras puissants du dieu et regagna sa patrie céleste, le saluant d’une joyeuse trille.
Apollon et sa sœur continuèrent leur promenade sur l’étroite sente enneigée. La sœur du dieu du soleil et de la musique remarqua que son comparse avait changé d’expression, son pas était plus vif, sa tristesse, toujours présente dans son regard, appesantissait moins sa démarche. Esquissant un sourire radieux, elle balaya du regard les arbres centenaires, sans prêter attention au hallier. Ce paysage, trop familier pour la déesse, l’amena à rêvasser et un souvenir surgit en son esprit.
Âgée de onze ans, en été, elle et son frère ont longtemps couru jusqu’à perdre l’haleine dans la belle verdure. Arrivés au milieu de la luxuriante forêt, la petite Artémis dit à son frère, lueur d’inquiétude dans le regard :
— Frérot, je pense que nous nous sommes perdus dans la forêt ! …
Elle tourne sa petite tête à droite et à gauche, se rapprochant de son frère. Elle promène un regard angoissé dans toutes les directions.
— … J’ai peur… Un monstre ne nous attend-il pas ? Maman sera fâchée !
Secouant sa tête blonde, le jeune dieu serre puissamment la main de sa sœur et lui murmure gentiment :
— Sœurette, tu n’as rien à craindre. Je serais toujours à tes côtés ! Je te défends et je te protège ! Je ne t’abandonnerai jamais ! Promis et juré sur le grand Styx ! En toutes circonstances, nous nous entraidons !
Un grand coup de tonnerre s’entend au loin, le ciel s’assombrit, la terre s’ouvre et un fleuve en jaillit. De cette dernière sort une gracieuse et grande femme tout de blanc vêtue, voile bleue sur la tête. Ses yeux bruns et ses cheveux d’ébène ajoutent un certain charme et mystère au personnage. Elle inspire la crainte, la révérence et la confiance aux jeunes dieux qui l’observent. La nouvelle venue est nulle autre que Styx. Elle leur dit d’une voix harmonieuse et sévère :
— Les enfants ! Vous m’avez invoqué, sachez que vous venez de prêter un serment avec lequel il ne faut pas badiner ! …
Elle tourne son regard de feu vers Apollon et continue d’un ton plus sombre.
— … Êtes-vous conscients de l’importance de votre serment ? Connaissez-vous les conséquences d’un parjure ? Je suis Styx, la redoutable déesse crainte parmi les dieux bienheureux !
— Oui, répond d’une voix assurée le jeune dieu, une lueur de détermination dans le regard. Artémiouchka est l’être le plus cher à mon cœur ! Elle est celle à qui je peux toujours me confier ! Elle me comprend même mieux que notre mère ne le peut. Aucun secret n’existe entre nous, nous nous entraidons et nous sommes plus forts dans notre union ! Je suis le soleil, elle est la lune; je suis un homme, elle est une femme; je suis fort et brûlant, elle est fragile et fraîche. Je ne peux la laisser seule.
Les yeux de la jeune déesse s’embuent de larmes, elle est si émue d’autant d’attention et d’importance que son frère lui accorde.
— Je vois que vos intentions sont pures et que votre amour fraternel est particulier, bien plus fort que celui des autres Olympiens, chuchote Styx, regardant droit dans les yeux clairs de son interlocuteur. Cependant, êtes-vous conscients à quoi vous vous engagez, jeune dieu ?
L’interpellé soutient sans sourciller son interlocutrice.
— Oui, j’en suis conscient, répond sans détour Apollon, serrant les épaules de sa sœur pour la rassurer, car elle tremble de terreur que lui inspire Styx.
— Alors, conclut la terrible déesse, votre vœu sera exaucé ! Dès ce jour, une lourde responsabilité vous incombe !
Et Styx disparaît dans une vague d’eau noire, la terre se referme derrière elle.
Pendant quelques minutes, un silence apaisant s’installe entre les enfants qui observent l’endroit où se tenait auparavant la déesse du fleuve infernal. Les jeunes dieux se métamorphosent en sittelles et volent rapidement l’air. Ainsi, ils retrouvent le chemin vers la maison de leur mère, sains et saufs. Léto, soucieuse du bien-être de sa progéniture, ne les gronde pas, mais les darde d’un regard lourd de sens. Regard qui trahit l’inquiétude d’une mère pour ses enfants. Les jumeaux échangent un coup d'œil complice, décidés de ne pas divulguer à leur mère une information alarmante. Après tout, un secret entre frère et sœur reste inviolable !
Plusieurs heures plus tard, le duo arriva jusqu’à une grotte, semblable à une immense bouche de noirceur béante au milieu de la forêt. La déesse, adressant un sourire complice à son frère, épousseta délicatement les flocons de neige qui parsemaient sa robe. D’un geste élégant de sa main droite, elle les dispersa dans l’air environnant avant de s’enquérir auprès de lui :
— Apollon, te souviens-tu de notre victoire sur Python ? Une noble épreuve, non ?
L’interpellé, visage illuminé, lui répond d’une voix enjouée, les yeux pétillants de fierté :
— Comment, ma chère sœur, puis-je oublier cet illustre combat ? C’est impossible !
Les jumeaux échangèrent un regard complice et fier.
— Comment ignorer ce moment légendaire ? ! s’exclama la déesse, donnant un coup de coude de connivence à son frère. À l’aube de notre douzième année, déjà maîtres dans l’art du tir à l’arc, notre mère était pourchassée par ce monstre effroyable, ce serpent titanesque Python. Dissimulés parmi les fourrés, à l’abri des troncs, nous guettions sa venue. Nos flèches prêtes, pointées vers l’antre de la bête, nous l’avions terrassé dès qu’il était sorti, le transperçant à l’unisson de nos redoutables projectiles. Le serpent s'effondra, inerte.
En s’arrêtant devant la grotte, Apollon ajouta :
— Artémiouchka, notre exploit est entré dans les annales de l’Histoire ! Il faut le raconter avec plus de style ! Nous sommes les héros d’une épopée ! Reprenons depuis le début !
Le dieu lança un coup d’œil dans la caverne et chanta leurs exploits, bombant son torse. Ce geste arracha un sourire à sa sœur, lui rappelant les maints concours de chants épiques de son frère au son de sa lyre :
— Par une belle journée d’été, Léto et ses nobles enfants, Artémis à la couronne d’argent et à l’arc d’or et Apollon à l’arc d’argent et à la lyre d’or, ont été poursuivis par le terrible Dragon, Python, cousin germain de Zmeï Gorynytch des contes russes. Ce Serpent, semblable à un anaconda, fils de Gaïa, par le passé, avait poursuivi notre mère alors enceinte de nous. À notre naissance, cette créature des ténèbres, immonde être, vivant au centre de la terre, à Delphes, nous guettait de sa noirceur. Il nous poursuivait inlassablement et infatigablement. Mais nous, archers à la vue perçante, archers lumineux et olympiens, le transperçâmes de notre lumière divine et immortelle. Nous saisîmes prestement nos arcs à la forte détente. Nous brandîmes puissamment d’un geste assuré nos arcs à la corde de soie et dirigeâmes nos flèches vers les yeux du monstre. Les traits sifflèrent, volant dans les airs, véloces comme la foudre. L’un se ficha dans l’œil droit, l’autre se planta dans l'œil gauche, le privant de la vue. Le monstre ne devient bientôt qu’une masse de chair corrompue lorsque nos flèches, messagères de la mort fulgurante, s’enfoncèrent dans son ignoble corps, entre deux écailles, point faible de son armure naturelle. Python, assailli de toutes parts et aveuglé, fut criblé de nos traits meurtriers. De ses plaies béantes giclait un sang noir et empoisonné, fléau des mortels. Les Moires implacables avaient remis entre nos mains le fil du destin de Python. Ainsi, sous nos glorieuses mains, périt Python l’indomptable, terreur des hommes !
Il se tourna vers sa sœur et lui sourit concluant :
— N’est-ce pas que cette narration est meilleure, non ?
Soupirant, elle haussa les épaules et répliqua :
— Oui, tu as raison ! La poésie, c’est ton domaine !
Le dieu, regard brillant, ravi, fit quelques pas de danse improvisée, ce qui fit rire sa sœur.
Ils continuèrent leur marche pendant des heures. Artémis rêvassait, se perdant dans un souvenir guère reluisant de leur fraternité.
Artémis a quinze ans, elle est assise sur une souche d’arbre, près d’un lac, et réfléchit à son avenir. Son arc est sagement déposé à ses pieds, ainsi que son carquois.
— Que dois-je faire de mon existence ? s’interroge-t-elle à voix haute.
Soudain, un gracieux cygne blanc apparaît à ses côtés. La créature ailée reprend forme humaine. Son frère, s'asseyant à ses côtés, lui demande :
— Artémiouchka, qu’est-ce qui te préoccupe autant l’esprit ? Je perçois une tension dans ton âme…
L’interpellée soupire, détourne son regard et murmure :
— Je réfléchis à mon avenir ! Vais-je prononcer le grand serment de demeurer une déesse vierge pour l’éternité et devenir la protectrice éternelle des enfants ou non ? … Je le désire, mais en même temps, je suis consciente que cela signifie la virginité éternelle, ne connaître aucun homme, immortel ou mortel… Plus je réfléchis, plus je suis tentée d’accepter.
La mine d’Apollon s’assombrit. Il répond de sa forte voix :
— Ma sœur, déesse chère à mon cœur, es-tu consciente de ce que tu dis ? Voudrais-tu, réellement, ne point avoir de relation amoureuse ?
— J’en suis certaine ! affirme-t-elle d’un ton qui ne souffre pas la contradiction.
Le dieu soupire, se tenant sa tête entre les mains, et chuchote :
— Veux-tu entendre mon avis ? Je te le dis, parole d’Apollon, dieu des Prophéties, si tu fais ce serment, tu ne pourras pas marier l’amour de ta vie, ton seul et unique amour… Veux-tu réellement rester une éternelle vieille fille ? Au risque de perdre pour toujours ton homme, celui qui t’es prédestiné par les Moires ? …
Le dieu relève sa tête, fixant un point invisible dans le lointain.
— … Les terribles filles du Destin m’ont informé que tu es à un moment charnière de ta vie… Ou tout peut changer. À toi de décider, mais sache que je n’approuve pas ton éternel célibat.
La déesse se renfrogne, baissant sa tête, elle fixe ses sandales argentées avant de répondre d’un ton cinglant :
— Apollon, ce n’est pas un jugement que je te demande, mais uniquement un conseil ! Tu ne devrais pas me juger pour mon choix d’un éternel célibat ou non ! Tu as ton destin, moi, j’ai le mien !
Le dieu se vexe, se levant d’un bond, blessé en son âme, et hurle :
— Artémis, Vierge inflexible, cruelle sœur, je me soucie de ton bien et de ton bonheur et je ne fais qu’essayer de t’aider dans ton choix et tu me rejettes ainsi ! Alors, si tu es si forte et inflexible, ne me questionne plus ! Débrouille-toi toute seule !
Il se métamorphose en un immense cygne et s'envole dans les airs, laissant la déesse seule au proie à un doute insidieux.
Plusieurs semaines passent avant que la déesse ne reprenne contact avec son frère, car sa décision est prise. Elle ne sait trop comment aborder à nouveau son frère, honteuse de s’être emportée. Elle frappe humblement à sa porte. Celui-ci l'accueille froidement.
— Artémis, pour quelle raison viens-tu me voir ?
Baissant la tête, l’interpellée répond d’une petite voix :
— Frérot, tu n’es pas fâché contre moi, je l’espère ?
Lueur d’étonnement dans le regard, il réplique d’un ton plus chaleureux :
— Non, jamais, ma sœur. Au contraire, je me soucie énormément de toi ! C’est pour ton bien que je te déconseille de prêter ce serment de l’éternelle virginité. Mais c’est déjà fait, n’est-ce pas ?
Le dieu fixe attentivement son aînée. Celle-ci, ne pouvant supporter plus longtemps le regard inquisiteur de son interlocuteur, répond brièvement :
— Oui, exactement, Apollon.
Une lueur de tristesse traverse le regard du dieu.
— Tu risques de le regretter plus tard en rencontrant l’amour de ta vie ! Je serais bien marri de te voir souffrir et être en proie à un déchirement intérieur. Je ne peux concevoir le désespoir dans lequel je serais, si déjà mon cœur saigne en observant ton hésitation et tes doutes qui t’assaillent ces dernières semaines.
— Mais, murmure-t-elle, tu ne m'abandonneras pas, non ? Tu ne me laisseras pas seule dans ma forêt ?
Il secoue négativement la tête.
— Non, jamais ma sœur. C’est mon devoir et ma mission sacrée ! Nous nous entraiderons toujours ! Peu important tes décisions, tu resteras toujours ma sœur, la femme chère à mon cœur ! Rien ne peut changer ce fait ! Ensemble, nous sommes invincibles ! Ma porte est toujours ouverte pour toi, Artémis ! Maintenant, plus que jamais, je dois t’aider et te protéger des hommes qui te convoitent !
Émue, une petite larme d’émotion glisse sur la joue de la déesse.
Elle s’exclame d’une voix tremblante :
— Merci, frérot ! Tu vaux de l’or !
Frère et sœur se donnent une accolade fraternelle, ravis de se réconcilier, visage illuminé de joie et d’espoir.
La déesse, sortant de sa rêverie, affirma avec une pointe d’amertume dans la voix et des larmes aux yeux :
— Apollon, tu avais raison ! …
Sourcils relevés, son benjamin l’incita d’un geste de la main à développer sa pensée, la fixant de ses yeux clairs dans lesquels une lueur de curiosité brillait.
— … Je n’aurais pas dû accepter le serment de la virginité éternelle, parce que j’ai raté l’occasion de me marier avec Orion et d’être mère…
Le dieu, à ses côtés, approuva d’un petit signe de tête, résigné, et passa sa main droite autour des épaules de sa sœur en signe de son soutien indéfectible.
— … Mais heureusement, je peux toujours compter sur toi, Apollon, n’est-ce pas ?
Elle regarda son interlocuteur avec espoir et attente.
— Oui, Artémis à l’arc d’or, je serais toujours à tes côtés, quels qu’ils soient tes choix, tu demeures ma sœur et mon unique confidente ! Le seul regret que j’éprouve : je n’aurai pas de neveux ou de nièces, mais c’est ton choix !
Ravie, la déesse, rayonnait de joie et de fierté et arborait un large sourire, ses yeux pétillants.
— Merci Apollon, tu es le meilleur des dieux !
Les enfants de Zeus et de Léto revinrent dans la petite tente de la déesse de la chasse et discutèrent de maints souvenirs de leur enfance en prenant une tasse de thé.
Artémis sourit, ravie que son frère aille mieux et prenne le chemin de la guérison.
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(1)Le Styx, fleuve infernal, est utilisé pour prêter serment entre les dieux, lorsque conflit et mésentente émergent entre eux. Alors Iris prend une coupe des eaux du Styx et le donne à boire aux deux parties. Celui qui se parjure demeure un an sans respirer, étendu par terre, dans un état d’engourdissement, sans nectar et ambroisie. Puis, pendant neuf ans, il demeure éloigné des dieux, de leur table et de leur assemblée, avant de recouvrir toutes ses fonctions et forces.
(2)Considérable modification de la mythologie. Le corbeau, au plumage blanc à l’origine, change de couleur lorsqu’il annonça à Apollon l’infidélité de Coronis, alors enceinte d’Asclépios. Cet épisode n’est aucunement en lien avec Daphné.
(3)Un guzla est un instrument à corde traditionnel russe, similaire à la lyre ou à la cithare.