Avec la Stabilité du Sable

Chapitre 6 : Chapitre IV : Le Paradoxe de Newcomb [ Première Partie ]

6484 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/09/2022 11:17

Chapitre IV :

Le Paradoxe de Newcomb

 

— Première Partie —

 

             Certains défendront la thèse qu’un rire franc, sincère et de bon cœur, peut provenir de toutes circonstances, pour toutes raisons imaginables. Que tout sujet de discussion, tout événement, tout assemblage de mots, peut être tourné en dérision de sorte à créer une plaisanterie qui, ne serait-ce qu’avec l’aide du temps qui panse les blessures, devrait être considérée comme étant objectivement drôle. Comme s’il était possible d’imaginer que l’humour pourrait, d’une quelconque manière, posséder en son sein une quelconque part d’impartialité rationnelle et scientifique.

 

             En ce moment bien précis, Hershel Layton et Claire Foley se trouvaient le plus loin possible de ressentir la moindre envie de rire.

 

             Si tout ce qui leur avait été conté durant cette dernière dizaine de minutes était la terrible vérité, aussi improbable et incongrue fût-elle, alors un jeune enfant avait voyagé dans le temps depuis leur futur, et changé l’Histoire sur une échelle qui dépassait de loin tout ce qu’ils pouvaient imaginer ; qui anéantissait tout espoir de rétablir son cours originel ; qui était peut-être même justement la cause de son état tout particulièrement insolite, alors qu’iel enchaînait métamorphose sur métamorphose.

             En songeant à ce genre de scénario ordinairement fictif, il y en aura toujours pour mentionner l’effet papillon. Eh bien, cette fois-ci tout particulièrement, si l’on portait d’autant plus de considération sur ce dernier point… c’était bel et bien le cas de le dire, selon plus que seulement le sens classique de l’expression.

 

             Et voilà qu’iel se tenait devant eux, débordant d’imprudence, ou d’inconscience, ou des deux ; un large sourire insouciant et innocent trônant sur son visage ; désormais bien déterminé à aggraver sa situation plus encore qu’elle ne l’était déjà, sans la moindre hésitation, comme si ses symptômes terribles et possiblement incurables n’étaient pas déjà un moyen de dissuasion suffisamment convaincant pour qu’iel pût apprendre de ses erreurs.

 

             La scientifique soupira longuement, secouant la tête avec exaspération.

 

             « …J’appelle Dimitri, » annonça-t-elle finalement en se levant de sa chaise d’un air décidé, mais avec une voix encore bien blanche et tremblante.

 

             L’archéologue acquiesça d’un hochement de tête grave, et pointa absentement en direction d’un coin isolé de l’entrée. Il savait parfaitement que sa petite amie était venue suffisamment souvent pour connaître l’emplacement de son téléphone ; mais en sa défense, son esprit était actuellement occupé à bien d’autres choses, et le fait qu’elle n’avait aucunement besoin d’être guidée lui était donc momentanément sorti de la tête.

             Ainsi, la jeune femme s’était éloignée dans cette même direction sans prononcer un mot de plus, chacun de ses pas résonnant durement contre le parquet. Bientôt sa voix fut entendue de nouveau, mais elle était cette fois-ci étouffée par la distance et la porte qu’elle avait fermée derrière elle.

 

             Hershel profita de ce moment de silence presque complet pour repenser à ce qui leur avait été révélé, disséquant chaque phrase qu’il avait entendue, essayant tant bien que mal de séparer une à une les informations qui étaient tombées à une vitesse ahurissante.

             Il essayait du mieux qu’il pouvait d’oublier tout ce qui concernait le fait qu’il eût prétendument perdu Claire en ce jour ; qu’il y avait eu une possibilité pour que ce déjeuner qu’ils avaient eu ensemble, durant lequel elle lui avait offert ce chapeau, durant lequel elle était partie avec précipitation à cause de son retard, durant lequel ils s’étaient à peine dit au revoir… Qu’il y avait eu une possibilité pour que c’eût été la dernière fois qu’il l’eût jamais revue. Mais… Comment était-il seulement possible de chasser cette vision horrible ?

             Il voulait être en mesure de rejoindre l’avis de Claire et gronder pleinement ce voyageur temporel pour le désordre qui avait été causé ; mais… Cet enfant avait-il réellement sauvé sa vie ? Cette explosion et ses conséquences invraisemblables mais si terribles qu’iel avait mentionnées, avaient-elles toutes réellement été réalisables sous d’autres circonstances ? Cette personne qu’il avait juste devant lui possédait-elle réellement des connaissances suffisantes pour pouvoir empêcher des événements similaires, pouvant sauver des dizaines, ou même des centaines d’autres vies ?

 

             Tout ceci était à peine croyable… Et il lui était bien difficile de ne pas se sentir tenté, voire contraint par sa morale de l’écouter. Il n’avait jamais perdu Claire, elle était encore bien là, bien vivante, juste dans la salle d’à côté ; et pourtant, en cet instant, il lui sembla qu’il venait d’entrapercevoir une vie entière de deuil ; qu’il venait de vivre en une seule seconde des années de solitude, de désespoir et d’injustice… Tout ceci, alors même qu’il n’avait pas encore pu poser cette question qui le rongeait depuis si longtemps !

 

             Il était… Il était bien trop risqué de se lancer dans une telle aventure sans y réfléchir avec suffisamment de recul, d’autant plus s’il y avait la moindre possibilité pour que modifier le cours du temps tel qu’il était originellement censé se produire pût causer des dommages bien plus terribles encore que ceux qu’ils pensaient avoir évités. Cependant, puisque Claire était justement en train de se pencher sur cette dernière question avec son collègue… Il se mordit la lèvre, mais se redressa et jeta un regard qui transperça l’inconnu face à lui.

             Il savait être raisonnable. Tout ce qu’il s’apprêtait à faire était demander des renseignements ; rien de plus. Il n’y avait pas de mal à seulement s’informer… N’est-ce pas ?

 

             « Clay, commença-t-il gravement avec une lourde hésitation. Confirmes-tu que par “recommencer”… Confirmes-tu que ce que tu voulais dire était qu’il y a d’autres catastrophes qui sont sur le point d’arriver, et que tu souhaiterais empêcher ? »

 

             Sans un mot, la copie du petit adolescent en pull et casquette bleus pinça les lèvres tout en gonflant ses joues, arborant toujours cette même moue puérile qui cherchait, en vain, à avoir l’air sérieux. Il y eut un lent, et bien ample hochement de tête. Hershel soupira.

 

             « À supposer que nous serions d’accord pour éviter ces accidents et changer l’avenir pour le mieux. Peux-tu me dire de quel genre de désastres il s’agit ? »

 

             Iel prit un long moment de silence réfléchi, levant la tête au plafond et laissant s’échapper de petits souffles pensifs. Par moments, il était possible de le voir compter plusieurs choses diverses et variées sur ses doigts, bien qu’il eût été impossible de savoir lesquelles. Et enfin, au bout de quelques minutes, sa réponse arriva, tout aussi lourde de sens et d’une élocution tout aussi conséquente que les précédentes :

 

             « Alors, si je n’oublie rien, il y aurait la destruction de deux— non, attendez, peut-être trois ou quatre villes ? Je suppose que seule la tour centrale s’est effondrée à Saint-Mystère, et on peut débattre de si Folsense compte ou pas, puisqu’aucun de ses habitants à part le duc n’était réel… Mais ça laisse quand même Misthallery qui était attaqué par une excavatrice pendant plusieurs mois d’affilée et qui a fini par se faire inonder alors que déjà beaucoup de ses bâtiments étaient ravagés, et Dorémont qui a failli être emporté dans un glissement de terrain et aurait pu se retrouver enterré sous des tonnes de sable.

             « Ah, et, je ne compte pas Londres parce que je vous en ai déjà parlé, mais au cas où vous voudriez des détails, il s’est retrouvé avec, euh… Disons qu’il y a un gros trou dedans. Je ne sais pas combien de gens sont morts ou ont été blessés, mais ça se compte sûrement dans les milliers, voire dizaines de milliers.

             « Il y a aussi une organisation criminelle qui cause déjà énormément de problèmes, alors je suppose que si on peut la démanteler en avance, ça sauverait énormément de monde aussi. Et après ça… Ah, oui, c’est vrai, il y a aussi la fois où on a frôlé la fin de l’humanité à cause d’une armée de golems aslantes capables de réduire des armées et des villes à néant sans aucun problème. »

 

             Il y eut une très courte pause lorsqu’iel détourna le regard et fit la moue ; comme si ce dernier point avait été le seul qui lui posait problème, tandis que tous les précédents étaient des événements parfaitement ordinaires. Iel ajouta donc après une simple seconde d’hésitation :

 

             « …Pour les golems aslantes, ne vous en faites pas, moi aussi j’ai arrêté d’essayer de comprendre. En fait, dès que ça touche à la civilisation aslante en général, je ne cherche même plus à comprendre. Mais à part ça… Oui, je crois que c’est à peu près tout. »

 

             L’archéologue se demanda ce qui l’avait pris d’oser croire qu’il eût été une bonne idée de poser sa question, compte tenu de la quinzaine de minutes qu’il avait vécue juste auparavant.

             Était-il sceptique ? Bien évidemment, il était hors de question de croire en de telles énormités sans avoir de preuve tangible au préalable.

             Surpris, en revanche… Malheureusement pour sa migraine grandissante, il lui sembla qu’au point où il en était, rien ne pouvait plus l’étonner.

 

             « …D’accord, murmura-t-il dans un grand soupir, pinçant le haut de son nez entre deux doigts exaspérés. Et, encore une fois, à supposer que nous acceptions ton idée… Par où commencerais-tu ? Quel serait ton plan ? »

 

             Avec un peu de chance, exposer le cœur du problème allait mener à deux issues possibles : ou bien Clay allait prouver que ses allégations étaient sans réel fondement, ou bien il allait avoir accès à un tant soit peu de contexte derrière des événements aussi extravagants, qui semblaient arriver de nulle part.

             Avant que l’intéressé ne pût répondre, cependant, leur conversation fut interrompue : en effet, la porte d’entrée s’était ouverte, et la tête de Claire passa au travers. Le combiné encore à la main, elle demanda avec autant de politesse qu’avec un étrange mélange de détresse et d’autorité si elle pouvait emprunter de quoi écrire, jugeant qu’un grand nombre de leurs équations méritait d’être passé en revue. Hershel n’y vit bien évidemment aucun inconvénient et l’invita à se servir d’elle-même sur son bureau. Acquiesçant d’un bref hochement de tête, la jeune femme rousse échangea quelques mots supplémentaires avec la personne présente à l’autre bout du fil, puis raccrocha et s’approcha du bureau de son petit-ami avec grande hâte.

 

             « Bill ne répond pas, mais Dimitri va lancer quelques tests d’ici peu, expliqua-t-elle tout en pêchant un stylo à plume hors d’un pot à crayons. Il devrait rappeler d’ici une quinzaine de minutes, le temps qu’il arrive sur place et lance les scanners. » Et alors qu’elle continuait de minutieusement cueillir des feuilles à peu près blanches une à une, vérifiant qu’elle ne s’apprêtait pas à accidentellement badigeonner de symboles mathématiques avant-gardistes des retranscriptions de runes antiques millénaires, elle ajouta : « Je serais bien allée le rejoindre, mais le trajet risque de prendre trop de temps inutilement. Je préfère encore rester ici et revérifier nos calculs en attendant les résultats.

             – Mais… Qu’est-ce qu’il pourrait mal se passer, vraiment ? demanda timidement Clay. Je suis sûr que ce n’est pas la peine de s’inquiéter autant que ça… »

 

             La physicienne s’arrêta net dans ses fouilles à but non archéologique, se retourna d’un bloc, et lui lança un regard noir. Claire était certes une charmante lady qui prenait grand soin de ses manières et avait beaucoup de respect pour autrui ; mais visiblement, ne fût-ce qu’envers ce petit être qui avait causé un tel fracas d’émotions éreintantes en seulement une poignée d’heures, sa patience avait malgré tout des limites.

 

             « Que dire, trancha-t-elle aussitôt avec autant d’énervement que de nervosité. Parmi les premières hypothèses qui nous sont venu en tête : peut-être que tes actions auront causé un changement local dans un ou plusieurs champs d’interaction, générant une bulle métastable qui, si elle venait à se propager, modifierait l’intégralité des lois de la physique et mènerait très probablement à un nouveau modèle incompatible avec la vie telle que nous la connaissons ;

             « Ou alors, peut-être que la conjecture que nous avons une ligne d’univers unique est à revoir, et que tu as engendré la création d’une chronologie alternative, auquel cas nous devrions nous assurer que nous sommes bien dans un univers à part entière et indépendant, et non dans un état de superposition quantique avec la chronologie que tu connaissais à l’origine, étant donné que dans ce second cas, cet état de superposition quantique est, encore une fois, extrêmement instable et pourrait s’effondrer à tout moment ;

             « Ou encore, étant donné que nous ignorons complètement ce qu’il t’est arrivé mais qu’il semblerait que quelque chose dans ton métabolisme, ou dans ta chimie, ou peut-être même dans la nature même des particules subatomiques qui te composent a changé— il se pourrait que tu deviennes l’épicentre d’une catastrophe d’ampleur similaire, et dont nous ignorons absolument tout des tenants et aboutissants. Voici trois scénarios possibles dans lesquels nous nous trouvons face à une bombe à retardement qui affectera notre univers dans son intégralité, et ce n’est que le début. Dois-je continuer ? »

 

             La seule chose qui osa briser le silence pour répondre à sa question fut la pauvre petite mouche qui s’était malencontreusement retrouvée coincée dans les plis immaculés et délicatement entrelacés, mais trompeusement lourds des rideaux de la fenêtre. Claire dévisagea son interlocuteur pendant encore une courte seconde et demie, puis prononça un Merci sarcastique avec un mouvement de tête strict avant de serrer une pile de papiers désordonnés contre sa poitrine et de partir en coup de vent, claquant la porte derrière elle.

 

             Les deux personnes restantes échangèrent un regard éberlué, ne sachant que dire pendant au moins une bonne demi-minute de plus. Finalement, Clay osa demander avec embarras :

 

             « …Professeur, vous y avez compris quelque chose ?

             – J’ai cru comprendre que nous pourrions être en danger et que si une des hypothèses dont elle parlait est avérée, la “bombe” est déjà amorcée à l’heure où nous parlons, » traduisit-il maladroitement, laissant bien comprendre que lui aussi s’était largement laissé dépasser par le vocabulaire un peu trop technique que son amie avait utilisé. Quelques secondes de silence supplémentaires retentirent, puis il se tourna vers l’enfant, le regarda avec de petits yeux confus, et ajouta : « Et… Tu sais, tu n’es pas obligé de m’appeler “Professeur.” Je ne m’attendais pas à entendre ce mot hors du campus, pour être honnête. »

 

             La seule réponse qu’il obtint fut une paire d’yeux si perplexes qu’ils étaient prêts à faire leurs valises, sortir de leur orbite, et s’envoler jusqu’au campus en question, ne fût-ce que pour obtenir la légitimité de continuer à l’adresser par ce titre. Hershel se rappela qu’iel avait dit mot pour mot que tout le monde l’appelait comme ça à l’époque d’où iel venait, et… Il ne savait réellement qu’en penser.

             Jugeant avec dépit que ce combat se terminerait avec une victoire aussi éclatante que lors de la guerre qui l’avait opposé à son nouveau haut-de-forme, il soupira longuement et décida de passer à autre chose ; s’intéressant en l’occurrence, encore une fois, à ce qu’il avait juste devant lui en cet instant même.

 

             Clay était loin de n’être qu’un seul grand mystère : suivant la même tendance que sa capacité à prendre un nombre théoriquement infini d’identités, le mystère qui l’entourait cachait en réalité un amalgame de dizaines d’autres, qui s’enchevêtraient, s’échangeaient, s’écoulaient tels des grains de sable dansant au rythme du temps lui-même, piégés au cœur de leur pyramide de verre. Mais de tous ces mystères, un ressortait plus que les autres : car il était d’une nature fondamentalement différente.

             La plupart des mystères entourant Clay étaient des mystères de par le fait qu’ils étaient incapables pour le moment d’identifier leur source, et de leur trouver une explication rationnelle. Le mystère qu’il gardait présentement en tête, en revanche, était un mystère de par le fait qu’il était tout simplement basé sur une impossible contradiction, qui reposait sur deux axiomes a priori incompatibles.

             Premièrement : Clay était amnésique, et n’avait aucun souvenir concernant son identité ou ses origines.

             Deuxièmement : Clay les connaissait parfaitement, et avait des souvenirs extrêmement précis d’événements futurs qui les eussent impliqués, si seulement iel n’était pas intervenu pour modifier l’Histoire.

             Peu importait la manière selon laquelle il retournait ces deux éléments dans sa tête, il ne voyait aucun moyen de résoudre une telle situation autrement que par l’hypothèse farfelue qu’il avait proposée à Claire, stipulant que Clay n’avait comme par hasard oublié que les souvenirs qui concernaient justement son identité, par le biais d’une sorte de phénomène métaphysique et mystique car iel eût accidentellement effacé sa propre existence de l’Histoire, mais que sa mémoire était autrement intacte… Ou par l’hypothèse que l’un de ces deux axiomes était forcément erroné — et un seul des deux pouvait l’être sans contredire les preuves qu’ils avaient accumulées jusqu’à présent.

             Autrement dit : si l’hypothèse farfelue était fausse — ce à quoi il s’attendait bien, étant donné qu’il n’était pas physicien et que la maigre crédibilité qu’il accordait à ce scénario incroyable n’était due qu’au fait que Claire ne l’avait pas encore réfuté de manière complètement catégorique —, alors la seule autre explication qu’il pouvait formuler était que Clay n’était pas réellement amnésique. Auquel cas… Il s’agissait réellement du meilleur jeu d’acteur qu’il eût jamais vu.

             Si jeu d’acteur il y avait, il était tellement parfait et convaincant que malgré le fait que ce fût de très loin l’explication la plus simple et la plus logique à son problème, il restait en grande partie persuadé de son honnêteté. Pas suffisamment pour complètement écarter cette option, non… Mais suffisamment pour prendre le choix conscient et réfléchi de lui accorder le bénéfice du doute, jusqu’à ce qu’il pût trouver une faille indiscutable dans ses propos.

 

             Mais trêve de digressions. Il n’allait pas apprendre beaucoup à entretenir le silence et se limiter à ses propres pensées.

 

             « Si tu le veux bien, revenons à ce dont nous parlions tout à l’heure, imposa-t-il soudainement. Tu as donné une liste plutôt… exhaustive d’événements aussi terribles qu’invraisemblables. Maintenant, puisque ton souhait est d’éviter qu’ils aient lieu… Comment t’y prendrais-tu ? »

 

             Désireux de reprendre la conversation qu’ils avaient entamée avant que Claire ne vînt les interrompre, il avait donc rappelé sa dernière question : car si ce voyageur temporel comptait demander son aide pour changer l’Histoire plus qu’elle ne l’avait déjà été, il voulait tout d’abord entendre quelles initiatives précises iel avait en tête. D’une part, parce qu’il préférait attendre les résultats des tests que Claire avait mentionnés avant de s’impliquer réellement ; d’autre part, parce qu’il voulait mettre à l’épreuve son interlocuteur et évaluer ses limites — autant dans l’étendue de ses connaissances, que dans sa capacité de réflexion et de planification. Peut-être même pourrait-il se servir de ses réponses dans son enquête subsidiaire, et en profiter pour tester la légitimité de sa prétendue amnésie.

             De ce qu’il avait vu jusqu’alors, il faisait face à une véritable encyclopédie vivante, tout du moins si ce qui avait été dit était la pure vérité, et non les élucubrations rocambolesques d’un écolier un peu trop imaginatif. Mais était-ce une encyclopédie capable de réfléchir par elle-même, plutôt que de simplement répéter des faits qu’on lui aura appris ?

 

             L’intéressé fronça les sourcils en signe de concentration intense… puis sembla atteindre une conclusion, qu’iel partagea aussitôt :

 

             « La plupart des événements dont j’ai parlé n’auront pas lieu avant des années, rassura-t-iel en premier lieu. Mais… Je pensais à quelqu’un en particulier, et j’espère qu’il n’est pas trop tard pour l’aider. »

 

             Tout naturellement, l’archéologue l’invita à en dire plus, à commencer par un nom ; d’abord avec un simple hochement de tête silencieux… puis avec un « Eh bien ? » encourageant mais néanmoins plutôt impatient, lorsqu’il fit encore une fois face à un enfant qui demeurait muet pendant un peu trop longtemps à son goût.

 

             « C’est… J’avoue que je ne sais pas du tout comment vous allez réagir. Ça me fait un peu peur.

             – Est-ce quelqu’un que je connais ? » demanda-t-il, jugeant par l’attitude de l’enfant que la réponse allait très probablement être positive.

 

             Pourtant, au lieu du simple acquiescement auquel il s’était attendu, l’homme reçut un « Oui et non » très hésitant, et on ne peut plus cryptique. Soupirant, il décida de changer son approche et de prendre un chemin certes plus long, mais également plus subtil.

 

             « Avant même de me dire de qui il s’agit… Tu as parlé de désastres de grande ampleur, de villes détruites par des cataclysmes divers. Et pourtant, tu voudrais commencer par n’aider qu’une seule personne ? C’est loin d’être la même échelle d’importance, du moins en apparence. »

 

             Ces dernières paroles de l’archéologue semblaient insensibles et presque hypocrites, à dédaigner la vie d’une seule personne alors même qu’à l’origine, il s’agissait justement du fait qu’une seule femme eût été sauvée qui l’avait poussé à poser toutes ces questions ; tout simplement parce que la femme en question avait été celle qu’il aimait plus que tout au monde, et que cette autre personne lui était encore inconnue. Cependant, son regard trahissait les émotions qu’il gardait au fond de lui ; bien qu’il ne fît qu’user de la raison froide et dure pour faire progresser la discussion, son empathie n’en était pas pour autant absente… Elle était seulement maintenue silencieuse. Ou presque : car le raisonnement qu’il émit aussitôt n’eût peut-être pas pu être formulé si elle n’avait pas existé.

 

             « Il semblerait que tu as une raison toute particulière de vouloir l’aider plus qu’un autre, conclut-il avec une voix dont l’assurance montrait qu’il trouvait cette déduction bien évidente. Pourrais-je savoir laquelle ? »

 

             Les yeux de l’enfant se détournèrent au point que l’homme se retrouva face à plus de sclérotique que de pupille. Il y eut une longue respiration, bien profonde et bien hésitante.

 

             Il y avait en réalité bien plus qu’une seule raison sous-jacente… et en toute honnêteté, iel n’avait envie de révéler aucune d’entre elles, étant donné leur nature bien déplaisante. Il était bien difficile de trouver le meilleur équilibre entre transparence et délicatesse… Et il était plus difficile encore de trouver la manière la moins douloureuse de le convaincre, sans avoir pour autant à donner l’entière vérité. Après tout, l’entière vérité… Il ne lui appartenait probablement pas de la révéler ; et peut-être même que la révéler eût été une source de souffrances inutiles, si justement leurs actions futures pouvaient purement et simplement les effacer de cette nouvelle réalité.

             Brisant enfin ce silence aussi interminable qu’insoutenable, l’enfant enfonça une tête penaude dans ses épaules, ferma les yeux comme s’iel s’attendait à être frappé pour ce qu’iel s’apprêtait à dire, et un murmure timide fut prononcé avec une rapidité si grande, et un volume si faible, que l’adulte fut presque incapable de l’entendre.

 

             « Parce que c’est votre frère. »

 

             Et le silence revint. Après la demi-seconde dont il avait eu besoin pour pouvoir se répéter mentalement cette phrase au ralenti, puis pour comprendre pleinement chacun de ses mots, Hershel haussa un sourcil étonné, confus, et rempli de scepticisme.

 

             « Si tu me connais réellement, tu devrais savoir que je suis fils unique, » déclara-t-il simplement en se redressant, croisant les bras.

 

             Il y eut, encore une fois, toujours cette même moue aux lèvres pincées, presque souriante mais d’un sourire bien plus nerveux que lié à une véritable envie de rire. Et, encore une fois, cette moue fut suivie d’une longue et bruyante inspiration, tandis que ses sourcils s’abaissaient avec une mine déconfite et désolée. Iel leva maladroitement les bras et enchaîna des gestes évasifs et désordonnés, formant des cercles difformes dans les airs avec des mains prêtes à saisir et peser des objets qui n’existaient pas ; et ce, tout en faisant résonner une sorte de longue hésitation vocale et presque chantante, bien que très embarrassée et appréhensive, sa bouche étant légèrement ouverte avec une grimace clairement en souffrance et conflit intérieur. Cette attitude, tout autant puérile que bien révélatrice à elle seule… Le jeune professeur l’interpréta aisément comme un très loquace « Vous avez tort, et vous n’allez vraiment pas aimer ce qui va suivre. »

             Partageant désormais sa crainte, l’adulte perdit une très grande partie de l’assurance qu’il avait maintenue jusqu’alors, comme si cet enfant avait réellement pu faire germer un doute en lui. Son silence devint plus grave et interminable encore, mêlant tout à la fois impatience… et peur de ce que Clay allait bien pouvoir lui dire, une fois son débat intérieur achevé.

 

             Le susdit débat intérieur atteignit effectivement une conclusion, au bout d’un temps : le visage tendu et ferme, le voyageur temporel avait pris sa décision quant à la meilleure manière de crever l’abcès.

 

             « Alors, je vais vous donner un nom, et… Je pense que je ne vais rien dire d’autre, je vais juste vous laisser y réfléchir. Juste pour voir si ça vous rappelle quelque chose.

             – Je t’écoute, » trancha-t-il aussitôt avec autant d’empressement que d’inquiétude.

 

             Ses lèvres tremblèrent. Iel prit une grande inspiration, bien plus longue et profonde que toutes les précédentes ; iel ferma encore les yeux, penchant la tête d’une manière désolée et craintive ; puis, les mots promis furent enfin révélés :

 

             « Theodore Bronev. »

 

             Il y eut un grand silence. Au départ, rien ne se produisit : Hershel Layton se contenta de le dévisager avec confusion. Toutefois, assez vite… ses yeux se plissèrent et tombèrent dans le vague, alors qu’une réelle réflexion avait démarré. L’on put commencer de voir des éclats de curiosité dans ses petites pupilles ébène, comme s’il y avait, en effet, quelques faibles traces d’un lointain souvenir, ici et là, qui grandissaient et s’agglutinaient lentement comme des cristaux de calcaire au fin fond d’une théière qui eût été oubliée et mal entretenue pendant presque vingt-cinq ans. Et puis, finalement…

 

             Une tasse s’écrasa au sol.


⁂ ⁂


Note Bonus : Juste pour être claire sur un point, ne prenez surtout pas la “science” décrite dans ce chapitre, dans le chapitre précédent, ou dans les chapitres à venir, comme argent comptant. Les scénarios que Claire décrit sont au mieux inspirés de choses que j’ai entendues ici et là sans pouvoir en retracer la source (par exemple quelque chose dans le style que “le champ de Higgs pourrait ne pas être dans son état fondamental, et la moindre perturbation pourrait le pousser à sortir de son état métastable” — c’est peut-être vrai, mais je n’ai pas vérifié à quel point la recherche en est vis-à-vis de cette hypothèse, et toute cette histoire de bulle qui pourrait se former et se propager dans l’univers entier à la vitesse de la lumière, certes je ne l’ai pas inventée, mais je n’ai pas non plus les connaissances nécessaires pour réellement comprendre la théorie derrière), au pire de complètes inventions (d’un point de vue réaliste, il n’y a aucune chance qu’une superposition d’états quantiques puisse exister à l’échelle d’un univers entier ; quant au dernier scénario que Claire propose, recherchez “matière étrange” sur Google si vous êtes curieux et lisez la partie qui indique que cette matière pourrait être plus stable que celle qui nous constitue, mais encore une fois, ce scénario n’a, de ce que j’en sais à ce jour, dans le meilleur des cas pas du tout été conté de manière fidèle à la théorie originelle qui l’a proposé, et dans le pire des cas ne fait strictement aucun sens).

Quant à l’instabilité moléculaire mentionnée depuis le chapitre précédent, elle n’a (de ce que j’en sais tout du moins) aucune crédibilité scientifique. Elle provient du jeu d’origine, et je l’ai donc mentionnée par souci de cohérence avec le canon ; mais autrement, soyons clairs, les mots “instabilité moléculaire” n’ont en réalité aucun sens.

Bref. Tout ceci pour donner une petite piqûre de rappel : si vous vous intéressez à un sujet, surtout un sujet scientifique, vérifiez vos sources ! Et de toutes les sources possibles, ne vous fiez surtout pas à une fiction ;)

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