Avec la Stabilité du Sable

Chapitre 8 : Chapitre IV : Le Paradoxe de Newcomb [ Troisième Partie ]

10283 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 11/11/2022 11:41

Chapitre IV :

Le Paradoxe de Newcomb

 

— Troisième Partie —

 

22 Août 1953, 16:52


Depuis que cet énergumène était arrivé chez lui, le jeune professeur d’archéologie s’était retrouvé avec un nombre incommensurable de questions.

             Depuis qu’il avait entendu de sa bouche deux mots, ces deux simples mots, il ne s’était plus retrouvé qu’avec une seule d’entre elles, qui avait chassé toutes les autres et s’imposait désormais dans son esprit avec la discrétion et la retenue d’un éléphant dansant la salsa à vos côtés alors que vous vous trouveriez dans l’intimité claustrophobe d’une cage d’ascenseur.

             Il s’agissait d’une question si simple à poser, si courte, qui se limitait à seulement quatre mots ; mais ces mêmes mots étaient aussi lourds de sens que ne l’étaient les pattes enjouées de ce mammifère proboscidien qui encombrait l’arrière de son esprit.

 

             Comment le savais-tu ?

 

 

             Cela faisait déjà plusieurs minutes que Clay avait montré, une fois encore, des signes d’instabilité dans son apparence : deux ou trois mèches de cheveux ici et là luttant contre un changement de couleur inopiné, peau comme vêtements agissant par endroits comme la surface d’une flaque d’eau légèrement effleurée par le vent…

Une fois le sujet de ce fameux frère oublié abordé, son appréhension était devenue d’autant plus évidente, et ne fût-ce que sur le moment, plus intense même que la sienne ; et comme toujours, tout sentiment de mal-être s’accompagnait chez lui d’un corps tremblant dans un sens bien différent de celui normalement dicté par la biologie.

             Cela faisait peine à dire, mais l’archéologue avait rapidement fini par s’accoutumer à une telle vision, bien qu’à contrecœur. Il ne savait s’il devait féliciter ou blâmer son sens de l’observation affuté pour continuer de percevoir des frémissements qui, en fin de compte, étaient désormais devenus bien discrets ; suffisamment discrets pour que, eût-il été ignorant de la situation, il eût probablement imaginé qu’il ne fallait voir face à lui qu’un jeune adolescent en pull et casquette bleus parfaitement normal, et que s’il croyait voir quoi que ce fût d’autre, c’était forcément parce que ses yeux lui jouaient des tours, ou parce que le vent dehors devait faire danser les branches d’un arbre, créant un jeu d’ombres et de lumières qui se fût reflété sur le visage d’un enfant tourmenté.

             De toute évidence, Clay faisait donc bel et bien des progrès concernant le contrôle de son apparence. C’était encore imparfait ; mais il s’agissait tout de même d’une nette progression par rapport à ce qu’il avait vu précédemment. Ne fût-ce qu’une trentaine de minutes plus tôt, le même état d’anxiété l’avait mené à sauter d’un visage à l’autre sans raison apparente, et même à momentanément perdre l’aspect d’être humain — un détail que tous, l’intéressé y compris, eurent avidement souhaité oublier.

 

             Ces signes d’instabilité n’étaient pas pour autant négligeables ; et ce fut ainsi que, lorsqu’une tasse de thé tomba au sol, son fracas se répandit dans la salle avec l’impact d’un véritable tsunami.

             L’invité avait commencé par un cri, portant les mains à sa bouche en geste de surprise et d’effroi ; et alors que ce cri retentissait, strident et court, ce fut comme si la fracture de la porcelaine blanche sur le parquet, pourtant invisible pour lui en raison de la table qui masquait les tréfonds, avait généré une onde de choc qui l’eut traversé intégralement, en sens contraire de la houle environnante. Et ce fut ainsi que, comme avec l’élan d’une vague scélérate, cette secousse plongea dans les ténèbres, s’empara de tout secret resté dans l’ombre, et les emporta avec elle jusqu’à la surface, le remous engendré s’occupant alors de faire chavirer avec force et cruauté tout ce qui s’y trouvait déjà.

             Des pieds à la tête, le mascaret se propagea sur le corps entier du petit être comme il remonte les fleuves, et ne laissa rien derrière lui, sinon le visage désemparé d’un enfant à qui l’on eût à peine donné sept ou huit ans.

 

             Contrairement à la personne véritable qu’il pensait avoir face à lui, ce nouvel enfant, dont il voyait désormais une reproduction sinistrement fidèle, était loin d’être un inconnu. Ce petit garçon aux grands yeux et cheveux brun caramel légèrement frisés, en charmante chemisette et pull orange, au visage si lointain et pourtant si familier et si proche…

 

             Cette dernière transformation était ce qui acheva de le guider vers la douloureuse vérité que le voyageur temporel avait tant hésité à révéler.

 

             Elle lui permit non plus seulement de se la rappeler ; mais bien plus encore, elle l’invita, de gré ou de force, à la revivre sous ses yeux.

 

             Car le visage auquel il faisait actuellement face était l’incarnation véritable d’un passé qui l’avait hanté pendant sa vie entière, sans même qu’il n’eût été capable de s’en souvenir ou de l’identifier. Car le visage auquel il faisait face le regardait en retour, tel le fantôme de ces peurs d’enfant que l’on croyait disparues, mais qui en réalité nous ont toujours poursuivis comme une ombre pour nous appesantir, nous questionner sur notre place dans le monde, nous faire douter de tout, jusqu’à notre identité même, comme si notre propre nom ne nous appartenait plus. Car le visage face à lui était la copie conforme d’un visage qu’il n’avait pas vu en plus de vingt ans, et dont il avait oublié jusqu’à l’existence.

             Car ce visage…

 

             …était celui de son frère.

 

 

             Pendant un instant, il se sentit comme transporté dans les profondeurs de sa mémoire. L’image bien trop nette, bien trop vivante, de cet enfant qui appartenait au passé et qui dans son présent ne pouvait plus en être un, concentra toute son attention à un point tel que tout ce qui l’entourait avait disparu.

 

             Pendant cet instant, il ne vit plus son appartement, mais plutôt les murs d’une maison de campagne qui lui paraissait bien trop familière, qu’il avait dû quitter du jour au lendemain dans son enfance, et dans laquelle il n’avait plus jamais posé les pieds.

 

             Pendant ce court instant, le soleil de fin d’après-midi de l’autre côté de sa grande double fenêtre avait laissé place à une nuit à glacer le sang ; dans le silence avait commencé de résonner des cris ; à travers la porte d’entrée fermée, il l’avait imaginée ouverte, et dans son cadre étaient peints des hommes étranges, en uniforme sombre, armés, et menaçant un couple aux visages horrifiés. Non, pas seulement un couple… ses parents. Ses véritables parents.

 

             Pendant ce court, et pourtant interminable instant, il lui sembla entendre la voix fluette de son grand frère — lui intimant de partir, de se cacher. Il lui sembla qu’un bras invisible et terrifié, désespéré et au bord des larmes, le tirait pour accompagner ces paroles d’un geste concret et mettre en sécurité le seul membre de sa famille qui pouvait encore être sauvé. Il se rappela sa réluctance, son angoisse, ses pleurs à l’idée de laisser ses parents partir avec ces hommes étranges et terrifiants ; il se rappela que son père et sa mère furent emportés, et ne revinrent jamais.

 

             Après cet instant, une fois qu’il eut repris conscience que le temps était fait non pas pour rester en suspens, mais pour s’écouler… Il se rappela qu’il ne s’était agi que d’un souvenir, et non pas de la réalité ; et que celui qu’il avait face à lui était non pas un fantôme du passé, mais un piètre imposteur qui avait volé le visage d’un autre.

 

 

             Même les crissements de sa chaise ne furent pas assez bruyants pour l’extirper de ses pensées et lui faire prendre conscience qu’il s’était levé. L’ouragan traversant son esprit créait une cacophonie bien assez puissante pour couvrir toute distraction insignifiante. Lui à qui habituellement rien n’échappait, se trouvait actuellement incapable de détourner le regard de cette personne sans identité, qu’il croyait ne pas connaître et qui pourtant en savait tant sur lui ; qui semblait en savoir plus sur sa propre vie qu’il n’en savait lui-même. Il lui était non seulement impossible de se concentrer sur quoi que ce fût d’autre que ce parfait inconnu ; mais il lui était également impossible de mettre en ordre ses réflexions et déductions, le fil de sa raison s’étant retrouvé piégé dans l’étau de ses émotions.

 

             Hershel Layton était un jeune homme sage et très réfléchi pour son âge, qui jamais ne haussait la voix, et qui jamais ne laissait sa colère éclater au grand jour — pour peu qu’il se fût même jamais autorisé un tel ressentiment envers quiconque, qu’importent les circonstances.

 

             Cependant, en ce moment même venait de lui être remis une montagne de souvenirs brisés et flous qui, malgré leur désordre et les déformations inévitables qu’auront apporté ces deux décennies d’oubli, lui rappelèrent un détail crucial.

 

             Était-il réellement “Hershel Layton” ?

 

 

             Il se tourna d’un bloc vers l’entrée, déjà prêt à saisir un combiné, puis une certaine série de chiffres— et vit la porte fermée, tout comme il entendit les murmures étouffés de Claire, encore plongée dans une conversation aux détails touchant à la physique fondamentale et cherchant à préserver l’univers tel qu’ils le connaissaient. Non sans déception, il fut forcé de se raviser, espérant qu’elle ne prendrait pas beaucoup plus de temps et ne reviendrait pas avec plus encore de mauvaises nouvelles qu’ils n’en avaient déjà.

 

             Les mains tremblant d’appréhension, d’incompréhension, peut-être même d’injustice, il foudroya ce mystère personnifié du regard et n’avait plus d’yeux que pour un seul objectif : la vérité, pleine et entière. En conséquence… Les questions fusèrent.

 

             « Où as-tu vu son visage ? Comment peux-tu le connaître ? »

 

             Clay frissonna violemment, se regarda, sursauta une fois de plus, et traversa au moins trois ou quatre visages informes avant de pouvoir revenir à celle d’un Luke Triton adolescent au pull cependant resté rouge, par erreur ou par oubli. Iel ouvrit la bouche, la referma, mais se trouva incapable d’exprimer le moindre mot construit ou reconnaissable, balbutiant plutôt de courtes tirades décousues, désolées et paniquées.

             Ce n’était pas la réponse que l’homme attendait, aussi continua-t-il dans sa lancée :

 

             « Je serais étonné que qui que ce soit ait pu conserver des photos après qu’ils… Tu n’aurais pas pu le voir de cette manière, n’est-ce pas ? À moins que— Peu importe. Dans tous les cas, cela veut dire que tu étais déjà présent à cette époque…? »

 

             Chacune de ses phrases était ponctuée de répliques tronquées de la part de son interlocuteur, se limitant à des négations peu convaincues et des variations d’une seule phrase insistant sur son ignorance. Il semblait cependant avoir oublié le fait même qu’il était en train de poser des questions, car il avait cessé d’attendre qu’une réponse lui fût donnée.

 

             « Si tu te souviens parfaitement de son visage, tu avais dû côtoyer nos parents à un moment donné, que ce soit avant ou après leur disparition. Mais alors…

             – Professeur, je ne crois pas—

             – Quel âge as-tu réellement ?

             – N-non, je—

             – Lorsqu’ils ont été enlevés, quelle était ta relation avec eux ? Qui es-tu ?

             – Je ne sais pas ! »

 

             Tout aussi soudainement qu’il avait commencé… Enfin, l’archéologue se tut.

 

             Les mots qui l’y avaient mené n’avaient rien de spécifique en comparaison avec les précédents, dans le sens qu’ils n’apportaient aucune nouvelle information, et n’étaient par ailleurs qu’une énième répétition de ce que l’entité avait essayé de dire depuis plusieurs minutes, ou même depuis bien plus longtemps encore que cela.

             Mais d’une certaine manière… Ce fut justement par le fait qu’ils n’apportaient aucune information par eux-mêmes, qu’il obtint de leur part une information cruciale. Une information qu’il avait en théorie déjà reçue depuis le moment même où ils s’étaient rencontrés… mais qu’il avait commencé à remettre en question, poussé par l’absurdité de cette situation et par le récent choc de ses émotions.

             Ces derniers mots avaient cependant été émis avec autant de conviction et de sincérité que de désespoir et d’impuissance. Ces mots lui rappelèrent le désarroi de cet inconnu, le fait qu’iel avait consciemment choisi de ne pas mentir lorsqu’iel en avait eu l’opportunité, et la reconnaissance infinie qu’iel avait exprimée lorsqu’il avait pu trouver et lui partager un premier et unique indice sur son identité, aussi infime fût-il. Ces mots lui firent comprendre pour la seconde fois, et cette fois-ci pour de bon, qu’envers et contre toute logique…

 

             Clay était tout aussi ignorant que lui.

 

             Il avait voulu mettre cette hypothèse à l’épreuve. Chaque action qu’iel avait effectuée, chaque mot qui était sorti de sa bouche, avaient été passés au peigne fin sans qu’il ne pût la démentir. Finalement, cette dernière réaction de panique débordait d’une sincérité si pure et spontanée, qu’elle lui avait rappelé toutes les autres ; et cette accumulation avait fini par lever ses doutes.

 

             Malgré tous ses efforts, pas une fois le jeune professeur n’avait pu voir la moindre trace de malhonnêteté dans le regard de cet inconnu. Il eût été tellement plus simple, tellement plus logique, tellement plus agréable, d’avoir une preuve tangible que Clay n’était pas la personne qu’iel prétendait être — qu’iel avait des intérêts cachés, qu’iel avait des arrières-pensées et des motivations secrètes, qu’iel… Mais que pouvait-iel bien vouloir planifier, de toute manière ? Iel avait déjà sauvé la vie de Claire et, du moins d’après ses dires, celle de bien d’autres personnes. Il était difficile d’imaginer qu’iel pût avoir comme objectif de sauver plus de vies encore, et dans le même temps garder secrètement des intentions mauvaises.

 

             Iel ne montrait aucune résistance à parler de ce qu’iel savait concernant le passé, le présent ou l’avenir, outre le fait qu’iel avait conscience qu’il s’agissait de vérités difficiles à entendre. Ce n’était que lorsqu’on en venait à questionner l’origine exacte de ces connaissances aussi incongrument précises, ou de toute chose qui le concernait personnellement de près ou de loin, que ces lèvres se scellaient dans ce mutisme réticent.

             Au départ, il avait considéré tout naturellement que la raison devait être qu’iel ne voulait pas en parler. Cependant, à mieux y réfléchir… Il commença à se demander si, peut-être, aussi contre-intuitif que cela pût paraître… Iel était en réalité tout bonnement incapable de lui répondre. Cette gêne était due non seulement au fait qu’iel en savait tant sur eux, et qu’iel paraissait au moins avoir un semblant de compréhension du fait que ce savoir était une flagrante violation de son intimité ; mais peut-être était-elle également due au fait qu’iel savait pertinemment que rien le concernant ne faisait le moindre sens.

 

             Son corps changeant, son amnésie partielle et pourtant si suspicieusement spécifique, son savoir incongru… Chacun de ces éléments défiait la logique ; et comme il commençait enfin de le voir, Clay était en réalité le premier à s’en plaindre. Même sa personnalité était difficile à cerner, ce qui contribuait au fait que leurs présomptions n’avaient cessé d’osciller d’une hypothèse à une autre : enfant ou adulte ? Amnésique innocent ou manipulateur démoniaque ? Trop d’éléments autour de lui étaient aussi absurdes que contradictoires, et Clay lui-même semblait avoir de son côté cherché à comprendre le mystère de sa propre existence, seulement pour se retrouver confronté à un échec cuisant.

 

             Le jeune professeur prit une grande inspiration, suivie d’un profond soupir tendu ; il revint s’assoir lentement ; il ferma les yeux, et soupira encore tout en se massant les tempes avec nervosité. S’il voulait… Non, s’ils voulaient découvrir la vérité, alors le seul moyen était de demeurer calme et méthodique.

 

             Il releva les yeux : Clay enfonça une tête pâle dans ses épaules, baissa le regard avec un air penaud, et se mordit la lèvre. Les siennes se pincèrent en retour.

 

             « …Pardonne-moi pour m’être emporté, murmura-t-il finalement avec grande retenue, évitant son regard.

             – N-non, répliqua son interlocuteur du tac-au-tac, vous avez… C’est normal. N’importe qui aurait réagi comme ça à votre place. Vous n’avez vraiment pas à vous excuser pour ça… »

 

             Il hocha la tête en silence. Il eût aimé pouvoir dire qu’il ressentait une petite pointe de culpabilité à l’idée d’avoir à tort brusqué son invité, mais… Peut-être était-il encore un peu trop tôt pour qu’il fût réellement en mesure de taire son amertume vis-à-vis de ce qui lui avait été révélé.

             Innocent ou non, responsable ou non… Le fait était que cette conversation avait de loin dépassé le simple cadre d’un informateur contant des désastres à venir. C’était devenu une affaire personnelle ; beaucoup trop personnelle pour lui avoir été livrée par un parfait inconnu. Ainsi, il continua d’un air grave :

 

             « De même qu’il serait normal de ma part de demander comment tu pourrais en savoir autant, et de m’attendre à avoir une réponse satisfaisante à cette question. » Face à une logique aussi implacable, le petit être déglutit encore avec peine et anticipation ; mais le jeune professeur ne laissa pas le silence durer longtemps et ajouta presqu’aussitôt : « …Du moins, si seulement tu en avais toi-même la moindre idée. »

 

             Pour peut-être la toute première fois depuis qu’iel était arrivé, son immobilité était subitement devenue parfaite et absolue. Au contraire exact de son habitude, son corps avait paru se figer comme du marbre, ne fût-ce que pendant un court instant. L’archéologue préféra ne pas le faire remarquer, et plutôt continuer le fil de ses déductions.

 

             « Cela semble complètement absurde, mais ce que tu me dis est que tu peux te souvenir de ce qui aurait pu se passer sous d’autres circonstances, ainsi que d’événements qui ont déjà eu lieu ; mais que tu ne peux pas te rappeler comment tu l’as appris, » énonça-t-il lourdement. Clay parut une fois encore s’apprêter à clamer son innocence, mais il leva une main et lui fit geste qu’iel n’avait plus à se justifier. « Pour le moment, passons outre cette incohérence. Au lieu de nous concentrer sur ce que tu ignores, partons plutôt de ce que tu sais, et essayons de retracer un chemin logique à partir de ces valeurs sûres. Cela te paraît-il raisonnable ? »

 

             Iel eut un mouvement de recul étonné, le regardant comme s’iel pensait avoir mal entendu. Cependant, lorsque l’archéologue montra un petit sourire peiné en retour, iel comprit qu’iel n’avait plus à craindre une colère qu’iel jugeait pourtant bien justifiée ; mais que désormais, tout ce que son interlocuteur souhaitait était une véritable coopération d’égal à égal, sans animosité.

             Clay se sentait encore trop surpris et intimidé pour répondre, mais iel fit part de son accord lorsqu’iel opina du chef timidement. L’homme reconnut son geste et hocha la tête à son tour.

 

             « Très bien, reprit-il lentement, essayant du mieux qu’il pouvait de cacher son appréhension. Lorsque tu penses à mon frère… Il me semble que tu pensais plutôt parler de sa vie actuelle, voire de son futur. De quoi te souviens-tu précisément à ce propos ?

             – C’est… Il y avait cette affaire, où vous l’avez rencontré. Vous avez enquêté ensemble une fois, et c’est pendant cette affaire qu’il a parlé de… de votre passé commun, et de ce qu’il a fait de son côté, quand vous étiez séparés.

             « Je ne sais que peu de choses sur lui. Mais lorsque vous vous êtes retrouvés… Cela faisait déjà plusieurs années que sa femme et sa fille étaient mortes. Il n’a pas dit quand ou comment ça s’est passé, mais… Elles ont été tuées par la même organisation qui a enlevé vos parents. »

 

             Il y eut un grand silence. En entendant la nouvelle, le visage de l’archéologue s’assombrit. Il n’avait plus besoin de demander la raison pour laquelle Clay jugeait que son frère allait avoir besoin d’aide ; et peut-être même cela allait-il les mener à bien plus que de seulement s’intéresser à lui. Allait-il possiblement revoir ses parents biologiques ? Il… Il ignorait comment réagir à une telle pensée. Il ressentait qu’il avait encore besoin de temps pour se faire à l’idée qu’il avait été adopté, et que… qu’il était visiblement le seul à l’avoir oublié.

 

              « Je ne sais pas quand exactement ça a eu lieu, continua le métamorphe. Pour ce que j’en sais, peut-être que ça n’arrivera pas avant encore quelques années… ou peut-être que c’est déjà trop tard. »

 

             Iel parut hésiter pendant un instant, comme s’iel se demandait s’il valait mieux ou non partager un détail supplémentaire ; mais finalement, iel continua sur un sujet qui parut légèrement différent.

 

             « Bien sûr, les autres affaires dont j’ai parlé ont eu des conséquences terribles aussi, voire plus ; mais nous avons plus de cinq ans pour nous y préparer. Et puis, c’est vous qui les avez résolues à l’origine ! »

 

             L’archéologue eut un vif mouvement de recul, le dévisageant avec stupéfaction.

 

             « Attends… Tous les désastres que tu as mentionnés, étais-je à chaque fois…?

             – Bien sûr que c’était grâce à vous que le pire a pu être évité ! s’exclama-t-iel avec une joie d’enfant, les yeux pétillant d’admiration. Vous avez même sauvé le monde quand ces golems ont attaqué ! Pourquoi pensiez-vous que c’est à vous que je demanderais de l’aide ? Puisque vous êtes là et que nous avons autant d’avance, je ne suis pas inquiet. »

 

             C’était… Il eut besoin de plusieurs longues secondes pour digérer une telle nouvelle. Certes, il avait aidé Scotland Yard ici et là pour de petites enquêtes mineures, certes, il avait déjà fait face à un milieu hostile durant son aventure à Akavadon — il eut encore une fois un pincement au cœur en se rappelant une fois de plus à quel point ladite aventure avait mal fini. Mais… sauver des villes entières ? Sauver le monde ? Sûrement, son récit avait été enjolivé et parsemé d’exagérations…

 

             Le regard du petit être s’abaissa de nouveau, et iel saisit le rebord de sa chaise avec une culpabilité enfantine avant d’ajouter d’une petite voix :

 

             « Désolé si je, euh… ruine le mystère pour vous. Il me paraissait plus important de vous prévenir pour que vous puissiez faire quelque chose avant qu’il ne soit trop tard. Vous avez toujours réussi à trouver la vérité et en général vous avez pu arrêter les responsables, mais… la plupart du temps, le mal avait déjà été fait.

             « Quant à votre frère… Il était bien trop tard lorsque vous l’aviez revu. Au point où nous en sommes aujourd’hui… Je ne sais pas à quel point le temps nous est compté. »

 

             Il lui fallut une fois de plus prendre une longue inspiration… Puis il acquiesça gravement.

 

             « Qu’en est-il de ce “passé commun” ? demanda-t-il. Que sais-tu précisément ?

             – Je sais que vos parents se sont fait enlever par TARGET — c’est le nom de leur organisation —, et je sais ce qu’il s’est passé quand les Layton sont venus vous chercher. Mais… c’est tout, murmura l’intéressé dans un soupir désespéré et coupable.

             – Tu n’as donc en réalité pas de connaissances précises sur cette période ? sourcilla-t-il avec étonnement. Tu ne sais que ce qu’il en aurait dit à ce moment, et rien d’autre ? »

 

             Si c’était le cas, cela n’expliquait pas comment iel avait pu prendre l’apparence de son frère alors qu’il n’était encore qu’un enfant ; mais il se rappela à contrecœur que lui-même avait imposé de momentanément fermer les yeux sur une incohérence aussi massive et déconcertante.

             Clay hocha la tête tristement, bien conscient de ce même problème.

 

             « Le fait que tu en saches autant porterait à croire que tu étais présent au moment des faits, ne serait-ce que lors de ces “affaires” que… que j’aurais résolues, annonça le jeune professeur. Au vu de tout ce que tu sembles savoir à notre propos, je ne vois pas ce que cela pourrait être d’autre. Et pourtant… Se pourrait-il que tu aies une autre explication ? »

 

             Clay parlait toujours de ces événements comme s’iel n’avait été qu’un témoin extérieur. Il était toujours question de “vous”, de “ils”… mais jamais de “je.”

 

             L’enfant baissa des yeux penauds, grattant toujours la surface de sa sacoche noire avec grande hésitation. Une fois de plus ; une fois de trop.

 

             À chaque fois que Clay se sentait nerveux, ou cherchait à éviter de répondre à une de leurs questions ; à chaque fois, sans exception, son regard était porté sur cet objet. Comme si… Comme si cette sacoche contenait justement les véritables réponses à toutes les questions que Claire comme lui avaient posées ; une vérité qui avait été jusqu’à présent à la fois si invraisemblable, et si insoutenable à entendre ; justifiant par la même occasion l’apparente incompatibilité entre sa sincère volonté de coopérer, et son mutisme réticent.

             Comme si, en dépit de sa petite taille, cette sacoche était suffisamment spacieuse pour contenir l’intégralité des informations que l’enfant n’avait visiblement qu’à peine commencé de révéler. Tant d’informations, y compris certainement des photographies puisqu’iel connaissait le visage de plusieurs personnes, à plusieurs stades de leurs vies respectives, provenant de plusieurs époques séparées de plusieurs décennies ; tout cela, rassemblé dans un volume aussi faible ? Cela lui semblait impossible.

 

             Il lui parut plus logique de penser que cette sacoche n’en était peut-être qu’une parmi de nombreuses autres, et qu’elle ne pouvait contenir qu’une petite fraction de tout ce savoir.

             Il lui parut raisonnable de penser que, pour une raison ou une autre, dans un but inconnu et qu’il était sur le moment incapable de percer à jour, des informations le concernant lui et son entourage avaient été récoltées et stockées, et que Clay avait eu accès au contenu de toutes ces archives avant d’arriver chez lui. Cette sacoche qui gardait des informations d’une importance capitale, peut-être même d’une grande dangerosité si laissée entre de mauvaises mains…

             Il lui parut évident que, si celle-ci n’en était qu’une parmi tant d’autres, il s’agissait de la seule qu’iel avait pu conserver. Mais alors, où étaient donc les autres ? Oubliées dans une époque future qui n’était plus ? Détruites ou égarées pendant le voyage temporel ? Laissées quelque part dans la nature, prêtes à être ramassées par le premier venu ?

 

             Dans tous les cas, il avait là la réponse à sa question : oui. Il y avait bel et bien une autre explication, et en dépit des apparences, il n’était pas nécessaire que Clay eût été un témoin oculaire de tout ce qu’iel avait conté. Peut-être avait-iel été témoin de certains d’entre eux, puisqu’iel semblait les connaître intimement, et non pas seulement comme quelqu’un qui eût entendu parler d’eux en lisant le journal. Mais auxquels de ces événements avait-iel alors participé ? Le jeune professeur se sentait incapable de déceler si cela réduisait le nombre d’identités possibles, ou le faisait plutôt croître considérablement.

 

             À sa grande surprise, Clay ne demeura pas dans le silence éternellement, cette fois-ci.

 

             « Vous avez… Vous avez raison, admit-iel finalement dans un lourd et douloureux soupir. Tout ce que je sais, ça doit forcément venir de quelque part. » Iel foudroya du regard la petite sacoche. « Je… Je crois que ça pourrait venir de ça, ajouta-t-iel en en tapotant la surface. Mais… Le problème est que je ne sais pas d’où “ça” vient. Je ne suis même pas sûr de savoir ce que c’est… Donc d’une certaine manière, je ne sais vraiment pas d’où tous ces souvenirs viennent, encore moins ceux sur votre enfance. »

 

             Les yeux de l’archéologue s’écarquillèrent avec surprise.

 

             « Pourquoi parles-tu de “souvenirs” ? N’as-tu pas dit que tu n’étais pas présent physiquement pendant cet événement ? »

 

             L’enfant sursauta, un grand frisson lui parcourant l’échine. De toute évidence, il se rapprochait du but, et était enfin sur le point de lever le voile sur le véritable problème.

             Clay releva la tête et le dévisagea avec un regard terrifié ; cela ne le poussa que plus à froncer les sourcils en réponse.

 

             « Je vous promets que je ne sais pas comment l’expliquer, balbutia-t-iel d’une voix blanche et tremblante. Je sais que je n’étais pas présent là-bas. Mais j’ai ces images en tête… c’est comme si j’y étais, mais je sais que je n’y étais pas. »

 

             L’archéologue se redressa lentement, sûrement sans s’en rendre réellement compte, et porta encore une fois une main confuse mais bien attentive à son menton. Clay tressaillit et ferma ses paupières avec force, baissant la tête avec vigueur et se saisissant le crâne des deux côtés. La casquette bleue commença de changer de couleur et de gagner en hauteur, mais sa tête se secoua de plus belle, et l’hybride difforme entre une gavroche et un haut-de-forme s’enfonça, puis disparut quelque part au milieu d’une flaque mouvante de cheveux châtain clair. Ses yeux commencèrent de briller.

 

             « Vous êtes un homme logique et intelligent. Ce que je viens de dire n’a absolument aucun sens. Si moi-même je ne peux pas y croire, comment pouvais-je espérer vous convaincre que c’est la vérité ? »

 

             Pour une fois, ce fut son tour de baisser le regard. Il comprenait bien mieux d’où une telle appréhension pouvait venir, et en quoi elle pouvait justifier à elle seule qu’iel eût préféré garder le silence jusqu’à présent. En effet… Il voyait mal où donner de la tête avec de telles affirmations ; et si Clay lui avait donné ces mêmes mots dès son arrivée, il eût été bien plus sceptique encore qu’il ne l’était déjà en ce moment précis.

 

             « Laisse-moi au moins la possibilité d’en juger par moi-même, dit-il cependant avec autant de délicatesse qu’il pouvait donner sur le moment. Il est vrai que ce que tu viens de dire est difficile à croire sans contexte ; mais si tu peux en dire plus, cela pourrait clarifier tes propos et jouer en ta faveur. »

 

             Sa tête se releva timidement. Le jeune professeur vit pour la première fois des larmes couler sur ses joues ; son visage se crispa d’autant plus en retour. Il tenta de ne pas prêter attention au fait que ces deux fines trainées translucides semblaient disparaître et se tarir une fois le menton atteint, plutôt que de laisser la gravité faire son œuvre et tacher ce pull rouge avec des gouttes d’eau salée. Il s’agissait probablement là d’une autre… particularité liée à sa nouvelle situation.

 

             « Ce que tu décris… des “images,” répéta-t-il prudemment. Parles-tu de réels souvenirs, ou d’autre chose ? »

 

             Il eut pour unique réponse un reniflement, un haussement d’épaules, et une moue incertaine. Traduction : iel n’en avait aucune idée.

 

             « Je ne suis pas sûr… Depuis que je suis arrivé dans le laboratoire, j’ai cherché à comprendre ce que ces images signifient. Quand j’ai vu Claire, l’expérience, quand je vous ai vu, et vu comment vous avez réagi quand j’ai parlé de votre frère… J’ai compris qu’elles disaient la vérité.

             – Tu n’en étais pas certain depuis le début ? » sourcilla-t-il avec étonnement.

 

             Encore un haussement d’épaules, précédé comme suivi de longues hésitations.

 

             « C’est difficile à expliquer, mais… j’ai l’impression que quelque chose cloche avec ces souvenirs. Au vu de tout ce qui est arrivé aujourd’hui, ça prouve que certains des événements qu’ils décrivent ont réellement eu lieu ; donc c’est logique de penser que les autres sont réels aussi, ou qu’ils auraient eu lieu dans le futur si je n’avais pas été là. Mais… »

 

             Sa phrase demeura à jamais inachevée. Après que cet unique mot orphelin fut tombé dans le silence, il lui fallut un long moment avant qu’iel ne déglutît lourdement, tentât de ravaler ses larmes, et reprît enfin la parole pour partager son ultime conclusion.

 

             « Il n’y a que deux choses dont je suis certain. Ils sont réels ; et ils ne sont pas à moi. »

 

             Il y eut un grand silence. Pendant quelques secondes qui parurent durer une éternité, l’archéologue oublia de respirer.

 

             « Ça m’insupporte que je puisse me souvenir de ce genre de choses aussi clairement, et qu’à côté je ne me rappelle rien d’autre. Ce n’est pas juste que je puisse connaître comme ça les détails de la vie d’un autre. Et ça ne fait même aucun sens ! »

 

             Clay le connaissait depuis le début. Iel possédait des connaissances avancées sur non seulement des affaires toutes plus étranges et fantaisistes les unes que les autres, qu’il eût résolues dans un futur hypothétique, mais également sur son propre passé. Et lorsqu’iel était amené à changer de forme sans pour autant avoir une personne spécifique en tête, iel avait eu à plusieurs reprises une certaine tendance à prendre l’apparence d’un Hershel Layton coiffé d’un haut-de-forme et visiblement plus âgé.

 

             « C’est comme si on avait pris les souvenirs de quelqu’un d’autre et qu’on les avait directement mis dans ma tête. Je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas qui aurait pu faire ça— »

 

             Il ne jugea pas utile de demander à qui ces souvenirs avaient bien pu appartenir à l’origine.

 

             Lui aussi s’était mis à trembler. Était-ce réellement possible ? Quels moyens auraient bien pu être employés pour mettre en place une telle chose ? Et dans ce cas, cette sacoche était-elle liée à ce processus ? Pour la seconde fois en ce jour, son sang ne fit qu’un tour, et il le sentit bouillir avec une rage contrôlée, mais intense.

 

             Il échangea un regard avec l’enfant, qui une fois encore se recroquevilla sur lui-même ; mais cette fois, iel n’était pas sa cible.

             Clay partageait sa colère. Il était inutile de diriger la sienne vers quelqu’un qui le comprenait et était de son avis.

 

             « Aurais-tu— De toutes ces affaires dont tu te souviens— Penses-tu qu’il serait possible de développer une technologie capable d’effectuer exactement ce que tu viens de décrire ? »

 

             Il dut attendre de longues secondes avant d’obtenir sa réponse : au vu du visage ahuri de son interlocuteur, iel avait besoin de temps pour ne fût-ce que comprendre qu’il avait réellement été convaincu.

 

             « Je ne sais pas, répondit-iel finalement avec bien peu de confiance dans ses mots. Mais… C’est vrai que vous avez vu plus étrange que ça. Je dirais que… Attendez, ça me dit vaguement quelque chose, maintenant que vous le dites. Mais où avez-vous…? »

 

             L’archéologue prit cette réponse comme un oui définitif, et il dut se lever pour laisser s’échapper son surplus d’émotions sous une forme autre que des mots. Son menton nerveusement serré entre deux doigts, son visage crispé et occupé à prendre de longues respirations dans une vaine tentative de reprendre son calme, il commença à tourner en rond sur le parquet tout en réfléchissant avec intensité.

             Clay resta assis. Ses pieds se balançaient nerveusement sous sa chaise, à une large distance du sol.

 

             « Si ça peut vous rassurer, même juste un peu… Je ne crois pas que j’aie tous vos souvenirs, annonça-t-iel avec gravité. Tout ce qui me vient en tête sont vos aventures et… Juste un ou deux souvenirs comme celui sur votre frère. Mais c’est tout. »

 

             Dans ce cas, cela ne faisait presque qu’accroître les chances qu’une telle machine eût pu exister ; plus encore, cela ouvrait la possibilité qu’il eût effectivement eu affaire à elle, dans ce fameux futur qui n’existait plus. Si ces souvenirs, qui n’étaient même pas les siens, étaient incomplets ; alors qui pouvait dire qu’iel avait réellement des informations sur toutes les affaires qu’il eût résolues, sans exception ?

             Non seulement cela, mais si le but d’une telle machine avait été de voler, ou tout du moins de copier les souvenirs de quelqu’un, pour ensuite les introduire de force chez un autre… Peut-être fallait-il voir ici la véritable raison derrière son amnésie et sa personnalité si difficile à cerner. Quelqu’un avait tout simplement tenté de réarranger sa mémoire, si ce n’était son esprit dans son intégralité ; il allait de soi que personne ne pût sortir indemne d’une telle expérience.

             De toute évidence, si le but avait été de copier ses souvenirs ou même sa personnalité intégralement, le processus avait été un échec : Clay avait été capable de reconnaître que ce qui lui avait été donné ne lui appartenait pas.

 

             En résumé, tout ce mystère… était que quelqu’un avait dû prendre les souvenirs d’un Hershel Layton provenant d’environ dix ans dans son futur, que ce quelqu’un les avait donnés à Clay de gré ou de force, et qu’iel avait ensuite été envoyé dans le passé, au moment de l’explosion, l’empêchant d’avoir lieu par la même occasion. Et il n’avait pas même encore commencé de lister les hypothèses qu’ils avaient émises dans l’espoir d’expliquer ces transformations qui défiaient la physique.

             Le rasoir d’Ockham n’avait qu’à bien se tenir.

 

             Quant à cette sacoche, il était probable qu’elle contenait des informations le concernant personnellement, que ce fût sous la forme traditionnelle de papier et d’encre, ou sous une forme plus insolite ; et très honnêtement, même s’il ignorait si cette hypothèse était ou non la réalité, ce qu’il n’ignorait pas était qu’il ne voulait pas le savoir. Plus longtemps elle restait fermée, en sécurité chez lui, et loin du regard de tous, mieux il se porterait.

 

             « Même si nous ignorons les circonstances, ce dont nous pouvons être sûrs est que tu as été en contact avec la personne qui aurait pris mes souvenirs, pour ensuite te les donner, déclara le jeune professeur. Si ces souvenirs sont la seule chose que tu peux te rappeler, et que tu as oublié tout ce qui concernait ta propre identité en contrepartie… »

 

             Il préféra laisser sa phrase en suspens. L’idée qu’il avait en tête n’était qu’une hypothèse sans preuve ; et si elle s’avérait fausse, la partager avec cette personne amnésique et perdue n’eût fait qu’empirer les choses et le bombarder de doutes inutiles.

 

             Était-il possible que le responsable derrière ce chaos et le voyageur temporel ne faisaient en réalité qu’un ? Il semblait peu probable que quelqu’un qui eût mis en place une telle folie n’eût pas désiré venir dans le passé lui-même afin de s’assurer que le plan se déroulait comme prévu.

             Peut-être que les motivations derrière ce projet avaient été les mêmes que celles que Clay avait exprimées : empêcher diverses tragédies du passé en utilisant des connaissances venues du futur.

             Cependant… Même si Clay avait été à un quelconque moment responsable de cette situation, il n’avait plus aucun doute que ce n’était désormais plus le cas. Qu’il fallût le prendre dans le sens physique ou philosophique, Clay et le coupable derrière cette affaire étaient des personnes différentes.

Quant à son identité, puisqu’en fin de compte iel n’avait à aucun moment eu besoin d’être témoin de quoi que ce fût, qu’il avait seulement fallu qu’iel fût présent à un moment bien précis afin de recevoir ces souvenirs puis voyager dans le temps…

 

             À part Claire et lui-même, Clay pouvait être absolument n’importe qui.

 

             Il lui fallut plus de temps encore, mais il se rendit enfin compte qu’il avait laissé sa dernière phrase en suspens et que son interlocuteur le regardait depuis avec impatience. Il avait décidé de ne pas l’importuner avec une hypothèse aussi sombre ; aussi décida-t-il de chercher à changer de sujet.

 

             « …Nos empreintes digitales prouvent que tu n’es ni Claire, ni moi, résuma-t-il avec un soupir court et tendu. C’est tout ce que nous savons. »

 

             Il ferma les yeux et se massa un visage marqué par la fatigue ; puis il se tourna de nouveau vers l’étranger amnésique avec un regard nimbé d’un tapis d’émotions qu’il ne parvenait pas lui-même à complètement déterminer. Tristesse, pitié, désespoir…

 

             « Je suis désolé de ne pas pouvoir faire plus pour le moment, ajouta-t-il finalement.

             – Non, ne vous en faites pas, répondit-iel aussitôt en hochant la tête de droite à gauche. Vous avez… Juste le fait que vous me fassiez confiance, c’est… C’est déjà beaucoup pour moi. Merci. »

 

             Faire confiance… Pour une raison qui lui pinça le cœur, il trouva ces deux mots bien douloureux. Il avait fait confiance à ses parents, après tout. Il les avait connus toute sa vie, ils avaient tout vécu ensemble jusqu’à-ce qu’il devînt assez indépendant pour avoir son propre appartement ; du moins, c’était ce qu’il avait cru. Et voilà qu’au lieu de sa propre famille, c’était un inconnu, qui n’avait peut-être pas un seul lien avec lui, qui était venu et lui avait révélé la vérité derrière sa propre naissance.

 

             Avait-il envie de faire confiance à un parfait inconnu, alors qu’il ne pouvait visiblement plus faire confiance à ses propres parents ?

 

             La porte d’entrée s’ouvrit brusquement.

 

             « Hershel, Clay, bonne nouvelle ! L’univers n’est pas en danger imminent. »

 

             L’archéologue, voyant Claire arriver, se tourna vers elle d’un bloc, et n’eut d’yeux que pour la salle qu’elle venait de quitter.

             Trop distraite pour y prendre garde, la scientifique se tourna aussitôt vers la petite entité amnésique.

 

             « D’après Dimitri… Si tes actions sur le cours du temps avaient eu des conséquences autres que ta condition actuelle, alors nous nous en serions déjà rendu compte à présent, expliqua-t-elle avec un étrange mélange entre gravité et soulagement. Je ne suis pas encore complètement rassurée, mais… Il semblerait pour l’instant que nous ne risquons pas grand-chose à continuer dans notre lancée, en fin de compte. »

 

             L’enfant afficha un grand sourire pétillant de joie et de malice.

 

             « Cependant, j’insiste pour que nous continuions à veiller à ce que cela reste ainsi, et que nous agissions avec la plus grande prudence. Nous avons d’autres expériences plus poussées qui nous permettront de mieux faire la lumière sur toute cette histoire de voyages temporels ; et en ce qui te concerne, Clay, il faudra que nous retournions au labo pour essayer de comprendre ce qu’il t’est arrivé. »

 

             Son expression se miroita verticalement en moins de temps qu’il n’en fallût pour le dire ; mais après une rapide réflexion, iel jugea que c’était dans son intérêt. La jeune femme en avait parlé comme s’iel allait être un cobaye ; mais iel savait qu’elle n’allait bien sûr pas avoir pour intention de le traiter comme un rat de laboratoire.

 

             Claire se rendit enfin compte que, pendant qu’elle parlait, son petit ami s’était silencieusement dirigé vers elle — ou plutôt, vers la porte d’entrée qu’elle bloquait. Ses yeux s’écarquillèrent quand elle vit l’état dans lequel il se trouvait : elle ne les avait quittés que pendant une vingtaine de minutes environ, et voilà que son visage était si crispé qu’il avait paru avoir gagné une cinquantaine d’années.

 

             « Toutes mes excuses, murmura-t-elle nerveusement, j’aurais dû prévenir avant de… Je vous ai interrompus au milieu d’une discussion importante, n’est-ce pas…? »

 

             Son ami eut un petit sursaut, désormais qu’il avait été complètement tiré de ses pensées. Il la regarda avec un air étonné et confus, puis revint complètement à la réalité.

 

             « Ah… Désolé, Claire, je ne voulais pas te surprendre. Tout va… Je vais bien, ne t’inquiète pas. Mais si cela ne te dérange pas, puisque le téléphone est maintenant libre… J’aimerais toucher un mot à mes parents. »

 

             Et sans attendre, il sortit de la pièce avec précipitation, saisit le combiné, et ferma la porte derrière lui.

             La nouvelle venue continua de dévisager la porte close pendant de nombreuses, longues secondes.

 

             « …Qu’est-ce que j’ai manqué ? »

 

             Pour seule réponse, Clay fixa le sol, la flaque de thé depuis laquelle se miroitait un soleil couchant de fin août, et les fragments d’une tasse de porcelaine brisée ; puis haussa lourdement les épaules.

 

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