Percy Jackson, le voleur de foudre... Ah non, de ciseaux

Chapitre 1 : Percy Jackson, le voleur de foudre... Euh non, de ciseaux

Chapitre final

7096 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 30/10/2023 16:54

Le cerveau de Percy s’était transformé en tempête. Ses pensées se heurtaient violemment, faisant naître un atroce mal de crâne. Le demi-dieu serra les dents et nagea encore plus vite, inspirant l’eau à plein poumon. Il avait envie de casser quelque chose, n’importe quoi. De se recroqueviller et de pleurer toutes les larmes de son corps. Ou de se laisser couler à pic, comme Monsieur D (Dionysos pour les intimes), le jour où il était tombé par erreur dans le lac du Camp des Sang-Mêlés. Et pourtant, l’eau aurait dû l’apaiser, elle l’avait toujours aidé à réfléchir – ce qui était plutôt logique pour un fils de Poséidon.

   Soudain, au détour d’un bosquet d’algues, il tomba nez à nez avec Alysson :

-       Kikoooo, Percy ! Tu viens pour le cours d’Aqua-poney ?

  Les pensées du jeune homme éclatèrent comme une bulle de savon. Il réalisa où il se trouvait : dans la Fabuleuse écurie des naïades. Il avait toujours tenté d’éviter ce lieu lors de ses nages en solitaire dans le lac... Aux alentours, l’univers bleu vert sombre du fond avait laissé la place à un univers peuplé de poney aquatiques. Tout était beaucoup trop rose et flashy, à croire que Barbieland s’était téléporté là, sans parler de la musique sirupeuse qui flottait dans l’eau. Les yeux et les oreilles agressées, Percy faillit vomir un arc-en-ciel. A la place, il ravala son désespoir, salua Alysson. Il n’avait pas dû être assez convaincant, parce que le sourire de la naïade passa d’éblouissant à hésitant :

-       Eh bien, mon petit triton ? T’as l’air tout flagada ?  

   A sa grande honte, Percy retint quelques larmes et ne n’osa même pas refuser la brosse que la naïade lui tendit. Et parce que brosser la crinière d’un cheval aquatique était une des choses les plus « a-pai-san-tes » au monde, il se retrouva à peigner Petit Tsunami.

-       C’est notre petite star, il a carrément des paillettes dans la crinière, regarde, on les voit bien à la lumière. Et maintenant, si tu me disais ce qui ne va pas ?

   Percy haussa les épaules.

-       Je t’assure que tu te sentiras mieux, et pis, je pourrais peut-être t’aider.

Les naïades et les ragots vivaient une histoire d’amour depuis des millénaires, mais Percy était dans un tel état qu’il ne songea même pas qu’Alysson peut-être motivée par autre chose que par de la bienveillance. Les événements de la dernière heure remontèrent à la surface, nauséabonds : le repas au camp des Sangs-Mêlés, l’Oracle qui déboulait, faisant mourir toutes les conversations. Jamais l’Oracle ne bougeait, et le simple fait qu’on apprenne qu’elle puisse marcher était déjà bouleversant en soi. Puis il y avait eu sa terrible prophétie, dont les mots étaient gravés au fer rouge dans l’esprit de Percy.


Dans la noirceur, la Fille de la Sagesse mourra.

Ses jours ne tiennent qu’à un fil, bientôt coupé.

Rien ne pourra l’empêcher, elle l’a mérité.

Demain le nom de ses bourreaux, elle apprendra.

Et grâce à elle, toute la lumière sera faite.


-       Hmm ouais, quand même… commenta Alysson.

-       Annabeth va bientôt mourir ! Et je ne peux rien faire pour l’empêcher, se lamenta Percy.

-       Mais qu’est-ce qui te dit qu’Annabeth est la fille concernée ?

-       L’Oracle l’a montrée du doigt, quand elle a dit la prophétie.

-       Ah.

   Percy se mordait les lèvres pour ne pas craquer, mais la panique qui l’envahissait était du genre collante.

-       Euh.. Je sais pas si j’ose te poser la question, mais elle prend comment la nouvelle, Annabeth ?

-       C’est ça, le pire. Elle est sûre qu’il existe d’autres interprétations possibles. Elle dit qu’elle veut bien étudier la question avant de paniquer.

-       Et l’Oracle ?

-       Je n’ai rien pu en tirer de plus. J’ai failli lui casser la figure à la fin.

  Alysson prit un air méditatif, enroulant autour de ses doigts les longues mèches qui flottaient autour d’elle. Percy savait qu’elle avait un lointain lien de parenté avec Athéna, elle était donc peut-être moins écervelée que d’autres naïades. Reste qu’il avait lui-même déjà retourné le problème dans tous les sens.

-       Je sais ! s’exclama la naïade d’une voix si stridente que Petit Tsunami fit un bond dans l’eau. T’es déjà allé aux Enfers, pas vrai ?

-       Euh… Ce n’est pas comme si j’avais eu le choix.

-       Ttt..tttt… Pourquoi tu y retournerais pas pour demander aux Moires de pas tuer Annabeth ?

-       Les Moires ?

Alysson leva ses yeux bleus au ciel.

-       Celles qui filent puis tranchent le fil de vie des mortels. Elles sont trois. Allô ! Tu connais pas les Moires et t’es un demi-dieu ? Non mais, allô quoi ! Est-ce que tu me reçois ?

   Mais Percy n’écoutait plus. Son cœur s’était gonflé d’une folle espérance. La naïade avait raison ! Il savait comment pénétrer dans le royaume d’Hadès, il l’avait déjà fait pour retrouver sa mère. De là, il n’aurait qu’à trouver le chemin jusqu’à ces Moires.

Le jeune homme nagea jusqu’au camp presque sans s’en rendre compte. L’eau ne paraissait plus noire ou froide, elle semblait le porter, et le fond du lac défilait à toute allure. C’était dingue ! Il existait vraiment un moyen de sauver Annabeth ! C’était presque trop beau pour être vrai … Mais alors qu’il sortait de l’eau, une mauvaise surprise l’attendait. La nuit enveloppait une silhouette bien trop familière.

-       BARRY LARSON ! On peut savoir ce que vous trafiquiez dans ce lac ? rugit monsieur D., le directeur de la Colonie des Sangs-Mêlés.

-       J’étais à l’aqua-poney, grommela Percy.

-       Ah oui ? Et pourquoi pas au zébu volant, tant que vous y êtes ? Dans votre bungalow, tout de suite !

Au moins, le jeune homme aurait une excuse pour ne pas être allé voir Annabeth, parce que la connaissant, elle trouverait sûrement son plan désastreux. Il obéit sans protester, ce qui tira une moue étonnée à Monsieur D.


Un peu plus tard, Percy préparait ses affaires. Son pavillon avait été construit par son père, Poséidon, et il était le seul à l’occuper, car il était l’unique enfant connu d’un des trois grands dieux – son père, Zeus et Hadès. L’eau clapotait doucement contre les lattes du plancher, le vent s’infiltrait librement. Le jeune homme finit par se redresser, la fermeture éclair de son sac à dos chatouillant ses doigts. La poigne familière de l’appréhension se referma soudain sur son estomac. Il se força à expulser doucement l’air de ses poumons et ses lèvres émirent un léger sifflement. Il espérait avoir pris la bonne décision, mais il ne laisserait pas Annabeth mourir sans rien faire, quoiqu’en dise la prophétie. Rien qu’en pensant à ses grands yeux bleus, il sentit sa résolution s’amplifier. Ils n’étaient qu’amis, mais chaque fois qu’il la voyait, Percy ne pouvait empêcher son cœur de faire des sauts périlleux. Quant à Groover… Il s’était déjà assez mis en danger à cause de lui.









Percy quitta le camp au milieu de la nuit, soulagé d’avoir pu éviter les gardes. Prendre un taxi ordinaire ou un avion aurait pris des siècles, heureusement, il avait appris deux ou trois « trucs » depuis son retour triomphant à la colonie. Reste qu’il n’avait jamais vérifié par lui-même… Mais il s’inquiétait pour rien : dès qu’il eut sifflé deux fois, deux lueurs apparurent entre les arbres. On aurait dit deux énormes lucioles ivres, soudain masquées par un énorme panache de fumée grise, qui se dissipa. Percy discerna une pauvre petite chose. Le Chariot de la damnation avait l’air d’avoir séjourné dans un marécage avant d’être brûlé, éventré puis enterré. Le seul fait qu’il fonctionne était déjà un miracle en soi. Et ses conductrices n’étaient autres que les Sœur Grises. Le plus fun ? Elles se partageaient un œil pour conduire.

L’intérieur puait le renfermé et autre chose de si déplaisant que Percy dut se mettre à respirer par la bouche. Quelque chose craqua sous ses fesses, et… ça ne semblait pas venir des ressorts du siège. Retenant un haut le cœur, le jeune homme se répéta que c’était son seul moyen d’arriver rapidement aux Enfers, puis regarda vaillamment les Soeurs. Les orbites de deux d’entre elles étaient noirs et leur sourire aussi rassurant qu’une banane moisie.

-       Mais oui c’est lui ! C’est le rejeton de Poséidon, j’vous dit ! hulula une des Sœurs.

Tout devint très simple. En échange du récit exclusif de sa première quête pour retrouver le foudre de Zeus, le jeune homme obtint un trajet gratuit jusqu’à Hollywood, parce que si les naïades se trouvaient en bonne position sur l’échelle des ragots, les Sœurs Grises atteignaient l’un des premiers échelons. Percy se débrouilla pour raconter ses aventures malgré les chocs, avec l’impression de faire le rallye Dakar dans une auto-tamponneuse. Une fois, il crut même qu’il allait passer à travers le pare-brise arrière. Il finit par se cramponner à l’appuie-tête.

-       Hollywood, terminus, tout le monde descend ! proclamèrent les trois conductrice à la minute où il arriva à la fin de son récit.

-       Vous avez fait exprès, hein ? lança-t-il, songeant que le trajet aurait dû prendre beaucoup moins de temps, comme le char avait le pouvoir de se téléporter.

-       Qu’est-ce qu’il dit ? Bon, on n’a pas que ça à faire, ciao ! fit une des vieilles femmes.

Et il fut expulsé sans cérémonie du char de la damnation, qui disparut en pétaradant.










En se redressant dans la pénombre, Percy eut l’impression de sortir d’une machine à laver. Tous ses membres étaient douloureux et le nombre de bleus devait être impressionnant. Mais au moins, il était arrivé à destination. Les immenses lettres d’Hollywood se dressaient devant lui, blanches et fatiguées. L’odeur des herbes et de la terre était la même que dans ses souvenirs, sauf que cette fois, il était seul et il avait terriblement conscience de ce qui l’attendait. Ses pieds soulevèrent des petits nuages de poussière, tandis qu’il progressait, le regard rivé sur le H, puis sur le O. Enfin, il retrouva le graffiti familier, lut à voix haute : «Malheur à toutes les âmes dépravées». Un bout de talus s’éboula.

L’autre côté de l’ouverture était aussi peu rassurant que la dernière fois. Des crânes grimaçaient depuis les parois de pierre, leur affreux sourire figé pour l’éternité. Des bougies trouaient vaillamment la pénombre, tandis que le silence enveloppait les lieux comme un linceul. N’importe quel réalisateur de film d’horreur aurait trouvé l’endroit génial, sauf que ce n’était pas de la fiction. Se mordant les lèvres, Percy se força à avancer, les poings serrés et légèrement tremblants. Ok, il était censé être un demi-dieu, mais on ne lui avait pas donné le mode d’emploi pour ne pas crever de trouille. Et aucun mortel n’était censé pénétrer dans le royaume d’Hadès.

A bord de sa barque, Charon l’attendait avec son capuchon et son air lugubre. Il le laissa embarquer dès qu’il lui eut donné les oboles réglementaires. Curieux… Mais Percy profita simplement de sa chance, sans poser de questions. La navigation sur le Styx – le fleuve des Enfers – fut paisible... Enfin, pour autant qu’on puisse qualifier de « paisible » le fait de flotter dans les airs au-dessus d’un décor chaotique, avec des hurlements en bande sonore. Il y eut un bref moment d’action, quand quelques âmes damnées tentèrent de s’agripper à la barque. Charon mania sa rame tel un samouraï brandissant son Katana, prouvant que même un passeur des Enfers pouvait avoir l’air stylé. Puis la barque s’engouffra dans la gueule noire et aveugle d’un tunnel. En-dessous, l’eau devint phosphorescente et une rive étrange se dessina.

Sur le sol, la roche avait intégralement été recouverte d’une texture colorée et épaisse, aux motifs abstraits plutôt jolis, pour qui aimait l’art grec. Percy posa un pied prudent. Sa semelle s’enfonça de quelques centimètres, comme s’il pénétrait dans une clairière moussue. Il s’accroupit, toucha la matière. C’était de la laine… Un gigantesque tapis de laine. Percy regarda en haut, à gauche, à droite. Il n’y avait aucun obstacle, rien cette voie multicolore qui s’étirait le long d’un tunnel.

-       Il y a un piège, c’est ça ? demanda-t-il à Charon.

   Le batelier se contenta de grimacer ce qui aurait pu passer pour un sourire, mais qui ressemblait plutôt à l’horrible grimace d’un dément, et fit demi-tour.










Un, dix, vingt mètres sur le chemin en laine. Toujours aucun monstre à l’horizon. Pas même un piège caché. Tout ça n’était pas normal. Percy avait suffisamment entendu Annabeth raconter la capture de Cerbère par Héraklès lors de ses douze travaux, ou la quête d’Orphée, voulant ramener sa défunte Euridyce, pour penser qu’il avait juste de la chance. Si quelqu’un l’attendait ? Si on voulait justement qu’il se rende chez les Moires ? Ses mains se remirent à trembler et il se rappela qu’il n’était qu’un ado paumé qui se prenait pour un héros. En plus, il était naze en mythologie et sa victoire, avec le foudre, était en partie due à ses amis. Grognant de colère contre lui-même, il prit une lampe-torche, éclaira les dentelles qui tapissaient désormais les côtés du tunnel. Puis il reporta son attention sur ses pieds, où le tapis s’ornait désormais de phrases tricotées, du genre : « Etranger, rebrousse chemin ou tu le regretteras », « Etranger, connais-tu la sensation d’un aiguille à tricoter dans l’œil ? », « Etranger, pour rappel, nous filons la vie ET LA MORT MOUAHAHAHA ». Malgré ces avertissements, le seul bruit était celui de ses pieds, étouffé par la laine épaisse. Après quelques mètres supplémentaires, il n’eut plus que cette phrase, dans toutes les couleurs possibles : « Le destin est le destin ». 

Enfin, une lueur apparut dans le lointain, et l’air se réchauffa de quelques degrés. La lumière était plutôt chaleureuse, rappelant celle de chalets enneigés. C’était la promesse d’un breuvage chaud, d’une couverture tricotée à la main et d’une bonne tranche de cake. Percy secoua la tête. Il divaguait, il devait rester concentré sur la raison de sa présence ici.

Le spectacle, au bout du tunnel, était improbable. Chaque centimètre carré de la caverne dans laquelle elles se trouvaient était recouvert de patchwork, broderie, tissage, motif en laine, ainsi que de gros posters représentant trois jeunes femmes à l’air familier. Peut-être les stars d’une vieille série ? Au-dessus de la cheminée était accrochée une ardoise, couverte de phrases écrites à la craie. Il y avait aussi trois femmes. Ce n’étaient pas des créatures blafardes et décharnées, non… Toutes trois portaient des pulls à grosses mailles, brodés d’un motif à l’air celtique, et n’avaient rien de menaçant. La première semblait avoir l’âge de Percy, la deuxième celui de sa mère et la troisième aurait pu être sa grand-mère. Les doigts de pied en éventail devant un feu de cheminée ronflant, les deux premières fabriquaient et enroulaient du fil autour d’un fuseau. La troisième – celle qui ressemblait à une mamie gâteau – se trouvait devant un immense tunnel. Des milliers, voire des milliards de fils pendaient depuis la voûte rocheuse. Quelques-uns brillaient comme des sabres lasers. La Moire brandissait des ciseaux, avec lesquels elle coupait l’un ou l’autre fil, selon un tempo invisible. Chlik, chlack, chlik, chlak. Cet étrange ballet donna la chair de poule à Percy.

Il fit un pas et…

… Un épais brouillard l’enveloppa. Il sursauta si fort qu’il faillit se cogner la tête contre la voûte du tunnel, s’étrangla à moitié en tentant de respirer. Puis il entendit… Quoi ? La mélodie qui résonnait était à la fois familière et totalement absurde. C’était… C’était.. Le jingle d’une vieille série que sa mère adorait, avec trois sœurs sorcières.

-       CLOTHO ! Espèce de gourde ! Combien de fois je t’ai répété de neutraliser l’alarme, quand on attend un invité !? lança une voix chevrotante – certainement celle de la Moire âgée.

-       Au moins la sonnette a fonctionné, répliqua une voix claire – sûrement la jeune.

-       C’est bon, j’ai désactivé l’alarme, annonça une troisième voix – bah celle-ci devait être la moyenne.

   Percy toussait si fort qu’il pensa presque avoir craché ses poumons quand le brouillard disparut. Il s’essuya les yeux et laissa la netteté se faire, comme s’il avait chaussé des lunettes.

-       Percy Jackson. Sois le bienvenu, nous t’attendions, sourit la plus vieille Moire.

-       Un thé ? Un chocolat chaud ? Un café ? Ou peut-être un grog ? fit la moyenne.

-       Encore désolée pour l’alarme, s’excusa la plus jeune, en cessant de fabriquer son fil.

Tout cela avait été dit simultanément.

-       Euh… Bonjour. Vous pouvez répéter ?

-       Ma parole, déjà sourd à son âge? Le malheureux, chuchota la vieille Moire.

    Elle fit claquer sa langue et répéta en criant, détachant chaque syllabe:

-       NOUS DISIONS QUE NOUS T’ATTENDIONS, PERCY JACKSON.

Aïe, ça n’était pas bon signe, ça. Percy aurait presque pu voir le visage courroucé d’Annabeth devant lui, lui disant qu’il avait fait une bêtise.

-       VOICI LACHÉSIS (elle désigna la Moire d’âge moyen, qui enroulait le fil sur le fuseau), CLOTHO (la plus jeune) MOI, C’EST ATROPOS, poursuivit la Moire.

   Percy répéta alors bêtement :

-       Vous m’attendiez ?

-       Bien sûr, poursuivit Atropos un peu moins fort. Ce n’est pas tous les jours que nous avons des visites…

-       … Ce qui, entre nous, est dommage, au vu de nos œuvres d’art, glissa la plus jeune en montrant les murs tapissés de la caverne. 

-       … On ne t’a pas sonnée, Clotho! s’énerva Atropos. Je disais donc que nous t’attendions et que notre deuxième invitée ne devrait plus tarder. Ensemble, vous serez alors prêts à cheminer sur les voies de la destinée.

 Percy serra les poings. Il n’avait que faire de ce charabia, auquel il coupa court :

-       Si vous saviez que je devais venir, vous connaissez la raison.

-       La fille d’Athéna… susurrèrent les trois Moires en même temps.

Cette manière de s’exprimer, à l’unisson, filait décidément les jetons, se dit Percy, dont les bras s’étaient couverts de chair de poule. Il se reprit :

-       Exactement. Je vous demande de l’épargner. Ne coupez pas son fils. (Puis il rajouta, après un instant.) S’il-vous-plaît.

Les Moires se mirent à hurler de rire comme s’il avait fait la blague de l’année.

-       Je ne plaisante pas ! s’emporta-t-il.

-       Le destin est le destin, répliqua le trio en sortant des mouchoirs pour essuyer ses larmes d’hilarité.

-       Ça veut dire quoi, ça ?

-       Ça veut dire non, répondit Atropos.

-       Non ?

-       Non.

-       Il n’y a rien qui puisse vous convaincre ?

-       Non.

  Avalant sa salive et évitant de penser aux conséquences de ce qu’il allait faire, Percy plongea la main dans sa poche et en tira son précieux stylo-bille. Lorsqu’il appuya dessus, Turbulence se déploya.

-       J’aurais espéré éviter d’en arriver là, fit-il d’une voix qu’il tenta de rafermir, mais vous ne me laissez pas le choix. Je répète une dernière fois : promettez-moi de ne pas couper le fil d’Annabeth.

-       Même pas peur, firent les trois Moires en chœur.

Alors quelque chose se rompit à l’intérieur de Percy. Sa peur, son impuissance implosèrent. Un rideau rouge lui tomba devant les yeux et avant qu’il ait eu le temps de réaliser ce qu’il faisait, il avait déjà parcouru la distance qui le séparait des trois femmes et abattu son épée. Il rencontra une résistance invisible et fut catapulté à l’autre bout de la salle. Un peu sonné, il secoua la tête et revint à l’assaut.

-       Si Héraclès n’y est pas arrivé, tu n’y arriveras pas plus, jeune homme. Et arrête de faire tourner cette épée au-dessus de ta tête, tu nous donnes le tournis, soupira Atropos en agitant ses mains ridées.

-       Rien à faire, soupira Lachésis, sans lâcher son fuseau. Allez, Montre-lui, Atropos.

La vieille Moire se dirigea vers le tunnel aux fils, en saisit un, bleu et brillant. Elle lui donna une pichenette. C’était son fil de vie, réalisa Percy, qui fut projeté à l’autre bout de la caverne avant même d’avoir abattu son épée. Haletant, il se releva. Heureusement, aucun os ne semblait s’être brisé. Il ramassa son épée, et expérimenta ce que devait ressentir une balle de ping pong. Dzoing, dzoing, dzoing. Son fil de vie vibrait comme la corde d’une guitare, et lui s’écrasait comme une crêpe contre le murs, provoquant une tempête de rires. C’est alors qu’une voix pleine d’autorité, mais débordant d’une tendre inquiétude (quoique pour le « tendre », Percy n’en était pas sûr…), s’éleva :

-       ARRÊTEZ !

Le jeune homme releva la tête et aperçut deux jambes finement musclées et une cuirasse brune. Les cheveux lisses d’Annabeth dépassaient d’un casque surmonté d’une crête pourpre. Un bouclier étincelait à sa main gauche. Dans l’autre, elle tenait son glaive.

-       Ah, la jeune dame est là, fit Lachésis, qui continuait à enrouler le fil sur son fuseau.

La deuxième invitée, réalisa Percy, qui fit de son mieux pour prendre un air innocent quand il sentit la main fraîche d’Annabeth lui relever le visage, avec une douceur infinie. Soudain, il n’était plus aux Enfers, il était aux Champs Elysées, la partie de l’Enfer réservée aux héros.

-       Percy, ça va ? demanda-t-elle.

Que ses yeux bleus étaient incroyables. Il aurait pu se noyer dedans, passer une éternité à les contempler, à…

-       Tu es blessé ? insista la jeune fille.

-       Non, ça va. Comment tu m’as retrouvé ?

-       Ne me dis pas que tu avais oublié à quel point les naïades adorent cancaner. Ce matin, tout le camp était au courant que tu étais allé chez les Moires.

-       Ce… matin ?

-       Oui, il doit déjà être midi, d’ailleurs. Le temps s’écoule différemment dans les Enfers. Mais c’est bizarre, j’ai pu te rejoindre facilement, Charon a accepté de me conduire ici sans discuter. (Puis regard d’Annabeth se mit à flamboyer.) Et d’abord, est-ce que tu réalises ce que tu…

-       … Les jeunes, cessez de vous disputer, les interrompit la vieille Atropos. Ce serait dommage de gâcher ce moment historique avec des enfantillages.

  La main abandonna la joue de Percy alors qu’Annabeth se relevait d’un coup :

-       Oh oui, ce serait dommage. Vous allez commencer par admettre que la prophétie ne me concerne pas. Rien ne confirme que je sois « la fille de la sagesse ».

Cette fois, on aurait dit que c’était la deuxième meilleure blague du best of de l’humour. Les Moires mirent au moins deux minutes à se ravoir - des hyènes leur auraient tiré leur chapeau.

-       Au contraire, tu viens de réaliser la prophétie, belle enfant. Ne reste plus qu’à la conclure.

Percy et Annabeth s’écrièrent, horrifiés :

-       Quoi ?



Atropos eut un sourire ravi, comme si on leur avait offert les plus belles pelotes de laine de la Terre. Elle prit son temps pour répondre :

-       Dans la noirceur, la Fille de la Sagesse mourra. Ses jours ne tiennent qu’à un fil, bientôt coupé. Rien ne pourra l’empêcher, elle l’a mérité. Demain le nom de ses bourreaux, elle apprendra. Et grâce à elle, toute la lumière sera faite, récita la vieille Moire. Qu’est-ce qui n’est pas clair là-dedans ?

-       « Dans la noirceur », « le nom de ses bourreaux elle apprendra »… balbutia Annabeth, soudain très pâle.

-       Surprise ! Les bourreaux, c’est nous ! fit le trio, comme s’il dévoilait un gâteau d’anniversaire.

-       Pour une fois qu’on peut quitter les coulisses, fit Lachésis en se délectant de chaque syllabe, la main autour de son fuseau. Bon, voyons, comment vas-tu mourir, jeune dame ?

Les teintures, le feu, les trois Moires, tout commença à tourner autour d’Annabeth. Elle eut très chaud. Puis très froid. Ce n’était pas possible, c’était un cauchemar. Elle eut soudain l’impression d’avoir été atteinte d’une maladie foudroyante, au stade terminal. Voilà donc ce qu’Andromède avait dû ressentir, quand elle avait été condamnée - sans savoir que Persée la sauverait. Personne n’aurait dû connaître la date de sa mort, mais le « bientôt » ne laissait aucune place au doute. Le Camp des Sangs-Mêlés, Percy, Groover… Son existence allait lui être arrachée, songea Annabeth. Et elle n’avait aucune certitude d’aller aux Champs-Elysées… Si ça se trouvait, elle errerait peut-être dans le Tartare pour l’éternité, horriblement torturée. Ses jambes se mirent à trembler. Elle aspira chaque goulée d’air comme si c’était la dernière, sentant son cœur palpiter follement.

-        Atropos, le fil est-il prêt ? fit Lachésis.

-       C’est drôle, j’ai cru que tu venais de me donner un ordre, bougonna la concernée, en s’emparant d’un fil luminescent, brun-doré, qui pendait dans la caverne. Elle le pinça brusquement.

Annabeth poussa un gémissement en posant les mains sur son ventre, comme frappée d’une douleur invisible. Percy rugit. Il devait faire quelque chose ! Il allait bondir quand il se sentit paralysé. Il vit alors, consterné, qu’Atropos avait fait quelque chose à son fil de vie.

-       J’ai le même pouvoir que Piper Halliwell, annonça fièrement la vieille femme.

-       Et le même caractère, grommela Clotho, qui fabriquait toujours son fil.

-       Ça te pose un problème ? aboya Atropos.

Clotho se contenta de lever les yeux au ciel, tandis que Percy, impuissant, feulait de colère. Vers la cheminée, Lachésis avait sorti des cookies d’une boîte en fer blanc qu’elle engloutissait les unes après les autres.

-       Ces émotions fortes, ça me donne toujours faim, articula-t-elle, postillonnant des miettes.

Entretemps, Annabeth avait réussi à récupérer suffisamment de sang-froid pour réussir à parler. Elle avait remarqué, à l’état de Percy et à Turbulence gisant sur le sol, que la force ne servirait à rien.

-       Ce n’est pas juste. Pourquoi est-ce que je mériterais de mourir ? murmura-t-elle en fixant son fil de vie comme si son seul regard pouvait le rendre indestructible.

Atropos répondit tout en coupant quelques fils adjacents :

-       Oh, tu ne le mérites pas spécialement, l’Oracle avait simplement besoin de trouver une rime, j’imagine. Mais tu devrais être honorée d’être au centre d’une telle prophétie. Les destins tragiques gravent un nom dans l’éternité, d’autant plus si le décès survient lorsque le héros est jeune.

-       C’est très gentil, mais je préfère ne pas finir comme Eurydice ou Icare. Je pense avoir encore de nombreux exploits à accomplir.

-       Oh, ne pinaille pas, Fille de la Sagesse, intervint Lachésis, la bouche pleine. Alors voyons, le tableau des meilleures morts. (Elle contempla le tableau noir au-dessus de la cheminée). Dans le top dix, nous avons toujours Icare, avec son spectaculaire vol plané – c’est fou ce qui peut arriver à cause du soleil - , Eschyle, qui a démontré les capacités remarquables du crâne de tortue, quand celui-ci est lâché par un rapace. Et n’oublions pas Narcisse ! Le pauvre petit a eu la décence de se suicider, quand il est tombé amoureux de son propre reflet. Qu’est-ce qu’il était canon, quand même… Mais je m’égare. As-tu des idées, jeune dame ? Parce que si ta mort occupait la première place du podium, nous pourrions peut-être convaincre Zeus de te transformer en constellation… Il paraît qu’on a une très jolie vue depuis là-haut. Et puis, ton bien-aimé pourra te voir tous les soirs, comme ça.

Annabeth ne prit même pas la peine de répondre. Avec l’énergie du désespoir, elle avait réussi à ravaler sa peur, et elle se mit à prier sa mère de toutes ses forces. Après tout, c’était la déesse de la stratégie guerrière, et seule l’intelligence la tirerait de cette situation mortelle. Son regard tomba alors sur un détail que les décorations murales et les posters lui avaient caché. Des photographies étaient accrochées un peu partout. Elles représentaient les trois Moires dans ce qui semblait être un atelier de couture, entourées de personnes souriantes.

-       Vous êtes des petites cachottières, toutes les trois, lança-t-elle d’un ton qui se voulait enjoué, mais qui sembla pâle et chevrotant à ses oreilles.

Son stratagème fonctionna néanmoins :

-       Comment ça des cachottières ? demanda Lachésis, cessant de mâcher son cookie.

-       Vous avez séjourné chez les Mortels. Vous avez même ouvert un atelier de couture !

-       Oh oui, c’était le bon temps. Hadès nous avait offert des vacances. C’était à la fin des années 1945, parce que nous avions travaillé dur, encore plus qu’en 1914-1918 ! Nous frôlions le burn-out ! C’était bien plus facile durant l’Antiquité, il y avait moins de monde sur la terre. Enfin, bref, nous avons ouvert cette modeste entreprise à Verviers.

-       Je n’ose imaginer votre talent, avec tant d’années d’expériences, approuva Annabeth, cachant ses mains tremblantes derrière son dos, forçant son sourire à rester accroché à ses lèvres.

-       Nous avons formé la fine fleur des couturiers mortels, s’enthousiasme la Moire, qui avait tout à fait délaissé ses madeleines. (Elle se dirigea vers une des photos en noir et blanc, l’air soudain nostalgique.) Mais l’aventure s’est hélas mal terminée…

-       Oh ? fit Annabeth, avant d’avoir pu s’en empêcher.

  Ce fut Atropos qui poursuivit, tandis qu’accablée, Lachésis se voûtait, ses doigts effleurant le cadre de son rêve perdu.

-       Un jour, en plein démonstration de crochet, on a coupé le mauvais fil, lança-t-elle d’un ton cassant.

-       Le mauvais fil ? lança bêtement Percy, avant qu’Annabeth ait pu lui souffler qu’elle ne cherchait pas à rappeler de mauvais souvenirs.

-       Oui, parfaitement, le mauvais fil. Le fils du maire, qui suivait notre formation, est tombé raide mort.

-       On a eu de gros ennuis, continua Lachésis, la voix trempée de sanglots. On ne savait pas ce que le mot « tribunal » voulait dire, avant ça. Le procureur était persuadé que nous avions provoqué trop d’émotions fortes chez ce pauvre garçon.

-       Le malheureux… fit Annabeth d’une voix tragique, avant de poursuivre avec une flamme guerrière : Mais cela reste une injustice! Des femmes aussi talentueuses que vous devraient pouvoir montrer leur travail au monde entier, continuer à transmettre leur savoir !

-       OUI ! approuva Percy.

-       Qui vous a dit que vous étiez obligé de rester dans cette caverne cachée au fond des Enfers ? Remontez à la surface. Faites ce que vous voulez vraiment faire ! poursuivit Annabeth.

Une voix fit trembler les murs. Atropos avait carrément crié :

-       SILENCE! Notre mission est sacrée et nous la remplissons depuis la nuit des temps. Le destin est le destin.

   Les deux autres acquiescèrent d’un air coupable, répétant « le destin est le destin ».

-       Vous parlez comme si vous étiez spectatrices de votre vie. Ce n’est pas vrai ! Vous pouvez être actrices ! Les autrices ! insista Annabeth.

-       Tu ne comprends pas, tout est déjà écrit. Nous suivons le destin, et nous, encore plus que les autres. Nous l’accompagnons, répliqua Atropos.

-       Rien n’est écrit. Rouvrez votre entreprise à Verviers, et voyez ce qui se passe. Nous sommes libres, libres de prendre nos décisions, d’agir. Il y a trop longtemps qu’Hadès vous dicte votre conduite. Et une prophétie ne fonctionne que parce que les héros suivent aveuglément ce qu’elle dit. Ce sont eux qui la rendent réelle. Prenez votre destin en main !

-       BLASPHEMES ! Tu es folle à lier, ma petite ! siffla Atropos.

-       Et d’abord, nous devons continuer à assurer le cycle de la vie et de la mort, glissa Lachésis.

-       Et pendant vos vacances ? Comment vous avez fait ?

-       Nos cousines, les nornes, ont pris le relais, glissa Clotho.

-       Ah, c’est super ça ! Demandez-leur de vous remplacer de nouveau. Les Walkyries pourraient même leur donner un coup de main. Les morts héroïques vikings deviennent rares de nos jours… Il paraît que certaines ont même dû s’inscrire au chômage.

La voix d’Annabeth avait un enthousiasme si contagieux que Clotho hocha vigoureusement la tête. Lachésis sembla hésiter.

-       Vous devez en avoir marre de couper des fils et de ne voir personne. Un peu de lumière et de compagnie vous ferait du bien.

-       ET MOI, JE VOUS JURE QUE JE SERAI VOTRE PREMIER ÉLÈVE AU COURS DE BRODERIE, lança Percy, toujours paralysé.

   Lachésis jeta un coup d’œil à Atropos:

-       Nous pourrions essayer. Si le travail est fait, je ne pense qu’Hadès ne voie de problème… S’il nous rappelle, nous reviendrons. Et… c’est peut-être justement notre destin, de remonter à la surface. Cela expliquerait le dernier vers de la prophétie.

« Et grâce à elle, toute la lumière sera faite » se récita mentalement Percy. Le retour vers la lumière… Oui, ça se tenait.

Clotho et Lachésis se tournèrent vers Atropos.

Celle-ci gardait un air indécis, mais elle avait ravalé le juron qu’elle semblait sur le point de prononcer. Un instant, puis un autre semblèrent rester en suspension, comme emprisonné à travers les milliers de fils qui pendaient dans la caverne. Celui d’Annabeth se trouvait toujours entre les ciseaux de la vieille Moire. La jeune fille et Percy retenaient leur souffle, parfaitement immobiles. 


Les deux lames d’aciers tremblèrent…

Semblèrent se refermer…

Ou peut-être n’était-ce qu’un effet de lumière ?


Laisser un commentaire ?