L'Arche du Péché

Chapitre 12 : Le sort du solitaire

12362 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 01/05/2021 20:54

Le sort du solitaire


 – Pourquoi doit-il toujours n’en faire qu’à sa tête ?! siffla rageusement Zair, poings au fond des poches.

Tekris se contenta de hausser les épaules. Il lui semblait qu’il s’agissait surtout d’une question rhétorique pour se trouver une excuse afin de justifier ses imprécations envers Zane. Quant à savoir si la jeune fille argumentait sans fin pour convaincre son coéquipier ou elle-même, eh bien, l’intéressé n’avait pas particulièrement envie de le lui demander. Et si jamais il osait objecter, la réaction risquait d’être… prometteuse. À un détail près, il aimait sa tête, et projetait de la garder encore longtemps.

Cela parut être la bonne réaction, car Zair ne jeta pas un regard dans sa direction, passant nerveusement la main dans ses longs cheveux. Depuis quelques temps déjà, elle ne se coiffait plus de l’épais chignon connu des années durant par Tekris. Aujourd’hui, elle avait opté pour une tresse dont la pointe reposait en-dessous de ses omoplates. Il n’aurait pas cru que les cheveux rouges flamboyants étaient si longs.

Enfin, les considérations capillaires étant loin de le passionner, son intérêt se reporta sur son X-Reader, scrutant le petit point pulsant à l’écran de manière régulière. La relique n’était pas encore très loin, et s’ils continuaient à marcher d’un aussi bon pas, les deux E-Teens avaient une chance de la trouver avant quiconque. En l’état actuel des choses, avec seulement deux Radikors disponibles, il n’était pas contre un peu de facilité. Une bataille les engageant contre les Stax ne présagerait rien de bon, du moins à son avis.

– Se séparer, alors que nous venons à peine de subir une attaque ? Bien sûr, il se croit intouchable ! Mais qui est-ce qui devra, encore une fois, le ramasser à la petite cuillère une fois qu’il se sera frotté à plus fort que lui ? Nous deux, évidemment !

Au fond de lui, Tekris apprécia que Zair l’incluait dans ses déclarations. Parfaitement au courant que c’était majoritairement pour ne pas avoir à s’occuper des dommages collatéraux seule, il aimait l’idée d’être une équipe, voir un duo en ce cas précis. De plus, en y réfléchissant, l’adolescente n’avait pas tort, sur le principe. Une fois la relique kaïru détectée, Zane avait hésité moins d’une seconde avant de leur ordonner d’y aller seuls, dans un premier temps. Leur chef d’équipe irait récupérer le matériel de sécurité laissé dans la planque en Islande. Hors de question de laisser la forteresse sans surveillance avec les récents évènements. Bien sûr, Zair s’était immédiatement opposée à ce plan, et cette fois, le colosse lui-même avait exposé ses réserves. Mais Zane restait Zane, têtu comme une bourrique, mieux, une carne affublée d’une rage de dents (si jamais le vert acquérait un jour le pouvoir de lire dans les pensées, Tekris ne donnait pas cher de sa peau…). Incapable de le faire changer d’avis, sans parler qu’il avait coupé rapidement court à la conversation, s’envolant avant un nouvel assaut verbal.

Un affront que Zair refusait d’accepter. Depuis leur départ, soit elle ruminait, perdue dans ses pensées, soit elle laissait échapper une ou deux phrases furieuses n’attendant pas de réponse. Guère le meilleur moment pour discuter donc. Pourtant, Tekris avait besoin de lui poser quelques-unes des nombreuses questions taraudant son esprit.

Pesant encore un peu le pour et le contre, il décida finalement de tenter le coup, quitte à dévier si la conversation s’envenimait dangereusement. Deux ou trois sujets bateaux mais néanmoins crédibles attendaient déjà en stock une occasion de sauvegarder son intégrité physique.

– Zair, j’ai un truc à te demander…

Elle ne répondit rien, mais tourna néanmoins son regard vers lui, signe qu’il avait capté son attention. Dans le cas contraire, elle aurait marmonné un vague assentiment tout en consultant son X-Reader.

– Faut que je sache si tu m’en veux, pour, eh bien, le moment où je t’ai attaqué.

– Nous en avons déjà parlé, tu n’étais pas toi-même, mais possédé par une brume métamorphe. Tu n’es pas responsable des actes commis à ce moment.

– Je t’en prie, pas de ça, s’exclama Tekris, balayant l’air d’un large mouvement de main. C’est la version que tu sers sans cesse à Zane, sur tous les tons et toutes les déclinaisons possibles. Je souhaite la véritable version, ce que tu en penses réellement, sans tous ces artifices destinés à le contrarier.

– Tu crois que ma préoccupation principale est d’inventer des prétextes uniquement pour ne pas être d’accord avec lui, c’est ça ?

En plus de m’utiliser comme pare-feu si besoin, marmonna intérieurement le colosse. Non pas qu’il détestât le regain d’attention, plutôt inhabituel, de Zair à son égard depuis quelques jours. Cependant, il aurait bien souhaité que cela se fasse en d’autres circonstances.

Ravalant la pointe d’amertume remontant dans sa gorge, il se força à lever les mains devant soi, en guise d’apaisement, choisissant soigneusement ses mots.

– Non, ce n’est pas ce que j’ai dit. Simplement, tes mots sont destinés à empêcher la paranoïa de venir s’installer entre nous trois, peu importe ce que pense Zane. Mais rien ne me dit qu’au fond, tu n’es pas de son avis. Et que tu ne protestes pas juste parce qu’il a un avis divergeant.

– Quoi ? Je ne cherche pas à…

– Arrête, tu sais que j’ai raison, la coupa-t-il. Depuis l’attaque, tu le contredis sans cesse, discutes tous ses ordres. Limite si tu ne montes pas sur tes ergots dès qu’il ouvre la bouche. Je ne te demanderais pas pourquoi tu te comportes comme ça, tout comme je ne vais pas, pour l’instant du moins, exiger de connaître la vérité sur le combat dans la réserve de kaïru, ou pourquoi vous paraissez connaître ces attaques bizarres utilisées par Teos et sa clique. Ce n’est pas parce que je me tais, que je ne vois rien. Non, l’information dont j’ai besoin, c’est de savoir ton opinion réelle sur… mon comportement pendant l’attaque.

Un silence lourd ponctua ses paroles. Si Zair avait une seconde baissé les yeux à la mention de son conflit actuel vis-à-vis de Zane, elle les avait rapidement relevés, toisant furieusement son coéquipier.

– Contrairement à ce que tu sembles penser, je suis capable d’avoir mes propres opinions. Je ne t’en veux pas pour les actions sous le coup de cette… usurpation temporaire d’identité. Je suis sérieuse, je sais que ce n’était pas de ta faute. Toi, par contre, tu culpabilises bêtement à propos de choses auxquelles tu n’aurais rien pu changer.

– Et comment ne le serais-je pas ? Je sais pertinemment être le moins puissant de nous trois, mais je n’ai même pas été capable de résister à ce truc ! Bon sang, je me suis fait avoir par un tapis volant ambulant ! J’ai failli causer la perte de la forteresse et mettre à terre en quelques heures l’intégralité de notre travail ! Et je ne sais même pas pourquoi ! Enfin, je me rappelle de ce que j’ai… de ce que mon corps a fait, mais je ne comprend pas un traître mot de ce délire ! Et je sais parfaitement que je ne peux pas vous demander le pourquoi du comment, car je n’aurais aucune réponse ! Je t’ai brutalisé, alors oui, je m’en veux, et j’ai de bonnes raisons pour ça !

– Tekris, je t’en prie…

– Bah, laisse tomber, ça ne sert à rien.

– Je ne suis pas d’accord, je vois bien que ça te travaille. Pire, tu tournes autour du pot et j’ai horreur de ça.

Un froncement discret de sourcils l’avertit que derrière la proposition sous-entendue d’épancher les tourments de son esprit, il n’était pas dans son intérêt d’insister sur les sujets sensibles évoqués juste avant.

Tekris poussa un long soupir, indécis. Évidemment, sa coéquipière avait senti qu’il ne lui disait pas tout, que ses exclamations furieuses cachaient une plus profonde honte, difficilement exprimable pour l’adolescent.

Afin de se donner une contenance, il consulta l’écran de son X-Reader, tentant de deviner où la relique pouvait s’être cachée cette fois. Sa localisation, encore imprécise, indiquait cependant clairement le bord de l’Océan Pacifique. Entièrement vide de présence humaine, l’île était de forme triangulaire, sans la moindre forêt pour rompre la monotonie du paysage. Au cours de leur marche en direction des côtes, les deux combattants kaïru avaient dû franchir un plateau volcanique, heureusement éteint, à la surface désespérément plate envahie de hautes herbes ayant colonisé la majeure partie de l’île. Mais plus ils s’éloignaient de l’intérieur des terres, plus les piémont irréguliers laissaient place à des plaines recouvertes de verdure atteignant à peine leurs chevilles.

Enfin, il parvint à formuler sa pensée, la voix devenue hésitante.

– Là-bas, tu avais l’air terrorisée… commença-t-il.

– Sans blague ? J’étais plaquée contre un mur par un type deux fois plus grand que moi, aux intentions tout sauf pacifiques.

– Il n’y avait pas que ça. Au cours de nos vies, nous nous sommes déjà retrouvés face à des mecs dix fois plus costauds que toi, et pas une fois, tu as eu cette expression de peur sur ton visage. Et tout s’est passé de manière si précipitée…

Tekris se mordit la langue, particulièrement agacé de son incapacité à formuler clairement ses pensées. Pourtant, il savait à peu près ce qu’il voulait dire, l’avait sur le bout de la langue. Mais comme à chaque fois, devant une situation risquant de s’envenimer, il éprouvait l’irrépressible envie de faire marche arrière, détestant les conflits directs s’ils n’étaient pas physiques ou kaïrus.

Mais cette fois, l’adolescente à ses côtés attendait une réponse, lui faisant clairement comprendre qu’il en avait soit trop dit, soit pas assez.

– Si je te pose directement une question, me répondras-tu honnêtement ?

– Je vais essayer, mais je me réserve le droit de refuser.

– C’est à cause de ce qui s’est passé durant la mission dans les arbres, que tu réagis comme ça ?

– Tu as cafté ? demanda abruptement Zair.

Le colosse la fixa une seconde, interdit. Incertain d’avoir bien entendu.

– Quoi ? Mais comment peux-tu seulement imaginer que j’ai vendu la mèche ?! Au cas où tu l’aurais oublié, nous sommes tombés d’accord pour ne rien dire tant que ce n’est pas absolument nécessaire !

– Je sais. Seulement, un instant j’ai cru qu’il était au courant.

Sans un mot, Tekris haussa les épaules, tapotant sèchement l’écran de son X-Reader. Il se sentit… profondément insulté. Alors comme ça, après toutes ces années, Zair le pensait capable d’une telle félonie ?

D’un autre côté, lui susurra une petite voix moqueuse, elle avait toutes les raisons de se méfier de lui, désormais. De même que leur chef d’équipe. Si Zane n’avait guère autant besoin de forces à son service en ces temps troubles, personne ne saurait dire si l’irascible extraterrestre aurait décidé de le garder au sein de la forteresse. Au fond, réalisa-t-il brusquement, il ne savait rien de ses coéquipiers, du moins rien qui précéda leur rencontre, tout comme eux ne connaissait que des bribes de son propre passé. Jusque-là, il ne s’en était pas soucié plus que cela, aujourd’hui, il en ressentait une pointe de regret. À présent, empêtré dans une situation de plus en plus insoluble, il aurait bien aimé juste savoir contre qui il se battait. Et pourquoi. Il devait y avoir une raison au lien continuant d’exister entre Zane et Zair, un lien qu’il avait ressenti dès leur première rencontre, il le sentait bien, ne lui plairait absolument pas.

Non mais à quoi il pensait là ?

– Tu as pensé que Teos m’aurait entendu, alors que je jouais les balances auprès de Zane ?

– Je ne parlais pas de Teos, ou même des femmes qui l’accompagnent, mais de Zane. Vous avez bien discuté seul-à-seul, juste avant l’attaque ?

Il remarqua soudain la ligne des épaules de l’adolescente, tendue à craquer, contrastant avec son apparente nonchalance. Il ne s’agissait pas seulement de savoir la teneur de la conversation s’étant produite entre son chef d’équipe et lui – semi-dispute aurait été un terme plus approprié –, ou d’un « tu l’as dit ou pas ? ». À défaut d’explications concrètes, il ne pouvait saisir toute la complexité de ce qui se passait dans la tête de la rousse, mais cela dépassait la simple querelle entre jeunes gens en pleine période de puberté.

– Je n’ai rien dit,finit-il par déclarer. Surtout pas à lui.

Tekris avait tenté d’adopter un ton apaisant, et cela marcha, au moins en partie. Zair expira lentement, comme si elle avait retenu sa respiration pendant sa réflexion. Dans le même mouvement, son corps se relâcha, se concentrant bien davantage sur leur mission qu’auparavant, taisant ses remontrances envers son chef d’équipe. Désappointé, son coéquipier patienta quelque secondes, avant de renoncer. Les informations souhaitées obtenues, elle ne sembla toujours pas juger bon de lui fournir ne serait-ce qu’un semblant de réponse. Un instant, il envisagea d’insister, contrairement à ses habitudes. Comme si elle avait lu dans ses pensées, Zair reprit la parole, sans le regarder.

– Moins tu en sais, mieux ça vaut pour toi, crois-moi.

– Tu ne peux pas juste me dire ça, et penser que je m’en contenterais éternellement.

– Pourtant, c’est tout ce que tu auras. Pour le moment.

Étonné, le E-Teens se retourna vers sa coéquipière. Venait-elle réellement de sous-entendre qu’elle envisageait de lui en dire plus, un jour ? Si sa curiosité se trouvait loin d’être satisfaite, c’était la plus grande marque de confiance lui étant accordée depuis très longtemps. Aussi garda-t-il le silence pas, se mordant la langue pour empêcher son sourire de s’étaler bêtement sur son visage. Il était encore trop tôt pour se montrer guilleret, sa coéquipière gardant un visage grave, voir préoccupé. Se montrer soudainement joyeux risquait de le faire passer pour un irresponsable peu préoccupé de la réussite de leur mission, au mieux, et il n’avait certainement pas envie de baisser plus encore dans l’estime de Zair. De Zane également, se corrigea-t-il mentalement. Regagner la confiance de l’adolescent risquait d’être plus délicat encore…

Mais, dut-il s’avouer, ses préoccupations actuelles se tournaient davantage vers son amie, que son chef d’équipe. Rarement l’avait-il vue si tendue, même, nerveuse. Sauf peut-être, quand Zane avait trouvé le gant de Lokar, et que son pouvoir lui était monté à la tête.

Dans une tentative de réconfort, sa main se posa sur l’épaule de la jeune femme, légère au cas où elle souhaiterait qu’il la retire au plus vite. Elle se crispa une seconde, puis se relâcha doucement, guettant ses réactions du coin de l’œil.

– Ne t’en fais pas, il n’arrivera rien à Zane, il est parfaitement capable de se gérer tout seul. Et nous nous sortirons de cette fichue situation, quelle qu’elle soit. Crois-moi, nous avons connu pire, non ? Pense aux vieux touristes qui rôdaient près de l’orphelinat, impatients de nous offrir des jouets flambants neufs. Ça, c’était un véritable défi à surmonter, plaisanta-t-il. Ou, même, échapper aux services sociaux, ou je ne sais plus quelle organisation de ce type, pour sortir de l’orphelinat ! Là il y avait un vrai enjeu !

– Je suppose… Mais filer à la barbe et au nez des humains n’était pas si compliqué. Ils s’attendaient tellement à devoir surveiller une petite fille et un garçon malingre (marmonnant dans sa barbe inexistante, Tekris croisa les bras sur sa poitrine, palpant machinalement ses biceps. Il n’aimait guère se rappeler qu’un jour, il avait été aussi fin qu’un clou, peinant à prendre un gramme de muscle) que personne n’a fait attention au type qui a démoli le mur est de l’extérieur.

Ne pouvant s’en empêcher, Tekris éclata d’un rire franc. La tête des surveillants, occupés à patrouiller mollement dans les allées en vérifiant régulièrement que personne n’avait tenté de s’échapper des lieux (bien difficile quand la seule porte de sortie se trouvait construite toute de fer, seule une fenêtre placée hors de portée des enfants permettant de s’assurer de leur présence – une précaution prise pour tout marmot à problème), confrontés à une explosion laissant un trou béant dans leur précieux mur avait dû être impayable !

Retrouvant son sérieux, Zair releva le nez de son X-Reader, observant avec attention les alentours.

– Je crois que nous touchons au but, Tekris. Regarde!

Suivant la direction indiquée par son doigt, le colosse remarqua d’abord qu’ils se trouvaient désormais seulement à quelques dizaines de mètres de l’océan, les plaines herbeuses se raréfiant à mesure qu’ils se rapprochaient de la source . Survolté, son X-Reader vibra dans sa main, détectant une immense quantité de kaïru obscur – suffisante pour assurer une meilleure défense de la forteresse, songea-t-il, ou du moins une plus grande puissance de leur chef d’équipe.

Sur les pas de sa coéquipière, l’adolescent pencha la tête vers l’arrière, scrutant attentivement les bustes gigantesques arborant un visage boudeur, terriblement inclinées pour certaines. Si Zair hocha doucement la tête, visiblement approbatrice, il prit conscience de son incompréhension totale de l’art humain, enfin, moaï avait précisé sa coéquipière sur la route. Ne comprenant guère pourquoi la Terre entière faisait tout un plat des célèbres statues tournant le dos à la mer, franchement hideuses. Il allait falloir revoir les critères des humains en matière de chef d’œuvre, ses lacunes commençaient à devenir handicapantes.

Non, en réalité, il se fichait de l’opinion des terriens comme du mascara séché de Diara.

Mais ce n’était pas leur progression rapide, ni les ancestraux monuments de pierre, qui intéressaient réellement Zair. Au pied d’un des rang de têtes figées dans la pierre, le socle sur lequel elles reposaient était fendu en deux, de manière perpendiculaire à l’océan. Les alentours de la fissure – enfin, une crevasse plutôt, étant donné sa largeur, grimaça le colosse, se penchant légèrement pour en apprécier la profondeur – s’étaient parés d’une brutale teinte violacée, la vie même semblant avoir été absorbée de cet endroit. La pierre paraissait avoir vieillie de plusieurs décennies en une fraction de seconde, l’herbe réduite en cendres.

Ce n’était définitivement pas une petite relique qui avait produit ce changement.

– Eh bien, nous sommes certains qu’il s’agit bien de kaïru obscur ! plaisanta Tekris en s’approchant davantage du gouffre.

Zair lui emboîta le pas, puis se pencha à son tour par-dessus l’abîme. N’en apercevant pas le fond, elle se recula légèrement, cherchant une excuse pour ne pas avoir à y descendre. Au bout d’une ou deux minutes, elle dut se rendre à l’évidence, un léger soupir s’échappant de ses lèvres.

– Bien, sûr, la relique semble se trouver au fond de ce… truc.

– Si nous sautons, tu penses arriver en bas en un seul morceau ?

– Non mais tu es stupide ou quoi ? Vu la profondeur, je n’irais même pas tenter ! Je crains qu’il ne faille escalader.

– Tu veux dire descendre ?

– Le résultat sera identique au final, non ? Alors peu importe le terme exact.

La moue de Tekris resta dubitative, la perspective d’une descente dans les entrailles de la Terre ne le réjouissant guère. Cependant, un coup d’œil au sinistre vide s’étendant sous leurs pieds le ramena à d’autres préoccupation. Zair était-elle sérieuse quand elle affirmait s’agripper à la paroi rocheuse, et ce jusqu’en bas du gouffre ? L’entreprise lui paraissait des plus risquée, même pour une relique. Pourtant, sa coéquipière était bien loin d’éprouver de telles inquiétudes, tâtant le terrain pour s’assurer de sa solidité. Elle parut déçue, les surfaces rocheuses, pourtant solides de base, s’effritaient rapidement quand elle se contentait de seulement passer la main.

– Vu le train où vont les choses, il ne faudra pas plus de quelques jours au kaïru obscur pour rayer cet endroit de la carte. Ou de corrompre entièrement son lieu d’accueil.

– Que crois-tu que Lokar voulait faire, en créant ce nouveau kaïru ?

– Prendre un avantage sur le Redakaï afin de pouvoir se venger, voilà une chose de sûre. C’est le but de sa vie.

Tekris acquiesça, tournant lentement vers sa droite afin de chercher un passage.

– C’est dingue quand on y pense, d’avoir réussi à séparer les côtés bon et mauvais du kaïru. Surtout qu’à la base, il s’agit d’une énergie positive. Je me demande comment il a réussit ce tour de force.

Le colosse s’éloigna de quelques pas, scrutant le paysage s’étalant devant ses yeux. Une vaste plaine, complètement plate, avec les cols montagneux en arrière plan. Des statues affreuses, évidemment, ponctuées entre-deux par des palmiers rendus rachitiques à cause du kaïru obscur, derniers vétérans d’une quelconque végétation arboricole. Aucune possibilité de se dissimuler, ou de tendre une quelconque embuscade.

– Peut-être s’est-il inspiré des travaux d’autres Redakaïs, supposa distraitement Zair.

Abandonnant son examen du paysage, le colosse fixa sa coéquipière, à la recherche d’une plaisanterie. Comprenant que sa déclaration n’avait rien d’une boutade, il rejoignit l’adolescente, posant un genou à terre pour glisser un monceau de terre calcinée entre ses doigts.

– Pourquoi des Maîtres kaïru chercheraient-ils à créer une énergie aussi néfaste ? C’est contraire à leur éthique ! Regarde tout le ramdam que produit le kaïru obscur.

– On ne sait jamais, répondit évasivement Zair, balayant son objection d’un revers de la main. Le Redakaï n’est pas exempt de Maîtres moins bien attentionnés que prévu, et il s’agit typiquement du genre d’exemples que les bien-pensants dissimuleront à tout prix. Lokar est le plus célèbre des Maîtres Renégats, néanmoins probablement pas le premier. Ni le dernier. Le pouvoir finit toujours par monter à la tête de quelques-uns, aussi immaculé puisse être leur Code d’Honneur.

– Comme Zane, marmonna Tekris, maussade en dépit de sa curiosité.

– Oui, très certainement. C’est un miracle qu’il ne nous traite pas comme des esclaves, à présent que le X-Reader de Lokar se trouve en sa possession.

Gêné, Tekris trouva un intérêt hautement scientifique au gouffre s’étendant sous ses pieds, portant machinalement la main à son cou, touchant les anneaux entrelacés de ses parents comme s’il s’était agi d’une formule incantatoire capable de repousser tous les démons. Réalisant soudainement son erreur, sa coéquipière laissa échapper un faible « mince ! », à peine audible.

– Ce n’est pas ce que je voulais dire…

– Laisse tomber, s’empressa-t-il de l’interrompre, mal à l’aise de se retrouver sujet de l’attention… du moins de cette attention. Zane finira bien par se lasser de me voir effectuer les travaux ingrats, quand il se rendra compte que mon entraînement n’avance pas.

– D’accord, mais ça ne justifie pas non plus son acharnement. Je n’ai jamais eu grand espoir que notre équipe se retrouve sur un pied d’égalité, mais à force de se comporter comme un enfant, il finira par nous faire couler avec lui, siffla l’adolescente, peinant à maîtriser les tremblements furieux de sa voix. S’il le faut, j’irai lui parler, une fois rentrés de mission, pour qu’il cesse sa crise inutile !

– Je t’en prie, laisse tomber, répéta Tekris, un frisson glacé remontant le long de son échine.

Jusque-là, il n’avait été qu’un prétexte dans le conflit larvé opposant ses deux coéquipiers, servant de tremplin occasionnel quand l’un ou l’autre ne détenait aucun autre moyen de prendre l’ascendant. Par contre, s’il devenait le centre même de la querelle des deux adolescents, il ne donnait pas cher de sa carcasse…

– Je m’en accommode très bien, et si les missions reprennent à un rythme régulier, je suis certain que Zane oubliera la raison de sa colère pour se concentrer sur sa domination du monde.

– Tu sais comme moi qu’il n’oublie jamais sa rancune, rétorqua Zair. (tendant l’oreille, elle fronça les sourcils, bouclant son X-Reader dans la pochette qu’elle portait à la cuisse.) Nous en reparlerons plus tard, il y a plus urgent à faire pour le moment.

Sur ces paroles, elle désigna le ciel du menton, tout en évitant de croiser le regard du E-Teens. D’abord surpris de sa réaction, ne lui ressemblant absolument pas, il choisit de ne pas lui poser de questions, saisissant cette diversion bienvenue.

Cependant, l’adolescent se crispa, comprenant que la diversion en question était le X-Scaper.

Volant à vitesse régulière vers l’île de Pâques, l’équipe monastèrienne ne mettrait guère plus d’un quart d’heure avant d’atterrir, et peut-être une heure pour trouver la relique. Et encore, avec l’énergie dégagée par celle-ci, il ne leur serait pas difficile de trouver le site sur lequel se tenaient les Radikor.

– Bon, alors il va vraiment falloir se battre à quatre contre deux quoi.

– Pas forcément, avec son X-Reader endommagé, Ky ne pourra pas faire grand-chose.

– Donc, à trois contre deux. Super, me voilà rassuré…

– Ekayon est peut-être reparti faire une de ses missions solo, qui sait ?

– J’espère, toujours est-il que nous devons trouver un moyen fiable de descendre dans cette grotte, et si possible avant les Stax.

– Que se passe-t-il, je croyais que tu avais hâte de te battre contre nos ennemis récurrents ?

– C’est le cas, et s’il le faut je n’hésiterai pas, mentit à moitié Tekris. Simplement, j’aurais préféré avoir Zane en renfort, pour leur faire mordre la poussière en règle.

Zair se contenta d’un petit « Mhm, mhm » peu convaincu, un léger sourire venant étirer ses lèvres fines. Et le colosse se dit que s’il était parvenu à chasser un peu sa mauvaise humeur, c’était une très bonne chose.


µµµ


Décrochant la dernière cellule de détection composant le système de surveillance employé dans la grotte, Zane la fit tourner plusieurs fois entre ses mains, comme les précédentes, afin de vérifier son état. De la taille de son poing, le petit appareil laser aux multiples facettes rectangulaires, superposées diagonalement, ne paraissait guère endommagé par le froid ou les intempéries. Un seul était à présent hors d’usage, et même l’anneau prévu pour se glisser à une cheville était en état de marche, après un petit nettoyage cependant. Satisfait, le E-Teens le plaça avec ses congénères, à l’intérieur d’une boîte en ébène de taille moyenne. Il combla les espaces restants avec une serviette en tissu, destinée à éviter les chocs intempestifs durant le transport. Puis il referma soigneusement le couvercle, claquant les attaches dans un bruit sonore qui se répercuta brièvement, rompant le silence pesant de la grotte. Depuis sa dernière visite, rien n’avait vraiment changé. Des bosquets de pics de glace jonchait toujours le sol, transperçant la pierre les bordant comme d’extravagants parterres. Outre l’entrée, parfaitement dégagée, les murs et le fond de l’abri se trouvaient ornés d’autres pointes gelées, certaines aussi épaisses que le corps de Zane. S’étalant de manière complètement anarchique, elles en arrivait à cacher complètement la pierre par endroit. Une partie s’était écroulée, rendant l’accès aux sections plus avancées de la grotte difficile. Un souvenir d’une confrontation éclair entre ses coéquipiers et Ky. Heureusement, il ne s’agissait pas de l’objectif de l’adolescent.

Consultant rapidement l’avancée du soleil dans le ciel, il conclut n’avoir perdu que peu de temps durant son aller-retour en Islande ; avec un peu de chances, il pourrait rejoindre ses deux coéquipiers avant le début des choses sérieuses. Comme ça, il serait certain du bon déroulement de la bataille qui ne manquerait pas de se déclencher. Cette constatation aurait dû le satisfaire, au moins un peu, après tout la nouvelle était bonne.

Mais son humeur franchement maussade ne s’améliora guère. Au contraire, il sentit n’avoir pas tellement envie de rejoindre son équipe. Pourtant, il admettait volontiers ne pas avoir fait le meilleur choix en les envoyant seuls se charger de la mission, même temporairement. Seulement, il avait vraiment besoin de souffler un peu, se retrouver seul sans devoir gérer tout et n’importe quoi, et cela comprenait également les caractères de Zair et Tekris. Surtout Zair. Elle allait vraiment le rendre fou à force de changer de comportement sans arrêt ! D’autant plus qu’il ne voyait pas pourquoi elle s’était soudainement mise à discuter le moindre de ses propos comme s’il s’agissait d’une affaire d’état ! Il avait pourtant cru que les choses s’étaient arrangées entre eux. Mais ces derniers jours venaient de lui prouver le contraire.

Elle va m’abandonner, de son plein gré, je l’ai vu… Mais pourquoi ?

Plus d’une fois déjà, l’envie de l’envoyer ailleurs pendant un bon moment lui avait effleuré l’esprit. Pour être repoussée sitôt après. Hors de question de la laisser seule où que ce soit, avec Teos et compagnie rôdant dans les environs ! C’était bien trop dangereux.

L’équipe infernale l’épuisait tout autant, il devait l’avouer. À peine le temps de se remettre d’une mission, qu’il fallait lutter contre le trio extraterrestre les pourchassant sans cesse. Mais bon sang, le doute n’était plus permis sur leur origine, alors comment avaient-ils retrouvés leur trace, à Zair et lui, avec toutes les précautions prises depuis toutes ces années ? Cette fichue prudence, qu’il avait eut tant de mal à supporter au départ, et pire encore le cacher à l’adolescente pour ne pas lui rajouter de peine, pour rien ? Réprimer tous ses instincts, ses réflexes, adopter une nouvelle forme de combat, parfaitement inutile ? Nada, merci d’avoir essayé et ne survivez pas ?

Il se redressa brutalement, l’esprit tourmenté. Quelque chose s’agitait insidieusement en lui, n’attendant qu’un moment de faiblesse pour reprendre le dessus. Quelque chose déjà convoité par le passé, qu’il haïssait du plus profond de son âme, sans avoir le choix.

Il avait besoin d’air, d’espace, de respirer enfin !

Tout n’est pas perdu ! Il suffit de récolter beaucoup de kaïru, afin de gagner en puissance, et personne ne pourra plus nous atteindre ! Surtout du kaïru obscur, c’est cette énergie qui a réussi à mettre en fuite Adriel !

Et c’était tout à fait vrai, le cri guttural et fantomatique de la brume sombre résonnait encore sous son crâne.

Je ne suis pas un faible ! Je suis le meilleur combattant kaïru de toute façon !

Mais avec sa présente incapacité à utiliser d’autres attaques que celles obscures, pouvait-il assurer la sécurité de son équipe, garder indéfiniment sa place ?

Qu’est-ce qui m’arrive ? Pourquoi douter ? Mes visions finalement vraies, le kaïru s’écoulant entre mes doigts comme au travers d’un sablier… Sans parler de ce type bizarre aperçu seulement quand je voyageais ailleurs ! Est-ce que je deviens fou ?

Il se secoua vigoureusement, comme si cela pouvait faire partir ces pensées dérangeantes.

Revenant à la tâche en cours, il jeta un coup d’œil vers l’entrée de la grotte, vérifiant bien l’absence de fouineurs indésirables. Il était peu probable d’avoir été suivi jusqu’ici, car à mi-chemin, Zane avait décidé d’utiliser ses illusions afin de se soustraire à la vue de tout et de tous, mais sa – légère – paranoïa lui imposait cette prudence. L’examen visuel étant positif, il traça un cercle dans l’air faisant la moitié de sa taille, ouvrant son espace kaïru. D’accord, il s’en servait un peu trop régulièrement en ce moment, mais puisque leurs ennemis étaient capables de les repérer alors qu’il jouait la carte de la prudence, ce n’était pas une toute petite dépense d’énergie sui le trahirait désormais.

Que pouvait-il bien faire à propos de Teos ? Ignorant l’endroit où il se terrait, Zane n’avait aucun moyen de frapper le premier. Être condamné à attendre la prochaine offensive de l’adolescent à la peau brune le rendait presque dingue ! La position d’attente passive, de faiblesse selon lui, était proprement insupportable ! Et pas seulement sur ce sujet. Ne pas avoir le moindre indice quant au retour de Lokar était tout autant détestable. Surtout si les retrouvailles se déroulaient telles qu’il avait vu…

Grognant de frustration, le E-Teens déposa précautionneusement la boîte contenant le dispositif de sécurité au sein du cercle. S’apprêtant à le refermer immédiatement, Zane arrêta son geste au dernier moment.

Puisqu’il n’était pas en retard, il pouvait bien prendre encore une ou deux minutes. Zair et Tekris étaient bien capables de gérer une petite quête durant une heure tout de même ! Et si ce n’était pas le cas, ils allaient apprendre sur le tas ! Il n’était pas leur nounou après tout !

Il se concentra succinctement, puis plongea de nouveau la main dans l’ouverture flottante, en sortant le coffret récupéré lors de son expédition solitaire au sein de la forteresse en ruine.

Par le pouvoir du kaïru, il avait l’impression que cela faisait une éternité ! Pourtant, tous les évènements suivants s’étaient déroulés à peine quelques mois plus tôt…

S’adossant à l’une des parois glacées, Zane ne s’assit cependant pas, désireux de pouvoir combattre à n’importe quel moment si besoin. Avec l’enchaînement de contretemps subis, à part dans le but de trouver l’emplacement de la prison des parents des Imperiaz, il n’avait pas vraiment pu examiner plus en détail son contenu. Et quelque chose lui disait que c’était le moment d’en prendre un petit, afin de se faire enfin une idée de l’utilité de ce coffret.

Tout d’abord, il laissa rapidement de côté les pièces de monnaie, ainsi que la figurine représentant le dragon enroulé autour d’une épée, peu intéressé. Le parchemin les rejoignit tout aussi vite, rempli de connaissances techniques purement incompréhensibles pour le moment. De plus, il était rédigé en mandralien, une langue extraterrestre peu connue. Il en avait quelques notions, mais la traduction risquait de nécessiter beaucoup de concentration. Il s’attarda un peu plus longtemps sur les livres. Enfin, le premier, écrit dans la langue du officielle du Redakaï (simplement appelée « Redakaï », bonjour l’originalité… Au moins n’eut-il aucune difficulté à le lire en diagonale, cette langue était enseignée aux disciples du kaïru dès leurs premiers jours d’entraînement), consistait en un barbant essai sur l’origine du kaïru et ses caractéristiques, par Maître Lyro. Zane le connaissait de nom, il s’agissait simplement du formateur de Maître Baoddaï. Mais au bout de dix minutes, il décida d’étudier cela plus tard. Le second se révéla être bien plus instructif, mais également inquiétant. Son sang se glaça quand il vérifia le sujet, et le nom de l’auteur.

Un volumineux traité des travaux effectués sur les monstres kaïrus par Emmett Thiers. Le premier homme a avoir réussi à en créer de manière totalement artificielle. Ces monstres étaient extrêmement rares, et surtout issus de manipulations interdites sur le kaïru. Une affaire qui avait fait beaucoup de bruit à une époque au sein même du Redakaï, autant par la teneur de l’histoire en elle-même, qu’à cause de l’homme qui était à l’origine de cette histoire. Emmett Thiers, dont la nomination même au sein du Conseil avait fait scandale, car peu après, des soupçons de tricherie lors de l’épreuve en solitaire pour accéder au statut de Redakaï avaient circulé. Sans jamais avoir été totalement prouvés. Ce n’était que plus tard qu’il avait été découvert qu’il était parvenu à créer des monstres artificiels, chose à la fois impensable et prohibée. Dont Slab et Lionere. Il était parvenu à ce tour de force en manipulant la signature kaïru des monstres et la génétique de ses animaux de compagnie, un lion et quelques créatures marines. Mais avant que Thiers n’ait pu être puni, il s’était enfui en faisait exploser son laboratoire, quelques années après la propre fuite de Lokar. Encore une raison de s’inquiéter pour le Redakaï, car il n’était pas parti seul, accompagné de ses fidèles et de tout le kaïru qu’il avait pu récupérer. De plus, son équilibre psychique avait été terriblement compromis suite à ses manipulations, qu’il garda jalousement secrètes. Bien que Zane n’aurait guère parié sur la sanité mentale de l’individu dès le départ. Depuis, cette histoire avait été enterrée et oubliée, n’étant plus racontée qu’entre membres du Conseil du Redakaï.

Sauf par Lokar, visiblement. Et, en voyant les nombreuses annotations des marges, son ancien maître ne s’était pas limité à un simple déchiffrage assidu. Comment avait-il pu se procurer cette ouvrage, alors que tous les exemplaires étaient censés avoir été détruits, et leur lecture interdite ?

Avec l’impression de tenir une bombe à retardement entre les mains, Zane reposa sagement le livre dans son coffret. Il pouvait affirmer sans hésitation être loin d’un trouillard, mais ouvrir un tel ouvrage sans un minimum de précaution, très peu pour lui. Seulement le mentionner devant les mauvaises personnes pouvait le faire passer pour un dérangé hérétique, et bien qu’il ne se souciait pas le moins du monde de l’opinion des gens sur sa personne, il préférait garder un minimum de crédibilité la plus vraisemblable possible.

Donc, le verset satanique, zou, il s’en occuperait au calme, dans l’étanchéité de sa chambre.

Une nouvelle déception l’attendit en saisissant les feuilles volantes au fond du coffret. Enfin, une demi, car visiblement Lokar parlait entre autre de la figurine dragovienne délaissée plus tôt, mais les pages l’intéressant le plus était rédigée en anglais. Un idiome bien plus répandu que le mandralien… mais lui étant complètement inconnu ! Il ne pouvait pas et parler plusieurs langues extraterrestres, et s’occuper de celles terriennes ! En plus, seule Zair, dans son équipe, savait lire celle de Shakespeare. Il allait donc encore falloir attendre. Quant aux autres qu’il pouvait lire, elles parlaient, sans compter la prison des Imperiaz, en majorité de l’ancien domaine où se réunissaient le Redakaï et leurs élèves, avant la dissémination du kaïru sur Terre, et leur installation dans divers lieux de l’Univers. Quelques rapports d’expérience, que Zane jugea parfaitement glauques (il s’interdit de réfléchir tout de suite à la signification de « numéro un incompatible avec les essais »), et fiches mémoires complétaient le tout.

Enfin, il tomba sur quelque chose digne d’intérêt.

– Tiens tiens, mais c’est un dessin représentant les gants du coffret ça ?

Dépliant totalement le papier, il fut plus encore satisfait en constatant qu’il s’agissait d’une langue qu’il était capable de déchiffrer. Et ce qu’il lut lui plut beaucoup.

– Donc, murmura-t-il pour lui-même, si je comprends bien, ces gants sont en quelque sorte un prototype du gant de Lokar ? Mais au lieu d’apporter de la puissance à leur porteur, ils permettent d’accéder à la puissance résidant en lui, sans les contraintes physiologiques habituelles ? Comme quoi, mon ancien maître n’a pas chômé.

D’après la fiche tenue qu’il tenait en main, Lokar avait abandonné le projet, proprement insatisfait, car il ne lui apportait pas suffisamment de puissance, se contentant de celle déjà à disposition au sein de l’individu. D’accord, la portée de ces gants restait limitée, mais pour le moment, cela suffisait amplement à Zane ! Il verrait plus tard pour améliorer l’idée, voir, pourquoi pas, créer son propre Gant de Zane ? L’idée lui plaisait.

Plissant les yeux à cause de l’obscurité, il peina à arriver jusqu’au bout de la page consacrée.

À cause de l’obscurité ?

Sifflant une imprécation sanglante, il courut à l’entrée de la grotte. Le ciel, d’un bleu uniquement troublé par de fins nuages cotonneux, prenait progressivement une teinte saphir, assombrissant l’horizon désormais recouverts de filaments grisâtres ne présageant rien de bon. Étant donné sa chance, il était prêt à parier qu’une tempête de neige allait se déchaîner dans peu de temps, une centaine de minutes maximum. Même avec le décalage horaire, il faisait jour, de l’autre côté du globe, par contre…

Bon sang, ce n’est pas une heure que j’ai passé dans cette satanée grotte, mais au moins trois !

Ouvrant rapidement son espace kaïru, il rassembla l’ensemble des objets étalés par terre, les rangea en vrac à l’intérieur de leur boîte, avant de la remettre à sa place. Tout en se redressant, il dissipa la surface rougeâtre, ajusta sa cape sur ses épaules, et quitta les ombres se dessinant aux murs.

Une fois les deux pieds posés à l’extérieur, il inspira profondément, l’air glacial manquant de lui geler les poumons. Malgré tout, il apprécia cette bouffée de fraîcheur, en dépit de sa frilosité naturelle. Si, l’année dernière, quiconque avait osé lui dire qu’il apprécierait de se poser un peu entre deux missions kaïru, il aurait éclaté de rire, avant de lui envoyer une bonne « détonation supersonique » en plein visage.

Machinalement, il cacha son œil gauche avec sa main, scrutant l’épais tapis de neige devant lui. Puis tourna lentement la tête vers le paysage, au cas où cela changerait quelque chose. Comme d’habitude, les contours étaient flous, et la blancheur du givre l’éblouissait plus qu’à l’accoutumée. Mais encore une fois, il ne réussit pas à reconstituer l’image gravée sur sa rétine. Pourtant, il pouvait presque la sentir, presque deviner le dessin formé par les lignes fantômes, mais sans pouvoir être plus précis. Il n’avait cependant pas l’intention de laisser tomber. Un jour, et très vite d’ailleurs, il saurait ce qui lui avait brûlé les yeux, juste avant de se faire heurter par l’attaque de Maya.

Passant jusque là son regard sans faire attention, un détail attira son attention. Revenant en arrière, il scruta avec vigilance les contours alentours, cherchant ce qui avait bien pu l’interpeller.

Et il trouva.

Le détail avait disparu un instant derrière les contreforts rocheux présents dans le lointain, mais il réapparut bien vite, volant en cercle. Tel un rapace ayant repéré sa proie. Même d’aussi loin, Zane pouvait aisément distinguer la tête de l’animal, disproportionnée (qu’il devina pourvue d’un unique œil), et ses six pattes musculeuses rabattues contre son corps élancé. Après un dernier tour de piste, observé plaqué contre la roche de l’entrée de la grotte, l’arsank plongea en piqué. Droit vers ce que Zane savait être des falaises, parfaitement sujettes aux avalanches. Un véritable cauchemar.

Un affreux doute venant le titiller, il traça un nouveau cercle dans les airs, cette fois à la surface réfléchissante. Gardant pour une fois les yeux ouverts, lui nécessitant une plus grande concentration, il murmura « Ekayon », attendant avec appréhension.

Et bien sûr, songea-t-il rageusement, ce qu’il ne voulait surtout pas voir s’étalait devant ses yeux profondément agacés. Ekayon, enfoncé jusqu’aux chevilles dans la poudreuse, avançait vaillamment contre le vent cinglant son visage. S’il s’efforçait de raser les hautes passes montagneuses, il était évident que cette solution ne lui convenait pas. Ne cessant de vérifier régulièrement les sommets culminant au-dessus de lui, il semblait fortement hésiter à s’éloigner des plaques instables menaçant à tout moment de s’écrouler sur son crâne. Vu le peu de cheveux qu’il possédait, Zane supposa que cela risquerait de lui congeler le peu de cervelle contenue à l’intérieur. Mais comment avait-il atterri ici, alors que le matin même, Ekayon se tenait au côté des Stax, honteusement infiltrés sur son domaine ? Les monastèriens ne l’aurait quand même pas lâché tout seul en pleine toundra ?

À moins que…

Oh le bâtard !

À tous les coups, il s’était arrangé pour le suivre !

Ce n’était pas plus mal, cela prouvait qu’il n’avait aucune raison de lui épargner le sinistre destin lui étant réservé ! Et bien fait pour lui !


µµµ


Quelqu’un peut-il me dire ce que je suis en train de faire exactement ?

Pour le coup, si Ky en personne avait la réponse, Zane était plus que preneur !

Cape étroitement serrée contre son corps, le E-Teens venait de créer un écran de neige entre lui et le monde, afin de s’être invisible pour quiconque regarderait dans sa direction. Bien sûr, ce n’était pas parfait, et il devait sans cesse maintenir ses pouvoirs fixes, sans être immobiles (parce que bon, un bout de tempête bougeant de la même manière et se déplaçant, ce n’était pas le must de la discrétion). Avec son énergie kaïru tout aussi dissimulée, à part un manque de chance incroyable, il n’y aurait pas de problèmes…

Pour un peu, Zair n’aurait pas été superflue, avec son truc de bouger à vitesse supersonique. Non, de changer les espace-temps, enfin bref, il serait arrivé là où l’arsank s’était posé depuis belle lurette ! D’un autre côté, cette technique paraissait l’épuiser terriblement… Et encore, s’il avait pu utiliser sa technique de voyeurisme préférée ! Mais celle-ci marchait seulement pour les personnes dont il connaissait la signature énergétique. Alors Teos et compagnie, on ne pouvait pas dire que c’était « apéro à Ibiza entre potes », dooonc… Autant laisser tomber tout de suite.

Bon sang ce qu’il en avait marre des contretemps ! Ce n’était pas possible de revenir à l’époque où il se contentait de vouloir dominer le monde en se fichant royalement du reste ?

C’était bien ça aussi, songea-t-il, presque nostalgique.

Aussitôt, un remous interne vint s’écraser sur les parois de sa conscience. Un goût de bile dans la gorge, il s’efforça de chasser cet indésirable compagnon. Quel idiot, il savait pourtant depuis longtemps que la désespérance lui était à jamais interdite. D’une brève impulsion mentale, il érigea de nouveau ses barrières mentales. Cette lutte fatigante, il ne la vivait de nouveau que depuis peu…

Peu importe, il était le meilleur, il serait le Zane, pas seulement le successeur de Lokar, et le prouverait à tous !

Mais pour l’instant, l’urgent était de finir cette reconnaissance au plus vite ! Il n’était pas curieux, mais il aimerait bien savoir pourquoi les trois psychopathes en voulaient personnellement à monsieur le solitaire. Surtout s’il s’efforçait d’être discrets. Enfin, pas tant que cela, les Stax les avaient déjà rencontrés après tout. Mais qui pouvait bien exactement les envoyer traquer les Radikors ?

Vaste question que Zane avait retournée bien souvent dans tous les sens. Sans trouver de réponse satisfaisante. Dans le sens n’impliquant pas bien des souffrances par la suite.

La situation est-elle réellement plus satisfaisante ?

Encore une réflexion parfaitement inutile.

Soudain, le sentier encaissé sur lequel il progressait avec assurance s’élargit, menant à un rebord neigeux plongeant à-pic. Et paresseusement installés sur la plateforme faussement accueillante, une petite dizaine – trop pour Zane – restaient figées, malgré le vent claquant furieusement tout autour. Elles se tenaient légèrement courbées, comme si seule une ficelle invisible fixées à leur épaules les maintenaient debout. Mais le chef des Radikors savait qu’en une fraction de seconde, elles pouvaient s’animer… et lui faire passer un sale quart d’heure. Aussi, ayant vu ce qu’il risquait de lui arriver, il n’avait pas très envie de ramper parmi ces sans-visages. Avec un peu de recul, cependant, il admettait volontiers que ç’aurait été sa première idée.

Et comme il allait rarement au-delà de celle-ci… Mais, s’il n’y allait pas, cela voulait dire que sa vision était fausse. Donc qu’il ne pouvait pas s’y fier ?

Je vais devenir fou à lier avec cette histoire ! Bref, hors de question de se faire jeter de la falaise !

Bon, par souci de facilité, partons du principe que les détails sont corrects. Teos, Saïn et Adriel devaient se trouver sur la corniche juste en bas. Chassant son illusion, afin de ne laisser aucune trace de sa présence, il examina avec intérêt les parois s’étendant sur les côtés de la falaise. Pas la peine d’espérer, totalement abrupte, le seul accès aux étages inférieurs restait la plateforme servant de reposoir aux machins-zombies.

Voilà un problème épineux.

Et sans poste d’observation, pas moyen de savoir quand Saïn lancerait son attaque.

Un petit sourire effleura ses lèvres.

Il lui suffisait d’écouter… et d’agir à l’instinct.

Enfin, à sa manière !


µµµ


– Je ne vois personne, annonça Adriel, toujours inexpressive.

– Pourtant, Père a clairement ressenti une violente fluctuation d’énergie, ici-même.

– Bien sûr Teos, je ne me serais jamais permise de critiquer de quelque manière notre bien-aimé Seigneur Régent – puisse-t-il anéantir tous ses ennemis !

– Je l’ai également ressenti, intervint Saïn, perchée tout au bord de la corniche.

– Évidemment, soupira Adriel d’un air ennuyé, sinon il ne m’aurait pas ordonné d’utiliser mes marionnettes toutes en même temps, simplement pour quadriller une zone prétendument habitée.

Teos hocha la tête, mais garda Adriel à l’œil. Si la vipère ne pouvait s’en apercevoir, trop occupée à guetter, lui remarquait la façon qu’avait la brune de braquer son regard sur sa coéquipière, là où auparavant elle ne lui accordait aucun véritable intérêt.

Par le Maître du Dôme, qu’il adorait la rage froide de sa promise. Prête à tous les coups bas juste pour parvenir à ses fins… ou aux siennes. Sans peur ni scrupules. Parfaite.

– Une chose m’inquiète, songea Saïn, notre Seigneur Régent – puisse son nom être vénéré éternellement ! - nous a clairement exprimé que l’énergie déployée correspondait sans doute à un membre d’une des Familles Renégates. Pourtant, nous sommes sur les traces de la seule descendance encore vivante.

– Il est vrai, confirma Teos, c’est pour cela qu’il nous a envoyé vérifier de suite la situation. Il est de notre devoir de savoir ce qui se trame. Pour la postérité, et l’assurance de notre Lignée !

– Notre nom nous survit. C’est la seule chose qui nous survit, murmura sentencieusement Saïn. Pardonnez-moi, Seigneur Héritier, mais ces bons mots ne sont guère de moi, mais de ma mère.

– J’ignorais qu’il se transmettait de telles maximes dans ta famille, déclara Teos, réellement intéressé.

Sa comparse hocha affirmativement la tête. Quittant la silhouette d’Adriel, il revint sur Saïn, de plus en plus penchée. Quelque chose devait l’avoir intriguée, car elle ne paraissait pas voir à quel point elle se trouvait proche de l’abîme. Avant de pouvoir la prévenir, Adriel reprit la parole, pensive.

– Pourtant, ces plaines sont désertes. D’après nos informations, cette partie de l’Islande se trouve inhabitée. Région bien trop hostile. Mais rien n’interdit un passage rapide (détournant le regard, elle le stoppa sur Saïn, interloquée). Que t’arrive-t-il donc ?

Comme saisie d’une crampe, la vipère se tendit, brusquement sur pied.

– Un petit oiseau haut perché nous observe, sourit-elle.

– Celui que nous recherchons ? questionna Teos sans se retourner.

– Non, celui-là, c’est plutôt un vautour. Le petit oiseau, nous le connaissons.

– Oh, je vois. Eh bien, pour le moment, contente-toi d’essayer de localiser notre charognard. Quant à l’autre, il ne pourra résister à l’envie de nous espionner. Attendons qu’il vienne se glisser entre les marionnettes d’Adriel, et réservons-lui une petite surprise. Tiens-toi prête à intervenir, ma chère.

– Très bien, fit Adriel, mais il y a autre chose.

Arborant une petite moue contrariée, elle lui désigna un minuscule point, à peine visible, en contrebas. Progressant rapidement, il devint discernable dès la corniche suivante dépassée. La silhouette appartenait à un adolescent… Non, corrigea Teos, de cette taille, il s’agissait d’un jeune homme. La vingtaine, comme lui, quelque chose de ce genre. Enfin, ce n’était pas comme si cela lui importait réellement.

– Il vient vers nous, fit Adriel d’un ton parfaitement neutre.

– Peut-être ne nous a-t-il pas encore vu.

– À cette distance, cela m’étonnerait effectivement, Saïn.

– Mieux vaut ne pas prendre de risque, conclut Teos.

Il esquissa un geste rassurant à l’attention de sa promise, tout en se tournant vers sa coéquipière.

– Étant donné l’accord passé avec notre allié, autant commencer à faire le ménage dès à présent. Tu as le champ libre, très chère. Mais hors de question de le voir survivre, n’est-ce pas ?

– Bien évidemment, Seigneur Héritier, approuva Saïn, ravie.

Les yeux de la vipère se plissèrent, profondément concentrée sur sa tâche. Elle laissa son kaïru intérieur se déployer autour de son corps filiforme, puis, une fois sa puissante énergie polarisée en un cocon oblongue parfaitement invisible pour les non-initiés, elle leva lentement la main. Ce n’était pas le moment, pas encore, mais cette force pulsant tout au bout de ses doigts, rampant sous sa peau, attendant désespérément de pouvoir exprimer son potentiel, rendait l’attente impatiente encore plus agréable encore. Un véritable concentré impitoyable, prêt à ensevelir pour l’éternité ce stupide Élitiste humain avant qu’il n’ait eu le temps de comprendre quelle malédiction venait de s’abattre sur son être frêle !

Puis, l’impatience se mua en excitation. Encore dix mètres, et sa distance serait suffisamment proche pour lancer son attaque. Elle avait choisi « déluge glaciaire », particulièrement dévastatrice. Un bref mouvement de sa part, et la plaque neigeuse au-dessus du trio se détacherait d’un coup sec, entraînant avec elle toute la poudreuse de la pente qu’elle dévalerait, prenant de plus en plus de vitesse. Aucune échappatoire possible. Seulement l’ensevelissement.

Et ils auraient tout le temps de s’occuper de leur petit oiseau perché après ce charmant intermède. Teos, elle l’avait entendu comme au travers d’un voile posé sur ses oreilles (une sensation commune à tous les utilisateurs du kaïru de Thiers, le temps de reprendre le contrôle de leur puissance s’écoulant librement en eux), venait juste de lui communiquer mentalement le sort lui étant réservé. Rien de mortel, oh non, mais infiniment plus détestable…

Saïn en ricana d’aise, observant à la dérobée sa comparse. Placée selon une verticale rigoureuse, le menton relevé dignement, Adriel semblait indifférente au monde l’entourant, comme si rien ne pouvait l’atteindre. Pourtant, elle n’aurait pour une fois pas parié sur la véracité des apparences, et malgré elle, elle en sourit.

Enfin ! Enfin, l’homme solitaire avait atteint le point stratégique, celui où toute la falaise lui tomberait dessus ! Elle entama lentement son mouvement, ouvrant la bouche, son attaque sur le bout de la langue !

Mais ce ne fut pas son « déluge glacial » qui retentit dans l’espace givré, brisant brutalement l’absence de bruit humain. Pas plus que sa voix aigre résonna.

– SURPRISE !

Le cri moqueur – et sans conteste très satisfait – venant de derrière eux, les trois adolescents se retournèrent dans le même geste.

Surgissant telle un diable de sa boîte, Saïn mit une petite seconde avant d’identifier la silhouette qui venait de sauter de la plateforme supérieure. Ou plutôt, elle refusa de l’admettre durant cette seconde.

Quand elle voulut réagir, il était trop tard.

– Vortex de Lokar ! hurla Zane, le plus fort qu’il put.

Si avec ça, Ekayon n’entendait rien, il ne savait plus quoi faire !

L’attaque vint balayer l’endroit où se tenaient Teos, Adriel et Saïn. Si les deux dernières esquivèrent – souplement pour l’une, de justesse pour l’autre – et se mirent hors de portée, le vortex enfla, enfla comme une baudruche, entourant Teos qui ne put que se protéger comme il put quand il se trouva éjecté de la falaise.

Un coup magistral, parfait, qui satisfit énormément Zane ! Et puis, ce n’était qu’un juste retour des choses.

Un instant surprise de la précision du coup (mais non voyons, le chef des Radikors n’avait pas exprès visé le noir juste dans le but de se venger d’une chose pas encore arrivée, pas du tout), les deux femmes se mirent en position de défense, une expression furieuse déformant leurs traits.

Particulièrement Adriel. À se demander pourquoi.

– Comment as-tu osé t’en prendre de cette manière à notre Seigneur Héritier ?!

– À votre… Oh pu… rée !

Bien, donc la réalité était encore pire que ce qu’avait imaginé Zane. Normal donc.

Une « frappe psychique » bien trop véloce pour être honnête le ramena à ses préoccupations urgentes. Taper d’abord, réfléchir ensuite, ça lui allait, conclut-il, l’excitation du combat montant dans sa poitrine.

– Comment ai-je osé ? C’est très simple, comme ça : Rochers Ravageurs !


µµµ


Bataillant contre le froid menaçant de geler son X-Reader, et le vent furieux battant sans relâche ses flancs, Ekayon tenta de relever un peu la tête, surveillant sans cesse les imposants sommets, dont la parure éclatante paraissait souvent osciller sur son socle. Il aurait parié sa chemise (vu qu’il ne portait que des sweat ou des T-shirts, il n’avait pas grand-chose à perdre ; dans tous les sens du terme) que s’il avait continué de progresser dans leur ombre, une avalanche se serait bien déclenchée sans prévenir ! Aussi, peu désireux de jouer la reine des neiges en Islande, le solitaire opta pour une approche légèrement moins discrète, mais également moins dangereuse. Vérifiant une dernière fois si la relique détectée sur l’île de Pâques avait été récoltée, il lâcha un soupir nerveux en constatant que ce n’était toujours pas le cas.

Balayant les alentours d’un regard panoramique, il chercha autre chose, enfin quelqu’un. De vert, à grandes oreilles et complètement désagréable si possible. Suivre Zane ne fut guère pénible dans un premier temps, car possédant une paire de solides bottes lui permettant de voler également (un achat reproché par Maître Atoch, mais nécessaire selon son élève, dès qu’il apprit cette capacité naturelle propre à certains E-Teens), il put le garder en visuel sans s’approcher excessivement. Ekayon étant particulièrement doué dans l’art de passer inaperçu, il était quasiment certain de ne pas avoir été aperçu.

Sauf que, une fois de retour sur le plancher des vaches, il crut se trouver victime d’une hallucination visuelle. Toujours scruté avec soin, Zane avait avancé au milieu d’une plaine remplie de geyser, seulement, lorsque l’un d’entre eux jaillit du sol en une colonne évanescente brûlante, il vit sa forme se flouter tout autant, devenant imprécise. Le temps pour la gerbe de fumée de s’évanouir dans les airs, le E-Teens venait de disparaître. Ne croyant pas le moins du monde aux tours de magie, Ekayon avait patienté quelques minutes, persuadé d’être repéré, le vert tentant de l’attirer dans une embuscade.

Puis, il dû se rendre à l’évidence : il avait été semé.

Et pour son honneur de pisteur, c’était une horreur.

Incapable de retrouver sa piste, les empreintes disparaissant en même temps que leur propriétaire, il venait de décider, après un difficile dilemme personnel, de se rendre à l’ancienne cachette des Radikors. Ky, autrefois capturé par l’équipe extraterrestre et emmené dans ce lieu, avait suffisamment de fois raconté en détail son évasion pour qu’Ekayon arrive à peu près à situer l’emplacement de la grotte.

Mais à mi-chemin, une surprise – guère à son avantage – l’attendait.

Un cri de guerre rompit soudainement l’enchaînement sifflant des rafales progressivement violentes. S’il ne sursauta pas, habitué aux imprévus, Ekayon se colla immédiatement à la paroi rocheuse la plus proche. Par chance, son X-Reader tenu en main l’assurait de pouvoir se défendre.

Un second cri, cette fois entre la fureur et la surprise, se rapprocha exponentiellement du solitaire. Risquant un regard, il vit, de l’une des falaises avoisinantes, quelque chose ressemblant à un corps (et au cours de sa progression, le solitaire vit qu’effectivement, c’en était un) éjecté d’un promontoire. Étant donné l’explosion ayant précédé cette vision, il n’aurait pas parié sur l’accident.

Suite à un vol plané impressionnant, l’individu échoua sans douceur à quelques dizaines de mètres d’Ekayon. Ce dernier commença à s’avancer, afin de l’aider à se relever, mais il n’en eut pas besoin. À peine atterri, l’homme (de là, il pouvait clairement le voir) se débattit un instant contre la neige, puis se remit rapidement debout, lâchant quelques mots dans une langue lui étant totalement inconnue, avant de reprendre en la langue commune. Même, il ne se rappelait pas l’avoir déjà entendue. En observant avec un peu plus d’attention le visage furieux et le ton acerbe de l’individu, il en conclut que finalement, ce n’était peut-être pas une si mauvaise chose.

– Je le tuerai de mes propres mains, lui apprendrai le respect dû à mon rang en dansant au milieu de ses tripes, jusqu’à ce que le Dôme explose dans l’éternité du temps !

Ouais, à part le délire sur la conserve dont il n’avait pas comprit un traître mot, cela confirmait les pensées d’Ekayon. Mais l’homme paraissait en difficulté, et avec un Zane mégalomane dans les parages, mieux valait ne pas prendre de risques, et laisser un innocent se faire maltraiter par un adolescent aux chevilles enflées, à qui l’on a confié un jouet trop dangereux pour sa sanité mentale.

– Excusez-moi, fit-il en sortant de sa (relative) cachette. Est-ce que tout va bien ?

L’inconnu se figea, dardant ses prunelles furieuses sur le solitaire. Il eut un moment d’étonnement en constatant que sa peau, son apparence tout court à bien y réfléchir, était tout sauf humaine. Un sourire mauvais, et plein d’une fureur ne demandant qu’à sortir, lui fut clairement dédié. Et il se dit qu’il aurait sûrement mieux fait de rester discret.

– Alors toi, tu vas implorer ma clémence ! Substance corrosive !

Un magma flavescent jaillit des mains de l’adolescent, et Ekayon ne dut son salut qu’à ses réflexes. Sautant puissamment vers l’arrière, il vit avec frisson toute la surface atteinte par l’attaque se couvrir de cloques répugnantes, avant de s’enfoncer vers les profondeurs en dissolvant les matières à son contact.

– D’accord, donc tu es également un combattant.

– Ne m’insulte pas en m’attribuant des titres vulgairement usité par votre Conseil sénile !

– J’en connais un en pleine crise d’ado qui va recevoir une bonne fessée, déclara Ekayon, plus du tout amusé (personne n’insultait son Maître, même de manière indirecte, sans en subir les conséquences). Et donc, comment je dois t’appeler, avant de t’apprendre les bonnes manières ?

– Tu n’auras pas le temps de le savoir. Griffe de l’ombre !

Ekayon crut à tort qu’il s’agissait de la même attaque que celle possédée par Ky. Une attaque rouge, donc un peu plus lente, bien que très offensive. Mais si ce fut bien une griffe, elle se trouvait bien plus rapide, et oh combien plus effilée, que celle de son ami.

Le choc lui coupa le souffle. Il eut l’impression de s’être prit un fouet tranchant en plein ventre.

Son dos heurtant la paroi, il ne put que rouler sur le côté afin d’éviter le poing de l’adolescent, nimbé d’une aura grisâtre ne lui donnant pas plus envie de faire connaissance. Il devait trouver le moyen de s’éloigner du fou furieux, car à cette distance, viser juste était chose ardue.

– Woaoh non mais oh !

Ekayon et le jeune homme noir froncèrent ensemble les sourcils, suivant la source de cette protestation purement outrée. Découvrant celui qu’il suivait s’écraser à son tour proche du lieu de bataille, Ekayon hésita franchement entre le rire et les pleurs. Certes, son Maître lui enseigna que le premier était bien plus avantageux que le second, néanmoins les coïncidences commençaient à être des plus… surprenantes !

Cependant, Zane n’était pas le seul à subir un atterrissage forcé. Le maintenant fermement à la gorge, une femme assez maigre, voûtée, tentait de le coincer sous son poids, restreignant ses mouvements tout en l’empêchant de se relever. Voyant qu’un autre ennemi se tenait déjà présent, elle releva lentement le visage vers lui, dans un mouvement saccadé que le solitaire ne jugea guère naturel.

L’air vida d’un seul coup ses poumons. Nulle bouche, nul nez et encore moins yeux ne figuraient sur la face entièrement lisse. Seule une sorte de chenille lumineuse grise rampant sous la peau tendue donnait une faible impression de vie. La neige autour des deux lutteurs fondant lentement, Ekayon supposa que la… chose devait avoir une température corporelle plus élevée que ce que l’on aurait pu croire.

– Tu aimes ? susurra le noir, fixant Zane avec une haine pure dans le regard. Et ce n’est pas notre unique amie.

Donc, c’était bien le E-Teens la cause de son lancement dans les cieux, conclut Ekayon.

Profitant de ce moment d’inattention, il se donna une brève impulsion, se détachant de la montagne, s’écartant de son adversaire au passage. De son côté, Zane invoqua une « épée de l’ombre » ; se matérialisant entre ses mains, l’arme kaïru transperça l’abdomen de la créature sans visage, que l’extraterrestre envoya bouler sur le sol, se relevant dans le même mouvement. Le solitaire vit sa main se porter à sa poitrine, une grimace tordant une seconde ses lèvres. Mais la seconde d’après, rien ne fut plus visible.

– Un de tes amis ? questionna en soupirant le solitaire.

– Non mais ça va pas bien ?! explosa Zane.

Néanmoins, il se mit dos à Ekayon. Ce dernier se demanda pourquoi il agissait comme s’il y avait des arrières à protéger, quand un rugissement atroce, en provenance de la falaise, lui déchira les tympans.

– Pour information, sur le dos de la mocheté en approche imminente, se tiennent deux garces aussi givrées que celui-là. Et accessoirement, tu me dois une gratitude éternelle.

– Pardon ? Et pourquoi donc je te prie ?

– Trop long à expliquer, éluda Zane, lançant un « œil de terreur » vers l’inconnu, qui l’esquiva sans peine. Écoute-moi bien, j’ai un plan pour nous sortir de là, mais il faut atteindre, eh bien, une grotte que je connais. Elle est un peu plus loin, pas tant que ça, mais suffisamment pour devoir repousser les trois psychopathes.

Une rafale d’énergie les força à se séparer, tandis qu’un animal tout droit issu des contes fantastiques de Maître Atoch volait en piqué vers eux, gueule grande ouverte.

– Je sais, avoua Ekayon en rejoignant le E-Teens, il s’agit de votre cachette, à toi et tes deux équipiers.

– Comment tu… Je vois, ce maudit Ky a parlé !

Comme ce n’était pas une question, Ekayon ne répondit pas, tentant une « lame mandi » vers la créature. Peine perdue, elle n’eut qu’à plonger brutalement, puis se redresser, pour se trouver hors de portée.

– Nous en reparlerons, siffla Zane, tenant le noir à distance avec des attaques de groupe. Pour le moment, nous devons trouver un moyen de nous éloigner.

– J’ai une idée !

Ekayon ignora délibérément le haussement de sourcils dubitatif.

– Typhon !

Aussitôt, une puissant tornade verdâtre se forma autour des deux hommes, soulevant la neige sur plusieurs centimètres d’épaisseur. Peinant à contenir son attaque, prévue pour se dissiper une fois sa cible atteinte, il la fit grossir, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle atteigne une force proche de celle d’un ouragan. Puis, il la dirigea droit sur la créature ailée, sur le point de les rattraper, tout en empoignant Zane pour le pousser dans une passe étroite. Il sentait son attaque prête à se dissiper, aussi lui cria-t-il sans tarder:

– Nous pouvons nous échapper par là ! Cours ! 


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