Fer de Lance

Chapitre 12 : Envie et jalousie

2312 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 20/09/2017 15:33

Sandra eut des difficultés à prendre son mal en patience au cours des mois qui suivirent, et elle ne fut pas la seule. Cette année qui s'écoula fut aussi pour Peter la plus longue de sa jeune vie. Il avait beau rester sur ses gardes, il ne parvenait pas à échapper à toutes les persécutions de Kévin et ses acolytes. À défaut d'être intelligents, ils ne manquaient jamais d'imagination lorsqu'il était question de faire de son existence un enfer.

Il ne dissimula pas son soulagement quand les vacances d'été arrivèrent enfin. En plus de marquer la fin définitive de sa séparation avec Sandra, elles lui offraient un répit bienvenu loin de ses bourreaux. Il n'aurait plus besoin de fermer ses chaussures à clé dans son placard pour ne pas risquer de les trouver dans la cuvette des toilettes de l'étage ou de descendre les escaliers en s'agrippant à la rampe à deux mains.

Peter était heureux de retrouver Ébènelle, comme à chaque fois qu'il y revenait. Séjourner à Mauville durant de longues périodes lui avait permis de réaliser à quel point il aimait sa ville natale. L'Arène sur son tertre qui dominait avec bienveillance les habitations en contrebas, le petit étang situé près de l'entrée obscure et intimidante de l'Antre du dragon, l'inébranlable Mont Cristal, et surtout, le calme ambiant...

- Peter ! Peter !

La porte de la demeure des Lance s'ouvrit à la volée et un tourbillon de cheveux turquoise fondit sur le garçon. Il écarta les bras, prêt à étreindre Sandra, mais loin de se blottir contre lui, elle le salua d'un coup de pied dans le mollet.

- Tonton Nicolas avait dit que le bus arriverait à cinq heures ! Tu es en retard !

- Ce n'est pas notre faute, le chauffeur a dû faire une embardée pour éviter un Cerfrousse sauvage et il s'est embourbé. Il a fallu plus de vingt minutes pour réussir à dégager les roues.

- Si tu n'avais pas le vertige, tu aurais pu rentrer en volant avec ton père sur le dos de Gul.

Peter baissa la tête, penaud. Sa phobie lui avait coûté très cher en cours de sport, discipline dans laquelle il était naturellement mauvais, lorsque le professeur avait décidé de les initier à l'escalade. De catastrophiques, ses notes étaient passées à exécrables.

- Il compense cette peur par d'autres qualités, assura Nicolas en posant une main sur l'épaule de son fils. Il a tout de même reçu les félicitations du corps enseignant pour ses excellents résultats annuels. Dix-huit virgule sept de moyenne, ce n'est pas rien.

Sandra jeta un regard blasé à son oncle. Pour elle qui comptait plus de jours d'école buissonnière en un mois que de points sur son bulletin, les notes ne signifiaient absolument rien.

- Allons, il faudra bien que tu te résolves à apprendre tes leçons tôt ou tard, fit remarquer le Champion. Les professeurs seront autrement plus exigeants, là-bas.

- Comme si j'avais besoin d'apprendre quoi que ce soit en pokémonologie... Je sais déjà tout grâce à toi, tonton.

Nicolas ne put lui donner tort. Si elle n'ouvrait presque jamais de livres ou ne consultait pas ses cahiers de cours, Sandra savait être attentive lorsqu'il était question de sujets qui la passionnaient, en particulier les pokémon. Elle avait assisté à des dizaines de matchs disputés par son oncle et pouvait l'écouter discourir des heures durant en gravant chacune des informations dans un coin de son cerveau.

- Ce ne sera pas la seule matière, se contenta de conclure Nicolas, tandis que Gabriel leur adressait un signe de la main depuis le seuil, pour les inviter à entrer.

***

- J'aurais vraiment besoin de tout ça ? gémit Sandra. Pourquoi ?

Elle éprouvait de l'appréhension à chaque fois qu'elle posait les yeux sur le contenu du caddie que poussait sa mère. Il était rempli de fournitures scolaires diverses, si nombreuses que la fillette doutait de leur capacité à entrer dans un cartable. Il y en avait bien trop !

- Parce que c'est sur la liste que nous a transmis l'École des dresseurs, répondit Isabelle.

- Avec tout ça, mon sac va être tellement lourd qu'il me cassera la colonne vertébrale dès le premier jour.

- Tu escalades des falaises et tu te bats avec des pokémon sauvages, mais tu plies devant quelques kilos ? Ça me surprend de ta part.

- C'est réellement que je vais me plier avec ça sur le dos. Mon buste basculera vers l'avant.

- Peter est moins robuste que toi, et pourtant il y est parvenu.

Isabelle esquissa un sourire en coin, car elle savait qu'elle venait de marquer un point. Il suffisait de citer Peter et ce dont il était capable pour que Sandra se sente piquer dans son orgueil. Ils avaient beau être aussi différent que le soleil et la lune, elle ne pouvait s'empêcher de se sentir en rivalité avec lui.

- Est-ce que je peux au moins avoir des protège-cahiers bleus ? demanda-t-elle. C'est ma couleur préférée.

- Bien sûr, ma chérie. Et si tu veux, je t'offrirai même ce cartable Dracolosse que nous avons vu dans un catalogue.

- C'est vrai ? Super ! Tous les autres élèves en mourront de jalousie, dès qu'ils le verront.

- Tous les élèves ne sont pas forcément amateurs de ce pokémon. Ils n'ont pas eu la chance d'être élevés sur la terre des dragons pour apprécier à ce point leur espèce.

- Pff... Ils n'y connaissent rien. Les dragons, ce sont les meilleurs pokémon au monde. Et moi, un jour, je serai la meilleure dresseuse de dragon. Encore meilleure que tonton Nicolas.

- Je n'en doute pas une minute, mais il va falloir que tu te montres patiente, car ce n'est pas pour tout de suite. Et en parlant de temps, nous devrions nous hâter si nous voulons passer à la boulangerie avant midi. Ton oncle compte sur nous pour ramener le gâteau d'anniversaire de Peter.

Sandra répondit par un grognement. Elle enviait son cousin de célébrer ses dix ans, alors qu'elle n'en avait que huit. C'était l'âge à partir duquel un apprenti dresseur pouvait posséder son propre pokémon, et elle savait qu'il en recevrait un des mains de Nicolas d'ici la fin de la journée.

Dire qu'elle-même devrait attendre deux ans avant d'avoir le sien ! Et s'il y avait bien quelque chose qu'elle avait appris depuis que Peter étudiait à Mauville, c'était que deux années équivalaient à une éternité.

Depuis qu'elle avait eu vent de la surprise réservée au garçon pour son anniversaire, Sandra avait multiplié les caprices. Elle avait supplié ses parents, les avait menacés de grève de la faim, mis la moitié de la maison à sac et ne leur avait pas adressés la parole pendant trois jours, en vain. Pour la première fois, ils n'avaient pas cédé et refusaient catégoriquement de lui obtenir un pokémon avant qu'elle ait l'âge requis.

Ils avaient avancé l'argument qu'elle ne pourrait pas l'emmener avec elle à l'école, car le règlement l'interdisait pour les jeunes élèves, et que la créature se retrouverait par conséquent isoler à Ébènelle, loin de sa dresseuse. C'était un sentiment que Sandra connaissait bien, puisqu'elle avait connu la même chose avec Peter, mais cela ne suffisait pas à la raisonner.

- Maman... commença-t-elle, tandis qu'une idée germait dans son esprit. Si tu veux, je peux aller chercher le gâteau à ta place.

- Pour le retrouver piétiner, à moitié mangé ou fourré avec du gravier ? Je te connais, Sandra, et si je suis conciliante, je ne suis pas inconsciente.

- Je te promets que je ne ferai rien du tout. Tu as ma parole !

- Tu me l'as déjà donnée à maintes reprises, et je ne crois pas que tu l'aies tenue une seule fois. La confiance se mérite, or tu n'as jamais rien fait qui puisse nous convaincre de t'accorder la nôtre, ton père et moi.

Sandra ne releva pas. Au fond d'elle-même, elle savait que ces reproches étaient parfaitement justifiés. Ses bêtises étaient si nombreuses que ses parents pouvaient désormais les anticiper avec quelques longueurs d'avance. Cela ne la dérangeait pas vraiment, d'ordinaire, mais en l'occurrence, elle allait devoir réfléchir à un autre plan. Heureusement, elle ne manquait pas d'imagination.

Elle attendit qu'Isabelle se dresse sur la pointe des pieds afin d'attraper un article situé sur le rayonnage le plus haut pour passer à l'action. En toute discrétion, elle subtilisa le paquet de caramels que sa mère avait pris spécialement pour elle et le cacha à l'intérieur d'un cartable.

Au moment de passer en caisse, Isabelle vida machinalement le contenu de son caddie sans s'apercevoir qu'il manquait un article, et il en alla de même lorsque Sandra l'aida à ranger les courses dans les sacs. La fillette attendit qu'elles aient quitté le magasin et ait presque atteint la boulangerie pour demander :

- Maman, est-ce que je peux avoir un caramel ?

Elle songea à ajouter « s'il te plaît », mais Isabelle aurait aussitôt suspecté quelque chose, car Sandra ne faisait presque jamais preuve d'une telle politesse. Sa mère hésita, puis céda :

- D'accord, mais juste un, sans quoi tu n'auras pas d'appétit à midi.

La femme s'arrête et pose les sacs qu'elle tient dans chaque main pour les fouiller, sans parvenir à trouver ce qu'elle recherche. Elle fronce les sourcils et se gratte machinalement le crâne.

- C'est étrange... Je suis certaine de les avoir mis dans le caddie, mais maintenant que j'y réfléchis, je n'ai pas souvenance de les avoir vus passer en caisse.

- Comment ça ? demanda Sandra en feignant l'innocence.

- Je suis désolée, j'ignore ce que j'ai fait du paquet. Le caddie était si chargé qu'il est probablement tombé avant que nous sortions du supermarché. Tiens, va donc en racheter pendant que je récupère le gâteau de Peter.

Isabelle tendit un billet de vingt pokédollars à Sandra, qui s'éloigna en bondissant après s'en être saisie. Ébènelle était une ville si tranquille qu'elle pouvait se promener dans les rues sans risque, ce qu'elle n'aurait pas fait à Doublonville. Qui plus est, ici, tout le monde la connaissait, certes pas toujours en bien. Si aux yeux de la plupart, elle était la petite Lance, pour d'autres, elle était un être nuisible qui commettait des frasques à la chaîne.

D'ici quelques minutes, elle en aurait une autre à ajouter à son palmarès. Au lieu de se diriger vers le supermarché, Sandra se précipita vers la Boutique Pokémon, où les dresseurs pouvaient s'équiper en matériel. Elle connaissait bien les lieux pour y avoir accompagné Nicolas à plusieurs reprises.

- Tiens, tiens, mais c'est la jeune Sandra ! s'exclama le vendeur lorsqu'il la vit franchir le seuil. Quel bon vent t'emmène ici ?

C'était un homme bienveillant, aux cheveux grisonnants et aux yeux clairs, toujours vêtu de noir. La fillette lui adressa son sourire le plus charmant et, feignant l'innocence du mieux qu'elle put, déclara :

- C'est l'anniversaire de mon cousin, aujourd'hui. Il va recevoir son premier pokémon et mon tonton m'a suggéré de lui offrir une pokéball, pour qu'il puisse très vite en attraper un second.

- Une pokéball pour la demoiselle, une !

Le vendeur se retourna et saisit sur l'étagère située derrière le comptoir une sphère rouge et blanche. Sandra s'approcha de la caisse enregistreuse, le billet de sa mère à la main. Au moment de le tendre, elle afficha une expression confuse.

- Mince ! Maman s'est trompée et elle m'a donné vingt pokédollars au lieu de deux cents. Je suis vraiment désolée, je...

- Il n'y a pas de mal, Sandra. Ces deux billets se ressemblent beaucoup et si ta mère était un peu distraite à ce moment-là, je comprends qu'elle ait pu les confondre. Tu sais quoi ? Tu n'aurais qu'à me payer la prochaine fois que tu viendras avec ton oncle. Tiens, prends cette pokéball, et souhaite un joyeux anniversaire de ma part à ton cousin.

Sandra savait que son interlocuteur disait cela par pure politesse, car il ne connaissait pas Peter. Le garçonnet n'avait jamais mis les pieds dans cette boutique. Tout ce qu'il savait à propos des objets employés en dressage, il le devait aux livres, et non à son sens de l'observation.

Sandra saisit le petit sac que le vendeur lui tendait et l'enfonça dans sa poche en le remerciant chaleureusement. Son plan avait fonctionné encore mieux qu'elle l'avait imaginé. Au début, elle avait simplement prévu de voler la pokéball, mais finalement, elle l'avait presque obtenue en toute légalité.

D'ici quelques heures, elle capturerait d'elle-même son premier pokémon dans l'Antre du Dragon et n'aurait ainsi pas à attendre deux longues années avant d'en recevoir un de ses parents. Et afin de commencer dignement sa brillante et prometteuse carrière de dresseuse, elle s'empresserait de défier Peter. Naturellement, elle le vaincrait dans la foulée.

Ce fut en gambadant, le cœur léger, qu'elle reprit la direction du supermarché. Lorsque sa mère la verrait revenir avec son paquet de caramel, et en dépit du temps anormalement long que cela lui aurait pris, elle ne soupçonnerait rien des agissements de sa fille. Sandra était parfois admirative de son propre génie.

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