Une courte immortalité

Chapitre 8

Catégorie: T

Dernière mise à jour 16/03/2012 20:04

Edenbridge – Taken away : http://www.youtube.com/watch?v=LwIBtoo_758

 

Les marins sur la chaloupe ramaient jusqu'au bateau qui avait mis l'ancre un peu plus loin. Le prêtre et le général regardaient leurs subalternes agiter les pagaies, tandis qu'ils observaient du coin de l'œil la femme assommée devant eux qui perdrait la vie dans les prochaines minutes. Le général Armando Jamirez se demandait pourquoi Flavio Acosta, le prêtre censé exorciser cette femme démon, avait insisté pour la tuer sur le bateau. Les femmes portaient malheur, de plus, elle risquait de contaminer l'un de ses matelots.

Il faisait néanmoins confiance à la voix de Dieu. Flavio ne commettrait jamais d'erreur, pourtant il semblait cacher quelque chose. Comme s'il manigançait quelconque idée qui les surprendrait tous. Armando lui-même était perdu dans ses pensées quant à ce qu'il venait de découvrir. Le monde était extrêmement petit. Il n'aurait jamais pensé que l'impie serait sa fille. Cette femme, Natalia, comment avait-elle pu porter l'enfant de Barbe Noire ? Comment avait-elle osé ?

Armando l'avait confondue avec sa mère en la voyant sur l'île : les mêmes cheveux, de plus leurs visages étaient similaires. C'en était troublant. Assis dans la chaloupe, il continuait de regarder la jeune femme : il se sentait quelque peu coupable de tuer la fille de cette femme qu'il avait autrefois aimée, jusqu'à sa trahison. Elle aurait pu être sa fille. Il aurait pu être son père. Elle n'aurait alors pas été sur le point de mourir, mais en vie dans un univers plutôt luxueux : il avait gravi les échelons au fil des années et possédait un rang qui le mettait hors de tout danger, ou presque.

Pendant quelques instants, il se prit à imaginer qu'il avait épousé Natalia et que cette jeune femme était leur fille. Toutefois, sa haine envers la mère de celle-ci qu'il avait refoulée au fond de lui-même pendant toutes ces années refit surface : comment se faisait-il que Natalia fût morte alors qu'elle était toujours en vie ? Comment avait-elle osé le trahir trente ans plus tôt ? Barbe Noire lui avait pris la femme qu'il aimait, il ne lui pardonnerait jamais. S'il n'était pas déjà mort, il l'aurait volontiers envoyé dans la tombe.

Angelica ressemblait beaucoup trop à sa mère, la traîtresse. Il pourrait presque dire qu'il s'agissait de la même personne. C'était un signe. Il avait restreint sa colère durant toutes ces années, en ne la tuant pas. Le fait qu'il eût retrouvé sa fille n'était pas anodin : c'était l'occasion pour lui d'accomplir cette vieille vengeance qu'il avait voulu oublier pour de bon. Trente ans plus tard, il sentait encore son orgueil qui frémissait de retrouver son honneur. Il ne se laisserait pas humilier une fois de plus par cette femme. Il la tuerait lui-même après l'avoir bien fait souffrir.

Ses subordonnées portèrent son corps jusqu'au navire puis la mirent par-terre. Le général Jamirez sortit alors son épée, prêt à l'abattre. Il lui ferait de longues coupures partout, afin qu'elle se vidât de son sang. Elle le supplierait de le tuer, or il n'exécuterait pas sa requête. Il posa sa lame sur sa joue, puis appuya légèrement, faisant couler quelques gouttes de sang. Malgré son âge avancé, il ne se laisserait pas embobiner par cette femme. Elles étaient toutes des manipulatrices.

À sa grande surprise, Flavio, le prêtre, se mit entre eux et repoussa son épée, lui ordonnant de la ranger. Était-il passé du côté de cette hérétique ? Prenait-il sa défense ? Son sang bouillonna, il se sentit prêt à l'abattre, lui aussi : comment osait-il interférer dans sa vengeance ? Celui-ci lui intima cependant du regard d'obéir, car il n'en avait pas fini. Il ne fallait jamais douter du messager de Dieu, c'était une règle.

« Général, ne tuez pas cette femme. Le Seigneur m'est apparu en rêve, elle peut nous être utile pour régler tous nos problèmes… »

 

xXxXxXx

 

Ses paupières étaient lourdes. C'était difficile d'ouvrir les yeux. Ses oreilles n'entendaient rien. Son corps ne lui obéissait plus. Tout lui semblait si lourd… Comment en était-elle arrivée là ? Pourquoi se trouvait-elle dans cet état ? Elle ne ressentait aucune douleur, seulement de la lourdeur… Comme si son corps était fait de plomb, tout comme l'atmosphère autour d'elle. C'était difficile à décrire.

Il lui fallut de longues minutes pour se remémorer la nuit dernière. Elle était sortie prendre un peu d'air frais car elle souffrait énormément. L'air marin l'avait rapidement soulagée, elle s'était presque endormie, jusqu'à l'arrivée de… Jack Sparrow !

L'homme qu'elle avait rencontré alors qu'elle se trouvait encore au couvent. L'homme qui l'avait abandonnée. L'homme qu'elle avait retrouvé treize ans plus tard. L'homme qui l'avait guidée jusqu'à la Fontaine de Jouvence. L'homme qui l'avait manipulée en lui donnant les années de son père bien-aimé, Barbe Noire. L'homme qui l'avait laissée sur une île déserte où les Espagnols l'avaient retrouvée trois mois plus tard.

Elle se souvenait à présent. Lui. Jack Sparrow. Le capitaine Jack Sparrow. Celui qui lui avait fait aimer la mer. Celui qui lui avait apporté tant de choses pour lui briser le cœur au final. Comment avait-elle pu l'oublier ? Pourquoi ne s'en rappelait-elle que maintenant ? Qu'est-ce qui lui était arrivé, pour qu'elle ne s'en souvînt qu'à ce moment précis ? En voyant le Black Pearl, elle avait retrouvé tous ses souvenirs, sauf ceux le concernant. Alors pourquoi s'en rappelait-elle, maintenant ? Que s'était-il passé… ?

Elle avait toussé. Beaucoup. Devant lui.

Angelica ouvrit les yeux puis tenta de se lever en sursaut. Toutefois, une douleur dans le ventre l'empêcha de se lever à plus de quelques centimètres de son lit. Une minute. Son lit ? Comment s'était-elle retrouvée là ? Sa tête lui faisait atrocement mal… Elle porta une main à son visage, en fermant les yeux. Elle avait dû s'évanouir à force de cracher du sang. Cela ne lui était pourtant jamais arrivé avant, et ce n'était assurément pas bon signe.

Au bout de quelques minutes, après avoir réussi à apaiser un peu son mal de tête, Angelica rouvrit les yeux. Elle aurait dû s'en douter. Debout, dans un coin de la pièce, les bras croisés, se tenait Jack qui la regardait sans faillir. Elle avait voulu lui cacher ce qui lui arrivait, or c'était complètement raté. Il avait fallu qu'elle s'évanouît juste devant lui. Elle avait tout gâché. Saletés d'Espagnols. Et saleté de Jack, qui était à l'origine de tous ses problèmes.

Il allait lui demander des explications, c'était inévitable. Et elle n'avait pas envie de les lui donner. N'y avait-il aucune échappatoire ? Angelica regarda la porte de sortie : en forçant son corps, elle pourrait probablement retrouver l'air marin qui la guérirait. Elle poussa les draps la recouvrant puis se mit sur ses pieds : s'ils la trahissaient, elle ne parviendrait jamais à atteindre son remède. Jusqu'au bout, elle souhaitait rester près de l'eau.

Le fameux capitaine restait adossé contre le mur sans bouger, en se contentant de la regarder. Il examinait la façon dont elle semblait avoir du mal à se mouvoir. Elle pouvait tromper tout le monde en prétendant aller bien, il ne se laisserait pas avoir. C'était décidé, il ne croirait plus aucun de ses mots. Il aurait dû le faire depuis longtemps déjà. Depuis qu'il l'avait transportée dans sa pièce puis déposée sur son lit, il réfléchissait.

Ce n'était absolument pas normal. Il s'agissait là de sa conclusion. Il ne connaissait pas vraiment les effets exacts de la Fontaine de Jouvence, mais il restait persuadé qu'aucune maladie n'était censée l'atteindre. Si elle en attrapait une mortelle, cela pourrait mettre en danger ses années supplémentaires. Dans ce cas, pourquoi crachait-elle du sang ? Et en aussi grosse quantité, surtout. Était-ce un effet secondaire de l'eau de la Fontaine ? Non… Ce n'était pas probable.

Il ne restait alors qu'une solution : les Espagnols. Durant ces deux années, ils avaient dû faire des tests sur son immortalité. Jack ne savait pas ce que cela avait donné, mais en tout cas ils avaient trouvé les limites, ces crachements de sang en constituaient la preuve. Son corps se fatiguait-il ? Avait-elle perdu ses années en plus ? Quel gâchis ! Enfin, ce n'était pas comme si elle allait mourir, n'est-ce pas ?

Il examinait comment elle se comportait tandis qu'elle essayait de marcher. Elle titubait légèrement et avait besoin d'un appui afin de se soutenir. Sa démarche hésitante prouvait qu'elle peinait à avancer. Jack avait toujours été persuadé que les immortels, ou du moins les presque immortels, telle Angelica, ne pouvaient pas tomber malade : cela pourrait mettre en péril ses années supplémentaires. Quelque chose ne tournait absolument pas rond dans cette histoire. Qu'est-ce qu'Angelica pouvait bien lui cacher, cette fois ? Il ne savait d'ailleurs toujours pas ce qui s'était passé durant ces deux années.

Si les Espagnols s'en étaient tenus à leur réputation, ils l'auraient abattue sur-le-champ, si seulement c'était possible. Après tout, elle n'était pas vraiment immortelle, elle avait simplement récupéré les soixante-cinq années de son père bien-aimé. Elle lui en voulait assurément encore de lui avoir fait boire le « mauvais » calice, néanmoins il ne l'aurait pas laissée mourir. Surtout que Barbe Noire ne lui en aurait pas été le moins reconnaissant du monde. Sa mort aurait été un véritable gâchis.

Jack n'était pas empreint à la culpabilité, qu'il laissait toujours derrière lui. Il était un pirate, libre de ses mouvements. Il se devait de profiter de chaque instant sans rien regretter, il s'agissait là de la base de la piraterie. Jamais, dans sa vie, n'avait-il regretté quoi que ce fût. Dans ce cas, pourquoi éprouvait-il de la culpabilité maintenant ? Pourquoi s'en voulait-il de l'avoir abandonnée sur cette île, où elle avait dû se battre pour survivre avant d'être faite prisonnière par son peuple natal ? Bon, c'était vrai qu'il aurait pu l'emmener avec lui et Gibbs, pourtant...

Il ne l'avouerait à personne, pas même à lui-même, or, à ce moment-là, cette perspective l'avait effrayé. Il n'avait jamais pensé recroiser de sa vie la seule femme qui était parvenue à lui faire ressentir des « frémissements». Rester près d'elle plus longtemps éveillait en lui de la crainte : et si Gibbs avait raison, et que ces frémissements étaient en réalité des sentiments ? Non, il refusait de s'attacher à quelque chose, ou, pire, quelqu'un. Il était un homme de liberté. Se lier avec une femme était bien pire : il lui faudrait sans arrêt se justifier, arrêter de regarder les autres femmes, et, surtout, limiter les excursions en mer, son seul et unique grand amour.

Quoique, sur ce point-là, Angelica ne dirait rien. Elle-même rêvait de ce genre de vie, son comportement sur le bateau le prouvait : elle restait le plus longtemps possible dehors à regarder l'eau, à sentir le vent marin. Malgré le mauvais traitement subi durant ces deux années, il ne l'avait jamais vue autant rayonner. Elle était tout simplement faite pour la vie en mer, il n'y avait pas d'autre explication.

Sur ce point-là, ils se ressemblaient terriblement. C'était peut-être ce qui l'avait attiré chez elle quinze ans plus tôt. À ce moment-là, il venait de se faire expulser de son navire, le Black Pearl, suite à une mutinerie, et les marchands de rhum qu'il avait rencontrés sur l'île l'avaient déposé dans cette ville d'Espagne.

Malgré sa difficulté à se déplacer, Angelica semblait tout de même vouloir sortir, retrouver l'air marin, comme s'il s'agissait de son seul remède. Jack ne bougeait pas et continuait de l'examiner. Pourquoi crachait-elle du sang ? Pourquoi avait-elle l'air de souffrir ? Un éclair de terreur le traversa à la pensée d'une autre idée : aurait-elle perdu ses années supplémentaires ?

Ne serait-elle plus qu'une humaine ordinaire ? Aurait-il gâché les dernières gouttes de la Fontaine ? Comment avait-elle pu les perdre ? Comment les Espagnols y étaient-ils arrivé ? Et ces crachements de sang... Qu'était-ce ? Était-elle malade ? Allait-elle... Mourir ? Non, c'était impossible. Il ne laisserait jamais cela se produire. Il y avait forcément une explication logique. Il y en avait toujours une. Enfin, presque. Une chose était toutefois certaine : il ne la laisserait pas mourir.

Enfin, il dramatisait sans doute : rien ne disait qu'elle avait perdu ses vies. Elle n'était pas vraiment une immortelle, rien ne disait qu'elle ne pouvait pas tomber malade, aussi grave fût la maladie. Jack ne savait plus quoi en penser : durant ces longs mois, les Espagnols avaient sûrement testé cette soit-disant immortalité afin d'en tirer profit.

Ils se prétendaient être les envoyés de Dieu, or ils s'étaient permis de traiter Angelica de la sorte. Ils n'étaient par conséquent en rien différents des autres : ils étaient avides de pouvoir, cherchant à l'obtenir à n'importe quel prix, peu importaient les sacrifices. Mais quels avantages Angelica avait-elle bien pu leur procurer ? À quoi avait-elle pu leur servir, alors qu'ils l'avaient transformée en coquille vide ?

Jack sortit de ses pensées lorsqu'il s'aperçut que la jeune femme avait déjà atteint le pont. Le soleil était déjà levé depuis un moment, il remarqua Gibbs qui tenait la barre, tout en conservant une longue-vue près de lui. Si Jack pouvait être sûr d'une chose, c'était que son second actuel ne serait jamais comme Barbossa. Il était l'un des seuls en qui il avait confiance. Oui, confiance. Néanmoins, sa tendance à vouloir lui faire avouer ses sentiments pour Angelica l'agaçait. Malgré tout, une chose qu'il lui avait dite restait constamment dans sa tête, contre son gré.

« Angelica est une belle femme. Et les hommes le remarquent. Si vous continuez ainsi, quelqu'un vous la prendra. »

Monsieur Gibbs n'oserait jamais la toucher, sur ce point-là il pouvait rester tranquille. Toutefois, Angelica restait davantage avec Joshamee qu'avec lui-même. Elle le haïssait, après tout. Mais l'idée qu'un homme autre que lui la touchât l'emplissait de rage. Nul n'avait le droit de toucher à son précieux matelot. À chacun de leurs arrêts, notamment et surtout à Tortuga, Jack faisait attention à surveiller quiconque osait l'approcher afin de mieux l'éloigner. Ces pirates de pacotille devaient connaître leur place.

Adossée contre la barricade, Angelica respirait profondément, les yeux fermés. Elle n'avait à aucun moment remarqué sa présence, aussi ouvrit-elle les yeux en sursaut au moment où il donna un coup près d'elle afin d'attirer son attention. Il était en colère. C'était plutôt compréhensible, elle avait gâché ses espoirs concernant le Pearl et elle ne l'avait tenu au courant de rien.

À présent, il allait lui poser des questions. Il lui fallait un subterfuge pour y échapper, car elle refusait de lui fournir les réponses qu'il recherchait. Que comptait-il faire après les avoir obtenues ? Il ne pouvait absolument rien faire. Son regard insistant la fit frémir, jamais encore elle ne l'avait vu aussi sérieux. Il s'apprêta à lui poser la fameuse question au moment où la voix de Gibbs les interrompit.

« Terre en vue !»

Ils se regardèrent encore un moment dans les yeux, puis Jack recula. Il obtiendrait ses réponses plus tard. Pour le moment, ils avaient trouvé une île, ce qui signifiait qu'ils pouvaient se réapprovisionner en eau, en nourriture ainsi qu'en rhum, le plus important. Titubant légèrement, comme à son habitude, Jack ordonna à monsieur Gibbs de lui donner la barre, en accordant un dernier regard à Angelica avant de monter les escaliers de manière à prendre les commandes.

Celle-ci attendit quelques instants avant de se lever à son tour dans le but de jeter un coup d’œil à cette fameuse île. Contre toute attente, ses yeux s'écarquillèrent d'horreur en la voyant. Elle la reconnaissait. Et Jack aussi, sans le moindre doute.

« Le Seigneur m'est apparu en rêve. Il a répondu à nos prières de détresse en nous envoyant une brebis égarée et immortelle sous la forme d'une femme. Elle nous sauvera tous. »

Angelica se prit la tête dans les mains. Ces personnes la poursuivraient jusqu'au bout, et un jour ils la captureraient une fois de plus. Jack comptait-il l'abandonner à nouveau sur cette île ? Cette même île sur laquelle ils étaient sur le point d'appareiller. Les Espagnols l'y retrouveraient, et ils termineraient leur « rituel ». Les six mois étaient sans aucun doute écoulés.

Si elle avait autrefois été pieuse, elle refusait maintenant de croire en ce Dieu qui prétendait qu'elle sauverait son peuple natal qui se servait d'elle. Qu'avait-elle fait pour mériter pareil destin ? Ne parviendrait-elle jamais à voguer librement sur l'océan, sans la moindre crainte ? C'était là son unique souhait. Ou presque. Il restait Jack dans cette histoire.

Ils atteignirent l'île plus vite qu'elle ne l'aurait pensé. Angelica fut la première à descendre, avec un tonneau vide. Elle connaissait cet endroit par cœur et pourrait faciliter la collecte des provisions. Chaque pas dans le sable de la plage éveillait en elle de plus en plus de souvenirs. Ses longues journées à chercher de la nourriture. Le feu qu'elle maintenait sans cesse allumé.

La végétation avait bien poussé en presque deux ans, néanmoins elle trouva son chemin sans trop de mal. Au bout de plusieurs minutes de marche, elle retrouva son campement qui commençait à être enseveli par les plantes sauvages. Le cours d'eau était toujours là. Une certaine nostalgie l'envahit, or elle la repoussa : elle souhaitait quitter cet endroit le plus vite possible.

Tout en remplissant le tonneau, Angelica se rendit compte qu'une larme coulait le long de sa joue. Pourquoi pleurait-elle ? Pourquoi s'abaissait-elle à ce niveau-là ? Elle n'était pas faible. Elle refusait de pleurer. Pourtant, ce silence, ce calme, cette atmosphère apaisante faisaient ressortir tout ce qu'elle cachait au plus profond d'elle-même depuis bien longtemps.

Quinze ans plus tôt, après que Jack l'avait abandonnée, elle s'était jurée de ne plus jamais pleurer. Elle refusait d'être faible. Elle devait le surpasser et le faire payer. Pourtant, à ce moment précis, elle ne pouvait pas retenir les larmes qui coulaient toutes seules et l'emportaient dans la tristesse.

Depuis qu'elle avait retrouvé ses souvenirs, la jeune femme tentait de paraître forte, comme si rien ne pouvait l'atteindre. Cependant, au fond d'elle-même, elle avait peur. Elle était terrifiée quant à ce qui l'attendait. Et elle savait qu'elle ne pourrait pas y échapper. Angelica lâcha le tonneau puis porta ses mains à son visage. Elle ne voulait pas que ce moment arrive. Elle souhaitait seulement naviguer aux côtés de Jack.

L'endroit était d'ailleurs calme. Trop calme. Ils avaient dû partir et la laisser à nouveau seule ici. Elle savait pertinemment qu'il ne répondrait jamais à ses sentiments, or elle désirait simplement qu'il ne l'abandonnât pas et la laissât rester auprès de lui. Elle ne s'était jamais considérée comme égoïste et ne pensait pas que son vœu l'était.

Un craquement de feuilles séchées derrière elle la fit sursauter et elle tourna la tête. Jack se tenait là, un tonneau sous le bras, l'autre sur l'épaule. Elle détourna bien vite le visage et essuya ses larmes : qu'elle avait été bête de pleurer. Elle s'était montrée faible devant l'homme qu'elle haïssait et aimait en même temps.

Allait-il la quitter si elle ne répondait pas à ses questions ? Comptait-il l'abandonner une fois encore sur cette île ? Il le pouvait. Angelica sentait son regard insistant sur elle. Dans sa tête, la voix du prêtre espagnol qui avait participé à son arrestation et empêché son exécution continuait de résonner.

« Elle nous sauvera de cette étrange maladie qui en déjà tué beaucoup. Le Seigneur m'a donné des instructions. Dans deux ans, cette épidémie ne sera plus qu'un vague souvenir. »

Menteur. Elle ne les sauverait jamais. Ce prêtre trompait les Espagnols depuis le début, elle en était persuadée. Elle ne possédait pas le pouvoir de les sauver. Pourquoi ne le comprenaient-ils pas ? Angelica vit avec surprise Jack commencer à remplir l'un de ses tonneaux en la sermonnant, comme quoi il avait eu du mal à retrouver sa trace et qu'elle aurait dû les attendre avant de disparaître.

Jack gardait dans la tête cette image d'Angelica en pleurs : jamais encore il ne l'avait vue pleurer. Elle avait toujours occupé une place élevée dans son estime, étant une femme qui ne montrait pas ses sentiments. Or, ce moment de faiblesse l'avait totalement perturbé. Maintenant plus que jamais, il voulait savoir.

« Qu'est-ce qu'ils t'ont fait, Angelica ? »

L'intéressée ne put réprimer une certaine stupeur, sans doute à cause de sa voix. Cette dernière était calme, posée. Pas insistante et brutale, comme d'habitude. Il ne la regardait pas et fixait de manière imperturbable son tonneau qu'il continuait de remplir. Angelica serra les poings, le sien se trouvait un peu plus loin.

Si elle le lui disait, serait-il horrifié au point de ne plus jamais vouloir la voir ? Après avoir entendu cette voix, elle refusait d'y croire. Il était lâche, ce n'était pas un secret, or il y avait des limites, lui-même en était conscient. Qu'elle lui dît ou non, il finirait par le savoir, de toute manière. Elle ne pourrait le cacher éternellement. Il l'avait libérée de cette prison, cependant il ne pourrait pas la sauver cette fois-ci. Il ne pourrait qu'assister impuissant à la scène.

« Je vais mourir, Jack. Tu m'as sauvée pour rien. »

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