De nouvelles saveurs

Chapitre 1 : De nouvelles saveurs

Chapitre final

13010 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 25/12/2022 15:49

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : À table ! - (novembre décembre 2022).


On pouvait dire beaucoup de bien au sujet du Professeur Augustine Platane. Toutes sortes d'éloges, même s'il était certain de tous les nier. 

C'était un brillant scientifique, à l'origine de nombreuses découvertes majeures ; un homme très patient, doué avec les enfants et les pokémons ; très bon enseignant bien que médiocre combattant, ce qu'il était le premier à admettre. Son charme naturel était connu dans tout Illumis, au point que la rumeur voulait que certains, et surtout certaines, postulaient au centre pokémon le plus proche de son laboratoire dans le seul but de réussir à ne serait-ce que l'apercevoir.

Une chose, cependant, restait peu connue de la plupart des gens qui fréquentaient le professeur dans le cercle public : il n'était peu, voire pas opérationnel avant au moins dix heures du matin.

Ce n'était pas un secret pour ses assistants ou même les scientifiques travaillant dans son laboratoire, qui prenaient soin de ne rien lui demander qui requiert d'être debout trop tôt, et qui étaient bien souvent témoins de ses autres « travers » – comme le fait d'être incapable de fonctionner dans un environnement professionnel n'évoquant pas le désordre laissé par une attaque Tornade. 

Malgré tout, il s'était appliqué à en préserver l'une des rares personnes devant qui il se souciait d'avoir l'air compétent, bien qu'il tentait de s'autopersuader que c'était pour éviter de lui causer du tort. Comme si Lysandre risquait de lui en vouloir de n'être qu'à moitié vivant pour peu qu'on le force à se lever trop tôt.

Il fallait le comprendre : Lysandre était de ces personnes qui accomplissent tout comme si rien n'était compliqué. Il était toujours impeccablement habillé et coiffé, n'arrivait jamais en retard, était toujours poli malgré ses difficultés avec le tact – même sous ses airs quelque peu renfrognés – et semblait au-dessus de toutes considérations du type « heures nécessaires de sommeil » ou « temps requis pour émerger deux heures après s'être endormi le front appuyé contre son clavier d'ordinateur quand le son d'alerte d'e-mail vous réveille en sursaut. »

À vrai dire, Augustine n'était pas certain qu'il avait besoin de dormir. Ou de manger. S'il n'avait pas vu de ses propres yeux le reflet de Lysandre dans la grande fenêtre de son bureau, il n'aurait pas mis en doute la théorie du vampire ou autre créature surnaturelle. 

Les faits, en résumé, tenaient en deux phrases : Lysandre de Lys était du matin. Augustine Platane était, généreusement, du déjeuner. 

Il était déterminé à ce que, par conséquent, leurs chemins ne se croisent jamais à un moment inopportun, et avait réussi à esquiver d'une habile pirouette toutes circonstances qui auraient pu amener Lysandre à l'inviter ou le solliciter trop tôt dans la journée.

Jusqu'à maintenant.

Lysandre possédait un talent très particulier, d'aucun aurait dit un certain magnétisme, voire un magnétisme certain. Au repos, son visage n'évoquait pas grand-chose de rassurant : il semblait incapable de ne pas froncer ne serait-ce que légèrement les sourcils et son regard bleu ciel était assez perçant pour être déstabilisant. Quand il souriait, en revanche, comme la lumière du soleil illuminant soudain une pièce à travers une fenêtre une fois ses rideaux ouverts, il aveuglait et faisait fondre tout sur son passage. À commencer par Augustine.

C'est ainsi qu'il se retrouva à acquiescer sans réfléchir alors que son ami lui proposait de l'emmener sortir dès huit heures le samedi suivant. Les mots entrèrent par une oreille et ressortirent par l'autre. La gravité de ce à quoi il s'était engagé le frappa environ quarante-cinq minutes plus tard, quand ils se séparèrent car Lysandre avait une soirée ou quelconque rencontre impliquant des investisseurs qu'Augustine se réjouissait intérieurement de ne pas avoir à subir.

Huit heures. Il allait devoir être debout avant sept heures. Pire, il allait devoir être réveillé avant sept heures.

Il tenta d'établir un plan. Dormir plus s'avéra compliqué après la deuxième nuit passée à ronfler sur son clavier. Boire plus de café ne fit que l'énerver davantage, ce qui n'arrangea rien non plus. 

Le samedi le trouva tellement nerveux qu'il dormit par à-coups et finit par abandonner dès six heures pour se tirer du lit et se lancer des regards désolés dans le miroir de sa salle de bain. 

Une heure et demie plus tard, il devait avoir l'air particulièrement pathétique, emmitouflé dans son manteau le plus chaud et son écharpe la plus compacte, car le visage de Lysandre s'assombrit instantanément lorsqu'il le rejoignit devant la bouche de métro. Lui, bien entendu, était fidèle à lui-même : élégant, disposé, et gigantesque.

— Professeur, vous avez une mine épouvantable, dit-il avant même qu'Augustine ait pu ouvrir la bouche.

Fidèle à lui-même, donc. Augustine lui accorda un sourire qu'il espérait rassurant.

— J'étais très occupé cette semaine, vous savez ce que c'est.

Il ponctua sa phrase d'un geste dédaigneux quoiqu'exagéré du poignet. Lysandre en resta dubitatif.

— Dites-moi au moins que vous avez pu prendre le temps de manger quelque chose.

La façon qu'avait cet homme de se comporter comme son père alors qu'il avait plusieurs années de moins que lui aurait dû agacer Augustine, mais il n'arrivait pas à s'empêcher de trouver ça charmant. Il grimaça et déposa sa main sur sa nuque pour la frotter nerveusement, achevant au passage de mettre ses cheveux en bataille.

— En fait... marmonna-t-il sans pouvoir se résoudre ni à mentir ni à admettre la vérité, à savoir qu'il n'avait rien avalé à part environ dix cafés et quelques verres d'eau depuis au moins l'après-midi précédent.

Lysandre fronça un peu plus les sourcils, une performance des plus admirables.

— Laissez-moi vous acheter quelque chose à manger. 

Il marqua une pause, puis, après avoir ajusté l'épaisse écharpe qu'il portait lui-même autour du cou, ajouta du bout des lèvres :

— S'il vous plaît.

Bien déterminé à refuser, au moins par principe, Augustine ouvrit la bouche, mais n'eut même pas le temps d'émettre un seul son que les deux amis se retrouvaient noyés par la foule des voyageurs sortant du métro matinal. Lysandre, de par sa taille, agissait en rempart si efficace qu'Augustine n'hésita guère longtemps avant de se rapprocher de lui comme s'il cherchait l'ombre sous un grand saule. Deux mains gantées l'agrippèrent fermement par les épaules pour le maintenir bien en place alors que les quelques dernières personnes finissaient de gravir les escaliers menant au souterrain.

Lysandre ne relâcha sa prise qu'une fois qu'il fut sûr et certain qu'Augustine ne risquait plus d'être alpagué par un passant. Les avant-bras du professeur en restèrent endoloris.

— J'ai vu une petite boulangerie, reprit Lysandre comme si rien ne s'était passé. Ce ne sera sans doute pas de la cuisine de première qualité, mais...

— Si vous prenez aussi quelque chose, alors d'accord.

L'expression sur le visage de Lysandre à l'idée de manger une viennoiserie achetée à une boulangerie « bas de gamme » valait tout l'argent du monde, finalement. Augustine lui sourit gentiment, de ce genre de sourire qu'il adressait aux pokémons du laboratoire après les avoir amené à consommer un médicament qu'ils s'entêtaient à refuser. 

Lysandre cilla, pinça les lèvres, et se rendit dignement.

— Très bien, dit-il avec la grâce du condamné.

La boulangerie s'avéra tout à fait attrayante, bien que clairement industrielle. Rien à voir, sans doute, avec le genre d'établissement où Lysandre avait l'habitude de se fournir en victuailles, que ce soit pour lui-même ou pour son café. Malgré tout, il ne fit aucune réflexion – ce qui ne l'empêcha pas d'interroger longuement sur la provenance de ses produits la pauvre jeune femme qui s'occupait du service et qui paraissait aussi fraîche en matinée qu'Augustine. Il finit par laisser Augustine choisir, et ils ressortirent quelques minutes plus tard, armés d'un petit sac en papier contenant deux croissants sur lesquels Lysandre n'avait de cesse de jeter des coups d'œil navrés.

La perspective de les manger debout dans le métro plein à craquer risquant de l'achever, Augustine décida d'être magnanime et lui proposa le plus gros des deux croissants après qu'ils eurent pris place sur l'un des bancs du quai de la gare.

— Merci, murmura Lysandre sur un ton qui, s'il n'était pas ingrat, n'était pas très reconnaissant non plus.

Il tenait encore son croissant dans sa main quand Augustine eut fini d'engloutir le sien en trois bouchées. Il en avait mangé des biens meilleurs, mais le goût du beurre et la mâche de la pâte feuilletée contribuèrent à le faire se sentir un peu plus comme un être humain et un peu moins comme un pokémon sous Hypnose.

— Tu devrais... Ah, pardon. Vous devriez manger ça vite, avant que le prochain métro arrive.

Le regard de Lysandre était impassible comme à son habitude, et pourtant Augustine avait l'impression que les pommettes de son ami avaient rosi légèrement en entendant sa gaffe. Il décida de mettre ça sur le compte du froid.

— Il n'est pas nécessaire de vous excuser, dit Lysandre lentement. Il approcha la viennoiserie si méprisée de son visage avant d'ajouter : Aujourd'hui est une occasion particulière. Peut-être pouvons-nous nous permettre quelques écarts.

Sur ces mots, il mordit dans le croissant d'une façon qui évoqua à Augustine l'image d'un pokémon acceptant timidement une minuscule bouchée de pofiterole. Son expression ne se renfrogna pas autant qu'elle aurait pu même alors qu'il se mit à mâcher consciencieusement.

— Alors, tu peux m'appeler Augustine.

Le professeur ponctua cette proposition d'un clin d'œil qui fit cligner Lysandre des yeux si rapidement qu'il crut qu'il lui avait provoqué un malaise. Il prit le temps d'avaler sa bouchée avant de répondre :

— Évitons trop d'écarts d'un coup, si vous le voulez bien.

Augustine rit, le son à moitié étouffé sous sa propre écharpe. Lysandre, quant à lui, esquissa un demi-sourire avant de prendre une deuxième bouchée. Cette fois, il ne parvint pas à retenir une grimace.

— Ils ne sont pas si terribles que ça, ces croissants, tenta Augustine, mais Lysandre secouait déjà la tête alors qu'il en était au milieu de sa phrase.

— Ils sont à la fois trop secs et trop mous.

Il déchira ce qui lui restait en deux pour en observer les entrailles.

— Du surgelé, de toute évidence, marmonna-t-il. La prochaine fois, je vous en ramènerai des faits maison.

Sur ces mots, il entreprit malgré tout de finir de manger la viennoiserie honnie. Augustine sourit.

— Tu sais faire des croissants ?

Lysandre leva les sourcils.

— N'importe qui est capable de faire des croissants, pour peu qu'il en ait la patience.

— Je vais prendre ça pour un oui.

Le bruit caractéristique et quelque peu strident du métro à l'approche résonna le long des parois du tunnel. Les deux amis se levèrent pour s'approcher du bord du quai.

— Mais... continua Augustine une fois qu'ils furent debout épaule contre épaule – ou plutôt, l'épaule d'Augustine contre l'avant-bras de Lysandre. Personnellement, je serai bien incapable d'en faire.

Il n'eut pas besoin de le regarder pour savoir que les sourcils de Lysandre s'étaient froncés. Son ami attendit cependant qu'ils soient tous les deux assis dans la rame avant de s'épancher.

— Vous ne cuisinez pas ?

Augustine temporisa son soulagement : il s'attendait à ce que Lysandre se lance immédiatement dans une tirade sur l'importance de savoir cuisiner, mais rien ne l'empêchait de le faire après l'avoir interrogé. Il détourna le regard, pour tenter de ne pas trahir son embarras, avant de ruiner ses maigres efforts en triturant maladroitement la mèche qui lui tombait devant les yeux.

— Je sais faire des sandwichs, tu sais, avec du pain de mie, tout ça...

— Du pain de mie, répéta Lysandre comme si Augustine venait d'admettre qu'il se nourrissait uniquement de terre et d'eau. 

— Et du fromage.

Il risqua un coup d'œil sur le visage de Lysandre. La moitié avait disparu sous son écharpe. Il fronçait les sourcils si fort que ses paupières étaient à demi-closes.

— Oh, et je sais faire des pâtes, bien sûr ! Augustine s'exclama dans l'espoir un peu vain de lui arracher un sourire.

Les sourcils de Lysandre frémirent comme s'il hésitait entre les froncer d'un cran de plus ou bien fondre en larmes. Il se racla la gorge.

— Je suis certain que vous vous sous-estimez, Professeur.

Il marqua une courte pause, comme s'il hésitait. Une fois encore, il sembla à Augustine que ses joues se coloraient un peu, ce qui était absolument fascinant.

— Si vous désirez... mon aide, continua-t-il en articulant chaque mot comme s'il craignait qu'il soit son dernier. Je peux vous expliquer et montrer comment faire des croissants. 

À un certain moment, sans que ni lui ni Augustine ne le remarque, il s'était mis à se pencher de plus en plus vers son interlocuteur, de sorte qu'ils étaient quasiment collés l'un à l'autre, jusqu'à ce que les cheveux en bataille d'Augustine commencent à lui chatouiller la joue. Le contact, comme une attaque Étincelles, le fit se redresser bien droit sur son siège. 

— Si vous êtes libre, ajouta-t-il après s'être à nouveau éclairci la gorge. Bien entendu.

— Aujourd'hui ? demanda Augustine. Sa gorge aussi était nouée, pour une raison qui lui échappait. 

— Si vous êtes libre.

Augustine se mordit la lèvre. Lysandre fixait maintenant un point indéterminé en face de lui.

— Cet après-midi ?

Lysandre cilla sans cependant détourner son regard.

— Le café est fermé pour la journée, se contenta-t-il de dire.

Le mot « oui » était trop simple pour un homme comme Lysandre de Lys. Même s'il était habitué à ce genre de comportement de sa part, Augustine ne le trouvait pas moins ridicule pour autant. Ce qui ne voulait pas non plus dire qu'il restait insensible au malaise que la situation provoquait chez son ami.

Lysandre était un homme aux fortes opinions, capable de capter l'attention de tout un chacun, de présenter au monde une image forte et sûre qui lui avait permis d'accomplir de grandes choses. Devant un public, ou même simplement devant les clients de son café, il maintenait toujours ces apparences impeccables qui lui garantissaient une clientèle fidèle qui ne tarissait jamais d'éloges pour sa personne, et à raison. 

Pourtant, bien souvent, dès lors qu'il se trouvait en l'unique présence d'Augustine et en-dehors du contexte professionnel du laboratoire, il paraissait soudain incapable de savoir comment se comporter. La façade ne s'effritait pas d'une manière si dramatique qu'un passant ou autre inconnu s'en serait rendu compte, mais pour Augustine, qui avait appris en quelques années à connaître toutes les idiosyncrasies qui le définissaient, une simple mimique, un regard en biais, ou le frottement à moitié conscient de son pouce sur la bague qu'il portait au majeur, étaient plus lourds de sens que n'importe quel mot prononcé.

Comme il ne disait rien, Lysandre reprit peu à peu sa contenance. Il jeta un œil à l'itinéraire inscrit au-dessus des portes comme pour feindre qu'il était déjà passé à autre chose. 

— Cet après-midi, c'est parfait pour moi, dit Augustine en souriant. 

Lysandre ferma les yeux, l'espace d'un quart de seconde, et il sembla à Augustine que ses épaules s'affaissaient légèrement.

— Alors, c'est décidé.

La sortie à laquelle Lysandre l'avait convié s'avéra plus à son goût qu'Augustine l'aurait parié. Elle consistait en la visite d'une petite exposition, mélange de photographies et de représentations picturales dépeignant toutes sortes de pokémons dans leur quotidien. 

Augustine s'attarda longuement devant une collection de peintures qui contait le parcours d'un lépidonille jusqu'à son évolution en prismillon, merveilleux dans ses teintes roses. Sur le mur d'en face figurait une série de petits polaroïds aux couleurs étonnamment vives, chacun mettant en scène un motif différent de prismillon. L'encart sobre placé à proximité expliquait que chaque photo avait été prise par une personne différente à un endroit différent.

Pendant les quelques heures qu'ils passèrent à admirer les œuvres offertes à leurs regards intrigués, Augustine se surprit à presque oublier la présence de Lysandre, quand bien même il le suivait, sa silhouette imposante créant des jeux d'ombre sur les tableaux. S'il avait prêté plus attention, il aurait sans doute remarqué sur le moment que son ami semblait plus intéressé par le fait de l'observer lui que par les pokémons qui peuplaient les divers cadres. 

En l'état, il ne fut frappé par cette conclusion qu'une fois de retour dans le métro illumisien. Il décida, prudemment, de la ranger pour l'examiner plus tard. Quand il serait seul. Et un peu plus lucide.

Puisqu'ils avaient convenu que Lysandre offrirait une démonstration de ses talents de pâtissier à Augustine l'après-midi même, ils se rendirent ensemble à un petit restaurant tout proche du café pour y déjeuner. Augustine dissimula son visage derrière son menu plastifié pour pouvoir dévisager Lysandre alors qu'il parcourait les plats proposés des yeux. 

— Je voulais vous... te remercier, dit Augustine quand le regard de Lysandre croisa le sien. J'ai vraiment passé un très bon moment.

— Je vous en prie, tout le plaisir est pour moi.

Malgré ses mots, le début d'un sourire satisfait fit tressauter le coin des lèvres de Lysandre. Il avait retiré son écharpe et son large manteau, ce qui permit à Augustine de constater une bonne fois pour toutes le léger rosissement qui colorait bel et bien ses pommettes.

Augustine fit la moue. 

— Si tu m'appelais Augustine, tu pourrais me dire « tu », dit-il trop vite pour se laisser le temps de se dégonfler.

Le bas du menu de Lysandre racla contre le bois de la table quand il l'abaissa trop brusquement. Il fronça les sourcils.

— Pourquoi voudrais-je faire une chose pareille ?

— Nous sommes amis, non ? tenta Augustine sur un ton qu'il espérait assez espiègle pour ne pas trahir un quelconque manque d'affection – qu'il ne ressentait pas, bien entendu.

— Évidemment, répondit Lysandre au quart de tour. Vous en doutez ?

— Un peu. Les amis se tutoient, en général.

— Le vouvoiement est une marque de respect.

La phrase fut dite avec un tel sérieux qu'Augustine ne put retenir un sourire quelque peu attendri. Lysandre le regarda sans comprendre.

— Personnellement, amorça Augustine après avoir baissé à nouveau les yeux vers son menu, je pense que m'adresser comme j'ai envie qu'on m'adresse serait une bien meilleure marque de respect, mais c'est comme tu veux.

Lysandre ouvrit la bouche, ostensiblement pour protester, mais fut interrompu dans son élan par une serveuse qui s'approcha pour s'enquérir de leurs commandes. Une fois qu'ils se furent exécutés, et comme aucun des deux n'avaient plus de menu derrière lequel se cacher, Augustine put apprécier pleinement l'expression concentrée de Lysandre alors qu'il se calait contre sa chaise – ridiculement petite comparé à lui – et esquissait le geste de se masser les tempes.

— Vous me placez dans une situation fort délicate, dit-il d'un air si résigné qu'il en était presque comique. 

— Tu dis ça comme si je te demandais de m'insulter ou quelque chose comme ça. 

Le regard de Lysandre chercha le sien avec une urgence qui, cette fois, était bien trop distrayante pour qu'Augustine puisse s'empêcher de souffler du nez.

— Chaque chose en son temps, ajouta-t-il avec un grand sourire, juste pour le plaisir de voir Lysandre froncer les sourcils.

— Je sais que vous laissez vos subordonnés vous tutoyer, mais...

Augustine se pencha en avant jusqu'à appuyer ses coudes sur la table. Les lèvres de Lysandre tressautèrent comme s'il résistait à l'envie de lui faire une réflexion à ce sujet.

— Personne ne va t'entendre me manquer de respect, si c'est ça qui t'inquiète tant.

Il marqua une pause, pesant le pour et le contre, avant de finalement ajouter :

— Non pas que ça me poserait un problème, qu'on soit bien clair.

Les pommettes de Lysandre se colorèrent bien plus vite que d'ordinaire à peine eut-il entendu ces mots.

— Vous... lâcha-t-il comme s'il venait de prendre un coup. Professeur...

— Pas la peine de faire cette tête, je plaisante. Le but n'est pas non plus de te mettre mal à l'aise. 

Lysandre hocha la tête sans répondre, et Augustine décida qu'il était probablement plus que temps de changer de sujet.

Le repas se déroula sans plus d'accroc. Leur conversation avait, de toute évidence, causé beaucoup de trouble dans l'esprit de Lysandre, car il ne fit même pas de réflexions sur la qualité de la nourriture proposée par l'établissement, chose dont Augustine n'avait pas été témoin depuis bien longtemps.

Ils restèrent sur des terrains connus par la suite, que ce soit lors du repas ou alors qu'ils quittaient le restaurant : les recherches qu'Augustine continuait de mener sur la méga-évolution, qui avançaient lentement, mais sûrement, ou encore les affaires de Lysandre autour de l'holokit, dont les ventes évoluaient de jour en jour. Ils étaient encore en plein débat sur les mérites et les inconvénients de marier les appareils de télécommunication et les pokédex quand ils s'arrêtèrent enfin devant le café vide de clients et d'employés. 

Une fois à l'intérieur, Lysandre débarrassa Augustine de son manteau, sac et écharpe avant de l'inviter d'un geste à le suivre dans la petite cuisine située derrière le comptoir.

Le Café Lysandre n'était pas un restaurant, tout au plus un bistrot, mais l'établissement pouvait se targuer d'être équipé avec le nec plus ultra en termes de restauration. Augustine n'avait pas eu beaucoup d'occasions de visiter la cuisine ou la réserve par le passé, et en profita donc pour observer les moindres recoins de la pièce, décorée comme tout le reste aux couleurs favorites de son propriétaire : noir et rouge. Lysandre, occupé à sortir les divers ingrédients et ustensiles nécessaires pour leur besogne, le laissa faire sans se formaliser de sa curiosité. Au contraire, il sembla même à Augustine qu'il avait l'air très satisfait de pouvoir lui montrer cet endroit qui lui tenait clairement à cœur.

— Je devrais venir ici plus souvent, dit Augustine sans dissimuler son enthousiasme. Au moins pour le plaisir de te voir à l'œuvre. 

Lysandre eut un petit rire, un peu étouffé, qu'un autre qui le connaissait moins bien aurait pu trouver méprisant, mais qu'Augustine savait sincère. Il retroussa ses manches pour révéler l'épaisseur musclée de ses avant-bras, sur lesquels Augustine s'efforça de ne pas s'attarder. Il l'imita, remontant les siennes jusqu'au coude, et retira sa montre pour la glisser dans la poche de sa chemise.

— Il faut compter plus de trois heures pour préparer des croissants, dit Lysandre tout en mesurant la quantité nécessaire de farine. J'espère pouvoir compter sur votre patience.

Il avait l'air plus à l'aise maintenant qu'il était à nouveau dans son élément. Augustine s'approcha du plan de travail où tout était disposé autour d'un grand bol métallique.

— Tant que je peux manger les croissants après, plaisanta-t-il. C'est plutôt pour ta patience que je m'inquiète. Je suis catastrophique en cuisine.

— Hmm. Je vais faire de mon mieux pour vous guider. 

Ses yeux bleu clair scintillaient d'une malice qu'Augustine avait rarement eu l'occasion de voir quand ils croisèrent les siens. 

— Bien sûr, je doute de pouvoir être un aussi bon professeur que vous. Professeur.

Augustine leva les yeux au plafond.

— N'exagérons pas non plus. À l'époque où tu m'épaulais, j'avais plus souvent l'impression que tu en savais plus que moi.

— Vraiment, Professeur, soupira Lysandre avec un mouvement de tête désolé. Vous devriez arrêter de vous sous-estimer. 

Il avait l'air si franc qu'Augustine préféra ne pas continuer à le contredire. Sa sincérité, qui contrastait avec sa façon d'être en apparence, avait tendance à s'avérer un peu trop déstabilisante ; Augustine en faisait encore une fois les frais. 

— On peut faire un marché, dit-il soudainement, frappé par une inspiration.

Lysandre émit un son, une sorte de bourdonnement – Augustine aurait presque osé dire un ronronnement – qui devait signifier qu'il n'était pas contre cette idée, mais qu'il ne savait pas exactement à quoi s'attendre. 

— Si les croissants sont réussis, tu devras me tutoyer.

— Professeur, je vais vous aider à les faire. Nous savons tous les deux d'avance qu'ils vont être réussis.

Augustine ouvrit les bras avec un grand sourire.

— Je n'ai jamais dit que ce serait un marché équitable.

— Vous êtes insupportable, Professeur.

Ses sourcils étaient à nouveau froncés, mais il ne pouvait de toute évidence pas s'arrêter de sourire. Son expression, détendue et toujours aussi sincère, réchauffa le cœur d'Augustine plus efficacement que tous les plus savoureux cafés du monde.

— Tu sautes les étapes, je vois. D'abord les insultes, ensuite le tutoiement...

— Loin de moi cette idée. Venez par ici.

Il avait pris ce ton qu'il affectait souvent pour s'adresser à ses employés quand Augustine lui rendait visite au café, plus ferme qu'Augustine avait l'habitude de l'entendre quand ils n'étaient que tous les deux. Il s'exécuta, et Lysandre se décala pour le laisser prendre place devant le bol.

— Vous vous êtes lavé les mains ?

— Oui, maman, dit Augustine sur un ton qu'il espérait suffisamment « insupportable. »

Lysandre se racla la gorge pour dissimuler ce qui était très certainement un rire. Augustine fit semblant de n'avoir rien entendu.

— Pour commencer, nous allons avoir besoin de farine et de levure...

Rien de très compliqué, en somme. Augustine s'exécuta en versant d'abord la farine préalablement mesurée par Lysandre, puis en saupoudrant la levure.

— Ensuite, le sucre et la pincée de sel.

Après avoir ajouté le sucre, Augustine pencha la tête dans la direction de son ami. Lysandre se tenait bien droit, le dos raide et les bras repliés derrière lui. Il avait l'air si solennel qu'Augustine ne put retenir un haussement de sourcil.

— Du sel ?

— Professeur, je refuse de croire qu'un amateur de bonne cuisine comme vous ne sait pas qu'on ajoute toujours une pincée de sel pour rehausser le goût des pâtisseries. 

D'une main, et sans se détourner, Augustine se saisit du petit bol de sel pour l'incorporer.

— J'apprécie juste le côté didactique. On peut faire comme si je n'avais jamais été en contact avec un gâteau de toute ma vie.

La bouche de Lysandre frémit comme s'il hésitait à faire la moue, mais son expression resta – globalement – impassible.

— Il reste à ajouter le lait, dit-il d'un ton parfaitement neutre.

Augustine acquiesça. Il venait tout juste de verser l'intégralité du lait tiède dans les ingrédients secs quand il fut frappé par une réalisation :

— On pétrit ça à la main ? Pas de robot dans cette cuisine ?

Malgré ses paroles, il plongea ses mains dans le grand bol pour commencer à mélanger. La sensation de la pâte se formant sous ses doigts s'avéra moins désagréable qu'il ne l'aurait cru.

— L'exercice forge le caractère, dit Lysandre juste derrière lui.

Il s'était penché légèrement vers l'avant et son souffle atteignait tout juste le bout de l'oreille d'Augustine. 

— Vraiment ? répondit-il en redressant les épaules. Il jeta un coup d'œil de côté, sur les avant-bras de Lysandre qui faisaient au moins la largeur de ses cuisses, et se risqua à remarquer : Ça a l'air de forger autre chose aussi.

— Vous dites ça comme si c'était une mauvaise chose.

Le ton de Lysandre était amusé, mais il y avait une note d'autre chose en dessous, comme une hésitation ou une gêne. Augustine retourna son attention vers la pâte.

— Vous vous débrouillez à merveille, Professeur. Inutile d'en faire trop.

— Ne pas trop travailler la pâte, oui, marmonna Augustine. Je connais.

Il lui sembla, l'espace d'un instant, que Lysandre marmonnait en réponse quelque chose comme : « Je croyais que nous faisions comme si vous n'aviez aucune connaissance en cuisine » mais il décida qu'il avait dû l'imaginer.

La pâte en question commençait à prendre forme entre ses mains, passant de mixture mi-sèche mi-liquide à quelque chose de quasi homogène en moins de tours qu'il ne l'aurait cru. Il se savait capable de plus de force dans les bras qu'il n'en avait l'air et espérait que Lysandre en prendrait de la graine.

— C'est très bien, vous pouvez vous arrêter là, dit Lysandre.

À peine Augustine eut-il sorti ses mains du bol que Lysandre y substituait les siennes, étrangement nues sans ses mitaines noires, pour récolter la pâte et en former une boule qu'il jugea satisfaisante. 

— Je vais la mettre de côté pour qu'elle monte, continua-t-il puisque Augustine se contentait de le regarder faire sans rien dire. Pendant une heure.

Augustine se gratta l'arcade sourcilière avec le petit doigt, sans se formaliser plus que ça du fait qu'il s'étalait de la farine sur le front.

Une heure ? Qu'est-ce que tu fais pendant ce temps-là, généralement ?

De là où il s'affairait à filmer et déposer la pâte dans le coin le plus tiède de la cuisine – à savoir, en l'occurrence, le four – Lysandre émit à nouveau ce bourdonnement-ronronnement qui exprimait de toute évidence la réflexion.

— Je prépare d'autres choses, ou je m'occupe de vérifier que je suis à jour sur mes mails...

— Je vois, fit Augustine d'un ton peu convaincu.

Quand Lysandre le rejoignit quelques minutes plus tard, il avait remonté ses manches, au grand regret d'Augustine qui n'aurait pas été contre le fait de pouvoir admirer ses bras un peu plus longtemps. Dans un but purement scientifique, évidemment.

Lysandre joignit les mains derrière son dos. Il se tenait à nouveau très droit, s'étirant de toute sa hauteur.

— Je pourrais nous préparer des cafés, si–

Il s'arrêta juste alors qu'il s'apprêtait à enchaîner sur son prochain mot. Ses lèvres légèrement retroussées trahissaient malgré lui la cause de son hésitation.

— Si vous, se reprit-il après un bref raclement de gorge, si vous voulez.

Le sourire qu'Augustine lui accorda était si large que ses yeux se plissèrent.

— Avec joie. 

Ils retournèrent dans la salle principale pour s'asseoir au comptoir et savourer leurs boissons chaudes une fois que Lysandre eut terminé de les concocter. L'arôme puissant du café bien noir ravit les sens d'Augustine avant même d'y avoir goûté. Il suivit le petit pot de lait du regard quand Lysandre en versa une rasade dans sa propre tasse. La taille du récipient paraissait ridicule comparée à la largeur de sa main, au point qu'Augustine ne put retenir un petit gloussement qu'il étouffa dans sa paume.

— À quoi pensez-vous ? s'enquit Lysandre. 

Il trempa sa cuillère dans sa tasse pour mélanger le tout.

— J'essaie de déterminer si le pichet est tout petit ou si ce sont tes mains qui sont énormes.

Une nouvelle fois, et pour le plus grand plaisir d'Augustine, un léger rougissement se répandit sur les joues de Lysandre, comme si le simple fait de commenter sur sa taille – la taille de ses mains, Augustine s'empressa de préciser intérieurement à l'intention de lui seul – était déjà obscène.

— À vue d'œil, lâcha Lysandre du bout des lèvres, je pense pouvoir estimer qu'on peut probablement blâmer un peu des deux facteurs.

— J'en arrivais à la même conclusion, je crois, acquiesça Augustine avec le même sourire entendu.

Lysandre cligna des yeux avant de reporter son attention sur sa propre tasse qu'il touillait toujours machinalement.

— Je t'admire, tu sais, enchaîna Augustine avec un soupir. Si j'étais à ta place, pas sûr que j'arriverais à me souvenir de baisser la tête à chaque embrasure de porte. C'est vraiment trop m'en demander.

— Hmm. Vous vous cognez déjà suffisamment.

Augustine fit mine d'être outragé l'espace de quelques secondes, mais un rire lui échappa rapidement. 

— J'aimerais pouvoir te contredire, mais hélas. Rien qu'hier soir, j'ai failli tomber la tête la première en trébuchant sur une pile...

Le sujet était lancé : pendant la demi-heure qui suivit, Lysandre tenta en vain de convaincre son ami de ranger son bureau d'une façon un peu moins chaotique, et Augustine tenta – en vain également – de le contre-convaincre que ses piles étaient un modèle de rangement complètement valable dans lequel il se retrouvait parfaitement.

Lysandre était en train de démontrer par A plus B que non, encore récemment, Augustine s'était vite révélé bien incapable de se rappeler dans quelle pile il avait mis tel ou tel fichier dont il avait besoin, quand la sonnerie du minuteur qu'il avait enclenché retentit de la cuisine.

— Ne bougez pas, je m'en occupe, dit-il alors qu'Augustine faisait mine de se lever. Il va falloir la laisser reposer encore, de toute façon.

— Hors de question. Le but, c'est que j'apprenne, non ? Donc, il faut que je suive toutes les étapes.

Pris de court, Lysandre se contenta de hocher la tête. Une fois de retour dans la cuisine, il sortit la pâte pour la retravailler un peu avant de la placer dans le réfrigérateur, dont il retira le beurre qu'il mit de côté.

— L'étape suivante est la plus laborieuse, prévint Lysandre, ses bras de nouveau rangés derrière son dos bien droit. Je compte sur vous pour rester attentif.

— Tu sais bien que tu as toujours toute mon attention.

Le ton se voulait joueur, mais les mots sonnèrent plus cajoleurs qu'Augustine l'avait prévu. L'expression de Lysandre demeura impénétrable, ce qui n'empêche pas son visage de se colorer à nouveau. La pâleur de sa peau devait y être pour quelque chose. Augustine ne se rendit compte qu'il le fixait que quand Lysandre se racla bruyamment la gorge. Il s'empressa de détourner les yeux.

— Si vous voulez retourner finir votre café... dit Lysandre très lentement.

— Non, ça va. Je peux attendre vingt-cinq minutes ici. J'avais quasiment tout bu, de toute façon.

Il s'attendait à ce que Lysandre proteste, mais il l'avait visiblement perturbé. Augustine le suivit des yeux quand il sortit de la cuisine pour récupérer leurs tasses et les ranger dans l'évier avant de retrousser ses manches le plus haut possible et s'activer à les nettoyer et rincer.

Augustine s'appuya contre le plan de travail et profita du fait que Lysandre lui tournait le dos pour l'observer. Il avait l'habitude que ses piques et autres boutades n'aient pas grand effet sur son ami. Lysandre, malgré son charisme indéniable, était bien au-dessus de toutes ces considérations. Il ne l'avait jamais vu accepter les avances de qui que ce soit, et s'il était toujours très avenant avec ceux qui tentaient ouvertement de le séduire, il était clair que ce n'était pas quelque chose qui l'intéressait plus que ça.

Par conséquent, c'était presque devenu un jeu pour Augustine de voir jusqu'où il pouvait aller. D'ordinaire, il se serait arrêté bien avant – rabroué ou non – mais c'était la première fois qu'ils passaient presque une journée entière ensemble. Lysandre était souvent décontenancé par son comportement, bien sûr, et pourtant il ne s'était jamais comporté ainsi auparavant.

Peut-être était-ce parce qu'ils faisaient quelque chose d'intime ? Enfin, ce n'était pas comme s'ils étaient en plein rendez-vous galant ou quelque chose comme ça. Quoi qu'à la réflexion, songea Augustine en frottant sa barbe de trois jours avec son pouce, offrir à quelqu'un de lui montrer comment faire des croissants sonnait un peu trop comme un prétexte de type « comédie romantique. »

Bon.

— Lysandre, dit Augustine.

Quasi instantanément, Lysandre tourna la tête vers lui. Distrait, il pencha la tasse qu'il finissait de nettoyer de manière à ce que le jet puissant du robinet se retrouve dirigé en plein vers lui, l'aspergeant d'une bonne rasade d'eau tiède.

— Merde, grinça Lysandre entre ses dents, ce qui eut le mérite d'arracher une exclamation de surprise au professeur.

Lysandre s'empressa de mettre la tasse de côté et attraper un des torchons accroché devant l'évier. Il s'essuya les mains puis le passa sur le devant de sa chemise en grommelant.

— Je rêve, ou tu viens de jurer ?

— Je vais finir par croire que vous faites exprès de me perturber, rétorqua Lysandre en finissant d'éponger ce qu'il pouvait. 

Il n'était qu'à moitié tourné dans la direction d'Augustine, mais c'était largement suffisant pour qu'il puisse constater qu'il était à nouveau en train de rougir – encore que, cette fois, on pouvait probablement le mettre sur le compte de la frustration.

Quand il se tourna enfin complètement vers lui après avoir remis le torchon humide à sa place, Augustine se mordit la lèvre inférieure. Lysandre plissa les yeux.

— Alors comme ça, je te perturbe ?

Lysandre fronça les sourcils. Au lieu de répondre, il franchit les quelques pas qui le séparaient du réfrigérateur et l'ouvrit pour reprendre la pâte.

Sans dire un mot, il s'approcha du plan de travail et la reposa dessus. Il farina rapidement la surface et saisit le rouleau qu'il avait déjà préalablement disposé à proximité.

— La pâte feuilletée, dit-il d'un ton sans appel, nécessite de plier plusieurs fois la pâte sur elle-même après l'avoir beurrée.

Augustine n'attendit pas d'être sollicité pour ramener le beurre ramolli à portée de main. Lysandre se radoucit imperceptiblement.

— Je vous montre pour la première couche, et vous ferez le reste. D'accord ?

— Je doute de pouvoir étaler une pâte aussi efficacement, mais je promets de faire de mon mieux.

Les mots d'Augustine furent accompagnés d'un petit salut façon soldat au garde-à-vous. Cette fois-ci, les épaules de Lysandre se détendirent de façon plus évidente. Il esquissa même un sourire.

Il appuya doucement le rouleau contre le pâton et commença à l'étaler lentement, avec application, en pressant juste assez pour qu'elle s'étire en longueur au fur et à mesure des passages. Sous prétexte qu'il devait le regarder faire pour reproduire le mouvement par la suite, Augustine en profita pour mater ouvertement la musculature de ses bras si rarement découverts et qu'il n'avait eu de cesse de voir aujourd'hui. Lysandre, s'il se rendit compte que l'attention soutenue du professeur avait plus à voir avec sa forme physique que ses capacités à pâtisser, ne fit aucune remarque. Il se contenta d'expliquer brièvement la suite du processus, à savoir l'ajout du beurre mou.

— Il ne faut pas que la pâte ramollisse de trop, dit-il alors qu'il finissait d'étaler dans la largeur jusqu'à obtenir un rectangle à sa convenance. 

Ses gestes ralentirent. Augustine leva les yeux vers son visage. Il fronçait à nouveau les sourcils, son expression entre concentration et consternation.

— Cela peut s'avérer... compliqué. 

Il hésitait. Quand Augustine se pencha un peu plus vers l'avant – pour mieux voir – il remarqua soudain de fines particules blanches au bout de ses longs cils. Il ramena son attention vers le rouleau.

— Ah ? fit-il. Sa voix resta relativement neutre.

— Mes mains sont chaudes, dit Lysandre comme s'il admettait quelque chose de terrible. 

Quasi-instantanément, Augustine sentit sa nuque se réchauffer, heureux de ne pas pouvoir croiser son regard. 

— Ce qui rend parfois l'étape du beurre et du pliage plus ardue, comme vous pouvez l'imaginer.

Augustine fit tout son possible pour avoir l'air détaché.

— Je vois.

Les mains de Lysandre – en fait, son corps tout entier – avaient en effet une fâcheuse tendance à accumuler la chaleur. Augustine était bien placé pour le savoir : il attirait souvent à lui les petits pokémons du laboratoire dont les mères n'avaient pas forcément le temps de s'occuper. Il l'avait plus d'une fois trouvé, lors des plus froids après-midis d'hiver, essayant désespérément de se défaire de petits evolis ou même passerouges qui le sollicitaient. C'était toujours un tableau mi-attendrissant mi-hilarant : ce grand homme, qui dissuadait aisément ses camarades humains de le déranger plus que nécessaire, incapable de refuser qu'un minuscule evoli né deux semaines plus tôt lui grimpe sur les épaules pour se lover entre sa nuque et la fourrure épaisse décorant son col. 

Augustine sourit, l'image née dans son esprit effaçant sa gêne.

— Je peux m'occuper du beurre, alors. Tu sais que je n'ai pas peur de me salir les mains.

Pour appuyer ses propos, il posa deux doigts sur la motte de beurre, qui s'affaissa immédiatement sous la chaleur et la faible pression. Lysandre cilla.

Sans faire d'autres remarques, il se décala sur le côté pour qu'Augustine puisse prendre place devant la pâte. Il prit soin de se laver les mains, bien trop conscient du regard de Lysandre qui suivait ses moindres gestes, et se plaça finalement face au plan de travail, déterminé à ne pas se laisser déconcentrer.

Le beurre avait déjà bien ramolli. Sa consistance visqueuse avait au moins le mérite d'occuper ses pensées suffisamment pour qu'il ne se laisse pas distraire par des choses comme la chaleur corporelle qui émanait de Lysandre alors qu'il se trouvait beaucoup trop près de lui. Augustine commença à étaler le beurre lentement, attentif aux instructions de son ami – il ne devait pas en mettre jusqu'aux bords, juste au milieu – et sentit peu à peu la tension fondre entre eux, en même temps que le beurre.

— C'est un peu comme une pizza, dit-il alors qu'il avait presque terminé.

Lysandre se racla la gorge.

— Dites-moi que ce n'est pas quelque chose que vous avez l'habitude de manger.

— La pizza au beurre ? Non, j'ai des limites, quand même. 

Le sourire de Lysandre semblait un peu incertain. Augustine acheva d'écraser le beurre sous sa paume et se redressa. Ses mains en étaient couvertes, aussi avant que Lysandre ait eu le temps de dire quoi que ce soit, il s'empressa de les repasser sous l'eau tiède.

— Vous allez les salir à nouveau, dit Lysandre.

Il se tenait plus droit qu'Augustine ne l'avait jamais vu jusqu'alors, ce qui le rendait encore plus imposant. 

— Alors je les laverai à nouveau, rétorqua-t-il en reprenant sa place.

Son coude frôla le bras découvert de Lysandre et tout le poids de la tension qu'il avait senti s'alléger lui retomba dessus d'un seul coup. Il détourna les yeux vers la pâte beurrée.

— Bien, dit Lysandre, et sa gorge semblait légèrement serrée. Je vais vous montrer comment plier la pâte pour l'étape suivante.

Sur ce, et sans attendre une réponse de la part de son ami, Lysandre se rapprocha derrière lui, son torse effleurant les omoplates d'Augustine, et posa ses mains à plat de chaque côté de la pâte. Augustine garda son visage baissé et s'appliqua à rester parfaitement immobile.

Il aurait été si simple de dire : « En fait, je vais me mettre sur le côté, et tu vas me montrer comme ça, je verrais mieux ! » ou encore : « Tu peux juste rester là, et me dire quoi faire, en me corrigeant sur ma prise en main si besoin ! » mais, à ce moment précis, Augustine ne pouvait rien faire à part rester exactement là où il était, on ne peut plus conscient du fait que si Lysandre se penchait ne serait-ce qu'un peu vers l'avant leurs deux corps seraient collés l'un à l'autre, et attendre en priant pour une mort rapide.

À en juger par le fait que Lysandre ne bougeait pas beaucoup plus, il devait être en proie aux mêmes difficultés. Il se racla à nouveau la gorge.

— Bien, répéta-t-il. Si je peux, hum...

— Vas-y ! dit Augustine avec bien plus d'entrain que nécessaire.

Lysandre se repositionna légèrement, et Augustine sentit la boucle de sa ceinture glisser contre le bas de son dos. Il se mordit la lèvre et se concentra du mieux qu'il pouvait sur les impressionnantes mains de son ami et collègue avec qui il entretenait des relations platoniques au possible.

Lesdites mains s'emparèrent délicatement des bords de la pâte pour la replier. Lysandre expliqua, d'une voix étonnamment calme, qu'il fallait bien enfermer le beurre à l'intérieur sans trop l'écraser. 

— Je vous montre juste le geste. J'ai peur que mes mains soient assez chaudes pour affecter la préparation.

— Ah ? 

Augustine entendait sa propre voix comme si c'était quelqu'un d'autre qui parlait à sa place.

— Tu as chaud, là ?

Lysandre se pencha vers l'avant soudainement, pris au dépourvu, et sa barbe frotta contre l'oreille d'Augustine, provoquant un long frisson qui glissa le long de sa colonne vertébrale. Il s'empressa de prendre la pâte en main dans l'espoir de dissimuler son trouble.

— Vous êtes, commença Lysandre, apparemment sans vraiment savoir où il allait. Professeur. Je vous laisse vous en occuper.

Les mains de Lysandre restèrent à proximité, mais elles ne s'approchèrent pas plus de celles d'Augustine. Il s'attendait à ce que Lysandre s'écarte maintenant qu'il lui avait montré comment faire, mais il resta là où il était. Augustine pouvait entendre le rythme lent et appliqué de sa respiration.

Une fois qu'il eut enfin replié la pâte, Lysandre reprit le rouleau pour finir d'intégrer le beurre. Comme Lysandre était toujours derrière lui, Augustine se retrouva coincé entre ses deux bras, forcé à nouveau à rester le plus immobile possible sous peine de sentir constamment leurs manches se frotter.

Il replia la pâte une dernière fois et la tourna pour montrer les plis à Augustine.

— Vous voyez, c'est le principe de la pâte feuilletée. Les couches.

Augustine acquiesça, et Lysandre se détacha enfin de lui pour aller filmer et remettre la pâte au frais et la laisser à nouveau reposer quelques dizaines de minutes.

— Je commence à comprendre pourquoi tout le monde achète des croissants à la boulangerie, marmonna Augustine en rabattant ses cheveux vers l'arrière avec sa main. 

Il soupçonnait qu'il venait à nouveau d'y introduire une quantité non négligeable de farine, mais en était à un point où cela lui importait peu. Lysandre lui jeta un coup d'œil un peu trop effaré à son goût.

— Les bonnes choses nécessitent qu'on prenne le temps de s'y appliquer, dit-il alors qu'il se rapprochait à nouveau du plan de travail. J'ose croire que vous êtes bien placé pour le savoir, Professeur.

— En tant qu'homme de science, j'imagine. Pour la cuisine, c'est une autre histoire...

Lysandre sourit. Il avait croisé les bras devant lui sans prendre la peine de remonter ses manches, et Augustine se surprit à espérer que cette journée n'était que le début de moult occasions où il pourrait voir son ami aussi détendu en sa présence. Nonobstant les quelques incidents.

Le reste des opérations s'avéra plus que simple : Lysandre ressortit la pâte et resta derrière lui le temps qu'il la roule et la replie de nouveau. Augustine était loin d'avoir l'aisance – ou la force – que possédait Lysandre, mais la prise en main lui vint assez facilement, tout bien considéré. Le plus compliqué, finalement, c'était d'ignorer la présence dans son dos.

Il n'y avait vraiment aucune raison pour Lysandre de continuer à suivre ses gestes d'aussi près. Augustine n'ayant aucune envie de l'en dissuader, il s'abstint de tout commentaire, et s'aventura même à s'écarter un peu trop de la table juste pour voir si Lysandre se risquerait à reculer. Chaque fois, il l'entendait prendre une inspiration, et se détacher de lui juste assez pour qu'ils évitent tout contact.

Sa capacité à parvenir à rester concentré sur deux choses en même temps auraient dû être célébrée, en vérité. D'autant plus quand, un peu moins d'une heure plus tard, Lysandre lui annonça que la pâte était prête pour reposer encore une petite heure.

— Pas si compliqué, en fait, s'exclama Augustine après que Lysandre lui avait ouvert le passage pour qu'il lui laisse l'accès à la pâte. 

Il s'étira, les bras très haut au-dessus de sa tête, et ne put retenir un bâillement si monumental que Lysandre, qui venait juste de refermer le réfrigérateur, se tourna vers lui d'un air alarmé.

— Désolé, marmonna Augustine en sentant ses propres joues chauffer. Je suis debout depuis six heures. C'est déjà un miracle que je sois resté conscient si longtemps.

— Je peux finir les croissants pendant que vous dormez dans la salle, dit Lysandre en s'approchant de lui, les mains levées comme s'il hésitait à le soulever pour le forcer à aller se reposer. Ils sont presque terminés, de toute façon.

Augustine secoua la tête.

— Hors de question. Je veux voir toutes les étapes.

Il se frotta les yeux. Qu'il le veuille ou non, il devait bien admettre que la fatigue qu'il avait réussi à ignorer jusque-là était en train de reprendre ses droits, malgré le café. Dormir une heure sur une banquette ne lui ferait pas de mal, sûrement...

— Mais je ne dis pas non à une petite sieste. Si ça ne te dérange pas.

— Bien sûr que non. Ne vous en faites pas pour moi. C'est pour vous que je m'inquiète.

Augustine roula des yeux sans pouvoir retenir un sourire attendri. 

Il se laissa escorter jusqu'à la salle principale, où Lysandre dégagea l'accès à une des plus larges banquettes pour qu'Augustine puisse s'y allonger. La surface s'avéra beaucoup plus confortable qu'il ne l'aurait cru, et il était déjà à moitié somnolent quand Lysandre revint vers lui pour le couvrir de son manteau. Pas celui d'Augustine, mais bien le sien, large, épais et doublé de fourrure. Il sentait le café et le parfum à quarante-mille pokédollars. Augustine se cala un peu plus contre le dossier de la banquette pour replier ses genoux et garantir que son corps tout entier était bien au chaud sous sa couverture improvisée.

Lysandre lui dit quelque chose, mais il ne l'entendit qu'à peine. Le sommeil lui tomba dessus comme une masse avant même qu'il ait le temps de s'en apercevoir. 

Il fut réveillé, un laps de temps inconnu plus tard, par un petit museau collé à sa joue. Il grommela quelque chose, tenta de se retourner dans ce qu'il pensait être son lit, et enfouit son visage dans la fourrure chaude à l'odeur si rassurante.

Puis il se redressa d'un coup en manquant de renverser le petit kungfouine qui lui avait grimpé dessus au passage. 

— Professeur, dit Lysandre quelque part au loin.

Augustine se frotta les yeux d'une main avant de passer ses doigts dans ses boucles sombres de l'autre. Il y avait certains avantages à être constamment décoiffé et l'un d'eux était le fait de pouvoir se réveiller d'une sieste sans avoir à se soucier de l'état de ses cheveux.

— J'ai envoyé Pyrrhus vous réveiller, continua Lysandre dont la voix se rapprochait. La pâte a fini de lever, elle est prête pour le découpage et le dernier assemblage.

Il marqua une pause. Augustine leva enfin la tête pour voir où il était. Debout très droit dans la pénombre, son expression était difficile à discerner. Augustine renifla et entreprit de continuer à se coiffer avec ses doigts. Le kungfouine avait disparu sous le manteau de son dresseur, apparemment avide de chaleur humaine.

— Il faudra encore laisser reposer une heure ensuite, donc vous pourrez dormir encore un peu, si vous voulez.

Augustine s'étira sans se soucier de ce dont il pouvait avoir l'air. Lysandre se racla la gorge.

— O.K., lâcha finalement Augustine quand son corps eut achevé de se détendre. Quelle heure il est, par contre ? 

Les mots venaient juste de sortir de sa bouche qu'il se rappela qu'il avait placé sa montre dans la poche de sa chemise. Il n'eut cependant pas le temps de la chercher, car Lysandre lui répondit presque immédiatement :

— Il est presque dix-sept heures. J'espère pouvoir finir d'ici à dix-huit heures, encore que ce n'est sans doute pas une heure très propice à manger des croissants...

— Oh, je les mangerais à n'importe quelle heure. Au pire, je pourrais en emmener ! Ou tu pourras en amener au laboratoire lundi pour le petit-déjeuner.

La perspective d'être debout assez tôt pour petit-déjeuner lui semblait soudainement moins horrifique si cela impliquait de délicieux croissants maisons et Lysandre de Lys. Peut-être que c'était ce genre de motivation qu'il lui manquait pour avoir un rythme de vie plus sain, en fin de compte.

Il laissa Pyrrhus le loisir de profiter du manteau à lui tout seul et se leva pour rejoindre son ami. Lysandre esquissa le geste de le prendre par le bras – il titubait un peu, c'est vrai, mais qui ne tituberait pas après une si bonne sieste – mais s'abstint finalement.

Une fois de retour dans la cuisine, Augustine reprit place à côté du plan de travail pour observer attentivement son ami alors qu'il étalait une dernière fois la pâte pour la découper en triangle. Lysandre en découpa un, puis invita Augustine à faire de même, et ils se relayèrent jusqu'à ce que toute la pâte soit divisée.

— Maintenant, en faisant une encoche ici... expliqua Lysandre en pressant le bout du couteau au milieu du côté à la base de son premier triangle. Plier la pâte pour qu'elle prenne la forme du croissant est simple comme bonjour.

Pour preuve, il plia le triangle en deux tours de main. Augustine hocha la tête et entreprit de l'imiter.

Il se sentait toujours un peu entre éveil et rêve. Il lui semblait, vaguement, qu'il avait rêvé de Lysandre, probablement à cause du fait qu'il avait passé sa sieste enveloppé dans son odeur, mais il n'en gardait aucun souvenir, à part de très vagues impressions. La sensation, étonnamment tactile, d'être lové contre le corps d'une autre personne, était ce qui lui restait le plus, et il s'efforçait du mieux qu'il pouvait de ne pas trop y penser.

Lysandre, quant à lui, avait visiblement profité de cette heure pour prendre sur lui et retrouver son comportement habituel, à savoir le détachement soigneusement préparé. Son expression, alors qu'il surveillait la façon dont Augustine roulait les croissants, resta neutre, et aucune couleur ne vint se répandre sur ses joues pâles. Augustine décida de ne pas s'en formaliser ; à vrai dire, il n'y avait pas de raison.

Une fois tous les triangles prêts pour leur dernière pousse, Lysandre en plaça une partie dans le four tiède avant de mettre le reste de côté pour les congeler. Augustine resta le dos contre le plan de travail, appuyé sur ses coudes, à le regarder faire, les yeux mi-clos.

— Je croyais que tu étais opposé au surgelé ? marmonna-t-il sans pouvoir se retenir.

Lysandre leva un sourcil dans sa direction.

— À moins que vous ne comptiez manger dix croissants à vous seul, il me semble plus prudent de les conserver pour que je puisse vous les amener fraîchement cuits lundi matin.

Il n'y avait pas grand-chose à répondre à ça – surtout quand la perspective de se faire livrer des croissants tout chauds par Lysandre suffisait à donner envie à Augustine de se lever tôt – aussi Augustine jugea préférable d'accepter sa défaite avec un vague haussement d'épaule. Il dissimula mollement un énième bâillement derrière sa main.

— Vous pouvez reprendre votre sieste, suggéra Lysandre alors qu'Augustine s'étirait de nouveau de tout son long.

Retenter une sieste d'une heure pouvait s'avérer quelque peu... dangereux. Augustine n'avait pas beaucoup d'expériences positives avec le sommeil en journée. C'était toujours à pile ou face : soit il dormait correctement, soit il se réveillait avec la sensation qu'un troupeau de tauros venait de lui passer sur le corps. Il avait déjà tenté sa chance une fois avec succès, mais rien ne garantissait qu'il pouvait s'en sortir deux fois de suite.

D'un autre côté, il se sentait toujours épuisé. Il avait à peine l'impression de s'être réveillé. Il jeta un œil à Lysandre, qui s'essuyait les mains sur un torchon en le regardant d'un air incertain, et soupira.

— Désolé. J'ai vraiment très mal dormi.

— Non, tout est de ma faute. Je n'aurais pas dû vous solliciter si tôt. 

Lysandre se racla la gorge au même instant où Augustine plissait les yeux.

— Comment ça ?

— Je ne veux pas vous embarrasser, dit Lysandre très lentement.

Si quelqu'un avait l'air embarrassé, c'était plutôt lui, en l'occurrence.

— Mais ce serait mentir que de vous dire que je n'ai pas remarqué que vous êtes rarement au laboratoire de bon matin. À vrai dire, ajouta-t-il alors qu'Augustine ouvrait la bouche pour protester, je m'attendais à ce que vous refusiez mon invitation. Non pas que je n'avais pas envie de vous emmener à l'exposition–

— D'accord, je vois, l'interrompit Augustine en levant les mains devant lui, les paumes levées. 

Lysandre cilla.

— Je vais faire la sieste, et on va faire comme si de rien n'était. Comme ça, mon honneur est sauf. 

Il fit volte-face pour se rediriger vers la salle principale, mais ne put rater le léger sourire aux lèvres qu'arborait son ami. 

Quelle blague.

Le manteau de Lysandre était toujours aussi chaud, et quand Augustine le souleva pour se glisser dessous, il y trouva son kungfouine, profondément endormi. Il se positionna de manière à ne pas le gêner, le petit corps calé entre son ventre et le dos de la banquette, et ferma les yeux.

Il mit plus longtemps à s'endormir que la première fois, à sa propre surprise. L'odeur de parfum, qui l'avait bercé l'heure précédente, lui paraissait maintenant plus étouffante qu'autre chose, et la présence de Pyrrhus l'empêchait de se tourner et retourner comme il l'aurait fait d'ordinaire pour essayer de trouver le sommeil.

Quand il sentit le pokémon s'agiter sous lui pour tenter de s'extirper, il lui sembla qu'il n'avait pas « dormi » plus de quelques minutes, voire secondes. Il repoussa le manteau pour le laisser sortir et appuya son front contre la banquette avec un long soupir.

Il ne pouvait en vouloir qu'à lui-même. Ce qui ne l'empêchait pas de trouver sa bouche pâteuse et le léger vrombissement qui battait entre ses tempes parfaitement insupportables. Il se lécha les lèvres et se redressa tant bien que mal en position assise.

À quelques pas de lui, il entendit Lysandre toussoter.

— Ça va aller ? demanda Lysandre avec peu d'assurance. 

Augustine leva les yeux vers lui, son visage à moitié caché derrière ses mains. Lysandre avait visiblement tiré profit du laps de temps qu'il avait passé à dormir pour finir de ranger et nettoyer la cuisine, à en juger par ses bras à nouveau découverts et le torchon perché sur son épaule. 

— Les croissants vont me requinquer, tenta Augustine avec un maigre sourire.

Il s'appuya contre la table la plus proche pour se lever et manqua de renverser plusieurs chaises sur son passage. En quelques larges pas, Lysandre le rejoignit pour le guider jusqu'à la cuisine.

— Je les ai déjà mis au four, expliqua-t-il une fois qu'il l'eut amené près du plan de travail. Vingt minutes à 180 °C. J'ai supposé que vous saviez déjà comment se déroule cette étape.

Sa main était toujours posée sur l'épaule d'Augustine. Elle était chaude, et légèrement humide, probablement à cause du ménage et de la vaisselle qu'il venait de faire. Il ne portait toujours pas ses gants.

Augustine se surprit, furtivement, à se demander quelle texture aurait les doigts de Lysandre contre sa nuque. Il les imaginait doux ; Lysandre devait en prendre soin. Il cligna des yeux et mit cette pensée sur le compte de son demi-sommeil.

— J'ai hâte de les goûter, en tout cas, dit-il.

Il étouffa un bâillement derrière sa paume sur son dernier mot. Lysandre lui serra l'épaule brièvement avant de lâcher prise.

— Espérons qu'ils seront à votre goût.

Ils discutèrent du travail qu'Augustine avait encore à rattraper le temps que les croissants cuisent. Lysandre jetait de temps en temps des regards vaguement inquiets à son ami, qui remarqua tardivement qu'il se penchait de plus en plus dans sa direction sans le vouloir. Il commençait à avoir mal à la tête.

C'était bien la dernière fois qu'il se risquait à faire une sieste. 

La sonnerie du four interrompit Lysandre en pleine explication des tenants et aboutissants de ses ambitions en matière de télécommunication. Il attrapa les maniques pendues à la poignée et sortit la plaque en prenant soin de ne rien faire tomber ni heurter au passage. Augustine s'accouda au plan de travail pour mieux voir le résultat de leur dur labeur – et se stabiliser un peu.

L'odeur qui émanait des croissants arracha quasi-immédiatement à son ventre des gargouillements très peu distingués. Les viennoiseries en elles-mêmes étaient parfaites : dorées, presque scintillantes. Augustine n'avait même pas besoin de les toucher pour imaginer le bruit croustillant qu'elles feraient entre ses doigts et entre ses dents. Il ferma les yeux pour mieux les sentir.

Quand il les rouvrit, l'expression sur le visage de Lysandre était on ne peut plus triomphante. Il ressemblait à s'y méprendre à un large chaffreux à qui son dresseur aurait apporté une gamelle de pâté particulièrement appétissante.

Quoique, dans cette situation, c'était plutôt l'inverse. Plutôt un chaffreux qui viendrait tout juste d'apporter un cadavre de rattata bien dodu à son dresseur.

Augustine s'étira légèrement, jusqu'à cambrer son dos contre le bord du plan de travail auquel il s'était accoudé. Lysandre détourna les yeux et s'empressa de déposer la plaque à côté de lui.

— Je peux vous sortir un tabouret, dit Lysandre d'un ton un peu inquiet.

La sieste avait dû vraiment le laisser dans un état terrible. Augustine retint un nouveau bâillement.

— Et si on s'asseyait par terre ? Je pense pouvoir compter sur toi pour un carrelage immaculé.

Lysandre émit un son qui ne pouvait être qualifié que comme « incertain » mais ne protesta pas outre mesure, aussi Augustine s'exécuta. Il se laissa glisser jusqu'au sol froid de la cuisine pour s'asseoir en tailleur, puis il leva la tête vers Lysandre qui l'observait comme s'il avait perdu l'esprit.

— On peut mettre les croissants par terre. 

— Je ne suis pas certain que ce soit une très bonne idée, marmonna Lysandre, ce qui ne l'empêcha pas de reprendre la plaque et se baisser au même niveau qu'Augustine pour s'accroupir à côté de lui.

Les croissants étaient encore plus alléchants de tout près. Augustine attendit que Lysandre se rende à l'évidence – il ne pouvait pas rester comme ça, il devait s'asseoir lui aussi quand bien même il rechignait à déposer son illustre derrière à même le carrelage – avant de tendre la main pour en prendre un.

Dès qu'il l'eut en main, il put constater à quel point ils étaient parfaitement croustillants, exactement comme il l'avait imaginé. La pâte était à la fois douce et croquante entre ses doigts. L'odeur, quand il s'aventura à presser le croissant contre ses narines, aurait presque suffi à apaiser sa faim tant elle était intense et délicieuse. Il n'y avait aucun doute : le croissant qu'il avait mangé le matin même était à des kilomètres de celui qu'il s'apprêtait à goûter.

Il était tellement subjugué qu'il en avait oublié la présence de Lysandre. Il sursauta presque quand leurs bras se frôlèrent, leur proximité soudain plus urgente que la perspective de manger une succulente viennoiserie. 

Augustine se risqua à jeter un œil vers son ami. Lysandre avait fini par l'imiter, mais s'asseoir en tailleur s'avérait plus compliqué pour quelqu'un avec de si longues jambes. Son genou était si proche de celui d'Augustine qu'il ne put résister à la tentation de lever sa jambe très légèrement, juste pour voir sa réaction. 

— Professeur, dit Lysandre à l'instant même où leurs genoux se touchaient. Si vous voulez que je me décale–

— Non, c'est très bien comme ça. Enfin, sauf si ça te gêne.

Trouver une réponse à ça sembla demander une longue réflexion à Lysandre. Augustine en profita pour se caler un peu plus contre son épaule.

— Très bien, murmura Lysandre.

Visiblement engaillardi par sa décision, il prit à son tour un croissant sur la plaque. Augustine, qui attendait qu'il les goûte en premier, se tourna un peu plus vers lui pour l'observer.

Sans grande surprise, Lysandre mordit dans le croissant avec plus d'entrain que lorsqu'il avait mangé celui de la boulangerie. Il le mâcha lentement, et si les couleurs qui avaient encore une fois gagné ses joues pouvaient être mises plus sur le compte de leur situation que d'un quelconque plaisir gustatif, la façon dont ses traits se relaxèrent en disait long. Il prit une autre bouchée, puis une autre, et Augustine se retrouva incapable de le quitter des yeux, hypnotisé par la vue de ses lèvres luisantes de beurre se refermant autour de la viennoiserie.

Lysandre ne se formalisa de ce regard insistant qu'une fois qu'il eut fini. Il cligna des yeux, frotta sa barbe du bout des doigts de son autre main, et se racla la gorge.

— Alors, dit Augustine avec un grand sourire.

— Alors, répéta Lysandre.

Il se racla la gorge une nouvelle fois, la bouche cachée derrière son poing comme s'il ne voulait pas admettre que lui aussi réprimait un sourire. 

— Tu vas me tutoyer maintenant ?

Le pouce de Lysandre commença un lent va-et-vient pour gratter sous sa barbe.

— Je ne me rappelle pas avoir accepté ce marché, dit-il l'air de rien.

Augustine ne put retenir un rire du nez très peu élégant. Lysandre, quant à lui, dissimula son propre ricanement dans une toux à peine crédible.

— Je vais manger ce croissant, qui va être le meilleur que je n'ai jamais mangé, et tu vas m'appeler Augustine et me tutoyer. Voilà le nouveau marché.

— Ce nouveau marché me paraît peu raisonnable, protesta Lysandre pour la forme.

Il ouvrit la bouche comme pour ajouter autre chose, mais la referma précipitamment quand Augustine appuya sa tête contre son épaule pour enfin prendre une bouchée du fameux croissant. Il sentit Lysandre se tendre à son contact, puis se détendre lentement, sans rien dire. Il était chaud même à travers ses vêtements, comme à son habitude. Augustine résista à la tentation de se coller complètement contre lui.

C'était un nouveau territoire à explorer, comme quand il recueillait un nouveau pokémon au laboratoire et devait l'habituer à sa présence. Ils étaient assis l'un contre l'autre sur le carrelage de la cuisine. C'était déjà beaucoup en une seule journée.

Augustine arracha plus ou moins un morceau du croissant avec ses dents. Le goût était au-delà de ce qu'il avait imaginé : le dosage parfait des saveurs, le goût légèrement sucré, le gras du beurre, tout cela mis en valeur par le fait qu'il était encore tiède... Il n'était pas certain qu'il pourrait s'arrêter d'en manger. À peine cette pensée lui avait-elle traversé l'esprit qu'il finissait d'engloutir tout le reste du croissant en deux ou trois bouchées. 

— Wahou ! lâcha-t-il après s'être léché les doigts sous le regard désapprobateur de Lysandre. Tu vas en manger d'autres ?

Il sentit plus qu'il n'entendit Lysandre prendre une grande inspiration.

— Non, dit-il à mi-voix. Vous– Tu... peux manger le reste. Si tu veux. Augustine.

Une douce chaleur envahit Augustine, voyageant de son ventre jusqu'à son visage, qui n'avait rien à voir avec la délicieuse viennoiserie qu'il venait d'avaler. Ce qui ne l'empêcha pas d'en prendre une autre.

— Tu vois, c'était simple, finalement, dit-il après en avoir dévoré la moitié.

Lysandre se redressa légèrement.

— Faire les croissants ?

— Non. Me tutoyer.

Augustine frotta sa joue contre la large épaule de son ami. Lysandre se redressa un peu plus. Il avait replié ses mains entre ses jambes, comme s'il ne savait pas trop quoi en faire. 

— En effet, répondit-il après une très longue pause.

Il n'y avait sans doute pas grand-chose de plus à en tirer en l'état. Non pas qu'Augustine voulait en tirer autre chose.

N'est-ce pas ?

Lysandre finit par prendre un second croissant à force d'insistance. Augustine se chargea de manger les deux autres, pour un total de quatre croissants, ce qui présageait un dîner léger, surtout quand il baissa les yeux sur sa montre qu'il venait tout juste de remettre pour constater qu'il était déjà presque l'heure du repas du soir. 

Il tenta de se relever et trouva que ses jambes étaient bien tremblotantes. Fort heureusement, Lysandre lui tendit la main pour le hisser comme s'il ne pesait rien du tout. 

Une fois tous les deux debout face à face, Augustine se surprit à ne pas vraiment vouloir le lâcher. Lysandre ne paraissait pas particulièrement pressé non plus.

— Oh, et Pyrrhus ? demanda Augustine, frappé par une inspiration soudaine. Il ne voulait pas de croissant ?

Il entendit à peine ses propres mots. C'était la première fois qu'il touchait la main de Lysandre ainsi. Il n'avait toujours pas remis ses gants, et sa paume nue était aussi chaude que les écailles d'un salamèche – et beaucoup plus lisse.

— Ce n'est pas vraiment très adapté pour un pokémon. Je lui ai donné un pofiterole un peu plus tôt.

Augustine fit la moue.

— Bien sûr. 

Quand il s'aventura enfin à lever les yeux, il constata que Lysandre fixait leurs mains jointes, les sourcils froncés. Il réajusta un peu sa prise pour presser légèrement ses doigts autour de ceux de Lysandre et leurs regards se croisèrent.

— Ah, dit Lysandre alors que ses pommettes reprenaient des couleurs. Excusez– Excuse-moi.

Il relâcha la main d'Augustine.

— J'ai beaucoup apprécié de passer cette journée avec... toi, continua-t-il après avoir mis ses deux mains derrière son dos et s'être redressé de toute sa hauteur. C'était... enrichissant. Merci encore d'avoir accepté mon invitation.

— Enrichissant, oui, dit Augustine sans pouvoir retenir un léger sourire. C'est le mot, je pense.

Lysandre pinça les lèvres, mais ne dit rien de plus. À la place, il commença à débarrasser et ranger la cuisine, quand bien même il ne restait pas grand-chose mis à part la plaque et une autre tasse de café qu'il avait dû se servir pendant qu'Augustine dormait.

— Je vais filer, je crois, en espérant que le métro ne soit pas trop bondé, dit Augustine en s'étirant. 

Les croissants l'avaient assez réveillé pour qu'il se sente à même de rentrer chez lui. Il ne faisait aucun doute qu'il allait s'endormir instantanément dès que son corps serait en contact avec son matelas, mais pour une fois il ne s'en formalisait pas. S'il pouvait se reposer suffisamment le dimanche pour pouvoir être debout tôt le lundi et manger des croissants au petit-déjeuner avec Lysandre, c'était plutôt une bonne nouvelle...

Sina et Dexio n'allaient pas en revenir. Il soupçonnait qu'il risquait de s'exposer à un interrogatoire musclé de la part de ses assistants. En tout bien tout honneur, évidemment.

— Vous voulez– Pardon.

Lysandre se racla la gorge. Il avait ressorti ses mitaines de la poche de son pantalon pour les remettre enfin maintenant qu'ils avaient bel et bien fini de cuisiner. Augustine lui sourit.

— Tu veux que je te raccompagne ?

L'espace d'un instant, Augustine s'imagina dire oui. La réflexion ne dura que quelques secondes, mais le scénario s'enchaîna dans son esprit avec une vivacité impressionnante : Lysandre et lui debout dans le métro, face à face, sa large silhouette le protégeant de la foule environnante, le nez d'Augustine presque enfoui dans sa cravate. Lysandre le suivant jusqu'aux portes de son immeuble, debout très droit à côté de lui alors qu'il tape le code à l'interphone. Que dirait-il, dans cette situation, si Augustine lui proposait, l'air de rien, de monter pour dîner ? Peut-être quelque chose comme : « Je ne veux pas m'imposer. » Ou alors : « J'ai beaucoup à faire, et j'imagine que vous – que toi – aussi. »

Ou peut-être qu'il dirait : « Avec plaisir. J'aimerais prolonger cette excellente journée en ta compagnie. » 

À partir de là, pourquoi s'arrêter en si bon chemin, il pourrait aussi rester la nuit et constater que malheureusement l'appartement d'Augustine Platane ne comporte aucune chambre d'amis, ce qui par conséquent–

Augustine cligna des yeux.

— Non, je pense que ça devrait aller.

Il s'interdit d'essayer de déceler une quelconque déception sur le visage de Lysandre. À la place, pour faire taire le capharnaüm d'émotions qui lui embrumait l'esprit, il traversa la courte distance qui les séparait et se hissa sur la pointe des pieds pour embrasser son ami sur les deux joues.

Lysandre en resta sans voix. Il n'eut même pas le réflexe de rendre le geste. Augustine s'attarda un peu plus longtemps que nécessaire sur la seconde bise avant de s'écarter.

— Merci pour la leçon, dit-il avec son plus grand sourire. J'espère qu'on pourra remettre ça bientôt.

Il était à trois pas de sortir de la cuisine quand Lysandre reprit enfin possession de son corps.

— Mercredi, il y a– un concert. Le soir. Je peux nous préparer à dîner.

Lorsque Augustine se tourna vers lui pour répondre, il le trouva plus proche qu'il n'avait prévu. Lysandre ne souriait pas, mais quelque chose dans sa façon de froncer les sourcils en disait bien plus long qu'il ne voulait probablement révéler.

— Oh, vraiment ? Ça fait tellement longtemps que je n'ai pas été à un concert ou autre événement du même genre. 

— Je vous enverrais les informations pour qu'on en discute lundi. Je peux nous avoir des places de choix.

Augustine n'en doutait pas une seconde. Il y avait peu de choses que Lysandre de Lys ne pouvait pas avoir.

Il hocha la tête et Lysandre l'imita. Ils avancèrent jusqu'à l'entrée, où Lysandre s'empressa de décrocher les affaires de son ami pour les lui rendre. Augustine le laissa même lui tenir son manteau pour qu'il l'enfile, et lui ouvrir la porte du café.

— Merci encore, dit-il alors qu'il se tenait sur le pas de la porte. J'ai hâte de voir ce que ce concert nous réserve.

Les sourcils de Lysandre se froncèrent un peu plus. Puis, comme s'il craignait de se dégonfler, il prit une courte inspiration et se pencha pour rendre sa bise à Augustine. La sensation de sa barbe frottant contre son visage provoqua chez Augustine des picotements plus qu'agréable. Il réprima tant bien que mal l'envie de l'agripper par la nuque pour le retenir.

— Bonne soirée, dit Lysandre d'une voix rauque alors qu'ils étaient encore très proches.

— Bonne soirée, répondit Augustine.

Il sortit du café avec la sensation de prendre la fuite. Il pouvait presque sentir son cœur dans sa gorge, comme s'il y était remonté à force de toutes ces émotions. Il mit plusieurs rues à se calmer suffisamment pour se maudire de ne pas s'être abandonné à ses instincts.

Rien ne garantissait que faire le premier pas trop tôt n'effraierait pas Lysandre, bien sûr, mais d'un autre côté, Augustine soupçonnait que s'il décidait d'attendre que Lysandre le fasse, il risquait d'attendre un moment. Cette bise – il se frotta la joue machinalement – était, à ce stade, l'équivalent d'une confession.

Malgré tout, ce n'était pas comme s'il avait une quelconque raison de vouloir se presser. Un petit jeu du miaouss et du rattata n'avait jamais fait de mal à personne. Sans compter qu'ils avaient de nombreuses rencontres en perspective.

Et de nombreux croissants, se surprit à penser Augustine alors qu'il s'enfonçait dans la bouche de métro la plus proche. De très nombreux croissants.

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