Le trèfle à douze feuilles

Chapitre 10 : Là où tu voudras...

Catégorie: K+

Dernière mise à jour 10/11/2016 00:27

Titre complet : Là où tu voudras, par la volubilité et la jouissance,
Mais là où tu dois, par le renfermement et le silence.
 
Note de l'auteur : Le titre est en réalité une sorte de parodie d'une des énigmes les plus retorses de la chasse au trésor (toujours non résolue, et ce depuis pas moins de dix-sept longues années) nommée La chouette d'or :
« Là où tu voudras, par la rosse et le cocher,
Mais là où tu dois, par la boussole et le pied. »


« On n'est jamais aussi bien battu que par soi-même. »
Proverbe Shadok

La main fébrile dansait sur le papier, tenant un stylo à plume. Luke, face au calepin dont il ne se séparait jamais, s'était décidé d'y écrire tout ce qui pouvait l'aider à découvrir quoi que ce fût concernant l'affaire. Les indices étant suffisamment nombreux, il se devait de les noter quelque part afin d'être sûr de ne pas en oublier un seul ; chaque détail, même superflu en apparence, avait en réalité toute son importance. Il était seul dans sa chambre, et cela l'arrangeait bien ; un peu de calme ne pouvait que l'aider à mieux rassembler ses idées. Le professeur était parti voir Sandra, et il n'avait rien à faire durant son absence ; autant ne pas perdre de temps inutilement, dans ce cas, et faire sa part du travail en attendant le retour de son mentor.
Cependant, rien ne venait autre que les indices recueillis, qui étaient finalement bien maigres, et très incohérents. C'était comme s'il n'avait que les quatre coins du puzzle : il avait la certitude que les pièces provenaient d'un même ensemble, mais il ne pouvait les assembler afin de reconstituer ne fût-ce qu'un fragment de l'image finale. C'était bien plus qu'insuffisant, aussi espérait-il de tout cœur que son ami pût soutirer plus d'indices chez l'adolescente. Cela ne ferait de mal à personne d'en savoir plus.

Il entendit des bruits de pas derrière lui ; il se souvint qu'il avait négligemment laissé la porte ouverte après que l'homme au haut-de-forme fût sorti. Convaincu de ne pas laisser celui qui passait seul et de l'accueillir à bras ouverts – ils pouvaient bien réfléchir à l'affaire ensemble, puisqu'il s'agissait probablement d'Emmy ou de Flora –, il se retourna, s'apprêtant à lui proposer d'entrer, sourire aux lèvres.
Cependant, il ne vit personne. Certain de n'avoir pas rêvé, il se leva et s'approcha de la porte tout en demandant s'il y avait quelqu'un. Pour simple réponse, le bruit reprit au pas de course, s'éloignant le plus rapidement possible. Fronçant les sourcils, l'apprenti tenta de le suivre, prenant la même allure, et héla l'inconnu :

« Hé, attendez ! Qui êtes-vous ? »

Il n'eut toujours aucune réponse, et dut continuer sa poursuite sans même voir ce qu'il suivait. Ce dont il pouvait être sûr était que ce n'était aucune des deux Londoniennes, sans aucun doute possible ; ce n'était pas du tout dans leur habitude.
Il parcourut plusieurs couloirs, passa les escaliers menant à la réception environ trois ou cinq fois, mais toujours sans approcher le fuyard. La seule chose qui le guidait à travers ce dédale était le bruit de pas, qui résonnait partout à la fois désormais. L'enfant se trouvait alors au centre de la salle de restauration de l'hôtel, dont les cloisons étaient idéalement faites de manière à ce que les sonorités fussent déviées, amplifiées, et ne semblaient plus avoir d'origine précise. Les pas retentissaient partout et nulle part à la fois, et le jeune homme dut se rendre à l'évidence : on l'avait semé.

 


Complètement essoufflé, Luke était resté effondré dans un fauteuil depuis que le mystérieux inconnu avait réussi à s'échapper. Qui était-ce donc ? Pourquoi s'était-il soudainement décidé à fuir lorsqu'il l'avait interpelé ? Était-il en train de l'espionner, et l'avait-il donc pris sur le fait ? En tous les cas, c'était quelqu'un qui connaissait suffisamment les couloirs de l'hôtel pour être capable de se sortir du dédale, et de l'y perdre. À chaque fois, il paraissait savoir où il allait, n'hésitait que très peu dans ses mouvements, et pourtant il lui avait fait faire plusieurs fois le tour du bâtiment – probablement dans le simple but de le semer, et de l'épuiser par la même occasion. Au bout d'un moment, une voix ô combien connue s'éleva d'un air qui était tout sauf appréciable en un tel moment :

« Eh bien, qu'est-il arrivé au second assistant du professeur pour qu'il soit aussi fatigué dès le matin ? Ce n'est pas comme ça que tu pourras être efficace durant l'enquête, Luke ! »

Emmy. Ce nom résonna en échos dans sa tête encore brouillée par son pouls qui battait à toute vitesse dans sa nuque. Encore sous le choc de la course effrénée qu'il venait de terminer, il n'eut pas assez de souffle pour répondre immédiatement. La jeune lady, bien qu'elle ne comprît pas réellement pourquoi il s'époumonait ainsi – ou plutôt ce qui l'avait pris pour qu'il courût autant, puisqu'il était évident qu'il s'agissait de la raison pour laquelle il était aussi épuisé –, elle s'approcha donc du petit adolescent et posa doucement sa main froide sur son front.

« Bon sang, reprit-elle, pourquoi courais-tu comme ça ? Quand je t'ai croisé tout-à-l'heure, on aurait dit que tu avais vu un fantôme ! »

L'apprenti parut interloqué suite à ce qu'elle venait de dire. Elle l'avait croisé, disait-elle ? Il ne s'en souvenait pourtant pas. Quelques minutes rapides passèrent avant qu'il n'eût complètement repris son souffle et ses esprits.

« Je vous ai croisée ? répéta-t-il, incrédule. Pourtant, je ne me souviens pas de vous avoir vue...
- C'est vrai que tu regardais plus les murs que les gens, rétorqua-t-elle de son regard plaisantin et légèrement narquois qu'elle aimait lui réserver. Mais ça ne me dit toujours pas pourquoi tu détalais comme un lapin. Tu étais sacrément rapide, d'ailleurs. A mon avis, il faut vraiment avoir vu un fantôme ou quelque chose dans le genre pour courir comme ça, ajouta-t-elle avec un sourire en coin.
- A vrai dire, je n'ai rien vu... J'ai juste entendu quelqu'un dans le couloir, j'ai cru que c'était vous ou Flora, je l'ai appelé, et c'est là qu'il a commencé à courir sans raison... Alors je l'ai suivi. »

La tête de l'adolescent retomba comme une pierre sur le dossier du fauteuil, montrant à la fois son épuisement et sa déception.

« Sauf qu'il allait vraiment trop vite... Il m'a semé, et j'ignore où il est passé... »

L'assistante du professeur Layton prit un mouchoir et épongea son front bouillant, le réconfortant malgré tout. Cependant, elle ne pouvait s'empêcher de réfléchir également à ce fuyard... Qui était-ce, et pourquoi était-il venu ? Ce n'était certainement pas le professeur ou Flora. Mais il s'agissait peut-être de quelqu'un qui se trouvait à l'hôtel, après tout... Il connaissait suffisamment bien la structure du bâtiment pour pouvoir y semer quelqu'un, alors soit il avait eu de la chance, soit il logeait à l'hôtel et l'avait déjà parcouru de long en large auparavant.
Soudainement, un nom lui vint en tête. Était-ce possible que ce fût Sandra ? Il fallait lui poser la question dès qu'elle la verrait.
 

20 mars 1964, 08:02 a.m.


Depuis la matinée, le vent s'était levé et continuait de hurler sans interruption, même lorsque toutes les issues étaient bien fermées. Il devait être particulièrement fort pour pouvoir se faire entendre depuis l'intérieur, même si le silence y régnait sur le moment.
La porte était simple, d'un vieux bois verni quelque cinq à dix années auparavant. La poignée était tachetée de milliers de petits nuages noirs et rugueux, montrant qu'elle n'avait pas été remise à neuf depuis longtemps, elle aussi. Le couloir était bien sombre, les lumières étant faibles et dispersées, et les fenêtres bien lointaines ; une à chacun des bouts du long couloir.
C'était la première fois que le professeur avait réellement pris le temps de regarder la structure du bâtiment ; auparavant, il s'était contenté d'aller et venir dans les corridors, de passer les portes et de n'examiner que l'intérieur des chambres, infiniment plus intéressantes. Pourtant, ce matin-là, il avait pris une ou deux minutes devant la porte menant à la chambre de Sandra à réfléchir ; quelles questions devait-il lui poser, et dans quel ordre ? Avec une telle personne, cela pouvait avoir toute son importance ; surtout lorsque cela avait un si grand impact sur l'enquête.

Finalement, le haut-de-forme se redressa imperceptiblement, une main se leva et vint toquer doucement contre le bois. La réponse se fit attendre quelques dizaines de secondes, un léger bruissement tenant lieu de « je ne suis pas encore prête », mais la voix de la jeune lady se fit entendre lorsque les murmures et bruits en tous genres cessèrent :

« Entrez. »

Ce simple mot avait été prononcé d'un ton neutre, mais grave ; comme toujours. Il laissait passer, encore une fois, un mystérieux message comme une sorte de « l'interrogatoire peut commencer » ; l'accueil voulait se faire chaleureux, mais il ne l'était pas le moins du monde.
L'archéologue poussa la porte, qui grinça ; cela lui rappela que, lorsqu'elle s'était mystérieusement évadée la veille, elle eut probablement hésité à emprunter un passage si bruyant. L'étrangère se tenait debout, habillée, au centre de la salle, face à lui, ses yeux le transperçant du regard comme deux épées noires où se reflétaient des fragments de toutes ses pensées tourbillonnant à une vitesse faramineuse. L'homme la salua gentiment en rajustant son haut-de-forme, un semblant de sourire sur les lèvres ; elle le lui rendit en rougissant légèrement, bien que la tension l'empêchât d'être totalement à son aise. Elle poussa un soupir silencieux en baissant soudainement la tête.

« J'ai bien réfléchi à votre question d'hier, Professeur, souffla-t-elle. Je suis désolée de l'avoir écartée comme ça, je sais que c'est très important pour vous de le savoir... »

Elle s'interrompit ; l'adulte avait levé la main, lui faisant signe de s'arrêter là. Son sourire s'intensifia, prenant une mine tendre et chaleureuse.

« Je suis convaincu que tu as une bonne raison de nous cacher ce que tu sais... Mais j'aimerais connaître cette raison ; cela m'aiderait à pouvoir réellement te faire confiance, car je dois avouer que c'est pour le moment plutôt difficile. »

La tête se releva brusquement, le regard le transperçant de nouveau. Sandra ouvrit la bouche, sortit un son dénué de sens, puis se tut ; la bouche se referma, se rouvrit, comme l'eut fait une carpe. Elle voulait répondre sincèrement ; mais elle ne le pouvait visiblement pas.

« Tu n'en as pas le droit non plus, n'est-ce pas ? » trancha finalement le professeur Layton, à la fois doucement et brusquement.

Elle rouvrit la bouche, leva faiblement mais rapidement un doigt montrant une objection, prit son inspiration comme pour répondre ; mais, une fois de plus, rien ne sortit. Elle abaissa sa main, mais reprit enfin au bout de quelques secondes :

« Pas directement ; si je ne vous le dis pas, c'est parce que vous expliquer pourquoi je n'ai pas le droit de vous le dire reviendrait plus ou moins directement à vous dire ce que je n'ai pas le droit de vous dire. »

Les derniers mots tombèrent dans le silence comme l'eurent fait des lests de montgolfière dans un puits sans fond. L'homme considéra un moment ce qui venait de se dire, comme tentant d'en dénicher un sens caché, mais c'était clair comme de l'eau de roche : ce qu'elle cachait expliquait le fait qu'elle le cachât, et le fait de le cacher avait pour raison même la nature du secret. Il ne s'agissait que d'un pur cercle vicieux dans toute sa splendeur à la fois logique et paradoxale, qui expliquait plus ou moins la gêne qu'avait ressenti l'adolescente lorsque cette question lui avait été posée.

« Cela a-t-il également un lien avec le fait que tu refuses de nous dire d'où tu viens ?
- Plus ou moins... Mais ce n'est pas cela que je voulais vous dire, au début. »

Elle se tourna lentement et se dirigea vers le petit bureau de sa chambre ; un petit carnet et un crayon trônaient en son centre. Se sentant invité à la suivre, le professeur fit quelques pas pour la rejoindre. L'enfant se saisit du carnet, griffonna quelques signes, puis montra le tout à l'adulte, qui en fut pour un instant quelque peu interloqué.

« J'ai beaucoup réfléchi, et j'ai finalement voulu répondre à votre question d'hier. Vous avez là une réponse suffisamment claire pour comprendre tout ce dont vous avez besoin pour cette enquête... »

Un sourire amusé et légèrement sournois se profila sur ses lèvres tandis qu'elle continuait sa phrase.

« Mais, comme en principe je n'ai pas le droit de vous le dire, il était hors de question de vous le dire en face. J'ai entendu parler que vous aimiez les énigmes : résolvez celle-ci, et vous en saurez quasiment autant que moi. »

L'archéologue dévisagea la page du carnet qu'elle lui présentait. Il n'y avait dessus qu'un seul symbole : un petit trait vertical au milieu duquel sortait une flèche pointant vers la droite. C'était tout.
Il se saisit doucement du petit calepin, portant le signe représentant à lui tout seul l'énigme qu'il devait résoudre plus près encore de ses yeux. Sandra, elle, le regardait à la fois avec nervosité et amusement, tandis qu'elle s'asseyait sur la chaise.

« Prenez tout votre temps, Professeur. Je ne suis pas pressée ; et, de toute manière, je vous l'ai dit : vous saurez tout un jour, que vous résolviez cette énigme ou non.
- Eh bien... »

L'homme s'interrompit brusquement ; son attitude laissait paraître que jamais rien n'avait été dit, mais l'adolescente ne se fit pas dupe, et insista pour qu'il continuât sa phrase. Pourvu que cela eût un rapport quelconque avec le sujet, cela l'intéressait bien.

« Je crois que tu t'en doutes, mais j'ai déjà une idée plutôt vague à propos de la réponse à cette question ; je l'ai déjà dit plus ou moins clairement hier soir.
- Pourquoi me posez-vous la question si vous en connaissez déjà la réponse ? sourcilla alors la jeune fille, un sourire légèrement impertinent mais discret au coin de la bouche.
- Parce que je ne le sais pas clairement ; je voudrais une réponse plus précise, car je manque d'éléments pour répondre totalement.
- L'énigme vous donnera tout ce dont vous avez besoin. », répéta inlassablement l'enfant en détournant le regard et le portant vers la fenêtre.

Elle semblait pourtant ne pas avoir saisi l'intégralité du sens de ce que venait de prononcer le professeur. Il s'en voulait d'agir si brusquement, mais il sentait qu'il n'avait désormais plus le choix.

« Tu connais ces créatures, Sandra.
- Pas du tout ! » rétorqua-t-elle d'un air parfaitement sincère.

Un étrange sourire s'installa sur le visage de l'adulte. Il avait bien compris ce qu'elle voulait dire, cette fois.

« C'est vrai, j'ai mal posé ma question. J'aurais dû dire : « Tu sais à quoi nous avons affaire depuis quelques jours, et d'où cela provient ». D'ailleurs, ce n'est pas tout-à-fait vrai : il y en a que tu connais bien, au moins une. Je suis même plus que certain que nous ne sommes pas seuls dans cette pièce : ne va pas me faire croire que le bruit, avant que je n'entre, n'était que le vent. »

Il y eut un grand silence. L'adolescente s'était retournée et le regardait, abasourdie, les yeux exorbités. Elle ouvrit encore la bouche sans rien dire, pendant plusieurs secondes, mais elle finit par se redresser et sourire tristement, montrant qu'elle était vaincue.

« J'espère que vous comprenez pourquoi je ne vous l'ai pas dit dès le début... Je craignais que vous fassiez tout de suite le rapport avec ce qui nous tombe dessus en ce moment...
- ... Alors qu'au contraire, tu tentes de nous en protéger, coupa-t-il. C'est ce que tu voulais dire, n'est-ce pas ? »

Elle hocha silencieusement la tête, puis détourna le regard vers la fenêtre. Elle s'en approcha calmement, l'ouvrit et toqua quelques coups irréguliers contre la vitre. En réponse à ce signal, une grande créature verte ne tarda pas à apparaître dans le cadre et passa par l'ouverture à quatre pattes, ailes repliées sur le dos ; c'était bel et bien celle qui, la veille, luttait avec fureur contre celles qui étaient à l'origine du fléau. Une fois à l'intérieur, elle se redressa sur ses deux grandes pattes arrière et dévisagea avec un mélange de surprise et de curiosité le professeur d'archéologie. Celui-ci demeura silencieux et immobile, contemplant de même le dragon qui mesurait bien entre six et huit pieds de haut, et devait replier son long cou à cause du plafond trop bas.
Cependant, ce n'était pas la seule créature à être présente dans la salle ; l'homme sentit soudainement comme un poids se posant brusquement au sommet de son couvre-chef, et il dut lever les yeux en maintenant le rebord du chapeau afin de découvrir ce qui s'y trouvait sans pour autant le renverser. Malheureusement, ce même rebord l'en empêcha, et ce fut lorsque Sandra, prise d'un petit fou rire étouffé, demanda à la petite bestiole concernée de descendre que le poids disparut ; la créature s'envola, planant avec agilité jusqu'à l'adolescente. Elle vint se réfugier sur le sommet de son crâne et s'amusa à en ébouriffer les cheveux bruns, qui s'envolèrent plus haut encore que d'habitude. Il s'agissait d'un petit écureuil blanc au dos noir et aux joues crépitant avec un bruit typique des phénomènes liés à l'électricité statique. Le professeur ne le vit pas tout de suite, mais à force de rechercher ce qui lui avait permis de voler il remarqua la membrane qui reliait ses membres comme l'eut fait la toile des deltaplanes, et qui grésillait de même. Nullement intimidée cependant, l'enfant caressait l'animal en riant innocemment. L'homme au haut-de-forme comprit aussitôt qu'il avait désormais la raison pour laquelle la chevelure de la jeune lady était toujours électrique : apparemment, ce geste était pour toutes deux une habitude, et le fait de voir la créature regorgeant d'électricité – on ne sait comment – si proche de sa tête ne pouvait qu'appuyer cette théorie.

« Matt et Myriam sont encore dehors, à vérifier qu'il ne nous arrivera rien de grave aujourd'hui, mais je peux déjà vous présenter Nina et Gabrielle. »

Tout en disant cela, elle avait montré du doigt d'abord le dragon vert, puis le rongeur perché sur sa tête. Elle avait presque l'air à son aise, au milieu d'êtres qu'elle connaissait depuis apparemment un moment ; cela se voyait autant à son attitude devenue chaleureuse qu'à son regard, où l'éclat habituel de mystère, de profondeur et d'intense réflexion avait laissé place à une lueur enfantine, de petite gamine insouciante et totalement hors de la réalité et du temps. En un instant, l'adolescente renfermée sur elle-même et méfiante s'était transformée en petite fille s'émerveillant de tout, parfaitement dans son milieu. Le professeur Layton, lui, tentait de rester impassible devant les deux créatures qui se trouvaient à seulement quelques yards de lui, mais cela parut difficile.
Sandra prit finalement le petit écureuil volant dans ses bras, redevenant sérieuse et redirigeant son regard vers le Londonien. Elle lui devait des explications, mais il lui fallait d'abord s'assurer une chose qui lui était très importante :

« N'en parlez pas au commissariat, s'il vous plaît... Ils ne comprendraient pas... »

Elle se fit soudainement particulièrement grave et sérieuse. Les crépitements de la petite créature s'étaient tus, et le dragon, à l'autre bout de la pièce, se contenta de cligner des yeux en fronçant légèrement les sourcils.

« Ils ne doivent pas le savoir. Cela peut vous paraître absurde, mais en réalité vous n'êtes pas concernés par cette affaire. Vous ne devez pas être concernés. Encore moins la police. »

Le silence se fit encore une fois. L'archéologue voulait répliquer qu'il le fallait pourtant bien, que bien au contraire cela concernait même bien plus que lui, ses assistants et les forces de l'ordre, mais pourtant il se taisait. D'une part parce qu'il savait que, peu importait ce qu'il avait à dire, il n'aurait jamais le dernier mot, d'autre part parce que le ton qui avait été employé était bien plus que sérieux. C'était un ton d'adulte qui montrait qu'elle était parfaitement consciente de ce qu'elle disait et de ce que cela impliquait ; qu'elle était très loin de parler à tort et à travers. Et donc qu'elle avait même probablement raison : le seul fait d'en être sûr était d'en savoir autant qu'elle. Tous les chemins menaient à Rome : peu en importaient la manière, la tournure de la discussion, la situation, l'aboutissement était toujours cette même impasse. Toujours les mêmes éléments manquants.
Une question plus troublante lui vint cependant à l'esprit.

« Pourquoi affirmes-tu alors que je le saurai un jour ? Pourquoi serais-je concerné plus que la police ? »

Encore une fois, l'enfant hésita. Elle redirigea son regard vers Nina, comme lui posant silencieusement la même question ; mais le dragon la fixa d'un air désolé, montrant qu'elle ne savait que répondre.

« Comment dire... tenta-t-elle au bout d'un temps. Je pense que vous le découvrirez vous-même, en temps et en heure utiles. »

Elle marqua une nouvelle pause, puis le regarda droit dans les yeux. Son regard avait perdu toute lueur d'enfant, le sérieux et l'air d'adulte ayant pris toute la place.

« Ne croyez surtout pas que cela m'amuse de ne rien vous dire. Pour me justifier, je ne saurais vous dire autre chose que ceci... »

Elle laissa perdurer quelques secondes de silence supplémentaires afin d'être certaine que le professeur l'écoutait bien aussi attentivement qu'elle ne l'espérait. Lorsqu'elle reprit la parole, elle fit bien attention d'articuler le plus possible, presque exagérément, chacun des mots de sa phrase.

« Tout savoir trop tôt n'est pas une bonne chose ; tout savoir en général non plus, d'ailleurs. Il y a de nombreuses choses que l'on désirerait oublier... »

Petit à petit, sa voix s'était comme engourdie, de plus en plus de difficultés se faisaient ressentir alors qu'elle parlait. Elle semblait être justement concernée par ce qu'elle venait de mentionner. Ce qu'elle cachait était visiblement quelque chose de bien peu joyeux, et qu'elle semblait prête à oublier, si cela était possible, quel qu'en fût le prix.
Elle serrait le petit écureuil blanc dans ses bras avec tellement de force due à sa nervosité que celui-ci étouffait ; finalement, ses joues commencèrent à crépiter de nouveau, et enfin elle se rendit compte de son étreinte trop resserrée et laissa donc la petite créature respirer. Compatissant même s'il ignorait la raison précise de ces sentiments, le professeur s'approcha d'elle et posa une main réconfortante sur son épaule. L'affaire était beaucoup plus complexe qu'elle n'en avait l'air à son commencement, et peut-être était-elle difficile à supporter pour quelqu'un d'aussi jeune. Tout savoir n'est pas une bonne chose.

« Cependant, il faut bien que cette affaire soit élucidée, Sandra. Nous ne pouvons pas laisser ces créatures—
- Des pokémon, corrigea l'adolescente. C'est leur vrai nom.
- Des pokémon, répéta l'archéologue. Sandra, nous ne pouvons pas les laisser attaquer Dublin indéfiniment. Il faut bien que cela s'arrête un jour...
- C'est évident, approuva-t-elle d'un signe de tête sincère.
- Ne serait-ce pas contraire à ce que tu viens de me dire ?
- Pas du tout, Professeur. Ici, le problème doit être réglé, mais le mystère ne doit pas être élucidé ; ne confondez pas, c'est très différent. »

L'archéologue nota immédiatement qu'elle avait également insisté sur le mot « ici » ; ce n'était qu'un léger appui, presque anodin, mais une telle différence de ton, bien que subtile, laissait dire bien clairement quelque chose comme « mais rassurez-vous, l'affaire sera élucidée ailleurs – là d'où je viens ». Il voulait encore lui demander pourquoi, à Dublin, alors qu'ils étaient en apparence les premiers concernés, ils n'avaient pas le droit d'avoir d'explications. Mais il se résigna finalement à l'idée qu'il n'en aurait la raison qu'en temps et en heure utiles.

Soudainement, quelqu'un tambourina la porte avec un mélange de vivacité et d'un semblant de nervosité. Sandra fit signe aux deux pokémon de se cacher quelque part dans la chambre, ce qu'ils firent sans tarder. Nina se réfugia dans l'espace entre la porte – bien évidemment du côté où elle serait à l'abri une fois celle-ci ouverte – et une grande armoire, tandis que la petite Gabrielle se posa au sommet du meuble, hors d'atteinte de la vision de quiconque du moment qu'elle se faisait suffisamment discrète.
La porte de bois s'ouvrit brutalement, laissant entrer Luke, le souffle coupé, le regard dans le vide. Son mentor le dévisagea avec surprise, s'attendant à voir son apprenti dans une attitude différente.

« Est-ce que tout va bien, mon garçon ? »

L'adolescent paraissait ne l'avoir même pas remarqué jusqu'à ce moment. Sa terreur passagère cependant n'en sembla que plus accrue lorsqu'il le vit. Il demeura béat, complètement perdu face à quelqu'un qu'il était pour la première fois bien peu ravi de voir. Il recula timidement, avait déjà la poignée de la porte de nouveau dans sa main, mais Sandra l'interrompit en reprenant gravement, comme si elle avait déjà compris le problème du jeune homme.

« Professeur, pourriez-vous me laisser seule avec lui un instant ? Il vous en remerciera en temps et en heure utiles, je n'en doute pas le moins du monde. »

Bien que profondément subjugué par une réaction si étrange de la part de son jeune ami, l'archéologue se laissa convaincre et sortit de la salle, refermant la porte derrière lui. Il hésita à partir, tendant distraitement l'oreille, mais il n'entendit rien. Cependant, juste avant de s'éloigner, une simple phrase de la part de l'étrangère fut murmurée d'un ton à la fois grave et amusé :

« Tu sais, n'est-ce pas ? »

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