L'Arche du Péché

Chapitre 8 : Les manigances (deuxième partie)

8221 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 22/02/2021 18:50

Les manigances (deuxième partie)


L’adolescente rouvrit brusquement les yeux, se redressant dans son lit. Son baladeur crachait toujours sa musique en boucle, clamant « Satan is my name » d’une voix grandiloquente. Le cœur battant la chamade, Zair songea qu’elle n’appréciait pas vraiment l’ironie portée par le refrain. D’un mouvement sec, elle coupa la musique, reprenant un semblant de calme. Quel cauchemar… non, pas un cauchemar, se corrigea-t-elle. Mais alors quoi, une discussion ? Tu parles, à la limite un procès ! Et puis, de quel droit s’introduisait-elle dans ses rêves, cette petite peste ? Si ce n’était pas elle qui avait provoqué sa somnolence après tout ! Ce n’était pas dans les habitudes de Zair de s’endormir brutalement de la sorte, et apprendre qu’Adriel était aussi derrière cela ne l’étonnerait pas outre mesure. En voilà une qui allait le regretter si jamais elle recroisait son chemin (ce dont Zair ne doutait absolument pas). Elle l’arrangerait d’une telle manière, que même si sa mère la reconnaissait, elle ne voudrait pas d’elle tant elle serait horrifiée.

Néanmoins, malgré sa colère – justifiée –, Zair ne put s’empêcher de ressentir une sourde angoisse. Adriel en savait beaucoup sur leur carrière dans le kaïru. Elle savait ce qu’elle-même pensait de Zane. Elle savait que Zane et elle partageaient le même sang, alors qu’eux-mêmes ne pouvaient s’appeler autrement que « coéquipiers ». Que savait-elle d’autre encore ? Comment avait-elle appris tant de choses ? Connaissait-elle ce qu’ils étaient ? Un frisson d’angoisse remonta le long de sa colonne. Pire encore, elle avait laissé entendre que quelque chose se tramait contre eux, quelque chose d’important. Rien qui ne puisse apaiser l’angoisse sourdant dans sa poitrine.

Cette pensée ramena Zair à ses priorités. Prévenir les garçons avant que ce quelque chose ne vienne les faucher.

D’ailleurs, l’inhabituel silence planant au sein de la forteresse l’interpella. Ses coéquipiers qui ne braillaient pas à tout bout de champ ? C’était comme si Lokar se retenait de tancer Zane quand il n’arrivait pas à un exercice immédiatement.

Un mouvement sur sa gauche, en direction de la porte de sa chambre, capta son intention. Sa main se porta instinctivement à son X-Reader. Elle tourna lentement la tête vers ce qui fluctuait, lentement, à la lisière de son champ de vision.

Son sang se glaça dans ses veines.

Une brume, semblable à celle l’entourant dans son cauchemar, se faufilait sans bruit sous la porte de sa chambre, comme glissant simplement sur les pierres du sol, les effleurant à peine. L’espace entre celui-ci et la porte n’était que de la largeur d’un doigt, mais la brume ne s’encombrait visiblement pas de ces formalités. Paralysée par la stupeur, l’adolescente la vit se rassembler rapidement, jusqu’à créer une sorte de forme humanoïde. Cependant, il lui fut impossible de fixer son regard sur telle ou telle partie du « corps », car celui-ci restait en perpétuel mouvement, formant tout à coup un bras brumeux, se transmutant presque immédiatement en un torse difforme, et bien d’autres choses que Zair se refusa d’identifier. Une vraie vision d’horreur dont elle se serait bien passée.

Elle retrouva rapidement ses réflexes de combattante kaïru, se relevant pour se mettre en position de défense. Elle ignorait peut-être comment combattre de la brume, ni même si c’était possible, mais elle n’allait certainement pas se priver d’essayer. Sortant son X-Reader de sa pochette, elle invoqua une « attaque cyclonique » qu’elle matérialisa au centre de la pièce dans un vacarme rivalisant avec la tempête à l’extérieur, aspirant dans un étrange chuintement l’envahissante brume – si avec ça les garçons n’accouraient pas, c’était qu’ils avaient vraiment des ennuis ! Cela sembla marcher quelques secondes, le temps que Zair s’élance vers la porte pour combattre dans un espace moins réduit. Si elle restait ici, pouvant à peine lancer une petite attaque sans détruire un mur, elle ne se donnait pas beaucoup de chances de victoire.

L’attaque se distordit violemment dans son dos, enflant tandis qu’elle se parait de plusieurs nuances de rouge puis de gris, avant d’imploser violemment, tel un ballon de baudruche trop gonflé. Zair se protégea le visage en levant ses bras devant elle. C’était bien la première fois qu’elle voyait un truc pareil !

Libérée, la brume déploya ses bras vaporeux au travers de toute la pièce, l’emplissant entièrement, l’air devenant lourd au point que respirer devenait difficile. Donnant un coup de pied rageur dans la porte qui s’ouvrit sous le choc, Zair sortit en trombe – plus rapidement encore que la fois où Koz lui avait demandé de sortir avec lui, et il fallait le faire. À peine eut-elle franchit le seuil qu’une poigne, forte et glacée, lui saisit sans ménagement la nuque, la plaquant à terre.

Serrant les dents quand elle sentit une douleur remonter le long de son dos, l’adolescente lutta pour rester consciente malgré tout, se concentrant sur la sensation de son X-Reader dans sa main crispée. Elle commença à tousser lorsque la brume, sortant de sa chambre, emplit peu à peu l’espace autour d’elle. Changeant de tactique, elle invoqua de ses mains encore libres une « révolte fantôme » qui l’entoura, empêchant la brume, tout aussi immatérielle que l’attaque, de garder son emprise sur l’adolescente. Se relevant, celle-ci enchaîna avec un « tremblement de terre » qui repoussa l’agresseur avec l’onde de choc. Se tenant à distance, Zair aurait pu parier l’entendre siffler de colère, puis elle se recroquevilla avant de passer en trombe près d’elle pour repartir de l’autre côté du couloir.

Se retournant pour ne pas se retrouver dos à la brume, Zair ne put retenir une exclamation surprise.

– Tekris ?

Relevant la tête, l’adolescent ne sembla pas vraiment la voir, comme s’il regardait au travers d’elle. Même si Zair devait bien avouer qu’elle était soulagé de le voir aller bien, un mauvais pressentiment l’empêcha de venir jusqu’à lui. Peut-être était-ce dû au fait qu’il restait étrangement silencieux, et ne semblait pas se préoccuper plus que cela de la situation, comme absent.

– Tekris, reprit l’adolescente en tentant de faire mine de rien, tu as vu ça, ce truc bizarre ?

– Oui, j’ai vu, répondit tranquillement l’intéressé.

Cependant, l’adolescent ne semblait pas surpris, ni même inquiet de savoir qu’une brume psychopathe plus ou moins humanoïde se baladait dans les couloirs en cherchant à les éliminer un par un. Il souriait simplement, son regard se fixant lentement sur sa coéquipière, comme si cela lui demandait un effort particulier. Zair fronça les sourcils, se retenant de lui demander pourquoi il n’était pas ne serait-ce qu’un peu inquiet. Surtout, elle se demanda s’il l’avait vue se faire attaquer quelques minutes plus tôt. Puis elle se morigéna intérieurement : bien sûr que non, elle l’aurait remarqué sinon. Enfin, elle espérait.

– Nous sommes bien tous les trois au total dans cette forteresse ? demanda Tekris en commençant à se rapprocher doucement d’elle, sans se presser, comme s’il était en balade.

– À moins que les Imperiaz ne soient rentrés, c’est bien ça, confirma Zair. Je suis d’accord, un peu de renfort n’aurait pas fait de mal, quand bien même doit-il avoir des anglaises blondes. Trois, ce n’est peut-être pas assez pour assurer notre protection face à cette… chose. Elle est capable d’épaissir l’air au point de le rendre irrespirable, pire que la fumée d’un incendie, soupira-t-elle amèrement en se souvenant de la manière dont la brume avait failli la neutraliser.

Tekris hocha la tête, semblant réfléchir profondément à sa réponse. Zair, à l’affût d’un nouvel assaut de l’étrange créature, n’y fit pas très attention. Mais elle n’était pas tranquille avec son coéquipier, son instinct lui intimant l’ordre de se tenir prête à toute éventualité. Faisant mine de ranger son X-Reader, elle vit le sourire satisfait de l’autre, sa main droite se refermant jusqu’à ne former qu’un poing, puis se rouvrir, avant de recommencer son manège, comme un tic. Un réflexe qu’elle n’avait jamais observé chez Tekris, mais qu’elle connaissait pour avoir vu Zane le faire plusieurs fois lorsqu’il se retenait de frapper quelqu’un, ou qu’il était sur le point de piquer une colère mémorable. Cela renforça sa méfiance. Elle se retourna, se forçant à rester calme. Faire la naïve, se dit-elle en se grattant le bras.

– Effectivement, ce n’est pas assez pour se protéger, en particulier si vous êtes divisés.

Zair faillit répondre, quand son regard dévia vers celui de Tekris. Durant une fraction de seconde, elle vit nettement deux cercles rouges se refléter dans les lunettes que le colosse ne quittait jamais. Deux fines lignes rouges cerclant ses pupilles, indiquant que l’adolescent était à peu de choses de perdre le contrôle ; ou deux cercles pleins montrant qu’il lui avait échappé.

Elle secoua la tête. Non, se corrigea-t-elle, on aurait plutôt dit deux cercles brillant par intermittence sous le verre, le transperçant comme des lames de rasoir incandescentes.

Impossible !

Sauf si ce n’était pas réellement Tekris qui se tenait devant elle.

Une affreuse idée lui traversa l’esprit, qui lui glaça les veines.

– Où est Zane ? demanda farouchement l’adolescente, reculant instinctivement.

– Justement, il n’est pas très doué pour gérer son équipe, fit Tekris en secouant la tête d’un air faussement désolé, continuant à sourire d’un air presque juvénile.

Comme un gosse sur le point de casser son jouet sur un coup de tête, ou un prédateur venant vers sa proie.

Une petite alarme s’alluma dans sa tête, avec un seul mot d’ordre : fuir au plus vite et au plus loin. Pour la première fois depuis longtemps, elle se mit à craindre pour la vie de Zane qui ne réapparaissait toujours pas, et pour le sort que lui réservait à elle celui qui avait pris l’apparence de Tekris. Lorsque celui-ci cessa de sourire pour se diriger directement vers elle, elle tressaillit. D’un geste souple, elle se baissa puis esquiva l’autre adolescent, pour la première fois ravie de sa petite taille. Mais cela ne suffit pas ; Tekris tendit simplement sa jambe en arrière, lui faisant un peu honorable croche-pied. Zair tomba à terre, une exclamation surprise franchissant involontairement la barrière de ses lèvres.

Sans lui laisser le temps de se relever, l’autre envoya donna un coup de pied dans son X-Reader, lâché pendant la chute, l’envoyant à l’autre bout de couloir. Utilisant la masse du corps qu’il possédait, il se jeta de nouveau sur l’adolescente à terre.

Tenta.

D’une roulade, Zair évita l’assaut, se remettant immédiatement debout, furieuse de s’être faite piéger à cause d’une technique aussi puérile. Nullement découragé, l’autre leva les mains dans un geste qui, dans d’autres circonstances, aurait été pris pour une tentative d’apaisement.

– Allons, soit intelligente et ne tente pas de résister. Tu es seule, et tu n’as plus d’armes. Tu ne crois tout de même pas pouvoir me vaincre avec la seule force brute.

Sur cette réflexion, Tekris éclata d’un rire tout à fait sincère. Malgré l’urgence de sa situation, Zair respira un peu mieux. Non seulement ce pseudo Tekris la sous-estimait, mais il n’avait pas non plus eu accès aux souvenirs de son véritable coéquipier. Peut-être cela pourrait-il l’aider à sortir de ce traquenard. À condition de ne rien laisser transparaître. Son visage se teinta d’un air indifférent, bras croisés derrière le dos, sous un œil méfiant ne perdant pas une miette de ses gestes.

– Très bien. Mais vous pouvez au moins répondre à une petite question. Comment avez-vous fait pour entrer ici, et nous trouver ?

Si elle parvenait à saisir ne serait-ce que l’un des couteaux qu’elle dissimulait dans les doublures de ses bottes, elle pourrait toujours le lancer sur l’individu en face d’elle. À partir de là, il ne lui resterait plus qu’à piquer le sprint de sa vie pour tenter de retrouver Zane. Tekris n’avait jamais réussi à la battre à la course, ni personne de sa connaissance. C’était sa meilleure chance de s’en sortir. Mieux valait éviter l’affrontement physique ; elle n’ignorait pas son incapacité à blesser gravement un adversaire averti, et surtout aussi coriace que son coéquipier. Elle n’en avait pas la force. Peut-être aussi, au fond, ne désirait-elle pas lui infliger de sévères blessures.

Zane lui avait souvent reproché que ses scrupules finiraient par lui porter préjudice, et elle allait finir par le croire.

– Les travaux sont loin d’être finis à la forteresse, c’est un peu comme rentrer dans un moulin.

L’adolescente soupira dramatiquement. Elle ne se moquerait plus de la paranoïa de Zane et de son obsession des intrusions !

– Ne vous en faites pas, nous arrangerons rapidement ça, une fois que nous vous aurons écrabouillés.

– Oui, vous avez encore une chance de vous en sortir vivants, si vous coopérez bien sûr.

Donc, Zane était encore vivant, sinon l’autre ne se serait pas gêné pour clamer l’inverse. Elle s’adossa au mur, le pouce de sa main droite dans sa poche. Jouant la nonchalance, elle remonta sa jambe, pied contre la pierre, comme n’importe quel individu prenant sa pause contre un mur. D’un mouvement rapide, elle pouvait saisir la lame, puis la lancer sur l’autre. Elle ne devait pas se louper ; une deuxième chance relèverait du miracle. Mais ne surtout pas tenter quoi que ce soit immédiatement, c’était trop prévisible.

– C’est Teos qui vous envoie ? Il aurait des sbires d’un niveau un peu plus élevé, il faut croire.

– C’est un peu plus complexe que cela. Nous sommes bien plus développés que vous trois de toute façon.

– Beaucoup plus lâches surtout, pour venir nous attaquer dans le dos. Votre puissance serait-elle en réalité si faible, pour que vous tentiez de me le faire croire ? Auriez-vous peur de m’affronter en véritable face à face ? C’est à se demander. Incapable de me battre sans prendre possession de mon coéquipier !

Le visage de l’interpellé se crispa brutalement, Zair s’apercevant désagréablement à quel point le visage de Tekris pouvait être dur s’il forçait un peu. Elle allait devoir se montrer rapide, et surtout précise, si elle voulait avoir une chance de s’en sortir. Celui en face d’elle, quoi qu’il soit, ne risquait pas de lui pardonner l’affront qu’elle venait de lui faire. Garder un visage impassible, voir même un peu narquois (tentant d’imiter Zane lorsqu’il déclarait aux Stax être « désolé » d’avoir frappé un peu trop fort), devenait difficile sous le regard de braises vives qui s’était allumé derrière les verres de Tekris. Malgré elle, elle peinait à en détacher son propre regard, revenant régulièrement se perdre dans l’éclat métallisé des épaisses montures de son coéquipier.

Le rouge sanglant d’une folie.

Un frisson glacé remonta le long de son échine.

– On verra ce que tu penseras de notre puissance lorsque tu me supplieras de t’achever.

La voix, devenue rauque, la ramena au présent, juste à temps pour voir la masse du colosse obscurcir sa vision. Elle réagit d’instinct, plongea la main dans la doublure de sa botte et projeta la petite lame, d’une dizaine de centimètres, de toutes ses forces. L’acier se ficha dans l’épaule du garçon, lui arrachant une petite exclamation surprise que Zair entendit à peine. Plongeant sur le côté, elle poussa pour effectuer un roulé-boulé qui la propulsa plusieurs mètres derrière l’autre. Se redressant dans le même mouvement, elle récupéra au passage son X-Reader, le petit appareil disparaissant dans sa pochette. Elle s’élança dans les couloirs sombres, se préparant à courir comme si sa vie en dépendait. Ce qui était le cas, en un sens.

Si Zane était vivant, il y avait de bonnes chances pour qu’il soit toujours dans le « salon », là où Zair avait laissé les garçons quelques temps plus tôt – risquer sa vie donnait toujours l’impression que les choses banales dataient de bien plus longtemps qu’en réalité. Peut-être même était-il en état de se battre, et à deux, ils auraient bien plus de chances de s’en sortir, qu’elle seule face à un colosse qu’elle ne voulait pas blesser.

Foutu reste de scrupules !

Elle se concentra sur cette idée réconfortante, tentant de se convaincre qu’elle était bonne, pour s’empêcher d’échafauder divers scénarios catastrophiques.

À peine parcourut-elle quelques dizaines de mètres, une poigne d’acier broyant brutalement le bras et la forçant à faire violemment volte-face. La douleur lui fit serrer les dents, bien qu’elle refusa de montrer que le choc l’ait atteinte, de quelques manières que ce soit.

Un instinct primaire, enfoui depuis des années au fond d’elle, monta le long de sa gorge.

– Zane !

Aussitôt, elle regretta son cri. Aucune chance que le chef des Radikors ne l’entende, elle s’en sentait convaincue. Tous ses efforts pour maintenir une impassibilité de façade réduits à néant en une seule exclamation inutile !

– Il ne viendra pas, personne ne viendra t’aider, siffla l’autre, dangereusement satisfait. Tu es toute seule, et tu ferais bien de te tenir tranquille.

Comment avait-il fait pour la rattraper si vite, alors qu’il n’avait jamais été plus rapide qu’elle ? Sans compter qu’il ne semblait pas faire grand cas du poignard toujours fiché dans son épaule. Elle n’avait certes pas l’intention d’abandonner, aussi fort l’adversaire paraissait-il, néanmoins cette constatation manqua affaiblir grandement sa détermination.

Allons, s’encouragea-t-elle mentalement, elle ne reculait jamais devant la difficulté, et sa pugnacité l’avait déjà sauvée plus d’une fois.

D’un geste souple, elle saisit le col de Tekris, se plaça dos à lui, se servant de son propre poids pour le faire passer par-dessus elle. Le colosse heurta sans douceur le sol, mais cela ne lui fit pas plus d’effet que pour le poignard. Se relevant presque immédiatement, il esquiva le coup de pied destiné à son tibia. Tirant d’un mouvement sec sur le bras qu’il n’avait pas lâché, il plaqua l’adolescente au mur, plaçant son avant-bras sur sa gorge. Un rapide coup d’œil, et il vit qu’elle avait de nouveau saisit une lame, sortit d’il ne savait où. Sa pression sur la trachée se fit plus forte, son regard rougeoyant contenant un avertissement explicite. Les dents serrées, furieuse d’être à la merci de son propre coéquipier, Zair n’eut d’autre choix que de desserrer les doigts, laissant tomber la petite lame dans un bruit sourd.

– Qui ? siffla l’autre d’une voix acerbe.

– Heu… quoi ?

– Ne fait pas ta maligne, tu le regretterais. Lequel de vous trois a osé briser le Tabou ? Celui-là sera interrogé en conséquence !

Le Tabou ? Pitié, non !

Ce qui n’était encore qu’une supposition il y a quelques minutes, venait de se concrétiser de la plus terrible des manières. De plus, Zair n’avait pas besoin du ton furieux et plein de sous-entendus pour deviner qu’il n’accepterait pas de réponse négative. Peu à peu, sans qu’elle puisse l’empêcher, la peur remplaça la colère d’avoir dû se rendre. Un cauchemar, ce n’était qu’un affreux cauchemar. Elle fermerait les yeux, et se réveillerait au son de la voix de Zane lançant ses imprécations habituelles envers les Stax. Et dire qu’elle trouvait ça ridicule quand les autres avaient ce genre de réaction. Ce n’était peut-être pas si risible en fin de compte.

Évidemment, le rajout de pression sur sa gorge ne laissait aucun doute. Elle pouvait désormais à peine respirer, et l’autre en face ne semblait pas satisfait de son silence, ni particulièrement patient.

– Je n’en ai aucune idée, parvint-elle à articuler. Peux plus… respirer… (« Tekris » recula légèrement le bras, lui permettant de reprendre sa respiration. Zair toussota, puis repris, le voyant toujours dans l’attente). C’est déjà un hasard que je connaisse l’existence des Tabous. Je n’en sais pas plus !

L’autre la jaugea du regard, cherchant la moindre trace de tromperie. Zair se rendait compte de n’avoir jamais autant joué avec sa vie sur un mensonge gros comme une maison. Le Dôme faisait partie des choses de sa vie qu’elle voulait à tout prix oublier, et après sa destruction, elle l’avait enfoui dans sa mémoire, peu désireuse d’en savoir plus à ce sujet. Elle ne comprenait même pas ce qu’elle avait fait ! C’était une pulsion, une révolte interne, totalement instinctive!

Ses yeux… mi-clos… figés… vides !

– Qui êtes-vous, souffla-t-elle. C’est Teos qui vous envoie ?

Visiblement, la question ne plut pas, pas davantage qu’il semblait croire à son ignorance. Ses yeux vert feuillage en rencontrèrent d’autres, rouge sang, emplis de haine brûlante et d’égocentrisme (bien pire que Zane, et ça, ça ne lui dit rien qui vaille), qui la transpercèrent comme s’ils lisaient directement au plus profond de son esprit. Les traits des lèvres s’étirèrent, pour laisser se former une bouche affreuse, plus noire encore que le trou le plus profond de Guantanamo, et elle vit une brume grisâtre se refléter à l’intérieur de la gorge. Une voix ressemblant à un sifflement éraillé et n’ayant plus aucun rapport avec celle de Tekris en sortit, tandis que la jeune femme était plaquée plus fortement au mur.

– C’est toi, n’est-ce pas ? Réponds si tu veux vivre !

Paralysée par l’horreur et la peur qu’elle avait jusque-là réussi à maîtriser avec brio, Zair oublia toute dignité devant ces horribles sonorités, et hurla de toute la force de ses poumons.

– Zane !

µµµ

Les gens autour de lui n’esquissaient aucun mouvement, peut-être parce que leur cerveau était aussi présent que leurs visages inexistants, songea Zane. Il marchait dans une tempête faisant rage autour de lui, la poudreuse collant désagréablement à ses chaussures. Jetant un regard aux alentours, il se rendit compte que ce n’était pas seulement à ses chaussures que la neige collait : il rampait sur le sol glacé le plus silencieusement possible. Comme s’il espionnait quelqu’un… un coup d’œil devant lui l’avertit qu’il se trouvait au bord d’une falaise enneigée. Des murmures en contrebas lui parvinrent, mais encore trop loin pour qu’il puisse clairement les attendre.

N’accordant qu’une très rapide attention au paysage – tout ce qui avait de la neige se ressemblait pour lui –, il se pencha un peu plus, ayant aperçu des silhouettes sur un autre plateau neigeux quelques mètres plus bas. Les flocons emportés par le vent l’empêchèrent tout d’abord d’en distinguer plus, mais, plissant les yeux en trépignant sur place – la patience n’avait jamais été son fort –, il parvint à apercevoir trois formes, trop petites pour être adultes, sûrement des adolescents. Il manqua de tomber de son promontoire quand, lorsque les tourbillons glacés changèrent de direction, il reconnut les traits de Teos, Adriel et Saïn.

Cette dernière paraissait en pleine concentration, et Zane pouvait sentir son kaïru intérieur émaner d’elle. Un kaïru intérieur qu’il n’avait pas senti depuis des années, contre-nature. Regardant cette fois Adriel, il la vit désigner quelque chose plus bas encore d’une moue contrariée. Teos fit un geste rassurant, avant de se tourner vers Saïn, mais Zane n’entendait rien d’autre que les rugissements furieux du vent. De plus en plus nerveux d’être au milieu de gens sans visage, il se concentra sur ce qui dérangeait tant Adriel. Une autre silhouette solitaire avançait vaillamment, luttant pour continuer son chemin, X-Reader à la main. Zane le reconnut sur-le-champ : Ekayon, l’élève de maître Atoch, et sûrement l’un des combattant kaïru qui l’horripilait le plus avec Ky.

Allons bon, qu’est-ce qu’il fiche là ?

Et son mépris vis-à-vis d’Ekayon ne venait pas du fait qu’il avait déjà vaincu les trois Radikors à lui seul, absolument pas ! Mais sa présence l’intriguait vraiment, tout comme celle des trois psychopathes.

Teos hocha la tête, un sourire mauvais sur les lèvres, et lança un ordre bref vers Saïn. Aussitôt, celle-ci fit le geste de lancer quelque chose, et une énorme plaque de neige céda sous l’équipe. Elle dévala à toute vitesse la pente vers Ekayon, et celui-ci, pourtant averti par le bruit produit, n’eut pas le temps de fuir. Zane le vit faire demi-tour en courant, poursuivi par la masse blanche, puis un grondement englouti le combattant solitaire, le faisant disparaître sous des tonnes de neige sans aucune chance de s’en sortir, sous les ricanements de Teos et de sa troupe. Le E-Teens sentit son sang se glacer dans ses veines, et cela n’avait rien à voir avec la température ambiante. Il avait déjà assisté à des meurtres de sang-froid, mais connaître personnellement la victime provoquait un étrange effet qu’il détesta. Sans compter que Saïn avait lâché la plaque neigeuse comme si elle commandait un café, avec un naturel inquiétant. Et sans véritable émotion. Au moins, s’il en doutait encore, Zane était fixé : ces trois-là n’hésiteraient pas à les éliminer si lui ou ses deux autres coéquipiers les dérangeait.

Le froid sembla devenir plus intense encore. N’ayant nullement l’air surpris, Teos se retourna lentement. Le regardant droit dans les yeux. Narquois, l’autre lui fit signe de se retourner.

Une main brûlante, étrange contraste avec le climat environnant, lui empoigna le col. Détournant la tête, craignant ce qu’il allait voir, Zane se retrouva face à un visage parfaitement lisse. Sans yeux, ni nez. Seulement une bouche d’où s’échappait une brume grisâtre qui bientôt l’enveloppa, menaçant de l’étouffer. La créature le souleva du sol, au-dessus du vide, et l’adolescent comprit immédiatement ce qu’il allait faire. La chute ne serait pas mortelle, mais sûrement douloureuse pendant quelques précieuses secondes qui le laisserait complètement à la merci de Teos. Qui ne laissera pas passer sa chance de pouvoir le neutraliser pour de bon. L’homme le lâcha, et il chuta dans le vide.

Tout s’effaça autour de lui, et un appel retentit dans son évanouissement.

– Zane !


µµµ


– Zane !

Le cri le fit émerger de son sommeil comateux. Il ne parvint pas immédiatement à savoir s’il était encore dans son rêve ou revenu dans la réalité. Son esprit encore embrumé ne lui avait pas permis de savoir de qui provenait l’appel, mais Zane était incapable de l’ignorer, son instinct lui disait que c’était important. Faisant un effort considérable, il réussit à rouvrir les yeux, luttant pour ne pas reperdre connaissance. Puis tout lui revint en mémoire : le point noir dans le ciel, son agression, et la chape de brume l’empêchant de respirer. De la drogue, mais rien de mortel donc, sinon il n’aurait pas une conscience aussi aiguë du sol glacé qui lui écrasait le nez. Ses sens étaient redevenus clairs bien qu’il soit comateux. Il entendait des bruits de bagarre quelques couloirs plus loin qui cessèrent rapidement (et ce n’était pas un combat amical, sinon le vainqueur aurait lancé une petite pique au perdant). Il y avait un danger dans sa forteresse, et il devait l’éradiquer ! Il entendait tout, mais ne pouvait même pas bouger le petit doigt, le nez sur le sol de pierre du salon.

Du sang avait coulé de sa blessure à la tempe lorsqu’il avait heurté le sol, mais il n’avait pas mal, tout comme il ne sentait qu’une très légère douleur sur le flanc, équivalant à celle lorsque Tekris le frappait un peu trop fort à l’entraînement. Cependant, c’était comme si son cerveau ne distribuait pas ses ordres à son corps, le laissant incapable de bouger le moindre muscle. Éprouver une telle faiblesse était presque douloureux, et affreusement rageant, surtout lorsque l’on ressentait un tel sentiment d’urgence – et que l’envie de botter les fesses de l’intrus était si forte.

Un deuxième cri retentit presque en bruit de fond, bien plus affolé que le premier.

– Zane !

L’extraterrestre cligna des yeux, ne sachant pas tout de suite s’il rêvait encore ou si c’était la réalité. Zair ? C’était sa Zair qui ne craignait pas sa colère pour se faire bien voir de Lokar, quitte à le contredire ? Une montée de fureur l’envahit. Personne ne touchait à sa Zair excepté lui les jours de mauvaise humeur ! Il devait se relever, faire payer cet affront au malotru qui avait osé s’aventurer sur son territoire pour y semer la pagaille, lui faire comprendre que désormais, c’était lui le chef des lieux, et qu’il faisait mauvais de le défier.

Empêcher Zair de passer un sale quart d’heure.

Sous cette pensée, il trouva la force d’amener ses mains jusqu’à ses épaules, y prenant ensuite appui pour se relever sur les genoux. Rien que ce simple geste le laissa essoufflé, mais il ne s’arrêta pas. Car il craignait, sinon, de ne pas avoir la force de continuer et de rester au sol.

Attrapant le rebord de la table, il parvint enfin à se relever en titubant, ses jambes tremblant désagréablement. Faisant quelques pas, il se jeta plutôt qu’il ne s’assit sur la chaise la plus proche. Qu’il détestait sa brutale faiblesse qui le rendait incapable de seulement marcher correctement ! Ses jambes le portaient à peine, et s’il entendait parfaitement clair, sa vision avait la fâcheuse tendance à devenir régulièrement floue. Ses bras, par contre, retrouvaient plus rapidement qu’il ne l’aurait cru leur force, mais l’effort qu’il venait de fournir pour se relever les laissait douloureusement tendus, comme s’il s’était fait une contracture. Sa tête ne lui tournait pas, mais son cou était également affreusement raide, le gênant pour tourner la tête et finissant par pulser douloureusement.

Il voulut serrer les poings, et ne réussit qu’à les crisper davantage. Jamais il ne pourrait arriver à temps si un danger mortel menaçait Zair dans son état, s’il parvenait encore à la rejoindre.

S’il n’est pas déjà trop tard.

Non, il n’y croyait pas une seconde, l’appel ne datait pas de si longtemps, un point c’était tout. Et qu’aucune autre hypothèse sordide ne lui vienne à l’esprit. Mais où se trouvait Zair exactement d’abord ? Un soupir de frustration franchit la barrière de ses lèvres. Sur ce coup-là, il ne pouvait compter que sur Tekris pour rejoindre sa coéquipière avant que quelque chose de grave n’arrive.

Mais il n’allait pas se priver de s’inviter à la fête.

Repoussant la tempête de colère qui tournoyait sous son crâne, il se força à faire un semblant de vide. Récemment, Zair et lui s’étaient en partie ouvert leurs esprits, afin de pouvoir communiquer mentalement sans être dérangés. Avec un peu de chance, il arriverait peut-être à retrouver sa trace et à la remonter, afin de créer un portail pour le mener près d’elle. Il fallait juste qu’il parvienne à se concentrer, et que Zair n’ait pas verrouillé totalement son esprit. Enfant, cet exercice ne lui aurait pas posé de véritables difficultés, tant ils étaient à l’époque liés, mais cela faisait des années que leurs esprits s’étaient fermés l’un à l’autre, effaçant au passage toute trace pouvant les relier et permettre de les tracer. Car si Zane et Zair pouvait se retrouver facilement où qu’ils soient, connaissant leur trace énergétique par cœur, d’autres personnes puissantes et mal intentionnées en était potentiellement capables également. Une précaution qui lui avait été au fond très douloureuse, renforçant le sentiment de solitude qu’il ressentait depuis l’enfance, mais comme toute chose qui lui faisait mal, il l’avait enfouie au plus profond de lui et recouverte d’une gangue d’indifférence, refoulant avec violence tout souvenir qui pourrait y mener d’une manière ou d’une autre.

Et voilà qu’il allait volontairement réveiller une partie de ce qu’il avait si soigneusement enterré, tout en espérant ne pas l’avoir enfouie trop profondément !

Lorsqu’il obtint un semblant de concentration, il se focalisa sur l’énergie si reconnaissable que dégageait Zair, la cherchant dans la forteresse. Heureusement pour lui, l’habitude lui revint rapidement, et bientôt il put se projeter virtuellement vers Zair. Il faillit tenter d’entrer en contact avec elle, mais quelque chose l’arrêta. Il y avait une autre personne avec elle, il pouvait le sentir aussi nettement que le froid qui commençait à mordre son corps inactif. Il fronça les sourcils. L’énergie que dégageait l’inconnu le dérangeait ; c’était comme si la personne en question était artificielle – il ne pouvait pas l’exprimer autrement –, à la fois présente et distante, mais plus prenante que de la mélasse. Et terriblement maléfique. Même face à Lokar, il n’avait jamais ressenti quelque chose d’approchant.

En même temps, je n’ai pas vraiment fait attention.

Se forçant à se détacher de cette présence qui semblait tenter de l’aspirer, il se verrouilla sur Zair. Levant une main devant soi, les yeux toujours clos, il traça de nouveau un cercle dans l’air. Suivant son mouvement, un portail à l’intérieur doré rougeoyant se matérialisa, s’adaptant automatiquement à la taille de son invocateur. Relevant les paupières, Zane eut un instant d’hésitation. Il était en train de mettre en l’air une demi-douzaine d’années de précautions en un instant, tout ça pour aller plus vite.

Exactement le type d’instant dont il ne cessait de rabâcher à Zair qu’il fallait se méfier. Ne valait-il pas mieux cesser et refermer le portail avant qu’il ne l’ouvre à destination, prouvant ainsi qu’il s’agissait d’un geste réfléchi ? Tekris n’allait-il pas aider Zair, rendant son geste inutile ?

Cela vaut-il la peine de risquer bien plus gros ?

Il secoua la tête ; de tout manière, il était sûrement déjà trop tard. Avisant un marteau laissé sur la table, il s’en saisit, luttant pour que ses doigts acceptent de se resserrer autour de l’objet. Cela pouvait toujours servir, mieux valait être prudent tant qu’il ne savait pas qui se trouvait avec Zair. Heureusement, ses muscles s’étaient un peu décontractés ; il allait pouvoir agir finalement !

Lâchant le rebord de la table, il s’engagea dans le portail, s’y jetant plus qu’il ne marcha, son corps encore loin de lui répondre correctement.


µµµ


– Lâche-moi, créature de malheur !

– Eh bien, voilà que tu perds déjà toute dignité, ricana « Tekris ».

– Désolée, les crétins finis, ça m’a toujours fait cet effet !

« Tekris » n’apprécia apparemment la réflexion, puisqu’il la jeta à terre, une main plaquée sur la nuque. Zair maudit sa manie de provoquer sans cesse ses adversaires : elle avait beau se trouver dans une situation désespérée, elle ne pouvait pas s’empêcher d’être impertinente quel que soit la personne en face de soi. Face à Lokar, cela lui avait valu plusieurs fois de mauvaises surprises, mais ce n’était pas ça qui l’avait empêchée de continuer. Elle n’y pouvait rien, c’était plus fort qu’elle !

Mais pour une fois, alors que la poigne de fer la faisait grimacer de douleur, menaçant de lui broyer les cervicales, elle se serait bien abstenue de son caractère habituel. Surtout que l’autre était persuadé que l’adolescente détenait les réponses qu’il voulait. Il la releva sans douceur, la mettant de nouveau dos contre le mur. Zair ne pouvait pas détacher son regard de la bouche affreusement tordue qui laissait entrevoir la brume au fond de la gorge. Entre ça et les yeux rougeoyants, elle sentait qu’elle aurait mieux fait de ne pas prendre de déjeuner. À moins que ça ne soit la fâcheuse manie qu’avait l’autre garçon de la saisir à la gorge, songea-t-elle ironiquement.

Malgré elle, elle laissa échapper un rire nerveux à cette pensée, étranglée par la poigne de l’adolescent.

– Tu trouves ça drôle ? Je te conseille de te concentrer un peu plus, si tu ne veux pas subir le même sort que tes camarades. (Devant l’air surpris de Zair, il sourit.) Ah, te voilà plus à l’écoute !

Semblant seulement se rendre compte que s’il continuait de serrer la gorge de sa victime il risquait de ne jamais obtenir ses réponses, il la lâcha, la laissant glisser jusqu’au sol en se massant la trachée.

– Qu’est-ce que… que leur as-tu fait ?! siffla l’adolescente d’une voix affreusement éraillée.

– Concernant ton coéquipier, je crois que tu n’as pas besoin d’un dessin, fit « Tekris » en se désignant, ravi de sa mine déconfite. Quant à ton très cher chef d’équipe, à l’heure qu’il est, il doit gésir sur le sol, sentant la mort approcher peu à peu sans pouvoir bouger le petit doigt.

Sur cette déclaration, le colosse éclata de rire, ne remarquant pas l’air plus surpris que horrifié de la jeune fille. Ce n’est qu’en baissant de nouveau les yeux sur elle qu’il s’aperçut qu’il n’y avait aucune trace de peur sur son visage. Pire encore, le regardant de nouveau, elle demanda moqueusement :

– Vous en êtes absolument certain ?

– Que veux-tu dire ?

– Je me disais, reprit Zair en ignorant sa question, puisque vous possédez le corps de Tekris, vous n’êtes pas réellement lui. Alors, si vous vous prenez un bon coup sur le crâne, c’est vous ou lui qui souffre ?

– Des menaces ? Tu cherches à gagner du temps, mais ça ne te servira à rien ! Car…

Sa bouche resta grande ouverte, avant de se refermer faiblement.

Dans un bruit sourd, le corps de Tekris s’effondra sur le sol, l’adolescente s’éloignant d’une roulade pour ne pas se retrouver coincée sous sa masse, comment dire, conséquente.

– La preuve que si, rétorqua-t-elle dédaigneusement, se relevant pour se retrouver face à Zane.

– Après, ne vient pas t’étonner si je me demande si tu m’es d’une quelconque utilité, marmonna le chef des Radikors d’une voix que Zair trouva étrangement pâteuse.

Puis, les jambes de l’adolescent cédèrent soudainement sous lui. Zair n’eut que le temps d’enjamber le corps inanimé de son coéquipier pour le soutenir, l’empêchant de retomber au sol. Passant un bras autour de son cou, elle l’amena cahin-caha jusqu’au mur pour qu’il puisse s’y adosser.

– Est-ce que ça va ?

– Ça va, j’ai juste été drogué, mais ça revient petit à petit. Peux-tu…

D’un regard, il lui désigna sa main, douloureusement crispée autour de la poignée du marteau ayant servi à assommer Tekris. Le lâchant, elle défit péniblement les doigts de l’adolescent, rattrapant l’arme une fois qu’ils furent suffisamment détendus pour la laisser glisser. Au moins Zane disait vrai, son corps, qui s’était exagérément contracté sous l’effort se dénouait rapidement, mais il le laissait incapable de tenir sur ses jambes, qui tremblaient tantôt sous l’effort, tantôt à cause de la pression quand Zane tentait de se relever. Mais pourquoi l’autre avait décrit l’adolescent mourant alors ?

Un soulagement sans nom s’empara de la jeune fille. À tous les coups il avait sous-estimé Zane !

– Oh bon sang, souffla-t-elle, tu es là, bien là… Lorsque j’ai vu les yeux de Tekris, j’ai cru que… enfin, que tu lui avait fait… Et comment es-tu venu jusque-là ? C’est bien un genre de portail que j’ai vu apparaître et dont tu es sorti ? Depuis quand tu peux faire des trucs pareils ?

– Écoute-moi bien Zair, tu n’as rien vu, d’accord ? Enfin, rien qui ne sorte de l’ordinaire, c’est bien compris ? De toute façon, ça ne se reproduira pas. Et qu’est-ce que tu veux dire sur les yeux ?

– J’y crois pas, siffla Zair. Même lorsque tu viens de me sauver probablement la vie, tu arrive à être insupportable. C’est un don naturel ou tu t’entraînes ?

– Pardon ? Je t’ai donné un ordre, et tu dois y obéir sans discuter !

– Mais bien sûr, monsieur le nouveau Lokar. Dois-je considérer le fait que Tekris semble être possédé par un esprit cinglé et meurtrier comme quelque chose sortant de l’ordinaire, ou faut-il l’ignorer également ? Ah, et la prochaine fois, si tu ne veux pas être vu, ne te plante pas sous mon nez, en général c’est mieux. Sacré nom de nom, te rends-tu seulement compte de ce que tu dis ?!

– Bien sûr que je me rends compte, pour qui me prends-tu ?

– Alors tu sais très bien que ce sont des stupidités.

– Je ne te permets pas de… Très bien, ça ne sert à rien de t’en dire plus parce que ça fait partie des choses que nous ne pouvons pas reproduire ! Tu tiens tant que ça à mourir ?

– Enfin Zane, si c’est aussi dangereux pour nous, il est déjà trop tard ! Au contraire, ça pourrait nous sauver la vie, comme tu viens de le faire à l’instant.

– Momentanément, car en contrepartie ça va nous rameuter tout un tas d’ennuis encore moins…

– Ouvre les yeux, si ça se trouve, c’est déjà le cas avec Teos et sa clique.

– Rien ne le prouve formellement, tout ce que nous avons, ce sont des suppositions, alors jusqu’à preuve du contraire, on fait comme nous avons toujours fait. Je ne te laisserai pas tout gâcher et nous faire repérer uniquement parce que tu fais une crise d’autorité, ou de panique, je ne sais pas encore !

– Tu peux parler de crise d’autorité ! De toute façon je n’ai jamais compté pour toi ! Tu te caches derrière une menace latente juste pour ne pas avoir à me supporter à longueur de journée, avoue ! Au fond, tu te fiches bien qu’il m’arrive quelque chose, tu as peur que je fasse une bêtise qui mettrais ta précieuse petite vie en danger, tellement tu es persuadé d’être l’élu de je ne sais quoi !

Zane écarquilla les yeux, oscillant entre la stupeur et l’envie de lui distribuer une paire de baffes pour lui remettre les idées en place. Il venait juste d’empêcher le pseudo Tekris de lui faire du mal, et c’était comme ça qu’elle le remerciait ? Et puis, elle ne s’était jamais plainte jusque-là de leur façon de vivre, alors qu’est-ce qui lui prenait de tout à coup se rebiffer de la sorte ? À tous les coups, elle profitait de sa faiblesse passagère pour tenter de prendre l’ascendant sur lui, pour prendre sa place peut-être après tout ! Non, il devait bien s’avouer que ce n’était pas le genre de Zair de vouloir diriger. Elle était bien plus de ceux qui tirent les ficelles dans l’ombre en laissant les autres se prendre les coups pour pouvoir agir tranquillement. Alors pourquoi s’énervait-elle ? Il n’avait rien dit de particulier, enfin rien qui sortait de l’ordinaire ; il lui parlait, à elle et Tekris, comme ça depuis le début, et aucun ne s’était jamais plaint.

Non, ce devait être autre chose, mais quoi ? Comme si c’était le moment…

Se massant les tempes, l’adolescent se retint de soupirer. Visiblement, le si efficace « c’est moi qui commande » en temps normal ne marchait pas aujourd’hui. Mieux valait calmer le jeu puis remettre les pendules à l’heure une fois la situation stabilisée. Tiens donc, c’était bien lui qui avait pensé ça ?

– Écoute, ce n’est pas le moment de se chamailler, nous devons d’abord sécuriser la forteresse et nous charger de Tekris avant que…

Zane ne finit pas sa phrase. Son regard, qui avait dévié jusqu’au corps évanoui, vit avec agacement une épaisse brume, pareille à celle qui avait attaqué Zair, s’échapper à une vitesse entre la paresse et la nonchalance de la masse inanimée que formait Tekris – ce qui vexa Zane sans qu’il ne sache pourquoi. La brume se rassembla rapidement, reprenant une consistance solide sans que les deux adolescents ne parviennent à déterminer ce qu’elle représentait.

– Je ne peux pas courir, murmura Zane dans un souffle.

– C’est pas vrai… Est-ce que tu peux refaire le coup de ton arrivée ?

– Impossible, je ne me sens pas assez fort pour ça. C’est déjà un miracle que j’ai pu le faire une fois.

Zair se gratta nerveusement l’intérieur du coude. Si sa tête de mule de chef admettait à demi-mots qu’il avait pensé à réutiliser son stratagème en dépit de ce qu’il venait de dire, c’était que lui aussi jugeait la situation préoccupante. La voix de son vis-à-vis manqua de la faire sursauter.

– Tu vas t’enfuir, pendant ce temps, j’essaierai de retenir ce truc.

Son ordre n’admettait à la base pas de discussions. C’est pourquoi il fut surpris d’entendre :

– Non. J’ai assez reculé comme ça. Prépare-toi, je vais sortir du temps.

Avant que Zane ne puisse protester, l’environnement se distordit, les deux E-Teens disparaissant dans un faible chuintement, à peine audible.


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Et comme toujours, un grand merci à BakApple, qui a corrigé ce chapitre!


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