Entre infini et au-delà

Chapitre 10 : Dans un autre monde

2757 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 13/06/2019 22:05

Le soleil se couchait lorsque Cassy arriva à Joliberges. Elle était épuisée, à l’instar de Ponyta qui n’avait pas l’habitude de parcourir d’aussi longues distances, encore moins en l’espace d’une journée. Afin de le soulager, elle mit pied à terre et progressa à ses côtés, les rênes à la main.

Ils passèrent devant un établissement hôtelier qui proposait des chambres pour une somme modique, mais qui représentait tout de même bien plus que l’argent que Cassy n’avait pas encore dépensé. Malgré leur harassement, ils continuèrent à avancer.

La fillette ne tarda pas à repérer le familier toit rouge du Centre Pokémon. Celui de Joliberges ressemblait en tout point à celui de Mérolia, bien qu’il soit presque deux fois plus grand. Cassy songea malgré elle au lit moelleux qu’elle avait à sa disposition là-bas, et secoua la tête en s’interdisant d’avoir des regrets.

Elle blêmit lorsqu’elle aperçut une affiche accrochée sur les portes coulissantes de l’entrée. Quelqu’un avait grossièrement dessiné son portrait à la main, sous lequel s’étalait en grosses lettres la mention « DISPARUE ». Un frisson parcourut l’échine de Cassy. Même avec ses cheveux courts et la mauvaise qualité de l’illustration, il n’était pas exclu que quelqu’un la reconnaisse.

Elle ne pouvait pas rester ici, mais où aller, dans ce cas ? Ponyta n’avait probablement plus la force de la porter, et elle ne se sentait pas en état de marcher longtemps. Ils avaient besoin de se reposer, cependant ils n’y parviendraient pas s’ils ne trouvaient pas un endroit où ils seraient à l’abri de la police.

La panique commença à gagner Cassy. Elle avait les nerfs à vif et se sentait sur le point de fondre en larmes. Elle tenta de se ressaisir, en vain. Elle finit par éclater en sanglots sur l’encolure de Ponyta, jusqu’à ce qu’un bruit assourdissant la soustraie à sa faiblesse passagère.

Cassy balaya les alentours du regard et repéra un ferry qui s’apprêtait à quitter le port. Il fendait l’eau à laquelle le crépuscule avait donné une teinte orangée, identique au pelage d’un Caninos. Les marins s’affairaient sur le pont, où les voyageurs étaient également massés. Ils adressaient de grands signes de la main aux gens qui se tenaient sur les quais.

Une idée traversa l’esprit de la fillette. C’était un plan complètement fou, certes, mais à défaut d’en avoir un autre, elle allait devoir se contenter de celui-ci, qui représentait sa seule et unique chance de se mettre irrémédiablement hors de portée de l’agent Jenny et de ses collègues.

Un pont amovible était en train de se lever lentement, pour permettre au bateau de passer et de rejoindre la mer. Cassy sauta sur sa selle et talonna Ponyta pour qu’il fonce au galop, tout en s’excusant de lui imposer cet effort après tout ce qu’il avait déjà accompli.

Contrairement à la proue qui était noire de monde, il n’y avait presque personne à la poupe. Les mains moites, crispées sur les rênes, Cassy obligea son pokémon à se rapprocher du garde-fou qui séparait la terre ferme du canal. Parvenue à sa hauteur, la peur l’incita à fermer les yeux, tandis que Ponyta bondissait par-dessus l’obstacle.

Il se réceptionna lourdement à bord du ferry, et sa cavalière, arrachée à ses étriers, fut projetée un peu plus loin, derrière un banc destiné à accueillir les voyageurs. Fourbue, le coude éraflé par sa violente chute, elle roula sur le dos, mais ne se releva pas immédiatement.

Grand bien lui en fit, car deux matelots en uniforme, alertés par le bruit, se précipitèrent vers Ponyta. Cassy retint sa respiration tandis qu’ils examinaient son pokémon, l’un d’eux ayant saisi sa bride, l’autre mentionnant la cale où il convenait de l’enfermer.

— Et s’il est à un passager ?

— Pourquoi est-ce qu’un passager aurait pris la peine de le seller ? Pour faire une promenade sur le pont ? On vient à peine d’embarquer. Non, si tu veux mon avis, on a un clandestin à bord.

Cassy se recroquevilla, bien qu’elle soit suffisamment petite pour qu’aucune partie de son corps ne dépasse du banc et risque d’attirer l’attention. Impuissante, elle regarda les deux hommes emmener son unique compagnon sans pouvoir lui venir en aide, du moins pour l’instant.

Elle demeura longuement tapie sur le sol dur et inconfortable, qui intensifiait ses courbatures, en attendant que l’obscurité de la nuit l’enveloppe complètement. Quand elle jugea qu’il faisait assez sombre, elle se redressa prudemment pour observer les alentours, déserts.

Cassy chancela au moment de se mettre debout, mais elle prit sur elle pour résister. Aussi fatiguée soit-elle, elle ne pouvait pas se permettre de faillir avant d’avoir trouvé une cachette convenable, où elle pourrait envisager de dormir un peu. Le plus discrètement possible, elle se lança à la recherche de la cale, tout en priant pour que Ponyta n’ait pas subi de mauvais traitements par sa faute.

Elle descendit sur le pont inférieur, qu’elle atteignit sans croiser personne, puis s’engouffra dans un couloir où s’alignait une dizaine de portes de part et d’autre. Elles étouffaient des rires, des cris et des conversations. Les passagers étaient bien trop occupés pour remarquer la petite clandestine qui se faufilait sans bruit dans les entrailles du bateau.

Arrivée à destination, Cassy fut arrêtée par un épais battant métallique, si lourd qu’elle eut du mal à l’ouvrir. Par chance, les gonds ne grincèrent pas. Sur la pointe des pieds, elle se glissa à l’intérieur de la cale, plongée dans les ténèbres. Elle localisa l’interrupteur, qui émettait une lumière orange, mais elle se ravisa au moment d’appuyer dessus. Si elle allumait, elle risquerait de se faire remarquer.

— Ponyta ? appela-t-elle dans un souffle. Tu m’entends ? Utilise Flammèche pour que je puisse te repérer.

Le pokémon s’exécuta et une petite flamme scintilla brièvement à hauteur de son chanfrein, avant de s’évaporer dans l’air. À tâtons, Cassy progressa dans sa direction, manquant de s’entraver à deux reprises dans les cordages qui jonchaient le sol. Ses mains palpèrent le vide et son sang se glaça lorsque, au moment où ses doigts rencontrèrent enfin les rênes de Ponyta attachées au mur, la cale s’illumina.

Paniquée, Cassy chercha des yeux une cachette, mais elle était trop éblouie pour parvenir à distinguer quoi que ce soit. Elle se lova contre le poney de feu, tandis qu’une silhouette, rendue floue par les larmes de gêne qui s’agglutinaient dans ses cils, avançait jusqu’à elle.

Cassy cligna des paupières et sa vision regagna en netteté. La personne qui venait de faire irruption était un jeune homme, qui semblait âgé de quelques années de plus qu’elle. De ses yeux sombres, assortis à ses cheveux ébène, il dévisagea la fillette. Sa bouche se tordit pour former un sourire en coin, légèrement arrogant, comme s’il prenait un malin plaisir à l’effrayer. Vêtu de noir des pieds à la tête et portant une cape sur les épaules, il avait une allure élégante, qui allait de pair avec ses traits aussi beaux que prétentieux.

— Ce n’est pas très prudent de t’aventurer seule ici, commenta-t-il d’une voix suave. Tu n’as donc pas entendu les rumeurs ? Il y aurait un passager clandestin à bord de ce navire. Ou peut-être... une clandestine.

Il ponctua le dernier mot d’un clin d’œil appuyé, qui fit frémir Cassy. Aucun doute, il savait qui elle était. Elle déglutit péniblement et, d’une voix qu’elle tenta de garder ferme, en dépit de sa pâleur qui trahissait ses craintes, elle demanda :

— Que me voulez-vous ?

— Je t’ai vue passer devant ma cabine, à l’instant, et j’avoue que tu m’as intriguée. Une enfant qui monte sur un bateau dans la plus totale illégalité et qui prend des risques inconsidérés pour sauver son pokémon, ce n'est pas quelque chose de commun.

Cassy se détacha du flanc de Ponyta pour faire face à son interlocuteur. Celui-ci paraissait se délecter de la situation. Une lueur amusée brillait dans ses yeux noirs, mais elle disparut quand la porte s’ouvrit à la volée.

— Ah, ah ! Je te tiens ! s'exclama un marin en faisant irruption. Eh ! Mais... Qu'est-ce que vous fichez là, les mômes ?

— Ma sœur s’ennuyait, alors nous avons décidé de vous aider à attraper le clandestin que vous recherchez depuis tout à l’heure, répondit le jeune homme avec un parfait mélange de sérieux et de nonchalance. Nous avons vu un individu louche, avec une chevelure hirsute et une chemise à carreaux, se faufiler dans le couloir, et nous avons décidé de le suivre, mais il semblerait qu’il ne soit pas ici.

— Bien aimable de votre part d’avoir voulu donner un coup de main, mais c'est pas un boulot pour des gosses. Avec ce genre de fripouille, on peut jamais savoir à quoi s'en tenir. Soyez gentils, regagnez votre cabine et laissez l'équipage s'occuper de ça.

— Je vous présente mes plus plates excuses, monsieur. Nous ne voulions pas vous causer le moindre désagrément. Tu as entendu, petite sœur ? Allez, viens.

Il prit la main de Cassy dans la sienne et la tira à sa suite dans le couloir, après qu'elle eut jeté un regard désolé à Ponyta, qu'elle n'avait pas pu libérer. Le jeune homme la fit marcher d'un pas rapide jusqu'à un escalier, puis la précéda de l’autre côté d’une double porte qu'il poussa avec la pointe du pied. Elle conduisait au restaurant du bateau.

— J'imagine que tu dois avoir très faim, supposa son sauveur en l'obligeant à s'asseoir à une table, avant de lui mettre un menu entre les mains.

— Un peu, mais je n'ai pas de quoi payer...

— Je t'en prie, tu es mon invitée. Et puis, il est tout à fait normal qu’un grand frère attentionné offre à dîner à sa petite sœur chérie. Garçon, s'il vous plaît ! Deux salades en entrée et une bouteille de limonade.

— Pourquoi faites-vous cela ? questionna Cassy en levant les yeux de la carte.

Elle avait un peu de mal à saisir les intentions de son interlocuteur. Qui était-il ? Et surtout, pourquoi l’avait-il aidée ? C’était prendre un gros risque pour une personne qu’il ne connaissait même pas, si la vérité venait à éclater.

— Essentiellement par curiosité. Explique-moi quelles raisons ont pu pousser une fille d’une quinzaine d’années à peine à embarquer illégalement à bord d’un ferry en partance pour Kanto.

— J’ai treize ans, rectifia Cassy, et la police me recherche. Je ne sais pas où va ce bateau, ni même ce qu’est... Comment avez-vous dit, déjà ? Kanto ? Tout ce qui m’importe, c’est qu’on ne me retrouve pas.

— Attends... Tu es sérieuse ? Tu ne connais pas Kanto ? Mais qu’est-ce qu’on t’a appris, à l’école ? Et quelle bêtise as-tu pu commettre pour avoir des ennuis avec la justice, au point de devoir fuir dans une région dont tu ignores jusqu’au nom ? À ton âge, tu ne peux pas être une grande criminelle, si ?

Cette vague de questions plongea Cassy dans un trouble profond. Elle n'avait aucune idée de ce qu’il convenait de répondre, et surtout elle redoutait que, quoi qu’elle dise, son interlocuteur, à l’instar de Cynthia, prenne conscience de son ignorance à l’égard de choses que tous semblaient considérer comme naturellement acquises.

— J’ai volé un objet qui valait très cher, finit-elle par déclarer, éludant volontairement les autres interrogations. Je pensais que je pourrais m’en servir pour gagner de l’argent, mais la police n’a eu aucun mal à suivre ma trace. Pour avoir une chance de leur échapper, j’ai dû abandonner mon larcin derrière moi.

— Étonnant, commenta l’autre avec un sourire en coin. Je dîne avec une hors-la-loi. Dois-je t’appeler mademoiselle la voleuse, ou ai-je le droit de connaître ton prénom ?

— Cassy. Cassy Rilène.

Elle préféra employer le même pseudonyme que celui dont elle avait usé au cours de l’après-midi, lors du Concours de Féli-Cité. Elle songea qu’elle allait sûrement le conserver, car il lui plaisait bien, et à la vue de la nouvelle vie qu’elle s’apprêtait à mener, loin de celle qu’elle avait connue en tant que Katharina Granet, avoir une fausse identité ne serait pas du luxe.

— Sven, se présenta à son tour le jeune homme. Sven Niklausson. Je suis vraiment ravi de te connaître, Cassy.

Il lui tendit une main par-dessus la table, qu’elle serra avant de ramener précipitamment le bras le long de son corps, car le serveur arrivait avec les entrées. Il les déposa devant eux et leur souhaita un bon appétit. Bien qu’affamée par sa longue chevauchée, Cassy perdit toute envie de manger lorsqu’elle songea à Ponyta, dont l’estomac devait lui aussi crier famine, dans la cale.

— Nous irons nous occuper de ton pokémon tout à l’heure, quand la vigilance des marins sera un peu retombée, indiqua Sven, à croire qu’il lisait dans ses pensées. En attendant, profite du repas.

Cassy obéit docilement. Ils n’échangèrent presque plus un mot par la suite, tandis que les plats défilaient sous leurs yeux. La nourriture était copieuse, et lorsque le dessert arriva, une délicieuse crème brûlée, la fillette était si rassasiée qu’elle dut presque se forcer afin de ne rien laisser dans son ramequin.

À peine eut-elle terminé que le serveur revint vers eux pour débarrasser la table. Au même instant, un groupe de musiciens prit place dans un angle de la salle, sur une estrade aménagée spécialement pour eux, et commença à jouer un air entraînant. Sven se leva aussitôt pour s’incliner face à Cassy :

— Petite sœur, me feriez-vous l’insigne honneur de m’accorder cette danse ?

Elle hésita. Elle se souvenait avoir valsé quelques fois avec son père dans le salon, ou plus exactement avoir été soulevée de terre par ses bras puissants, tandis qu’il la faisait virevolter, mais elle doutait que ce soit cela que Sven attende d’elle. Elle avait néanmoins une dette envers lui, à la vue de tout ce qu’il avait accompli pour elle depuis le début de la soirée, et ne pouvait décemment pas lui opposer un refus.

— D’accord, mais je vous préviens, je ne sais pas danser.

— Qu’importe, il faut une première à tout. Et cesse de me vouvoyer. Je suis ton grand frère, après tout.

Il lui adressa une nouvelle œillade complice et Cassy lui emboîta le pas jusqu’à une zone dégagée, autour des musiciens, où plusieurs couples évoluaient déjà gracieusement. Elle se sentit bien gauche à côté d’eux, d’autant que le pantalon qu’elle portait et auquel elle n’était pas encore habituée entravait ses mouvements, mais heureusement, Sven la guidait.

Une main posée sur son épaule, l’autre calée dans la sienne, Cassy avait juste à suivre le rythme qu’il lui imposait tout en évitant de lui marcher sur les pieds, ce qui se produisit à deux reprises en dépit de ses efforts.

Elle commençait à évoluer sur la piste avec un peu plus d’assurance lorsqu’une violente secousse, semblant provenir du bateau lui-même, la déséquilibra. Elle n’échappa à la chute que parce que Sven eut le réflexe de la retenir en l’attirant contre lui. La musique s’interrompit et une alarme stridente s’éleva des haut-parleurs, déchirant les tympans des passagers.

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