Les Rubans Bleus

Chapitre 2 : Se libérer de l'humiliation

2562 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 30/05/2019 18:45

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Le soleil s’élevait lentement dans le ciel, comme une lumière flamboyante qu’on aurait projetée vers les cieux pour dissiper les ténèbres. À mesure qu’il apparaissait, ses rayons se déployaient sur l’ensemble du monde, et éclairaient toutes les merveilles de la nature que la nuit empêchait de voir. Sur les fleurs et les gazons, la rosée établissait son empire, tandis que le parfum matinal de la campagne se dégageait sur des kilomètres. L’un des rayons du soleil, plus puissant que les autres, venait transpercer les carreaux d’une petite chaumière. Cette chaleureuse maisonnette, visiblement dévastée par le temps, se tenait au milieu d’un chemin sinueux que les Pokémon avaient coutume d’appeler le sentier Saklaus. Peu de créatures vivaient ici, mis à part quelques solitaires endurcis, ou des Pokémon qui n’avaient pas les moyens de vivre ailleurs. C’était d’ailleurs le cas de Manternel. Derrière ces carreaux enduits de buée se cachait le visage de la jolie créature, laquelle s’était levée aux aurores pour assister à ce spectacle exceptionnel de la nature. Une fois sa curiosité satisfaite, Manternel se plongea dans ses pensées sans même s’en apercevoir. Puis elle se rappela. Elle se rappela de cette étonnante découverte qu’elle avait faite sur la fange des bourbiers d’une route. Qu’est-ce que c’était ? Elle n’en savait rien. Tout ce qu’elle voyait, c’était une minuscule silhouette semblable à une ombre, enroulée dans ce qui semblait être un drap ou une couverture. En s’approchant, elle avait remarqué que ce petit être était plongé dans un profond sommeil, et qu’il tremblait, mais elle ne parvenait pas à savoir si c’était le froid ou un cauchemar qui lui faisait cet effet. Le rêve fut interrompu par un claquement de porte.


Zorua venait tout juste d’entrer dans la pièce. Après une longue nuit de sommeil réparateur, le visage du petit Pokémon semblait plus reposé et plus enthousiaste.

Manternel, en souriant, lui dit :



« Zorua, tu es levée. Tu as bien dormi ?


- Très bien, merci, lança-t-elle d’un ton enjoué. Puis, après avoir esquissé un sourire qui en disait long, elle poursuivit : tu sais, j’ai bien réfléchi à ce que tu m’as dit hier... et tu as raison, il est temps que je leur montre ce que je vaux ».



Manternel, réjouie, enlaça alors Zorua dans ses bras pendant un long moment, comme pour lui témoigner tout l’amour qu’elle lui portait. Ce geste n’était pas seulement la manifestation d’un soutien, mais la preuve d’un véritable altruisme, motivé par l’amour et la pure entraide, et débarrassé de toute arrière-pensée.



« N’oublie pas une chose essentielle, Zorua : les autres Pokémon te méprisent peut-être pour ce que tu parais être, mais toi, tu dois t’aimer pour ce que tu es. Ne laisse jamais quelqu’un détruire ton amour-propre ». 

Puis l’étreinte chaleureuse cessa, et les deux Pokémon se sourirent mutuellement. 



« Je sors, je vais voir Feunnec », dit Zorua tout en emportant avec elle un petit sac, « À tout à l’heure Manternel ! »


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Et le petit Pokémon se mit en route vers la maison de son ami. Elle n’était pas très éloignée de la sienne, mais il fallait quand même compter cinq ou six minutes de marche. Finalement, la maison fit son apparition. On pouvait facilement deviner qu’un feu de cheminée avait été attisé à l’intérieur, puisqu’une longue traînée de fumée ondulait comme un serpent au-dessus du toit, avant de se dissiper et de disparaître dans les cieux. Alors qu’elle était sur le point de frapper contre la porte en bois à l’aide de ses petites pattes velues, celle-ci s’ouvrit et dévoila l’apparence d’un autre petit Pokémon. Lui aussi perché sur ses quatre pattes, son corps entier était de la couleur de l’ambre, mis à part son museau qui était blanc comme neige. De ses longues oreilles émergeaient des touffes de poil qui semblaient s’embraser, arborant une teinte de feu vif, et le bout de sa queue faisait penser à la faible lueur d’une flammèche. Tout d’un coup, les deux Pokémon s’entrelacèrent, frottèrent leur museau l’un contre l’autre, avant de se diriger vers la petite place du sentier Saklaus, où ils avaient l’habitude de passer le plus clair de leur temps. Sur le chemin, les deux Pokémon échangèrent quelques mots.



« Feunnec, aujourd’hui, c’est un grand jour ! Je vais enfin remettre à leur place ces deux idiots qui se croient tout permis ! », dit Zorua sur un ton déterminé, en fronçant ses sourcils, comme si la rancoeur s’était manifestée en même temps que les paroles.


Assez étonné, son ami lui répondit :


« T’es sûre que t’en es capable ? J’veux pas te décourager surtout hein, mais... ça fait déjà un moment qu’tu dis ça... »


Zorua rétorqua rapidement à ces mots :


« Je sais, Feunnec, mais hier, j’ai pris conscience de quelque chose. Et tu vois, ça m’a redonné de l’espoir. Je suis sûre que j’en suis capable. Je dois me prouver à moi-même que je le peux. »


Intrigué, Feunnec tourna délicatement son visage vers celui de son amie, et, dans ce mouvement, il dit : 


« Hein ? T’as pris conscience de quoi, au juste ? »


Joignant son regard au sien, Zorua répondit : 


« Je te montrerai ce soir. Mais pour le moment, il faut que je règle mes comptes. T’es avec moi, j’espère ?


- T’sais bien que je serai toujours à tes côtés, va ! », lança-t-il d’un air faussement lassé.



Les deux Pokémon arrivèrent sur la place du sentier Saklaus. Comme à son habitude, elle était vide, et la pluie qui était tombée la nuit dernière avait rendu les chemins boueux et quasiment impraticables. Zorua et Feunnec s’étaient assis sur un tronc d’arbre légèrement humide, mais que la pluie avait visiblement épargné. Au-dessus d’eux, des nuages s’amoncelaient pour former un tout homogène qui donnait au ciel l’apparence d’un drap de satin blanc. Les lueurs de l’astre solaire étaient étouffées entre ces nuages, si bien qu’on avait l’impression que la nuit était déjà tombée, mais qu’elle était blanche. Zorua, d’un air impatienté, frappait machinalement sa petite patte contre le sol, comme si sa satisfaction avait subi une entorse.



« Zorua, ça va ? Pourquoi t’es nerveuse comme ça ? dit Feunnec avec un timbre de voix assez inquiet.


- Je ne suis pas nerveuse... c’est juste que ces idiots sont toujours là quand on ne veut pas d’eux, mais quand je les cherche, ils ne se pointent pas ! C’est rageant ! », répondit-elle avec emportement, en grognant légèrement entre ses crocs.


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Alors que Zorua tentait de garder son calme, au loin commencèrent à se dessiner deux silhouettes spectrales. D’abord incolores et informes, elles se précisaient au fur et à mesure qu’elles avançaient. Seconde après seconde, leurs apparences se dévoilaient, sortant d’un brouillard capiteux qui caressait de ses effluves blanchâtres la terre humide de la place Saklaus. On vit d’abord une petite créature à la peau verte apparaître, dont les extrémités étaient parachevées par deux roses, l’une rouge et l’autre bleue. Elle se déplaçait avec une certaine assurance sur ses deux pattes fines, et son visage aux traits délicats respirait la douceur, parfois disqualifiée par des haussements de sourcils dédaigneux, souvent bannie par ce qui sortait de sa bouche. Son homologue était d’apparence plus robuste. Dressé fièrement sur ses deux pattes arrières, la caresse du vent qui soufflait soulevait la fourrure de son pelage caramel à mesure qu’il progressait vers le centre de la place. Ses larges yeux rouges étaient ornementés d’une courbe jaunâtre qui décrivait la forme de ses grosses pupilles, et ses joues gonflées comme un ballon d’hélium lui donnait un air ridicule mais attachant, bien que ceux qui le croisaient retenaient souvent le premier air mais ne percevaient pas le second. Tous deux marchaient avec cette suffisance qu’ont les créatures sûres d’elles, pensant réussir à véhiculer l’illusion d’un quelconque prestige moral, alors que personne n’était réellement dupe de ce simulacre.



« Ils sont là. J’étais sûre qu’ils allaient finir par arriver », dit Zorua en contractant ses petites pattes noires dans un élan de colère.



Le regard est un pouvoir que beaucoup de créatures sous-estiment. Il n’est pas qu’un outil permettant de repérer et d’analyser son environnement, c’est aussi la seule partie de notre corps qui nous permet d’explorer l’intériorité de ceux qui nous font face. Il constitue le point de rencontre entre deux âmes. Lorsque deux regards se croisent, ce sont deux personnalités qui se révèlent l’une à l’autre, ou, plus souvent encore, qui s’empêchent l’une et l’autre de se découvrir. Le regard peut être porteur d’une bonne intention, mais il peut aussi être empreint d’une grande pugnacité. C’était justement le cas de Rosélia et Ratentif, les deux Pokémon qui venaient de débarquer sur la place Saklaus. Lorsque leurs regards se posèrent sur celui de Zorua, ils devinrent tous deux alertes. Ils avaient repéré leur proie et il n’était pas question qu’ils la lâchent. Leur cible venait d’être prise d’assaut par leurs regards électriques. Ils savaient qu’elle était paralysée. Ils avancèrent vers elle.



« C’est décidément une habitude de venir là où on ne veut pas de toi », lança Rosélia pour attaquer la première. Un léger rictus se dessina sur ses lèvres fines.


- Ouais, et d’ailleurs j’crois qu’on est pas les seuls à avoir voulu t’rejeter », ajouta Ratentif pour apporter du poids à l’offensive de sa camarade. Rires succincts de leur part. Il est important de se soutenir dans ces moments-là.



Le poison paralysant fit son effet dans l’esprit de Zorua. Il y eut un silence de quelques secondes durant lequel ces mots abrupts martelèrent cruellement la conscience du petit Pokémon et désactivèrent l’ensemble de ses facultés, dont la parole. Feunnec resta en retrait, à l’arrière de son amie, sur la recommandation de cette dernière.



« Tu me diras, c’est le propre d’une orpheline d’être rejetée, surenchérit Rosélia en affichant une mine hargneuse, c’est probablement pour cette raison que tu as été abandonnée, Zorua. Tu dois repousser les gens ».



De nouveaux rires éclatèrent. Au dessus de leurs têtes, les nuages se resserrèrent et se contractèrent, perdant leur apparence blanche et poudreuse pour arborer une silhouette plus blindée et plus sombre. Le vent retomba. On sentait dans la faiblesse inattendue du vent une puissance future.



« Tu n’as pas le droit de me parler comme ça, dit Zorua, les crocs serrés et la mâchoire ferme.


- Je fais absolument ce que je veux », rétorqua Rosélia en bombant légèrement la poitrine pour paraître intimidante.



Un roulement de tonnerre poignit dans les cieux. Les nuages au visage menaçant, par leur couleur pétrole, donnaient l’impression qu’un grand mur de fer séparait désormais la terre des cieux.



« Vous allez le regretter, dit Zorua, les lèvres contractées et le regard décliné vers le sol, vous êtes obligés de le regretter.


- Est-ce que tu ressens le moindre regret, toi ? demanda Rosélia à son ami Ratentif, en insistant sur son sarcasme d’un ton ironique.


- Qui en ressentirait face à elle ? », répondit Ratentif avec une grande fermeté.



Zorua releva immédiatement la tête. Pile au moment où sa nuque se redressa, un coup de tonnerre brutal déchira les cieux dans un bruit lourd, et les nuages furent éclairés par une lumière aveuglante qui fit sursauter les deux Pokémon moqueurs. Rosélia en perdit presque ses pétales. Ratentif se mordit la lèvre inférieure avec ses dents trop longues. Les yeux de Zorua, d’habitude si doux et si chaleureux, affichaient désormais une lueur de rage frappante. On aurait dit que les éclairs s’étaient réfugiées dans ses yeux.



« Vous êtes tous les deux de sacrés imbéciles, lança Zorua d’un ton sec.


- Moi je me trouve intelligente, répondit Rosélia du tac-au-tac.


- Tu ne risques pas de t’étouffer avec ta perspicacité », rétorqua Zorua avec assurance.



Le vent commença à se lever sur la place Saklaus. Les branches des arbres débutaient la danse qui annonçait la tempête.



« On est meilleurs que toi, t’façon, intervint Ratentif pour aider son amie.


- Sans doute les meilleurs des imbéciles », contreattaqua Zorua.



Ratentif fut piqué. Rosélia fut déstabilisée. Le vent redoubla d’intensité. Les arbres s’agitèrent avec brutalité.



« Moi au moins ma mère ne m’a pas abandonnée, surenchérit Rosélia.


- Peut être qu’elle aurait dû le faire », objecta Zorua.



Le vent fut puissant. Le crissement des branches secouées se fit entendre.



« Pardon ? demanda Rosélia, la bouche serrée.


- Tu as très bien entendu, répliqua Zorua.


- Tu es laide..., dit Rosélia avec un visage haineux.


- Comme c’est dommage ! déclara Zorua avec une ironie cinglante.


- Pauvre folle ! cria Ratentif en forcant ses dents sur sa lèvre.


- J’ai été saine un jour ! », repartit Zorua en tenant bon.



Un coup de tonnerre tonitruant interrompit les hostilités d’un seul coup. Les bouches se fermèrent aussitôt. Le vent, qui s’époumonait en soufflant comme une brute sur la place Saklaus, fit plier les troncs d’arbres les uns après les autres. Les nuages, témoins d’une scène nauséeuse, recrachèrent toute l’eau glacée qu’ils contenaient en eux sur la terre déjà humide. La pluie, intense, tombait dru sur les Pokémon au centre de la place. Ils se séparèrent. Mêlées à la brume environnante et aux vapeurs froides, les gouttes de pluie voilèrent tous les champs de vision. Les regards ne purent se croiser davantage. On ne vit désormais que des silhouettes floues qui tentaient tant bien que mal d’échapper à la forte pression qu’exercait la tempête sur leurs têtes. C’était fini. Il fallait maintenant rentrer à la maison et dire adieu à l’humiliation.


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