Le trèfle à douze feuilles

Chapitre 13 : La rose des vents

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Dernière mise à jour 09/11/2016 00:37

« Tous les chemins mènent à Rome. »
Proverbe latin

20 mars 1964, 10:47 a.m.

Lorsque les Londoniens arrivèrent dans le bureau du commissaire, tous les représentants des forces de l'ordre s'y trouvaient déjà, questionnant comme si de rien n'était les maigres indices que les laborantins avaient dénichés, tentant d'exploiter les pistes auxquelles ils menaient parfois – toujours sans satisfaction de leur part cependant. Aussi, à peine eurent-ils passé le pas de la porte qu'ils furent rapidement salués, puis informés des nouvelles trouvailles de la police. Avant cependant de permettre aux autres de s'expliquer davantage, le colonel lança une remarque soudaine au professeur :

« La gamine à lunettes n'est pas ici ? sourcilla-t-il.
- Vous parlez de Sandra ? Elle ne se sentait pas très en forme ce matin, mentit l'adulte interrogé avec naturel. Elle a préféré ne pas venir aujourd'hui.
- Quel dommage... J'espère qu'elle se rétablira vite. »

Cela avait cependant été prononcé avec un ton qui sonnait faux, et qui ne manqua pas d'attirer légèrement son attention. Quand Flora lui demanda s'il voulait la voir en particulier, sa réponse fut négative, mais axée sur une défensive un peu trop prononcée, discrète mais mensongère. Cependant, les inspecteurs de Scotland Yard ne voulant pas perdre plus de temps, il fallut revenir dans le sujet initial : les terrains qui avaient été attaqués par les pokémon – rebaptisés CNI à l'occasion, soit Créatures Non Identifiées, par l'intégralité du commissariat –, les terrains avaient donc été passés au peigne fin par la police scientifique ; les maigres traces retrouvées avaient livré leurs secrets insuffisants, n'opposant aucune résistance particulière aux tests et analyses des scientifiques. Mais malgré la bonne volonté de tous, il n'y avait que peu de nouvelles découvertes d'après les policiers, qui restaient bien sceptiques.

« À part le fait que les CNI soient probablement des êtres transgéniques qui auraient donc été créées par des hommes, disait Chelmey, nous n'avons vraiment rien de nouveau. L'enquête piétine, nous ne savons toujours pas d'où sortent ces bestioles, ni qui est responsable de tout ça...
- S'ils sont créés par des hommes, déduisait Madison, alors ceux qui les ont créés sont certainement nos coupables. Parmi les coupables, il faut compter des généticiens ; et, plus que ça, des généticiens expérimentés. »

Plusieurs fois lors des tirades interminables des adultes, Luke n'avait pu s'empêcher de faire la grimace en se bouchant discrètement les oreilles ; lorsqu'enfin son mentor remarqua ces mimiques étranges et lui en demanda la raison, l'apprenti murmura que, depuis qu'ils étaient arrivés, il avait les oreilles qui bourdonnaient, comme transpercées par un sifflement suraigu qui lui donnait la nausée. Flora, qui avait entendu, s'étonna et propagea sa surprise à ses amis quand elle avoua que, désormais qu'il l'avait dit, elle entendait également ce petit bruit si elle se concentrait ; mais c'était tellement aigu qu'elle peinait réellement à l'ouïr, aussi n'y avait-elle quasiment pas prêté attention au départ. Les forces de l'ordre ne cherchèrent pas bien longtemps l'origine de ce vrombissement, étant donné qu'ils le jugeaient anodin, et qu'ils ne l'entendaient aucunement, bien qu'ayant tendu l'oreille comme ils pouvaient. L'homme au haut-de-forme, lui, s'était contenté de froncer légèrement les sourcils en fourrant la main droite dans sa poche, resserrant le petit « téléphone » de Sandra ; il trouva sans grandes difficultés une excuse pour s'isoler quelques minutes, ne s'expliquant même pas à ses assistants. Le commissaire ne se doutant de rien, il fut le premier à reprendre les détails du long récit des informations nouvellement découvertes qui, bien que riches et nombreuses en fin de compte, ne menaient pas l'enquête beaucoup plus loin.

Comme promis, le professeur Layton revint au bout de quelques minutes, l'air pensif et grave, bien que prêt à écouter les policiers continuer leur liste d'indices. Lorsqu'Emmy lui demanda ce qu'il était allé faire cependant, l'archéologue se replongea dans une sorte de profonde réflexion muette qui fit qu'il perdit totalement le fil de la conversation ; mais comme les informations dévoilées n'apportaient au final strictement rien, cela n'était pas bien grave. Ce fut finalement lorsqu'enfin la police remarqua qu'il était l'heure de déjeuner que le gentleman reprit ses esprits.
Durant le repas cependant, les quatre civils s'étaient installés sur une table à l'écart des forces de l'ordre ; apparemment, l'adulte préférait leur faire part de ses réflexions sans pour autant impliquer la police. Ses amis tendirent l'oreille lorsqu'il leur fit comprendre qu'il comptait en réalité leur faire part de cette fameuse énigme que Sandra lui avait soumise, et qu'il n'avait pas encore eu l'occasion de présenter ; mais leur enthousiasme et leur certitude de la résoudre avec facilité se dégradèrent quand le petit bout de papier leur fut dévoilé avec l'indication :

« Si je ne me trompe pas, cela désigne l'endroit d'où elle vient. »

Cette affirmation fut suivie par un grand silence. Luke approcha sa tête de la feuille, venant jusqu'à coller son nez sur cette petite flèche, puis rétorqua, indécis :

« Si cette flèche désigne la direction à suivre pour aller chez elle, ça ne veut rien dire : on peut tourner la feuille dans tous les sens, et la flèche va changer de sens aussi...
- Ce qui voudrait dire que, peu importe la direction qu'on prend, on finit forcément par y arriver ? tenta Flora.
- Dans ce cas, il y aurait longtemps que nous aurions découvert cet endroit, répliqua Emmy. Et ce n'est apparemment pas le cas...
- Alors au contraire, reprit l'apprenti, ça montrerait un endroit qu'on ne peut pas atteindre... »

Les hypothèses des assistants se mêlaient, se contredisaient, mais le professeur Layton demeurait silencieux, n'ayant plus d'yeux que pour le petit symbole griffonné rapidement. Lorsque la Londonienne en veste jaune lui fit implicitement remarquer son mutisme en lui demandant ce qu'il en pensait, il ouvrit enfin la bouche :

« Ce qui m'étonne tout de même le plus dans cette flèche, c'est ce petit trait vertical à gauche. On dirait—
- C'est le type de flèche qu'on utilise parfois en mathématiques pour définir une fonction, en effet, coupa-t-elle. Mais je ne vois pas en quoi... »

Elle s'interrompit lorsque tous remarquèrent l'attitude du professeur. Sa mine s'était éclairée un instant au moment où il avait ouï le mot « fonction », et il s'était redressé d'un bond en esquissant un semblant de sourire ; cependant, cette satisfaction d'avoir compris quelque chose d'intéressant s'évanouit aussi rapidement qu'elle était venue. L'adulte avait aussitôt froncé les sourcils avec gravité, son sourire devenant une mine pincée et inquiète. Deux mots sortirent de sa bouche dans un murmure étouffé, alors qu'il ne prêtait plus attention qu'à ce signe énigmatique.

« Bon sang... »

Il se leva de sa chaise qui grinça sourdement, ne prenant plus garde aux regards interrogateurs de ses amis. Il demeurait penché sur ce petit morceau de papier, la mine grave, s'appuyant de ses deux bras sur la table ; il hochait lentement et discrètement la tête de droite à gauche, comme pour essayer de se convaincre que sa théorie n'était pas la bonne. Mais cette hypothèse complètement absurde en apparence harcelait ses pensées, hurlant qu'elle n'était pas si insensée qu'elle n'en avait l'air, plaidant sa véracité avec fureur, démontrant tous les éléments qui lui permettaient d'être vraie avec comme une rage hypocrite. Car, pour une fois, le gentleman eut préféré avoir tort.
Enfin il finit par reprendre son sang-froid au bout de quelques minutes ; mais il ne reprit pas la parole pour autant, malgré toutes les questions de ses assistants. Au final, il laissa s'échapper un dernier murmure :

« Si c'est vraiment cela... Alors tout s'explique, en effet. Mais cela voudrait aussi dire que c'est beaucoup plus grave que ce que nous pensions... »

Les Londoniens eurent cependant beau lui demander à quoi il pensait exactement, quelle était son interprétation du message, ils eurent beau questionner en cœur, supplier, implorer, rien n'y fit ; l'archéologue continua son mutisme, ne leur échangeant plus qu'un conseil : oublier ce message et attendre patiemment que Sandra vînt leur expliquer d'elle-même. Il valait mieux pour le moment, et ce qu'il avait en tête impliquait des choses bien trop sombres pour pouvoir être étalées trop vite.


« Il y a de nombreuses choses que l'on désirerait oublier... »

 

20 mars 1964, 06:54 p.m.


L'après-midi s'était déroulé à peu près de la même manière que le matin ; le pokémon qui était venu livrer la lettre du jour avait encore brisé les restes de la fenêtre du bureau du commissaire et avait dans sa fuite mis la pièce entière sens dessus-dessous, zigzaguant entre l'inspecteur Grosky et Emmy, qui tentèrent de l'arrêter dans sa course – en vain. Ainsi, à part ce petit « imprévu », rien de particulièrement intéressant ou étrange n'était passé ; lorsque les Londoniens rentrèrent à l'hôtel, ils avaient la désagréable sensation d'avoir perdu une journée de plus à n'avoir rien fait.
Le professeur Layton cependant, sitôt dans le bâtiment, grimpa les escaliers calmement, sans rien dire, et vint rejoindre la chambre de Sandra ; revinrent alors à l'esprit de ses assistants l'énigme : pourquoi refusait-il de leur dire ce qu'il avait découvert ? Encore une fois, aucune réponse ne put lui être soutirée.

L'archéologue semblait décidé d'aller lui parler de ses hypothèses ; pourtant, lorsqu'il parvint à la porte de la chambre de l'adolescente, il s'arrêta, hésitant. Allait-elle encore leur en vouloir de tenter de lui soutirer toutes ces informations ? Était-elle plus sereine que lors de la matinée ? Refuserait-elle de voir qui que ce fût avant le lendemain ? L'adulte ne bougeait pas, dévisageant le portail de bois. Il ne voulait pas mettre une jeune lady mal à l'aise : bien que celle-ci fût particulièrement étrange, elle ne faisait pas exception.
Finalement, la porte s'ouvrit d'elle-même, faisant légèrement sursauter le professeur. Elle lui faisait désormais face, l'expression neutre mais non surprise de voir quelqu'un derrière sa porte. Elle esquissa un petit sourire innocent au bout de quelques secondes :

« Eh bien ? Qu'attendiez-vous pour entrer ? »

L'invitant d'un geste amical à pénétrer dans la petite salle, elle referma ensuite la porte derrière elle et vint s'asseoir sur son lit. Elle dévisagea son invité quelques longues secondes, le dévorant du regard, plongeant ses yeux dans les siens comme pour en extraire les pensées les plus profondes ; puis elle parla :

« Vous avez résolu mon énigme, n'est-ce pas ? »

Comment l'avait-elle deviné ? Face à la question silencieuse de l'adulte, elle ne put s'empêcher de se mettre à rire.

« Cela se voit dans le regard, lorsqu'on sait. Surtout lorsqu'on vient de découvrir. »

Elle se releva et se dirigea vers la fenêtre, suivie par Gabrielle qui dormait auparavant sur l'oreiller et fut réveillée lorsque le Londonien était entré. La petite créature vint se réfugier dans les bras de sa maîtresse, qui la caressa tendrement ; elle ne s'arrêta pas pour autant dans sa lancée, continuant en regardant dans le vague du ciel noir mais parsemé d'étoiles avec un ton rêveur, qui se voulait presque philosophe.

« Lorsqu'on sait, on est plutôt désorienté au départ, n'est-ce pas ? Surtout quand on en connaît les conséquences qui peuvent être aussi merveilleuses que dramatiques... En l'occurrence, je suppose que vous avez surtout vu le côté dramatique. C'est cela qui se voit tout de suite dans le regard des gens qui savent. Ils se sentent perdus, écrasés par quelque chose qui les domine et contre quoi ils ne peuvent rien... »

Elle se retourna lentement et lui lança deux yeux noirs et pourtant pétillants, lui adressant un sourire franc et détendu. Décidément, elle avait radicalement changé d'aspect par rapport à la dernière fois qu'il l'avait vue.

« Mais vous ne pouvez pas rien. C'est pour ça que vous deviez savoir depuis le début... Mais pas dès le début. », ajouta-t-elle alors que son sourire s'intensifiait.

Le professeur d'archéologie, après avoir fait un petit signe de tête distraitement approbateur, se décida enfin de parler. Son ton grave brisa l'ambiance chaleureuse qui s'était instaurée, mais cette gravité et ce sérieux n'étaient pas directement redirigés sur l'adolescente, aussi ne se sentit-elle pas moins à son aise.

« Il y a encore des choses que je ne sais pas, Sandra...
- Bah, vous les saurez demain, répliqua-t-elle d'un ton léger alors qu'elle haussait innocemment des épaules. L'énigme ne peut pas non plus tout expliquer à la fois, c'aurait été trop beau.
- ... Mais d'après ce que j'ai compris, reprit-il en gardant son sérieux, cette affaire peut véritablement avoir de lourdes conséquences ; et j'ai comme l'impression que ta mère et toi y jouez un rôle clé. »

Cette fois-ci, le sourire de la jeune fille s'évanouit tandis qu'elle le regardait. Ces paroles étaient particulièrement sérieuses, mais laissaient transparaître un sens plus profond que ce qu'elles disaient ouvertement. Elle lui demanda lentement de lui expliciter ce qu'il voulait dire par là :

« Je te conseillerais de te méfier du colonel, se contenta de murmurer le professeur. Aujourd'hui, son comportement était plutôt étrange... Et le fait qu'il tienne à te voir ne me dit rien qui vaille. »

Sandra considéra son interlocuteur avec admiration. Vraiment, le fait de savoir lui avait ouvert l'esprit à un point qu'elle n'avait même pas osé imaginer ; non pas que ce qu'il venait de dire était particulièrement plus finement déduit que ce qu'elle avait pu voir chez lui auparavant, mais il s'agissait encore une fois de son regard : une lumière nouvelle brillant d'une lucidité incroyablement intense se réfléchissait désormais dans ses yeux. L'enfant le sentait : ce gentleman était vraiment la solution à cette affaire.

« Vous avez raconté le secret aux autres ?
- Pas encore. Je préférais avoir ton avis et... être sûr que l'hypothèse que j'avais en tête est la bonne.
- Ne leur dites pas. À mon avis, il vaut mieux leur montrer plutôt que leur dire. Ils ne nous croiraient pas. »

Elle marqua une pause, son regard se faisant cette fois légèrement craintif et implorant.

« Au fait, Professeur, maintenant que vous savez... Est-ce que vous me faites confiance ? »

L'homme la regarda d'un air qui laissait dire qu'il avait mal compris la question, bien qu'il fût évident que ce n'était pas le cas. Un silence de quelques secondes plana dans la salle, puis il parla enfin :

« Je pense qu'il n'y a plus aucune raison que ce ne soit pas le cas.
- Avec votre histoire de colonel, j'ai un mauvais pressentiment pour demain. Il est possible qu'à un moment donné la situation tourne au vinaigre, alors... »

Elle n'acheva pas tout de suite sa phrase. Son regard qui s'était encore tourné vers la fenêtre revint tout d'un coup percer les yeux de l'archéologue en plein cœur. C'était un regard grave, qui laissait dire que ce qu'elle s'apprêtait à dire n'était pas du tout à prendre à la légère.

« Si je vous demandais de faire quelque chose, même si cela paraît totalement insensé, le feriez-vous ? »

Il la regarda dans le blanc des yeux avec la plus grande surprise. Ce qu'elle venait de dire était particulièrement incongru, et il ne s'était pas du tout attendu à une telle question.

« Professeur, reprit-elle d'un ton encore plus sérieux. Si, dans un cas extrême, je vous demandais de foncer la tête la première dans un mur, le feriez-vous ? »

Encore une fois, il ne répondit pas tout de suite. Contre toute logique cependant, après quelques instants sa réponse fut positive ; l'adolescente retrouva le sourire et le remercia de la confiance qu'il lui vouait, qui était bel et bien franche.
Finalement, l'homme se souvint qu'il avait oublié quelque chose d'important : plongeant la main dans sa poche, il rendit le petit appareil électronique à son propriétaire :

« Au fait, ta mère voulait te dire que tu devrais arrêter de le jeter au sol : c'est très mauvais pour les batteries. »

Et, pour la première fois depuis qu'il l'avait rencontrée, Sandra fut prise d'un rire normal : ni étouffé, ni ironique, ni forcé... C'était un rire franc, aux tons cristallins si particuliers aux jeunes filles.
Le professeur Layton esquissa un léger sourire, qu'il perdit cependant lorsque son regard se plongea dans la petite horloge de la chambre. Redevenant grave, il fut emporté dans une profonde réflexion dont il ne sortit que lorsque Flora les appela à passer à table, le dîner étant prêt.

Il était exactement sept heures trente à ce moment.

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