Les muses sans chaussure (OS)

Chapitre 1 : Les muses sans chaussure

Chapitre final

10076 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 09/06/2022 10:59

Défi 1 : Retour en enfance (mai/juin 2022)

Défi 2 : Promenons-nous dans les bois (novembre 2019)

Défi 3 : Réécriture d’un conte" (février 2017)

---

Synopsis : Selon une vieille légende unysienne, le pokémon fabuleux Meloetta aurait perdu ses chaussons rouges et oublié la chanson sur laquelle il dansait quand l’obscurité a envahi le monde. Depuis, il offre aux humains un don pour la musique en échange de leur aide pour retrouver la mémoire. Ce n’est qu’une jolie fable racontée aux enfants… Mais pour Artus Borg, elle est véridique.

 

Les muses sans chaussure


ooOooOoo


« Les chaussons s’en allèrent de la sorte dansant, toujours dansant, jusqu’à ce qu’enfin ils la conduisissent dans une grande et sombre forêt. Là, elle aperçut entre les arbres une vive lumière, elle crut que c’était la lune, car elle avait la figure d’un homme. Le fait est que c’était bel et bien un visage d’homme, car là encore était assis le vieux soldat à la grande barde rouge, lui faisant des signes de tête et disant : voyez donc les beaux souliers de bal ! »


- Les Souliers rouges, Hans Christian Andersen.


ooOooOoo


« Si un jour on m’avait dit qu’Artus Borg m’emmènerait en randonnée en forêt... J’y aurais jamais cru ! Plus citadin que toi tu meurs. »

Le pas décontracté, deux jeunes hommes dans la vingtaine marchaient l’un derrière l’autre sur un sentier sinueux serpentant la forêt des illusions. Celui qui venait de parler suivait docilement son guide, les mains bien enfoncées dans les poches de son jean troué et une guitare accrochée dans le dos. Il jetait de temps à autres des coups d’œil à la cime des arbres. L’habillage dense des feuillus laissait tout de même passer la lumière de cette ébauche de printemps. Le climat unysien n’avait rien à voir avec celui de leur région d’origine, pourtant en cette saison vernale, la météo leur rappelait la douceur d’un avril à Johto, les pluies de pétales de cerisiers en moins. Le beau flegmatique rabaissa son regard pour poser ses yeux noisette coquins sur le dos de son ami, plus brun, plus large d’épaules et plus trapu. Il avait toujours l’impression qu’il cherchait son chemin.

« On aurait dû proposer à Cyk et Coco de venir. Il aurait sans doute fallu ligoter Cyk pour le trainer de force, mais ça lui aurait fait du bien cette p’tite balade au grand air, reprit-il pour faire la conversation.

- Je n’avais pas envie qu’ils me prennent pour un fou, déjà que toi tu ne me crois pas...

- Mais si je te crois, c’est juste que parfois tu es un peu superstitieux.

- Et toi tu restes un indécrottable pragmatique. »

Enfin le randonneur du dimanche se retourna vers son camarade, lui adressant un petit rictus provocateur assorti à ses iris d’un bleu profond et pénétrant. L’autre frissonna, sept ans d’amitié et ce regard-là lui faisait toujours autant d’effet. Il agrandit son propre sourire goguenard avant de répliquer :

« Et le pragmatique que je suis t’a déjà dit de regarder la carte il me semble.

- Ce n’est pas nécessaire Matt. Je n’avais pas de carte à l’époque, je suis tombé dessus par hasard.

- Et parce que tu t’es perdu gamin tu te sens obligé de nous perdre aujourd’hui ?

- On n’est pas perdu, arrête un peu. Tu me demandes toujours de te faire confiance pour tout et n’importe quoi, alors pour une fois, toi, fais confiance à ma mémoire.

- D’accord Artus. » répondit simplement le guitariste sans se départir de son air débonnaire.

Artus se concentra à nouveau sur le décor, ses fins sourcils noirs se fronçant sous l’effort cérébral. Il n’était venu qu’une seule fois dans cette forêt, treize ans plus tôt, et son partenaire avait raison : il avait l’âme urbaine. Né à Doublonville, il y avait vécu toute son enfance avant d’atterrir à Mauville à l’adolescence, après le divorce de ses parents. Il pouvait compter sur les doigts de ses mains les fois où il s’était promené en forêt, alors pour lui rien ne ressemblait plus à un arbre qu’un autre arbre. C’est à peine s’il savait faire la distinction entre une fougère et une ortie.

Pourtant, son instinct lui disait qu’il était dans la bonne direction. C’était une sensation étrange, elle n’était pas aussi forte que lorsqu’il avait dix ans, mais il captait encore sa présence entre les fûts de hêtres centenaires, il restait persuadé qu’elle était là, quelque part, et qu’il la retrouverait. Il laissait son cœur se faire guider par la voix inaudible de celle qui lui avait offert son don...



ooOooOoo



« Mesdames et messieurs, notre voyage touche à son terme : nous allons procéder à l’atterrissage. Veuillez attacher vos ceintures et rester assis tout au long de la manœuvre. Ladies and gentlemen, we will soon be landing... »

Une petite tête brune se pencha vers le hublot pour regarder le décor pendant que l’avion amorçait sa descente vers le tarmac de l’aéroport de Parsemille. Artus était déjà parti en vacances à l’étranger par le passé, mais jamais encore à Unys.

A peine avaient-ils franchis la porte du terminal que ses parents commencèrent à se quereller. Artus n’avait pas capté le motif cette fois, il était trop occupé à surveiller le tapis roulant rapatriant les valises. Ils ne cessèrent qu’en apercevant un homme en costume excentrique rouge et jaune, tenant fermement un carton imprimé portant le nom de "Borg" dans une typographie stylisée. Artus reconnut sans peine le logo de l’atelier de son père.

« Ah Eliaz ! Bonjour ! Je suis Jack, l’un des assistants d’Artie. C’est un très grand honneur de vous rencontrer enfin en chair et en os !

- Merci, répondit simplement le peintre avec un sourire figé tandis que son comité d’accueil lui étreignait la main avec ferveur.

- Et vous devez être Mary ?

- Oui, je suis enchantée de faire votre connaissance.

- Moi de même ! » S’enthousiasma Jack.

Artus, discret et droit comme un i, observait la scène. Tout était habituel pour lui : les amateurs d’art en pamoison devant son père, son dédain à peine voilé pour eux et sa mère d’une courtoisie exemplaire, tentant de compenser au mieux l’arrogance désabusée de son époux et jouant à merveille son rôle de femme trophée. C’était habituel, mais était-ce normal ? Il n’aurait su le dire.

 « J’ai réservé vos billets de train, Artie m’a chargé de vous accompagner jusqu’à votre hôtel et de vous briefer sur le planning de la semaine. Si vous avez besoin de quoi que soit, je suis à votre service ! Laissez-moi porter vos valises Mary !

- Oh ne vous donnez pas cette peine.

- Si si j’insiste ! »

Artus ne fit aucun commentaire, mais il grimaçait : après leurs neuf longues heures d’avion, ils enchainaient encore avec deux heures de train.

« Vous préférez un wagon normal ou un wagon du métro de combat ?

- Un wagon normal, répondit aussitôt Eliaz.

- Je pensais que votre fils aimerait peut-être voir un match pokémon, c’est de son âge.

- Non, Artus ne s’intéresse pas plus au dressage que nous. Cette sauvagerie déplacée et... »

Eliaz s’arrêta assez brusquement de déverser son fiel, il avait oublié l’espace d’un instant qu’Artie, le célèbre artiste unysien et le patron de Jack, était également le champion de l'arène pokémon de Volucité. Jack détourna le regard pour que ses invités ne perçoivent pas son embarras, une précaution totalement inutile, ils l’avaient tous les trois déjà bien capté.

Eliaz disait vrai : Artus ne s’intéressait pas aux combats pokémon, son opinion rejoignait la sienne sur l’aspect violent et vulgaire de la chose. Cependant, il commençait à en avoir marre que ses parents répondent systématiquement à sa place lorsque quelqu’un posait une question le concernant. Et justement, sa mère avait vite embrayé pour combler le silence gênant provoqué par Eliaz.

« Artus s’intéresse surtout à la musique, il est inscrit au solfège et à la chorale.

- Au piano il est médiocre, assena stoïquement Eliaz. Il stagne plus qu’il ne progresse, cela dit son professeur de chant est content de lui, il a une voix agréable. »

Du haut de ses dix ans, Artus maitrisait désormais bien le concept d’ironie, et il trouvait très ironique que son père trouve sa voix agréable alors qu’il lui demandait souvent de se taire. Encore une fois, il devait reconnaître qu’il partageait l’avis acerbe mais relativement objectif de son père : il n’était pas doué pour la musique.

Il avait d’abord essayé la guitare, il ne se sentait pas à l’aise, ni debout, ni assis, pour jouer et il avait du mal à placer ses doigts correctement, alors il avait renoncé. Il avait brièvement tenté le violon, ce fut un massacre auditif. Ses parents avaient catégoriquement refusé qu’il touche à une batterie, trop bruyante et trop triviale pour eux. Faute de mieux, il s’acharnait sur le piano et se consolait avec la chorale… Car oui, il chantait juste et il contrôlait parfaitement son souffle.

« Oh dans ce cas ça tombe bien, j’allais vous proposer des billets pour le music-hall ce soir, ce spectacle est extrêmement populaire et typique d’Unys ! s’empressa de répondre Jack pour essayer de rétablir un semblant de bonne ambiance et, heureusement, Mary saisit la perche tendue.

- Avec plaisir ! »

Assis dans le train, Artus ouvrit son sac à dos noir, simplement marqué d’un petit guériaigle brodé de fil blanc sur le côté de la pochette centrale. Il en extirpa son lecteur de musique. Il avait encore un gros casque filaire noir, sa mère était contre les écouteurs enfoncés dans les oreilles, encore plus les bluetooth, pour protéger les tympans et les neurones de son fils. Le garçon chaussa confortablement ses deux écouteurs ronds et chercha dans son répertoire.

[U2 – I Still Haven’t Found What I’m Looking For]

Accoudé au rebord de fenêtre, il regardait défiler le paysage en trompant son ennui sur les mélismes. Toute la région ressemblait à une immense forêt binaire, grise et verte. Il n’y avait pour tout horizon que de hauts buildings d’acier et de verre formant une jungle moderne qui s’étendait en continu, encerclée par un dense rideau végétal d’arbres entrelacés. C’est à peine si l’on apercevait la mer et le ciel, quant aux montagnes, il ne fallait pas y compter, elles étaient ensevelies sous le béton et la ramure luxuriante.

 « I have spoke with the tongue of angels.

I have held the hand of a devil.

It was warm in the night,

I was cold as a stone,

But I still haven't found what I'm looking for »

Il avait envie de chanter, mais il se retenait même de fredonner pour ne déranger personne. Les adultes parlaient – Artus voyaient leurs lèvres bougées – sans doute du travail ou plutôt de l’Œuvre de son paternel. Lui n’entendait que la voix de Bono, cela lui convenait assez. Il n’existait pas dans ce monde d’adultes sophistiqué, il n’existerait qu’une fois qu’il serait capable de soutenir une conversation digne d’intérêt et cela passerait par la culture. Or, il n’avait aucune affinité avec la peinture, encore moins les natures mortes de son paternel. La musique en revanche, c’était son créneau, il se constituait en encyclopédie junior sur le sujet.

Artus écoutait toutes sortes de styles de musicaux déjà à l’époque, du jazz à l’électro, du gospel à la musique expérimentale, en passant par le heavy metal, dans tous les dialectes du monde, même s’il ne comprenait que sa langue maternelle et l’anglais. Il était extrêmement ouvert et curieux sur ce point, mais sa préférence allait étrangement à la musique classique. Aussi, quand la voix de Bono se tût, le mode aléatoire de son lecteur enchaina avec le lac des cygnes...


oOo


A peine quelques heures de repos au grand hôtel de Méanville et la parade des Borg devait déjà reprendre. En théorie, pour Artus et Mary, ce séjour à Unys devait être des vacances. Dans la pratique, ils accompagnaient Eliaz dans son travail. Une exposition allait lui être intégralement consacrée dans une galerie prestigieuse, le vernissage aurait lieu en milieu de semaine. En attendant, Mary s’activait dans tous les sens, les yeux rivés sur la moquette.

« Où ai-je mis mes escarpins ?

- Je suis admiratif : nous sommes dans une chambre de trente mètres carrés et tu arrives à être aussi bordélique qu’à la maison. »

Mary ne répondit rien, elle était déjà suffisamment à la bourre, une dispute maintenant ne ferait que la ralentir davantage et d’autres reproches fuseraient parce qu’elle les aurait mis en retard. Les chaussures à talons haut rouge vif apparurent miraculeusement près de la porte de la salle de bain. Mary les enfila debout en s’appuyant contre le montant de la porte, elle voyait dans le grand miroir au fond de la pièce le reflet de son fils en train de nouer sa petite cravate noire avec un air extrêmement sérieux.

« Tu as besoin d’aide Artus ?

- Non merci. »

Artus tenait absolument à faire ce genre de chose lui-même, une façon de prouver à ses parents qu’il était grand et autonome. Il inspecta avec attention son accessoire, le nœud lui semblait parfait, il sourit à son reflet, satisfait par son allure, il trouvait qu’il faisait adulte. Sa mère arriva près de lui et vouta légèrement le dos pour l’observer attentivement en inspectant minutieusement sa chemise, son col et ses cheveux soigneusement peignés.

« Tu es très élégant, dit-elle en accompagnant ses mots d’une caresse sur sa joue.

- Toi aussi maman.

- Merci mon Artus...

- On va être en retard, dépêchez-vous. »

La froideur désinvolte des mots d’Eliaz tranchait avec la chaleur pudique de Mary. Elle avait fait vite, Artus aussi, mais pas encore assez visiblement.

Méanville, surnommée la cité des plaisirs, abritait de nombreux établissements de divertissement. Il y en avait pour tous les âges et tous les goûts : stades, casinos, opéras, théâtres, cinémas et bien d’autres choses encore, pour un public plus averti.

Pour leur épargner fatigue et éclaboussures suspectes sur leurs chaussures étincelantes, la famille Borg se rendit en taxi jusqu’au music-hall, pourtant situé à peine à quatre cents mètres de l’hôtel. Les grands néons multicolores ornant sa façade se voyaient depuis les fenêtres de leur chambre.

Le spectacle du music-hall se découpait en trois actes, trois scénettes indépendantes les unes des autres mais répondant à une même thématique. Artus regarda le programme imprimé sur une feuille de papier glacé que l’ouvreuse avait confiée à sa mère : "Dans la chaleur de Méanville", "Promenons-nous dans les bois" et "La légende de Meloetta".

Il n’y avait sur scène que des pokémon, leurs dresseurs s’étaient dissimulés en coulisses pour guider discrètement leurs compagnons. Dans les rôles principaux, on retrouvait depuis la première scène un rondoudou masqué, un melokrik coiffé d’un haut de forme et un pijako avec un chapeau en feutre et une écharpe carmin. Les petites créatures étaient grimées de parures rigolotes, le show était très mignon, hautement burlesque certes, mais distrayant, même pour le jeune Borg sourcilleux. Son père, lui, semblait s’ennuyer à mourir. Il ne prit même pas la peine d’applaudir les deux premiers actes.

Artus n’était pas très féru en biologie pokémon, mais au troisième acte il reconnut malgré tout un kirlia affublé d’une perruque et de petits chaussons rouges. Il dansait avec la grâce universelle propre à ceux de sa race, quand tout à coup, les spots lumineux de la scène s’éteignirent. La salle fut plongée dans la pénombre et la musique s’arrêta. Pokémon et humains poussèrent un cri de surprise, Artus crut d’abord à une panne de courant, probablement comme la plupart des spectateurs, mais une lampe unique se ralluma pour éclairer kirlia et seulement lui. Mimant l’effroi ou peut-être la stupeur, Kirlia effectua une rotation sur lui-même et ses ballerines se décrochèrent de ses pattes fines. Il laissa aussi tomber sa perruque rousse, laissant apparaître le pelage vert pâle naturel de son crâne, avant de se coucher sur les planches, visage et ventre contre le sol. Il y avait plus de ferveur dans les applaudissements sur cette dernière scène, Artus ne savait pas exactement pourquoi, mais il sentait néanmoins lui aussi la puissance dramatique de cette ultime représentation. Seul Eliaz demeurait imperméable à l’émotion.

De retour à l’hôtel, au moment d’aller au lit, Artus demanda :

« Maman, je n’ai pas compris le dernier acte. Elle raconte quoi la légende de Meloetta ? »

Sa mère lui sourit avec bienveillance, Artus devinait pourquoi. Autrefois, c’était elle qui s’asseyait le soir au pied de son lit pour lui raconter des histoires et il se souvenait du plaisir qu’elle prenait à lui faire la lecture. Elle était diplômée d’histoire de l’art et exerçait la profession d’experte auprès d’un commissaire-priseur. Artus savait qu’elle possédait de formidables connaissances en matière de mythologies du monde entier, pour lui il était évident qu’elle avait forcément entendu parler de Meloetta. Il avait vu juste.

« C’était il y a fort longtemps... commença Mary en prenant son intonation de conteuse, à l’époque où les pokémon dominaient le monde. Deux frères courageux avaient réussi à dompter Kyurem, le dragon originel, mais ils se querellaient sans cesse sur leur vision du monde. L’un d’eux rêvait d’un monde idéal, l’autre s’accrochait coûte que coûte à la réalité. Leur conflit scinda Kyurem en deux dragons : Reshiram l’immaculé et Zekrom le ténébreux.

- Et où est Meloetta ?

- J’y viens, un peu de patience… Lorsque les deux frères furent trop vieux pour se disputer sur leur conception du monde, leurs héritiers s’emparèrent des deux dragons et déclenchèrent une guerre, toujours pour le même motif : l’un voulait transformer le monde pour qu’il devienne parfait et l’autre voulait protéger la réalité. La guerre fut terrible, elle ravagea toute la région et plus encore. Or, dans la forêt des illusions vivait Meloetta, un pokémon infiniment mélodieux qui passait ses journées et ses nuits à danser au milieu des arbres, chaussé de souliers vermillons qu’un humain amoureux lui avait offerts. L’obscurité s’abattit sur Unys et toute la forêt fut engloutie dans les ténèbres. Dans la panique générée par cet épisode sombre, Meloetta perdit ses chaussures et ne les retrouva jamais. Suite au traumatisme de cette perte, Meloetta oublia la musique sur laquelle il dansait. Depuis, les artistes en manque d’inspiration rendent visite à Meloetta dans sa forêt. Il accorde un don à tous les musiciens qui viennent le voir, dans l’espoir qu’un jour quelqu’un pourra lui jouer la chanson qu’il a oublié.

- Que se passera-t-il quand il aura retrouvé sa chanson ?

- J’imagine qu’il dansera à nouveau dessus dans la forêt… Cependant, on raconte aussi que les personnes recevant le don de Meloetta sont condamnées à dévouer leur vie à la musique. C’est une malédiction autant qu’une bénédiction.

- Moi ça me plairait je crois de dévouer ma vie à la musique… Mais ce serait bien que quelqu’un retrouve la chanson de Meloetta.

- Pourquoi dis-tu cela ?

- Tu ne te rends pas compte ? S’exclama brusquement Artus, presque choqué par l’indifférence de sa mère. Ce pokémon attend sa chanson depuis des milliers d’années, il doit être désespéré.

- Ce n’est qu’une légende Artus, fit Mary avec une pointe d’amusement. Meloetta n’a sans doute pas oublié sa chanson… Ce sont les hommes qui ont inventé cette histoire pour distraire leurs semblables. D’ailleurs, toujours selon la légende, les descendants du cordonnier qui lui aurait confectionné ses chaussures se transmettraient la mélodie de Meloetta de génération en génération.

- Elle est loin cette forêt ?

- Du tout, elle est au nord de Méanville.

- On peut y aller ?

- A mon avis ton père refusera.

- S’il te plaît maman ! »

Mary était assez étonnée de la brusque demande d’Artus. Petit, il était passablement capricieux, mais il s’était assagi en grandissant, cela faisait bien trois ou quatre ans qu’il ne réclamait plus jamais rien. Or, même à l’époque où il était animé par ses lubies juvéniles, il n’était pas du genre à vouloir s’aventurer dans les bois. Lorsqu’elle avait abordé le sujet avec Eliaz, le père d’Artus avait simplement répondu : « Faites ce que vous voulez. » en accompagnant ses mots d’un geste dédaigneux, lui avait mieux à faire. Il était évident que la sortie au music-hall avait déjà été bien assez déplaisante pour lui.


oOo


Ce fut donc en binôme mère-fils que Mary et Artus préparèrent leur randonnée dans la forêt des illusions. L’office de tourisme local proposait les services de guides de la biodiversité, sa mère avait sauté sur l’occasion. Elle non plus n’avait pas l’habitude de la ruralité, elle redoutait de se perdre, même sur un sentier balisé, et ses connaissances en botanique étaient très limitées, or elle espérait que cette sortie culturelle soit bénéfique à Artus, tant sur le plan intellectuel que physique.

Leur accompagnateur attitré était un grand jeune homme blond qui ne devait même pas avoir vingt-cinq ans encore. Il s’était présenté, mais Artus ne se souvenait plus de son nom, ni de sa formation, il se rappelait seulement qu’ils ne pouvaient pas faire deux pas sans qu’il n’essaye d’épater sa mère en citant le nom scientifique en latin de la moindre brindille dépassant des ornières.

Ils marchaient depuis une quinzaine de minutes quand, dans un mouvement presque synchronisé, Artus et sa mère levèrent le menton. L’anomalie attirait l’œil : une cinquantaine de paires de chaussures, au moins, pendouillaient au-dessus de leurs têtes, accrochées aux branches les plus basses par les lacets noués ensemble. Artus était perplexe devant cette suspension improbable, mais ce n’était rien à côté de l’étonnement de sa mère.

« Quelle étrange coutume !

- Ce sont des offrandes pour Meloetta. Vous connaissez peut-être la légende ? Meloetta aurait perdu ses chaussons de danse au cours de l’âge sombre.

- Vraiment ? »

Artus haussa un sourcil circonspect. Bien sûr que sa mère connaissait cette histoire, puisqu’elle la lui avait racontée en sortant du music-hall. Elle lui avait même ensuite expliqué longuement comment Hans Andersen s’était inspiré de la légende de Meloetta pour écrire le conte des souliers rouges. Pourtant, elle jouait les cruches écervelées pour que son jeune et séduisant guide continue de parler.

Artus était désormais assez âgé pour percevoir ces "choses de grands" : sa mère était une très belle femme, brune, svelte et élégante comme un fier corvaillus. Ses yeux d’azur sertis dans leurs paupières plissées étaient surlignés d’un trait noir qui sublimait son regard séraphique. Elle arborait régulièrement – y compris ce jour-là – un sourire explicite de séduction digne des plus grandes hétaïres, pour soigner sa vanité et se rappeler qu’elle restait magnifique, malgré le fait que son mari ne la regardait plus, préférant ses peintures figées et son propre reflet dans le miroir. Tout cela, Artus l’avait compris et leur guide béjaune émoustillé poursuivait son récit d’autochtone :

« Blessé pendant l’âge sombre, Meloetta aurait oublié sa chanson favorite et serait ainsi condamné à ne plus jamais se métamorphoser...

- Meloetta peut se métamorphoser ? »

En amoureux transi devant sa geisha de Johto, leur accompagnateur mit un certain temps à réaliser qu’Artus lui avait posé une question.

« Ah, oh, oui ! Enfin toujours selon les sources antiques, si Meloetta chante une mélodie particulière, il peut se transformer en danseuse, c’est pour ça qu’il possédait des souliers de danse. C’est d’ailleurs pour cette raison que beaucoup de gens pense que Meloetta est en réalité une femelle. »

Artus l’écoutait attentivement, il trouvait cette légende de plus en plus fascinante. L’enfant dressa alors l’oreille, il entendait une voix au loin, provenant du cœur de la forêt.

« Maman, tu as entendu ? »

Il se tourna vers sa mère, mais elle était en grande conversation avec leur guide. La voix mélodieuse était certes trop lointaine pour qu’Artus puisse identifier la langue, mais il l’entendait distinctement malgré tout. Comment les deux adultes pouvaient-ils en faire abstraction ? Qu’ils soient en train de badiner n’expliquait pas toute leur indifférence, du moins de l’avis d’Artus.

« Maman ? »

Un éclat de rire couvrit la voix des forêts et celle du fils, pourtant l’autre blanc-bec n’avait pas l’air si spirituel que cela. Artus renonça à parler aux adultes et préféra chercher du regard l’origine de ce son onirique et hypnotique. A sa droite, un sillon flexueux laissé par une horde de grotichons traçait un sentier de fortune au milieu des bruyères. Tel Moïse écartant la mer rouge, Artus voyait ce chemin de verdure comme un signe divin, il devait le suivre.

Il hésita, il était sage d’habitude. Il se tourna une dernière fois vers sa mère, à cet instant précis elle l’ignorait royalement, tout comme son père. Elle voulait qu’un autre la remarque et l’aime. La voix de la forêt sonnait comme un violon, impossible qu’un être humain chante comme cela, Artus en était désormais convaincu : c’était la voix de Meloetta.

Il abandonna sa mère et son soupirant de douze ans son cadet pour s’aventurer dans la futaie et suivre ce chemin de traverse. Plus il avançait, moins il regardait le sol, il se fiait à ses oreilles pour chercher l’origine de la voix. La terre crissait sous ses semelles et son pied impatient fut pris au dépourvu sous une déclivité dissimulée dans les fourrés.

Artus glissa brutalement, ses jambes s’écartèrent largement au point de lui faire mal à l’entrecuisse et il dévala la longue pente sur les fesses jusqu’à heurter un buisson plus gros que les autres qui le fit basculer sur le côté. Le garçon termina sa course le nez dans un champ de scabieuses, l’une des rares fleurs des champs qu’il était désormais capable de reconnaître, autant à l’odeur enivrante qu’à la couleur mauve.

Il mit du temps avant de se relever. Il n’avait pas vraiment mal, malgré les écorchures et les bleus en formation, mais sa glissade et ses multiples roulés-boulés dans les broussailles l’avaient beaucoup secoué. A quatre pattes, il commença par redresser lentement la tête avant de se mettre debout. Il faisait face à un arbre gigantesque, ancestral et surréaliste : l’heyrable.

Artus écarquilla les yeux, il avait beau être ignare en botanique, il prit immédiatement conscience de l’exceptionnalité de ce géant ligneux à l’écorce majestueusement torsadée d’un brun argenté. L’heyrable était une essence unique au monde, dressée au cœur de la région d’Unys.

Animé par une pulsion mystique et assez puérile en fin de compte, le gosse retira ses converses et les attacha ensemble par les lacets. Artus était un bon gaillard pour son âge, mais il ne brillait pas par son agilité. Il manquait d’assurance en tentant de viser la branche la plus basse de l’heyrable. Il lança ses chaussures aussi fort qu’il le put. Dès le premier essai, les deux baskets se retrouvèrent accrochées au branchage et ce fut quasiment un rire qui égaya le visage du petit garçon, stupéfié par sa prouesse inattendue. Il avait eu de la chance, là encore il y vit un signe du destin. 

Le chant limpide s’écoulait toujours entre les arbres bordant la clairière, Meloetta était tout proche, Artus devait l’appeler. Il se demandait quelle pouvait être sa chanson perdue. Elle était forcément très ancienne, mais lui ne connaissait rien de plus vieux que certaines balades américaines ou des opéras dans des langues qu’il ne maitrisait pas. Alors il se mit à chanter a capella la toute première chanson en anglais qu’il avait appris à l’école :

 « The other night, dear, as I lay sleeping

I dreamed I held you in my arms

But when I awoke, dear, I was mistaken

And I hung my head and cried.

You are my sunshine, my only sunshine,

You make me happy when skies are grey.

You'll never know, dear, how much I love you…

Please don't take my sunshine away. »

La créature tant attendue sortit du feuillage verdoyant. Avec son corps fluet dorian et sa longue chevelure prasine mouchetée de notes bleues s’écoulant comme des lianes, l’élégant pokémon passait facilement inaperçu dans la végétation. Meloetta avait la grâce d’un ange, un ange ni mâle, ni femelle, mais plein de vénusté. Aux yeux du petit garçon, elle paraissait efféminée. Il n’avait jamais vu un pokémon aussi beau.

« Je savais que tu viendrais… » souffla Artus, émerveillé par cette apparition providentielle.

Il lui semblait que la belle lui souriait. Elle ouvrit la bouche et se remit à chanter, telle des vocalises suaves de jeune fille. Artus finit par identifier les accords, ils revenaient sans cesse en boucle, la chanson de Meloetta était agréable mais courte. Il essaya de chanter par-dessus en copiant les notes. Un concert de lalalalala sur le rythme du chant antique de Meloetta envahit les bois et le duo humain-pokémon s’enivra dans l’harmonie de leurs voix cristallines à l’unisson.

En la voyant virevolter dans l’allégresse autour de lui, le petit garçon crut que Meloetta allait se mettre à danser, mais elle n’en fit rien. Elle cessa un instant de chanter pour s’esclaffer de gaieté comme une enfant plus jeune que lui. Elle était si proche de lui désormais qu’il pouvait distinguer toutes les nuances de ses grands yeux cérulé, ils ressemblaient aux siens, magnifiques et célestes. Délicatement, elle leva sa patte noire et ronde et la posa sur Artus, demeuré parfaitement immobile, à la base de son cou, entre ses clavicules.

« Qu’est-ce que tu fais ? » murmura Artus.

Il sentait la douceur de son fin pelage de pokémon sur sa peau nue, son geste avait la délicatesse d’une caresse pourtant elle le chatouillait. Elle reprit son chant millénaire avant de retirer sa patte, Artus voulait l’accompagner mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il avait la tête cotonneuse, il ne sentait plus ses jambes, il semblait dormir debout ou plus exactement sur le point de s’endormir, peut-être rêvait-il déjà…

« Artus ! »

Le cri affolé de sa mère ramena Artus à la réalité. Il était allongé sur le dos dans l’herbe humide. Il avait glissé et dévalé la pente. Il avait mal au dos et froid aux pieds, et pour cause : ses converses avaient disparu et ses socquettes étaient moites. Il regarda en l’air – il avait aussi mal aux cervicales – il n’y avait rien dans les branches au-dessus de sa tête, il ne reconnaissait même pas l’arbre sous ses yeux, ce n’était pas l’heyrable.

« Artus !

- Je... Je suis là maman. »

Il se redressa et porta sa main à sa gorge, l’espace d’une seconde il avait eu peur de perdre sa voix, mais son cri résonnait bien dans la forêt. Aidée par le guide qui la tenait fermement par la main, sa mère descendit à son tour le talus abrupte pour le rejoindre.

« Tu es fou de t’éloigner comme ça ! J’ai eu la frayeur de ma vie ! Tu vas bien ? »

Elle le saisit par les épaules pour l’observer, Artus sentit dans la crispation de ses doigts toute son inquiétude. Il était encore un peu paumé et l’esprit embrumé par sa rencontre avec Meloetta, réelle ou fantasmée ? Il eut un doute pendant quelques secondes, mais pourquoi aurait-il perdu ses baskets si ce n’était qu’un rêve ?

« Mais… Qu’as-tu fait de tes chaussures ? Tu ne les as tout de même pas accrochées aux arbres ? »

Artus ne répondit pas, si il l’avait fait, mais où et quand ? Il voulait parler, le guide lui coupa la parole pour s’adresser à sa mère.

« Vous voulez que j’aille les récupérer ? proposa-t-il gentiment.

- Non ! Maman, j’ai vu Meloetta. J’ai pu chanter avec elle et…

- Ça suffit Artus ! »

Les joues de sa mère s’étaient teintées en deux grosses baies tamato, il était évident qu’elle avait honte. L’excitation de sa rencontre avec Meloetta était en train de retomber, Artus réalisa alors qu’il se comportait comme un gamin turbulent et qu’il était en chaussettes dans la boue…


oOo


Ils ne retrouvèrent pas les converses d’Artus dans les arbres environnants et le retour en ville fut compliqué sans chaussure. Par chance, leur guide possédait un ponyta et il lui avait suffi de dégainer sa pokéball pour que l’équidé de feu transporte le garçon sur son dos. A la lisière de la forêt, sa mère avait acheté une paire de sandales dans une échoppe touristique, qu’il avait enfilée avant de prendre le métro. Ils avaient ensuite fait un détour par une boutique de chaussures de Méanville pour racheter des baskets convenables. L’humeur de Mary s’était grandement dégradée, Artus l’avait bien remarqué, mais sa mère restait toujours très posée et toute en retenue. Quant à lui, il n’arrivait pas à penser à autre chose qu’à la prodigieuse Meloetta. Il était heureux et confiant en l’avenir, même les remontrances hautaines de son père après que Mary lui ait raconté leur mésaventure sylvestre ne l’ébranlèrent pas.

Mais le lendemain matin, le réveil fut autrement plus perturbant. Artus se sentait à nouveau mal, migraineux et fatigué. Il hésita, puis finalement il se traina jusqu’à sa mère pour évoquer son état, un peu honteux, il espérait qu’un cachet d’aspegic ou un doliprane le remettrait d’aplomb.

« Excuse-moi maman, je crois que je me… »

Artus se tût brusquement et plaqua une main sur sa bouche et l’autre sur son thorax, sa voix n’était pas rocailleuse, elle était carrément caverneuse, c’était comme si une autre personne venait de s’exprimer à travers lui. En voyant les yeux de son fils écarquillés d’horreur, sa mère comprit rapidement qu’il était malade. Elle s’approcha de lui et posa une main sur son front pour prendre sa température.

« Artus, tu ne te sens pas bien ? Tu n’as pas de fièvre au moins ?

- Il fallait s’y attendre, à courir pieds nus dans la forêt. Que ça te serve de leçon.

- Eliaz ! protesta Mary avec véhémence.

- Cesse de prendre sa défense lorsqu’il fait des imbécilités dignes d’un enfant de quatre ans. Il faut être complètement stupide pour abandonner ses chaussures en pleine forêt.

- Arrête Eliaz ! Ton fils est peut-être malade et toi tu...

- Il est enrhumé, c’est tout. Je te rassure : il survivra, et en attendant, il passera le reste du séjour enfermé ici et tu t’en occuperas, hors de question que je paye une baby-sitter en supplément. Merci pour votre sabotage en règle, la prochaine fois vous resterez à Johto, j’ai besoin d’un soutien, pas d’une paire de boulets ! »

Eliaz claqua violemment la porte de la chambre d’hôtel, Artus ne savait pas où il était parti et il s’en fichait complètement, tout ce qui le préoccupait ce matin-là c’était sa voix cassée. Son anxiété s’amplifiait de minute en minute… L’exponentielle fut brièvement interrompue par la caresse de sa mère sur ses cheveux de jais.

« Ne t’en fais pas, nous allons trouver un médecin qui accepte les consultations sans rendez-vous. »

C’est ainsi qu’Artus se retrouva dans un cabinet médical empestant le bactéricide au parfum synthétique de mentol dans la banlieue de Méanville. Il avait l’estomac noué par l’angoisse pendant qu’il se faisait examiner par le médecin. Ce dernier insista plus longuement sur ses amygdales et observa attentivement l’intérieur de sa gorge. Il termina son auscultation par l’écoute de son jeune cœur palpitant. Enfin, le docteur retira tranquillement son stéthoscope de ses oreilles après de brèves minutes qui parurent des heures à Artus en grande affliction.

« Vous n’avez pas d’inquiétude à avoir, il n’y a rien d’infectieux, c’est tout simplement sa voix qui a commencé à muer.

- C’est tôt, souffla Mary incrédule. Il n’a que dix ans et demi.

- Oui certes, mais cela arrive. Il faudra surveiller qu’il n’y a pas de problème hormonal associé.

- Mais… Que va devenir ma voix ? Je vais pouvoir continuer à chanter ? » couina Artus, dégouté par ses trémolos incontrôlés.

Le médecin répondit à son désarroi par un fou rire qui blessa profondément Artus. Il avait tellement envie de pleurer qu’il en avait mal à la carotide et le soignant prenait cela à la rigolade.

« Ah ah ! Évidemment ! Tu dois bien écouter la radio de temps en temps, les adultes chantent aussi.

- Ne me prenez pas pour un idiot ! Je m’y connais plus que vous en musique ! Mais comment je vais faire à la chorale si je ne peux pas contrôler ma voix ?!?

- Artus ! » gronda sa mère, outrée par son impolitesse.

Le garçon s’était emporté. Le docteur le fixait, totalement hébété. Il n’avait probablement pas eu souvent l’occasion de se faire enguirlander par un enfant de dix ans avec une voix en dents de scie. Comme avec Eliaz, Mary endossa son rôle de diplomate et elle s’excusa platement pour l’écart de conduite de son fils.

« Je vous prie de l’excuser, il est très fatigué, entre le décalage horaire et le stress lié à sa voix, il est un peu sur les nerfs… »

A peine sortie du cabinet médical, le visage et l’intonation de sa mère se transformèrent. Sa douceur prude avait cédé la place à une mine sévère, cette fois elle en avait vraiment ras-le-bol.

« Tu peux m’expliquer ce qui t’a pris de crier de cette manière sur le médecin ? C’était parfaitement odieux et irrespectueux. »

Elle était prête à le disputer durement, mais Artus était à bout, il tremblait et il finit par fondre en larmes, sa voix à moitié cassée partant tantôt dans les aigus, avant de virer dans les graves lourds sans qu’il le contrôle.

« Je veux devenir musicien ! Mais j’ai rien d’autre que ma voix, je suis nul dans tout le reste ! Papa a raison : j’suis incapable de progresser ! Si je ne peux plus chanter je ne sers plus à rien ! J’en ai marre d’être aussi mauvais ! Je voulais juste que Meloetta me donne du talent ! »

En entendant sa voix bizarroïde qui criait son désespoir, se pleurs redoublèrent. Sa mère interdite finit par s’agenouiller, posant sans hésiter son genou enveloppé de son collant chic sur le bitume sale. Elle le prit délicatement dans ses bras.

« Tu n’es pas nul mon fils... Tu es intelligent, tu es travailleur, tu t’améliores à ton rythme et ta voix sera toujours aussi belle après ta puberté, tu verras.

- Qu’est-ce que t’en sais ? répliqua le petit garçon dans un sanglot d’amertume.

- Parce que... Tu as rencontré Meloetta. Tu connais sa légende : tu devras chanter pour elle toute ta vie en échange de ce don. »

Avec le temps, Artus avait fini par réaliser que ces mots n’étaient qu’un énorme bobard de maman pour rassurer son petit garçon paniqué, mais sur l’instant, ça l’avait apaisé et cela avait suffi à lui redonner la foi.


oOo


Mary attendit d’être rentrée à Johto pour parler à Eliaz du projet d’Artus. Jusqu’alors ses parents ignoraient qu’il avait envie de faire de la musique son métier. Son père n’avait pas réagi à cette annonce. Plus le temps passait et plus Artus avait le sentiment que tout ce qui le concernait indifférait complètement son géniteur, comme s’il était convaincu de son irrémédiable imperfection crasse, alors qu’Artus faisait tout pour s’améliorer. La rigueur était sa force, mais le travail pouvait-il remplacer le talent inné ?

Les retrouvailles avec le responsable de la chorale furent tendues. Artus parlait très très peu depuis son retour d’Unys. Il ne supportait pas d’entendre sa voix mutante, il n’osait plus chanter seul chez lui, mais son professeur avait besoin de l’écouter et de le tester. Artus ne savait pas ce que sa mère lui avait dit exactement, mais elle s’était entretenue avec lui en amont pour parler des angoisses de son fils.

« Tu vas reprendre la chanson que l’on répète depuis janvier d’accord ? Symphony.

- Je ne vais pas y arriver… » susurra Artus d’une voix à peine audible et démoralisée.

Lui et son professeur étaient en tête à tête dans l’odéon, Mary patientait devant la porte fermée, Artus l’imaginait très nerveuse. Depuis qu’il avait pété un plomb chez le médecin, elle s’inquiétait énormément pour lui. Il avait refusé de reprendre les répétitions collectives et son professeur cherchait un moyen de le rassurer pour qu’il reprenne les activités.

« Tu vas t’habituer Artus. Reste concentré, détends-toi et fais comme je t’ai appris. »

Artus avait toujours envie de pleurer, mais s’il avait un nœud dans la gorge, il ne risquait pas de chanter correctement. Il lui fallut de longues secondes, presque des minutes, pour se calmer. Il repensa à Meloetta, à sa silhouette fantasmagorique, à sa voix enchanteresse et son aura bienfaitrice… Elle l’avait touché au niveau de la trachée, elle l’avait forcément béni, forcément. Il lui avait offert ses chaussures et une chanson, il avait chanté avec elle, si son pouvoir n’était pas un mythe, il devait avoir réussi, il devait lui aussi avoir son don désormais…

Il inspira profondément.

« I've been hearing symphonies…

Before, all I heard was silence.

A rhapsody for you and me,

And every melody is timeless.

Life was stringing me along,

Then you came and you cut me loose.

Was solo, singing on my own,

Now I can't find the key without you.

And now your song is on repeat

And I'm dancing on to your heartbeat.

And when you're gone, I feel incomplete

So, if you want the truth…

I just wanna be part of your symphony !

Will you hold me tight and not let go?

Symphony ! »

La voix d’Artus résonna en écho dans la salle vide. Il avait un peu de mal à reconnaître son propre chant. Le timbre avait changé c’était indéniable, mais il avait réussi à le contrôler le temps d’un couplet entier en tirant plus que de coutume sur sa voix de tête, sans laisser ses cordes vocales prépubères lui jouer un mauvais tour. Elle était mellifluente et puissante à la fois, avec une consonance captivante, presque féérique.

Le professeur de chant réprima un léger soupir, il avait l’air plus soulagé qu’Artus lui-même.

« Tu seras visiblement un ténor... Tu as vraiment une très belle voix tu sais ?

- Merci... Dites, vous pensez que je pourrais le faire professionnellement ? Chanter, je veux dire.

- Oui, tu as le potentiel. Et si tu t’en donnes les moyens, tu iras loin. »


ooOooOoo


« C’est bien ici... » déclara Artus.

Il avait réussi, il avait retrouvé l’heyrable, simplement en marchant au hasard dans la forêt, guidé par ses souvenirs brumeux. L’arbre restait atypique, sans nul doute, mais il lui semblait bien moins impressionnant qu’autrefois. Matthieu se planta à ses côtés pour regarder le tronc biscornu, il devait bien admettre qu’il n’avait jamais rien vu de similaire auparavant.

Artus n’était habituellement pas du genre à bercer dans le mysticisme, mais il restait le plus religieux de la bande, entre deux athées et un agnostique. Quand Matthieu eut terminé d’assimiler la dimension spirituelle du lieu assez facilement perceptible, il jeta un regard en biais à son camarade en pleine contemplation des rameaux de l’arbre majestueux.

« Alors tu les trouves tes grôles ?

- Mes grôles... répéta Artus en levant les yeux au ciel. Mes chaussures ! Tu parles vraiment mal pour un champion de poésie.

- Et toi tu es très maniéré pour un hétéro. »

Les lèvres tordues d’Artus trahissaient son amusement.

« Il ne faut pas juger un livre à sa couverture, c’est ce que tu essayes de me dire ?

- J’allais plutôt te dire que j’écris les mots que ma voix ne porte pas ; certes, j’abuse, mais il m’est plus aisé de composer une ode qui sera tienne, ô ma muse, que de glisser quelques madrigaux dans ma verve quotidienne… Mais ouais, c’est l’idée ouais.

- Au lieu de raconter des conneries, prends ta guitare.

- Et après c’est moi qui parle mal… C’est pas une façon de parler à son patron, ni à son meilleur ami d’ailleurs ! » le railla Matt en s’exécutant néanmoins.

Il décrocha son instrument de son dos.

« Je joue quoi alors ? »

Matthieu avait l’impression qu’Artus réfléchissait en scrutant la frondaison, en vérité il cherchait simplement le petit pokémon mélomane. Il avait décidé depuis un moment ce qu’il allait chanter.

« Paris, des Chainsmokers. »

Artus attendit, il ne voyait toujours pas Meloetta, mais il n’entendait pas non plus les cordes de la guitare de son partenaire, alors il finit par se retourner à nouveau vers lui.

« Eh ben alors ? Tu ne vas pas me faire croire que c’est la seule chanson que Matt le jukebox ne connait pas.

- Pourquoi celle-là ?

- Parce qu’il faut t’expliquer en plus ? » rétorqua Artus.

Il attendit que son visage soit de nouveau tourné vers la végétation pour se mettre à sourire triomphalement. Il ferma les yeux, ça y est, il entendait ce son mélodieux. Il ne venait pas de la poitrine de Meloetta, mais de cette divine table d’harmonie que Matt le jukebox – Matthieu Paris de son nom complet – tenait entre ses mains magiques.

Cette dextérité fluide et magistrale... Il l’admirait. Il l’admirait depuis la toute première fois qu’il l’avait entendu au lycée, jouant Can't Help Falling In Love de mémoire, à l’instinct et avec une facilité déconcertante. Il enviait ce talent naturel chez Matt, tout ce qu’il aurait voulu faire et être… Il en était amoureux fou. C’était son cadeau pour Meloetta : un musicien de génie pour l’inspirer, comme il l’avait inspiré lui. Elle lui avait donné une voix, Matthieu lui avait tracé sa voie et lui, le pauvre petit Artus frustré aux doigts maladroits dans tout cela, que pouvait-il faire pour ses deux muses adorées à part chanter ?

« We were staying in Paris.

To get away from your parents

And I thought: wow !

If I could take this in a shot right now,

I don't think that we could work this out.

Out on the terrace, I don't know if it's fair,

But I thought: how could I let you fall by yourself.

While I'm wasted with someone else?

If we go down, then we go down together,

They'll say you could do anything,

They'll say that I was clever.

If we go down, then we go down together...

We'll get away with everything,

Let's show them we are better.

We were staying in Paris !

Let's show them we are better !

Let's show them we are, show them we are,

show them we are, show them we are,

Let's show them we are better !

We were staying in Paris...

To get away from your parents,

You look so proud,

Standing there with a frown and a cigarette,

Posting pictures of yourself on the Internet.

Out on the terrace,

We breathe in the air of this small town,

On our own, cutting class for the thrill of it.

Getting drunk on the past we were living in.

If we go down, then we go down together...

They'll say you could do anything,

They'll say that I was clever.

If we go down, then we go down together...

We'll get away with everything,

Let's show them we are better.

We were staying in Paris !

Let's show them we are better.

Let's show them we are, show them we are...

show them we are, show them we are...

Let's show them we are better.

We were staying in Paris if we go down...

We were staying in Paris if we go down...

We were staying in Paris if we go down...

We were staying in Paris if we go down...

We were staying in Paris !

Let's show them we are better !

Let's show them we are, show them we are,

show them we are, show them we are,

Let's show them we are better. »

La brise légère parfumée aux scabieuses fut la seule réponse qu’obtint Artus à sa douce mélodie lâchée dans la nature, la voix de Meloetta n’était pas venue les accompagner. Dans son dos, Matthieu avait posé sa guitare à ses pieds et le fixait avec son petit sourire en coin affectueux. Il se décida enfin à rompre le silence monacal.

« On dirait que ta petite copine ne va pas se montrer.

- On dirait... » Soupira Artus.

Il avait du mal à décrocher ses yeux de la cime des arbres, il était persuadé qu’elle viendrait, il le sentait au fond de lui. La main amicale de Matthieu se posa sur son épaule et lui remit les pieds sur terre, dans l’instant présent.

« Si on se dépêche, on peut chopper le dernier train pour Ondes-sur-mer.

- Tu as raison, on a un concours à gagner. »


oOo


Derrière son visage impassible, Artus était terriblement déçu. Il avait vraiment très envie de revoir Meloetta. Il était certain qu’elle les avait entendus, il ne comprenait pas pourquoi elle ne s’était pas montrée. Matthieu s’efforça de lui faire la conversation pour lui remonter le moral.

Son ami lui avait déjà raconté son aventure surnaturelle dans les moindres détails, il n’y croyait qu’à moitié. Qu’Artus ait rencontré Meloetta, il l’acceptait volontiers, mais pour ce qui était de sa voix, il lui semblait plus probable que sa voix avait simplement muée de manière précoce. Quand Matt avait rencontré Artus, il avait été envouté par sa voix. Il n’en connaissait pas de plus sublime et il restait assez dubitatif face à la propension d’Artus à sous-estimer cet atout inestimable qu’il avait depuis l’enfance d’après sa mère. En apprenant à le connaître, il avait fini par en conclure que le responsable était son père, avec son égo démesuré et sa tendance à le dévaloriser sans arrêt.

Les deux jeunes hommes passèrent sous une guirlande de chaussures, ce qui amusa beaucoup Matthieu.

« Il paraît que la légende de Meloetta a inspiré les souliers rouges d’Andersen, c’est vrai ? demanda le guitariste.

- Oui.

- J’l’ai toujours trouvé très con ce conte. Cette pauvre gamine est déjà orpheline, mais en plus il faut qu’elle se prenne une punition divine sur la gueule juste pour avoir mis des chaussures un peu flashy à la messe... Sérieux, c’est cher payé pour sa vanité. En plus la morale n’a pas de sens : mourir d’épuisement c’est un peu le lot de chacun, et franchement il y a pire que de mourir pour avoir trop dansé. C’est comme mourir sur scène, ça m’irait bien, bien mieux que de me faire bouffer le foie par un guériaigle à la Prométhée ou de finir mes jours cloué sur un lit à l’hosto en tout cas.

- Tu ne l’as pas bien compris. »

Matthieu s’arrêta de marcher. Lorsqu’Artus pencha la tête de côté pour le regarder, il vit son sourcil gauche hissé au plus haut et son petit sourire de complaisance habituel avait disparu. Matt était vexé, il était vexé parce qu’Artus avait attaqué son intelligence. Intérieurement, le chanteur jubilait, il aimait cette perplexité orgueilleuse qu’il avait suscitée, avec Matt le malin ce n’était pas un effet si facile à obtenir.

« La malédiction de Karen, ce n’est pas de devoir danser jusqu’à l’épuisement, mais d’être seule, sans sa famille, sans cavalier et sans pouvoir retourner à l’église voir ses amis. »

Un bref instant, Artus songea à son père, il ne l’avait pas revu depuis cinq ans et ils n’avaient rien à se dire de toute façon. Ensuite, il pensa à sa mère et à sa beauté flétrie à l’aube de la cinquantaine. Elle restait plus agréable à regarder que les autres femmes de son âge et aimait se parer en conséquence, mais elle avait renoncé aux hommes, répugnée par ses années passées auprès d’un égocentrique. Puis, enfin, il réfléchit à sa propre condition, tout en cherchant une énième fois, en vain, sa muse invisible dans le feuillage. Il finit par se tourner vers Matthieu.

« Souvent, ceux qui sont conscients de leur talent sont arrogants et narcissiques. Ils suscitent la jalousie aussi. Et parce qu’ils se comportent en égoïstes, ils se retrouvent seuls... Mais moi, je t’ai toi. »

Artus accompagna ses derniers mots d’un sourire charmant qui releva sa pommette. Il savoura ensuite la surprise de cette flatterie dissimulée sur le visage de son meilleur ami. Il se sentait fier de sa réplique, il fut malgré tout obligé de détourner le regard quand les joues de Matt s’empourprèrent de joie, au risque de se mettre à rougir à son tour.

« J’ai remercié Meloetta à ma façon, tu devrais la remercier aussi.

- Foutu bigot… »

Matt leva les yeux, il lui semblait avoir entendu un bruissement plus sonore que les autres dans la nature sauvage. Il fronça légèrement les sourcils, elle était à peine visible au milieu du feuillage : une petite fée noire et blanche, aux grands yeux bruns chatoyant presque pourpres animés d’une lueur rusée, un peu semblable aux siens, avec sa chevelure rousse enroulée au-dessus de sa tête et son joyau rouge sur le front, était assise sur une branche. Elle battait ses pieds dans le vide en les regardant tous deux, un sourire mystérieux en guise de mimique. De chaque côté de ses épaules pendaient deux chaussures rouges en pointure trente-cinq au logo étoilé bien reconnaissable et attachées ensemble par les lacets. Le guitariste lui adressa un discret signe de la main avant de hâter le pas pour rattraper son partenaire.


ooOooOoo


« Vous continuerez, lui dit-il, vous continuerez à toujours danser ainsi avec vos souliers rouges jusqu’à ce que vous finissiez par être pâle et froide, jusqu’à ce que vous ne soyez plus qu’un squelette ! Vous danserez de porte en porte, frappant à toute les maisons où demeurent des enfants vaniteux et orgueilleux, afin qu’ils vous entendent et qu’ils tremblent ! Allons, dansez ! »


- Les Souliers rouges, Hans Christian Andersen

Laisser un commentaire ?