L'Arche du Péché

Chapitre 7 : Les manigances (première partie)

9383 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 22/02/2021 18:44

Les manigances (première partie)


L’index, posé sur sa bouche, tapotant régulièrement sa lèvre inférieure, Maya observait avec attention les étagères de la bibliothèque, ou plus précisément les titres des livres y étant alignés. En voyant un qui lui semblait intéressant, elle le saisit du geste d’une habituée, le faisant rejoindre les quatre autres déjà installés sur son bras gauche. Décidant qu’elle en avait assez pour le moment, elle repartit s’asseoir devant la petite table qui trônait au centre de la pièce, y déposant son fardeau. Plongeant la main dans sa poche, elle en sortit une feuille de papier soigneusement pliée. L’examinant avec attention, elle en révéla son contenu : une esquisse, réalisée de la main de Ky, de l’étrange animal volant qu’il avait aperçut sur la falaise, et qu’Apecks continuait de prendre pour un dragon.

Pourtant, bien qu’imprécis, le dessin ne ressemblait pas du tout à l’une de ces créatures de légende. Elle passa son doigt le long des contours de la créature, prenant garde à ne pas se couper avec le papier comme Djia la veille. La jeune apprentie n’avait pas fait attention en le prenant des mains de Ky durant le retour au monastère, et s’était entaillée le doigt avec la précipitation. En s’apercevant qu’elle saignait, elle s’était précipitée pour vérifier si tous ses vaccins étaient à jour, sous le regard blasé de Maître Baoddaï, qui savait qu’elle n’échapperait pas à la punition. Le chef des Stax avait d’ailleurs confié à ce dernier, pendant que Balistar tentait de contenir Djia, le récit de leur étrange mission sur la falaise, dans l’espoir qu’il parvienne à leur indiquer ce que cela pouvait bien être. Malheureusement, le maître kaïru n’avait pu que leur dire qu’il n’avait rencontré quoi que ce fut y ressemblant, et ignorait ce que cela signifiait. Bien que cela lui rappelle une légende, avait-il laissé échapper.

– Et de quelle légende s’agit-il ? avait demandé Maya.

– Je n’en suis pas encore certain. Je devrais d’abord en parler avec le Redakaï, avant de commettre une erreur. Pour être tout à fait honnête, j’ai un peu de mal à y croire.

– Vous ne pouvez vraiment pas nous en dire plus ? Ça fait beaucoup de mystère, et nous avons besoin de réponses. L’origine de cet animal pourrait nous aider à comprendre d’où viennent les Hiverax !

– Je m’en doute Ky, mais je te le répète, il faut que je rencontre les autres grands maîtres, et le plus tôt sera le mieux, si vos hypothèses sur cette nouvelle équipe de E-Teens sont exactes. Quant à ce dessin, même si j’ai quelques idées sur sa provenance, je ne vois pas le rapport entre celui-ci et les Hiverax. Je vais vous demander de le laisser ici, dans la bibliothèque, afin que je puisse le consulter si besoin.

Suite à cela, Ky avait déposé son esquisse avec précaution sur une étagère, à l’abri des courants d’air. Repartant vaquer à leurs occupations, ils n’y avaient plus vraiment repensé, pris par les missions, les entraînements pour eux et parfois pour les Taïro, sans compter tous les à-côtés. Cependant, la mission effectuée dans les marais en avait ravivé le souvenir à Maya. Intriguée autant par la créature fantastique que par l’étrange comportement de leurs ennemis en ce moment, elle avait décidé de chercher des réponses par elle-même. En même temps, elle commençait à en avoir l’habitude, et puisque maître Baoddaï avait encore choisi de faire des secrets, elle n’allait pas se gêner !

Au fond, elle savait bien qu’elle ne devrait peut-être pas être aussi revancharde – car de son point de vue, ça l’ était –, mais plus ou moins consciemment, elle n’avait toujours pas accepté que celui qu’elle considérait comme son grand-père lui ait caché la vérité sur ses origines durant tout ce temps, et surtout, elle était persuadée, qu’il continuait à garder pour lui certaines choses à son sujet. Maya l’aimait toujours réellement, et elle comprenait qu’il ait fait cela pour la protéger, mais elle était comme toute orpheline n’ayant pas connu ses parents : elle avait besoin de savoir d’où elle venait, et pourquoi sa famille l’avait abandonnée. Elle s’était débarrassée de l’emprise qu’avait eu Lokar sur elle pendant le tournoi, à force de convictions et parce qu’elle était et resterait une combattante du bien, mais les questions restaient toujours, voir étaient encore plus nombreuses dans son esprit, en dépit de ses tentatives pour les en chasser.

Enfin, il ne servait à rien de ressasser le passé, supposait-elle, et elle était bien décidée à obtenir des réponses dans le présent. Et quoi de mieux que d’anciens livres et traités pour commencer ses recherches ? Après tout, cela lui faisait une bonne excuse pour passer du temps dans la bibliothèque qu’elle aimait tant, et ce depuis toute petite. Et le dessin de Ky restait dans la pièce, elle ne désobéissait pas à maître Baoddaï ; il n’avait pas précisé qu’il ne fallait pas le toucher après tout.

Son visage prenant un air concentré qu’elle arborait quand elle se lançait dans une lecture, elle saisit le premier livre de sa pile, un recueil sur les symboles kaïru. Les Hiverax étant une équipe de combattants kaïru, mieux valait commencer par ce qui était en rapport avec l’énergie mystique. Si elle faisait chou blanc, elle pourrait ensuite se tourner vers les livres parlant des autres planètes et de leurs symboles.

Tournant consciencieusement les pages dont elle apprécia le contact lisse, ses yeux parcoururent rapidement d’abord les diverses représentations figées sur le papier, n’y voyant pas ce qu’elle recherchait. Puis, petit à petit, elle trouva un sujet qui l’intéressa malgré tout, dont elle lut en diagonale le contenu. Sur la page d’après, il y en eut un autre, puis encore un autre juste après, si bien qu’elle se retrouva finalement à lire le livre dans sa quasi-totalité, complètement absorbée par les histoires et divers caractères s’étalant devant son regard avide. La fraîcheur matinale entrant dans la pièce aux fenêtres sans vitres céda peu à peu sa place à une douce chaleur presque estivale, sous les cris joyeux des Taïro, qui profitaient sûrement d’une pause dans leur entraînement pour aller se baigner un peu près de la cascade. Plusieurs heures passèrent, durant lesquelles l’unique fille des Stax réussit à lire la moitié des livres sélectionnés auparavant, sans pour autant trouver ce que pouvait bien signifier l’animal.

Elle abandonna rapidement la piste des sigles kaïru traditionnels, ceux-ci étant plutôt constitués de lignes et de formes créant des caractères spéciaux, et non pas quelconque forme animale. Elle passa ensuite aux blasons des divers peuples sous l’autorité du Redakaï, un peu partout dans l’Univers, mais bien qu’il y ait quelques monstres issus des folklores respectifs de chacun, rien ne ressemblait réellement à la créature. Elle en était à peu près aux trois-quarts d’un écrit sur les différentes régions étudiées par les membres du Conseil, quand ses paupières commencèrent à devenir lourdes, les lignes inscrites sur les pages froissées se floutant. Plissant les yeux pour continuer malgré tout sa lecture, elle dut se rendre à l’évidence quelques minutes plus tard, elle devait faire une pause. S’étirant en baillant, elle se frotta vigoureusement le visage, avant de reprendre le mystérieux papier et de le redéposer sur l’étagère, presque à l’identique de Ky. Elle rangea les livres déjà lus, puis prit ceux qu’il lui restait sous le bras, dans l’intention de reprendre ses recherches une fois suffisamment reposée.

En sortant de la bibliothèque, toujours plus sombre que l’extérieur, elle dut mettre sa main en visière pour se protéger du soleil. La pause des Taïro était terminée, et elle les apercevait, à l’ombre du bonsaï géant qui ornait la cour du monastère, en train de méditer avec maître Baoddaï. Cet exercice, dans le domaine du kaïru comme dans les autres, permettait d’améliorer grandement la concentration, et par la suite la réactivité aux attaques ennemies. Enfin, en général ; Maya avait toujours été très sensible à ce genre de techniques, prenant dès qu’elle le pouvait quelques minutes pour se concentrer et se recentrer sur elle-même, et cela l’aidait beaucoup dans sa quête.

Mais évidemment, il y avait des esprits réfractaires, et parmi ceux-là, son propre chef d’équipe. Si plus jeune, dans ses premières années d’entraînement, Ky avait plus ou moins consciencieusement suivi ces exercices de méditation et autres y ressemblant, poussé en grande partie par son père qui le recadrait soigneusement quand il les séchait trop, il ne les avait pas pleuré le moins du monde quand il avait pu les laisser tomber une fois qu’il ne fut plus un novice du kaïru. Au moins, songea-t-elle, perdue dans ses pensées en entrant dans le X-Scaper, il était présent à presque toutes les séances de méditation. De ce qu’elle se souvenait, d’autres n’avaient pas eu cette délicatesse. Et quand elle pensait d’autres, cela se rapportait le plus souvent à Zane, du temps où il était encore un élève du monastère. Les fois où le jeune E-Teens y avait participé se comptaient sur les doigts de la main, et ce en dépit des punitions de maître Baoddaï ou de ses tentatives de traîner celui qui était encore sous sa responsabilité à ses leçons. À chaque fois, le garçon se volatilisait comme par magie, même si maître Baoddaï le surveillait étroitement durant les heures précédant ledit moment, pour réapparaître comme une fleur juste après.

Ce fut un mystère insondable pour Ky et le maître kaïru, seul Connor parvenant parfois, quand il rendait visite à son fils, à saisir le futur chef des Radikors par la peau du dos avant qu’il ne puisse s’enfuir. Maya s’était aussi longtemps demandée comment il réussissait ce tour de force, tout en le blâmant dès qu’ils se retrouvaient seuls tous les deux pour son inconstance (ce à quoi Zane répondait toujours, à quelques mots près : « Je ne suis pas inconstant, c’est le seul cours que je rate, et c’est à chaque fois le même. Et puis, je suis présent à tous les autres ! »). Jusqu’à ce que la jeune femme le surprenne après le repas, en train de repartir dans la forêt. Elle l’avait suivi, et l’avait vu effectuer des exercices qui n’étaient pas enseignés par maître Baoddaï. Sous ses yeux d’enfant, il était parvenu à changer l’apparence de toute une clairière en quelques secondes. Résistant à l’envie de courir prévenir son maître, poussée par la curiosité, Maya était sortie de sa cachette, le menaçant de tout dévoiler, et lui disant qu’en sachant ce que son élève fabriquait, maître Baoddaï allait lui faire nettoyer tout le monastère à la brosse à dents.

Ne souhaitant absolument pas subir cette punition (récurer la cour à l’aide uniquement de la petite brosse lui suffisait amplement), et après avoir fait promettre à Maya sur l’honneur qu’elle ne dirait rien – ce à quoi elle avait répondu qu’elle verrait –, il lui avait avoué qu’il s’entraînait à créer des illusions, se vantant même d’être très doué, le meilleur même. À partir de là, faire le lien entre cet étrange pouvoir et ses disparitions subites n’avait pas été très difficile pour l’intelligente petite fille. Elle avait gardé le secret, et de temps en temps, les rares fois où elle n’était pas en train de réviser, Zane venait la chercher pour lui montrer les progrès qu’il faisait, sous le regard agacé de Ky, vexé que ses amis de l’époque lui cachent quelque chose. Quand l’extraterrestre était de particulièrement bonne humeur, Maya parvenait même, avec sa douceur et sa patience habituelle, à lui faire rattraper les leçons de méditation et de concentration qu’il manquait. Quelle n’avait pas été la surprise de maître Baoddaï quand, un jour, ils les avaient aperçus dans la chambre de Maya, assis en tailleur et les yeux clos !

Soupirant, l’adolescente chassa rapidement ces pensées en ouvrant la porte du vaisseau, montant de manière mécanique les marches menant à l’intérieur de l’appareil. Parfois, elle hésitait à révéler les talents de Zane pour les illusions à ses amis, mais le E-Teens n’avait jamais utilisé cette capacité contre eux, et visiblement Lokar n’était pas au courant non plus, sinon il aurait cherché à l’exploiter depuis bien longtemps. Le passé était le passé, et pour rester en accord avec elle-même, Maya avait décidé que tant qu’il en était ainsi, elle garderait le silence, se contentant d’observer de loin. Dans les marais, en voyant Zane aussi frais et dispo après la… métamorphose de Bruticon par le kaïru obscur, elle n’y avait pas cru une seconde. Zane n’était pas du genre à montrer ses sentiments autres que le mécontentement, la colère et la satisfaction de soi-même, alors l’entendre sans qu’il ne s’en rende vraiment compte avait surpris, et inquiété la jeune femme.

Elle n’y pouvait rien, dès que qu’un être humain ou un animal souffrait, elle ne pouvait s’empêcher de vouloir l’aider. Cela faisait partie d’elle, c’était dans son caractère.

La silhouette fine de son chef d’équipe lui fit revenir les pieds sur terre. Debout devant l’adolescente, un sourire désabusé sur les livres, il poussa un long soupir en levant les yeux au ciel.

– Encore perdue dans tes livres Maya ? Comme c’est étonnant ! À quoi pensais-tu ?

Maya se mordit la lèvre inférieure. Parler de Zane devant Ky si l’on n’était pas maître Baoddaï (qui lui-même semblait évoquer son ex-élève le moins possible, ayant d’autres sujets à traiter) et en-dehors des missions était tabou. Les rares fois où Maya avait évoqué un vieux souvenir quelconque, soit Ky trouvait un prétexte pour quitter la pièce, soit il finissait invariablement par ressasser : « Le passé est le passé, il vaut mieux ne plus y penser ». Pour Boomer, ça ne posait aucun problème, ne l’ayant connu que comme ennemi, et Ky lui-même semblait avoir tiré un trait définitif sur cette partie de leur vie, ne l’ayant évoqué que suite à son premier duel kaïru. Si, passée la surprise du moment où il s’était retrouvé face à face en tant qu’ennemis, le chef des Stax s’était très vite adapté à cette situation, pour Maya, se retrouver ainsi face à leur ancien ami avait été plus compliqué. Les notions d’honneur et de loyauté avaient toujours été chères à son cœur, et elle l’avait vécu comme une trahison personnelle. Par chance, se dit-elle, elle avait rapidement repris le dessus, et les choses étaient claires dans son esprit désormais : elle était une combattante du bien, Zane du mal, point final.

Devant son manque de réponse immédiate, Boomer, qu’elle n’avait pas remarqué en entrant, leva les yeux de son écran de jeu pour se mêler à la conversation :

– Bah, à tous les coups elle a passé sa matinée à potasser son histoire du kaïru !

Parvenant à dérober les livres que Maya transportait, sous les protestations de celle-ci, Ky lu les titres rapidement, empêchant sa coéquipière de les récupérer en se hissant sur la pointe des pieds.

– Gagné Boomer ! Regarde-moi ça : « Traité des symboles des peuples maîtrisant le kaïru », « Principaux évènements de l’histoire du kaïru » et pour finir, « Créatures des peuples kaïru » !

– Tu sais qu’à force de passer tout ton temps libre dans les livres, tu vas finir toute parcheminée ?

– Ça suffit les garçons ! (Parvenant à récupérer les ouvrages, elle les plaqua précieusement contre sa poitrine.) Vous ne dites que des bêtises ! Rien n’est plus précieux que le savoir !

– Ça va, ne te fâche pas, temporisa Boomer. Tiens, pour nous faire pardonner, on va t’emmener faire un petit tour à bord du X-Scaper ! De toute façon, je devais le faire voler un peu afin de vérifier les derniers ajustements faits par Mookee. Qu’en penses-tu ?

– Eh bien, réfléchit Maya encore hésitante, je suppose qu’après toute une matinée passée à faire des recherches, ça ne me fera pas de mal de sortir un peu…

– Super ! Alors en avant les amis, attachez vos ceintures pour le décollage !

– Tiens, d’ailleurs, j’ai eu une super idée de jeu, fit Ky tandis que Boomer manœuvrait le vaisseau. Je te dis une relique qu’on a trouvée, et toi tu dois me dire de quel pays elle vient. C’est pas génial ?

– Oui, ça a l’air pas mal, approuva la métisse, souriant doucement. Mais attention, j’ai une bien meilleure mémoire que toi !

– Ah ah, c’est ce qu’on verra ! Bon, je commence… Un sabre hyper lourd ?


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Debout devant une des fenêtres fraîchement réparées, Zane scrutait le petit point du ciel qu’étaient les Imperiaz qui s’éloignaient rapidement de la forteresse. Les Radikors avaient reçu l’équipe princière dans une salle un peu à l’écart de leurs « quartiers », Zair s’opposant farouchement à l’idée qu’ils sachent exactement où étaient leurs chambres à coucher. Celle-ci était sobrement meublée : une large table de bois d’ébène que Tekris avait polie puis vernie trônait au centre de la pièce d’une trentaine de mètres carrés (moins selon Tekris, plus d’après Zair. Quant à Zane, il s’en fichait comme du bonsaï de Maya). Six chaises en bois massif récupérées près des appartements de Lokar, avaient été disposées trois de chaque côté de celle-ci. Un planisphère répertoriant les reliques détectées avait été accroché derrière celles face à la porte (ces chaises étant occupées par les Radikors) avec juste à côté la liste des principales reliques gagnées et perdues. Ainsi, d’un coup d’œil, Zane pouvait juger de la progression des Stax depuis son ascension. Deux fenêtres sur le mur de droite étaient les seules ouvertures laissant passer la lumière presque crépusculaire du début d’après-midi. C’était pour le moment le seul ameublement de la pièce, mais Zane prévoyait de se construire un trône ou quelque chose comme ça, histoire que Diara comprenne bien à qui elle avait affaire et qu’elle arrête de pavoiser inutilement !

Fidèles à ce qui avait été décidé quelques jours auparavant, les trois adolescents avaient laissé la relique aux Imperiaz, déléguant la recherche de kaïru pour le moment. Après tout, se forçait à se dire Zane, qui sentait son X-Reader le démanger, ce n’était pas plus mal, cela permettait aux nouveaux habitants de la forteresse de continuer à la remettre en état. La reconstruction avançait plutôt bien, si on prenait en compte qu’ils n’étaient que trois à faire les travaux de bourrin ; les chambres avaient été presque entièrement remises en état, bien que manquant cruellement de mobilier, et Zair et Tekris, qui au départ dormaient ensemble, avaient pu récupérer des chambres individuelles.

Une salle destinée à recevoir les Imperiaz, plus à l’est, avait été aménagée, et en observant quelques jours un chantier d’une grande ville américaine, près de Central Park, Zane avait repéré suffisamment les lieux pour pouvoir « emprunter » du verre et quelques outils afin de réparer les fenêtres endommagées. Pour le moment, les entraînements se faisaient encore à l’extérieur, le temps de refaire les fondations les plus branlantes et d’être certain que le sous-sol ne risquait pas de s’effondrer dès la première attaque lancée. Les Radikors prévoyaient de refaire un tour dans leur planque en Islande afin de récupérer leur matériel de sécurité, ce serait toujours mieux que rien si des intrus venaient fourrer leur nez dans les environs.

Mais pour le moment, entre la forteresse et leurs blessures à soigner, ils n’en avaient pas eu le temps, au grand agacement de Zane. Ce dernier n’allait pas se mentir, à la base, il n’avait guère eu l’envie de s’égratigner les mains plus que ça pour la reconstruction de son repaire. Après tout, c’était lui qui était aux commandes, il n’avait pas à faire les basses besognes. Ses coéquipiers étaient là pour ça, et peut-être que les Imperiaz pourraient s’occuper de menues tâches, comme déblayer les sous-sols. Cependant, plus ou moins consciemment, il n’oubliait pas que cela permettrait d’occuper ses pensées, et celles-ci le laisseraient tranquille, sans compter que cela aidait Tekris à passer l’éponge sur son petit « dérapage ». Le colosse peinait visiblement à lui faire confiance désormais. Or Zane n’était pas idiot, si son équipier continuait à le scruter lui au lieu de se concentrer ailleurs, ce serait handicapant pour les défis, bien que Tekris ne discutait pour le moment jamais ses ordres. En travaillant comme un forcené la journée, le jeune homme finissait sa journée par une bonne douche, avant de s’écrouler sans prendre la peine de manger le plus souvent.

À eux trois, et en dépit de leurs douleurs respectives, ils parvenaient à s’en sortir mine de rien, et cela enchantait l’adolescent. L’extérieur était peut-être encore à refaire dans sa quasi-totalité (à commencer par déblayer sérieusement le tout), mais dans les pièces refaites, à part l’isolation qui était encore mauvaise, c’était plus qu’acceptable !

Un autre avantage à ce qu’ils restent quelques temps à la forteresse était qu’ils pouvaient s’entraîner à maîtriser leurs nouveaux monstres de l’ombre. Zair était devenue folle de Crapler, devenant bien peu raisonnable quand il s’agissait de faire attention avec son monstre. Zane et Zair récupéraient à une vitesse surprenante, la jeune femme étonnant Tekris quand elle évitait son « super cataclysme » d’un bond agile, comme si elle n’avait jamais été blessée. De son côté, il s’attachait également à Maneclor : massif, capable de se prendre beaucoup de coups sans sourciller, ce monstre avait toutes les qualités requises pour lui plaire, et il avait plus que hâte de l’essayer contre les Stax, son omoplate guérissant beaucoup plus vite depuis l’intervention de sa coéquipière. Le kaïru sombre lui allait comme un gant.

Pour Zane, au contraire de ce qu’avaient d’abord pensé les deux autres, qui le mettaient sur le fait de n’avoir pas pu l’utiliser immédiatement, le contact entre lui et son monstre était un peu plus difficile. Certes, Bruteron était d’une puissance enivrante, mais le souvenir du kaïru forçant le passage à travers lui – bien qu’il ne parvienne pas à réellement expliquer cette sensation – restait vivace. La douleur n’était heureusement pas revenue, mais il restait toujours la méfiance qui l’empêchait de trop pousser les capacités de son monstre. Seulement il refusait d’abandonner quelque chose qui pouvait le rendre plus puissant et l’aider à conquérir le monde et à vaincre les Stax, surtout si Ky pouvait mordre la poussière ! Car derrière la souffrance, il avait senti un pouvoir d’une intensité qui aurait bien pu lui faire tourner la tête.

C’était à la fois exaltant, et terriblement inquiétant, comme s’il dansait en riant sur un fil tendu au-dessus du vide, et que ce fil, c’était Bruteron. Petit à petit, il se nourrissait de cette appréhension, se gorgeant de cette angoisse qui tendait chacun de ses muscles quand il se transformait, à l’affût d’une nouvelle tentative de contrôle du kaïru obscur. Ou peut-être l’attendait-il presque, il ne savait plus vraiment parfois. Cette étrange opposition l’encourageait à continuer de s’entraîner pour maîtriser Bruteron, lui permettant de l’apprivoiser au fil des jours, bien que ce soit plus long que pour ses coéquipiers. Et paradoxalement, cette attirance malsaine semblait l’aider à se sentir plus à l’aise avec le kaïru obscur, les attaques qu’il avait déjà récoltées et qu’il adorait, renforçant cette connivence qui se formait peu à peu. C’était comme un jeu particulier, du moins Zane le ressentait ainsi, cette nouvelle sorte de kaïru le titillant tandis qu’il se méfiait presque exclusivement pour le plaisir de résister, une addiction dont il ignorait si elle finirait par être dangereuse. Il se sentait vivant dans son opposition à cette si sublime énergie. Et sûrement se serait-il totalement abandonné à elle et ses promesses de victoire et de gloire, s’il n’y avait pas eu sa blessure à la poitrine, et surtout, ses visions où il se voyait déchu par son ancien maître.

D’ailleurs, ne s’était-il pas dit en son for intérieur qu’il allait partir du principe que Lokar était toujours en vie ?

Ainsi étaient les pensées du chef des Radikors en fixant désormais le paysage glacé, les Imperiaz ayant disparu depuis longtemps du ciel couvert ; et de toute façon il ne pensait plus à l’équipe de E-Teens depuis un moment déjà. Entièrement absorbé, il sursauta en entendant la voix de Tekris résonner dans la pièce, Zair étant repartie dans sa chambre depuis plusieurs minutes sans qu’il ne s’en aperçoive :

– Le ciel est chargé ce matin. À tous les coups on va avoir droit à une tempête de neige.

– Mhm, c’est probable, acquiesça son interlocuteur en jetant un œil aux nuages filandreux qui envahissaient le périmètre. Pourquoi, ça t’inquiète ? On a connu pire.

– Peut-être, rétorqua Tekris, mais ce n’est pas une raison pour ne pas se méfier.

– Ce n’est pas ce que j’ai dit, reprit Zane après une petite seconde, surpris par le ressentiment dans la voix de son coéquipier. De toute façon, nous sommes à l’abri ici. Où est Zair ?

– Partie se reposer. Vaudrait mieux la laisser tranquille.

– Bien sûr, marmonna l’autre en étouffant un bâillement ; puis il comprit ce que sous-entendait Tekris. Je viens de saisir… tu voulais dire qu’on ne pourra pas travailler à l’extérieur de la forteresse, vu qu’il risque d’y avoir une tempête ?

– C’est ça, confirma l’adolescent en examinant nonchalamment ses X-Drives. Remarque, ça ne va pas te faire de mal, en ce moment, tu aides pas mal dans les travaux.

– Tu ne vas pas t’en plaindre j’espère ? Habituellement, Zair me fait comprendre l’inverse.

– Si je peux parler franchement, je dirais que tu en fais rarement autant.

– J’ai besoin d’un repaire potable, c’est tout, et j’ai pitié de vous et vos bras cassés.

– Vraiment ?

– Vraiment ! Tu insinues quelque chose ? siffla Zane, passablement irrité par les répliques de l’autre.

– Tu sais, c’est pas en cherchant à fuir les problèmes que ça va les résoudre.

– Oh, tu as décidé de prendre psychologie en deuxième année ? Tu m’offres une première séance gratuite ? Monsieur est trop bon ! Écoute-moi bien, une bonne fois pour toutes : je fais ce que je veux, comme je veux, et si me vient l’envie de te prendre comme punching-ball, j’ai la légitimité de le faire, tout comme Lokar avant moi. Et que je n’ai pas à le répéter, c’est clair ?

Tekris ouvrit la bouche, à deux doigts de lui rétorquer une réplique bien cinglante, avant de la refermer, haussant les épaules. Il n’était pas stupide à ce point, il avait très bien compris le manège de l’adolescent. Mais ne jamais contrarier Zane était un principe que les Radikors avaient toujours appliqué, Zair y compris, et si la jeune femme elle-même le suivait, Tekris ne pouvait pas faire le malin sous le seul prétexte de sa méfiance. Se disputer pour un sujet aussi dérisoire en répondant quelque chose d’acerbe lui paraissait futile, et depuis le temps, il était habitué aux mouvements d’humeurs de son chef. Après tout, qu’est-ce qui lui avait pris de vouloir faire entendre raison à l’adolescent, alors qu’il avait la grosse tête depuis sa trouvaille du X-Reader de Lokar ? C’était stupide, en y repensant.

Aussi choisit-il de se taire, se concentrant de nouveau sur ses attaques, répondant, plutôt que de rentrer dans la provocation de Zane, comme s’il n’avait rien entendu :

– Je vais aller me rafraîchir, déplacer les rochers ce matin m’a trempé. J’ai vraiment besoin d’une bonne douche, et rencontrer les Imperiaz est toujours épuisant !

– Ta vie privée ne m’intéresse nullement, tu pourrais jouer du ukulélé à poil dans la neige que ça ne me ferait pas plus d’effet. Il faudrait que l’on nous prenne au sérieux, que le Redakaï saisisse que nous ne sommes pas des gosses faisant leur crise d’adolescence. Cela veut dire récolter beaucoup d’énergie kaïru, et pour cela il faut être plus fort encore. Mhm, je vais retourner m’entraîner un peu. Que l’on ne me dérange pas, j’ai à faire, marmonna Zane, déjà plus dans ses pensées qu’autre chose.

S’apprêtant à tourner les talons, il se ravisa au dernier moment. Fronçant les sourcils, il plissa les yeux, se demandant s’il n’avait pas rêvé. Il lui avait semblé apercevoir quelque chose dans le ciel, un petit point presque à l’endroit même où avaient disparu les Imperiaz. Il attendit quelques secondes, se demandant si l’équipe princière revenait déjà – ce qu’il n’espérait pas, car ce ne serait pas bon signe, vu le temps que prenait habituellement une mission. Sans compter qu’il ne supporterait pas une seconde fois dans la journée la voix stridente de Diara. Déjà, il avait dû s’énerver quelque peu pour que la princesse cesse de discuter ses ordres. C’était très agaçant, mais pas suffisamment pour qu’il regrette son choix de libérer les parents des Imperiaz : Koz, tellement surpris qu’il ait tenu parole, avait à son égard une diligence surprenante, cherchant à ne pas lui donner de motifs de mécontentement qui pourraient le faire changer d’avis. De son côté, Teeny ne savait pas dans quelle catégorie le classer, mais bien qu’elle n’ait absolument pas confiance en lui, elle préférait suivre la même logique que son frère, ne faisant pas d’histoire – et puis, sa colère de ce matin l’avait refroidie en même temps que son insupportable sœur, mais dans une autre mesure.

– Tekris, tu as vu ce…

Il se stoppa, se rendant compte que son coéquipier n’était déjà plus là. Il souffla d’agacement, quelque peu vexé de ne pas s’en être aperçu avant de parler tout seul. Grommelant intérieurement, il se remit à scruter rapidement le ciel. Après quelques minutes supplémentaires sans rien voir, l’adolescent abandonna, ne parvenant pas à savoir s’il avait rêvé. Haussant les épaules, un tic qu’il avait à chaque fois qu’il ne comprenait pas ou qu’il s’agaçait, il sortit cette fois pour de bon de la pièce, attrapant au passage son X-Reader, laissé dans son « espace kaïru » comme il aimait l’appeler.

En refermant le cercle qu’il avait tracé, il sentit un point entre ses épaules le démanger, comme quelqu’un l’observant sans vergogne. Pris d’un mauvais pressentiment, il tourna la tête vers la porte, sourcils froncés. Il n’eut que le temps de voir une masse noire s’abattre sur lui à une vitesse vertigineuse. Se jetant en arrière par réflexe, il ressentit une douleur fulgurante sur le flanc, évitant de peu que sa tête se fasse toucher à la place, qui le fit trébucher, tombant brutalement sur le dos. Serrant les dents, il laissa échapper un « Bordel de… », cherchant d’où provenait l’attaque. Il ne put apercevoir son agresseur : une soudaine chape de brume se précipita vers lui, ou plutôt s’écrasant sur son visage, l’empêchant presque de respirer. Se débattant pour échapper à l’emprise de son assaillant immatériel, l’adolescent ne parvint qu’à empoigner le vide, comme si l’air lui-même l’entourait sans lui laisser de chance de se défendre. Le cœur de Zane battit plus vite quand une odeur âcre parvint à ses narines.

Du poison ? De quoi m’endormir ?

Ne souhaitant pas connaître la réponse, il rua de plus belle. Mais chaque fois qu’il tenta de s’échapper du sombre piège dans lequel il venait de tomber, seul un brassement d’air témoignait de la présence de la brume. Incapable de se libérer, la poigne le maintenant étant bien trop ferme en dépit de sa presque totale absence, il ne put que sentir, impuissant, son corps s’affaiblir peu à peu, le faisant plonger dans les ténèbres.


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Passant sa main sur le miroir de la salle de bain, embué après sa douche brûlante, Tekris observa une seconde son reflet. Comme d’habitude, son regard se reporta rapidement sur les deux anneaux suspendus autour de son cou, le faisant retourner à de sombres pensées. Soupirant de dépit, il se détourna, s’essuyant rapidement pour enfiler un pantalon. Les missions commençaient à sérieusement lui manquer, et même s’il ne l’avait pas dit aux autres, il ne faisait absolument pas confiance aux Imperiaz pour récolter de l’énergie kaïru. Il serait plus étonné s’ils revenaient victorieux que l’inverse, et ça allait encore mettre Zane de mauvaise humeur. Bien sûr, ça ne sera pas l’équipe princière qui devra le supporter toute la soirée, le temps qu’il se calme ! Et si jamais l’adolescent décidait de s’en prendre à ses coéquipiers, ils ne pourraient pas l’arrêter, pas avec le X-Reader de Lokar. Et Tekris ne doutait pas qu’il le ferait ; après tout, il venait bien, quelques minutes plus tôt, de le menacer de le prendre comme défouloir s’il en avait envie. Pour lui, les Imperiaz prenaient leur rôle un peu trop à la légère, un peu par-dessus la jambe. Surtout Diara. Heureusement, Zane l’avait remise à sa place un peu plus tôt, où elle aurait bien pu finir par prétendre qu’elle était trop fatiguée pour combattre et chercher des reliques !

Sur ce point, le colosse était bien content de ne pas être le chef des E-Teens – tout comme les Imperiaz devaient être contents que ce ne soit pas Zair, sinon cela ferait longtemps que Diara et toute la clique se serait retrouvées enfermées dans le donjon de Lokar, comme elle l’avait suggéré à plusieurs reprises déjà –, c’était bien trop insupportable à ses yeux !

Lui n’avait pas un caractère de leader, contrairement à Zane, il était bien plus un suiveur qu’autre chose, bien qu’il ne savait pas trop quoi penser de la tournure des évènements. Il le savait et ne s’en offusquait pas, il avait bien réussi à trouver sa place au sein des Radikors, et il n’avait pas l’ambition d’en avoir une autre. Au fond, mieux valait pour lui, car un quidam plein de rêve de conquête et de gloire n’aurait pas fait long feu avec Zane et Zair. Peut-être aurait-il (ou elle) mystérieusement disparu dans une allée sombre tiens… En tout cas, ça aurait mal fini. Les trois Radikors s’accommodaient très bien entre eux en temps normal, et le mieux est l’ennemi du bien, se répétait Tekris, même s’il savait que beaucoup le prenaient pour le toutou de son équipe. Par chance, depuis qu’il avait mis K.O Koz, qui avait eu le malheur de lui demander où était passée sa laisse, les autres E-Teens le laissaient tranquille.

Zane voulait conquérir le monde et asservir l’Univers ? Tekris ne voyait pas d’inconvénients à cela, il n’aimait pas particulièrement les humains. Et puis c’était aussi le rôle que Lokar voulait tenir, il ne l’avait pas caché après tout. La seule chose qui le surprenait, c’était que l’ex-maître du mal ne se soit pas rendu compte que Zane détestait être son sous-fifre et recevoir des ordres. Dans la bouche de l’adolescent, le mot maître sonnait plus comme une flatterie obséquieuse que comme une marque de respect, quand ce n’était pas seulement une habitude.

Il ne fallait pas se faire d’illusions, Lokar parvenait à contenir le jeune homme grâce à deux raisons : ses froids désirs de vengeance contre le monastère, et la crainte que Lokar inspirait parfois. Sinon, Zane suivait juste son ancien maître pour devenir plus fort dans l’art du kaïru, et pour prendre sa place par la suite afin d’assouvir sa vengeance sur le monastère. Le prouvait la vitesse à laquelle le nouveau chef des E-Teens oblitérait Lokar et ce qu’il avait fait. D’ici à ce qu’il dise que Lokar, c’est de l’histoire ancienne, et qu’il faut désormais le voir lui seul, il n’y avait qu’un pas, Tekris en aurait parié le dessert qu’il n’avait jamais.

La buée s’étant de nouveau accumulée sur les vitres, il saisit un chiffon cette fois, se rappelant de justesse la scène qu’avait fait Zane le mois dernier à propos des traces de doigts sur les vitres. Qui aurait cru qu’en plus de son mauvais caractère l’adolescent était terriblement maniaque ?

Son geste s’arrêta lorsque ses yeux croisèrent, alors que la pièce était censée être vide, derrière lui, une forme humaine immatérielle, flottant dans la vapeur emplissant l’espace, telle de la fumée grisâtre. La lourdeur de l’humidité s’accentua, et Tekris écarquilla les yeux. Sa main se tendit vers son X-Reader, mais une volute noire entoura son bras, et une force surhumaine le réduisit au silence.


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Les yeux clos, bras croisés derrière la tête, Zair profitait paresseusement de la chaleur de sa chambre tandis que le vent sifflait rageusement à l’extérieur. Elle avait passé son casque mp3 sur ses oreilles – enfin, celui qui avait été « oublié » dans un parc en Amérique –, écoutant en boucle « Saturday Satan ».

Et si Tekris avait parlé ?

Cela n’expliquerait rien. Sauf que Zane serait autrement agressif.

Et si j’avais fait une énorme erreur ?

L’adolescente secoua brutalement la tête pour en chasser cette idée.

Et Zane alors ? Il se comporte tellement étrangement en ce moment.

Ça, ni elle ni Tekris ne parvenaient à le comprendre. Un coup il se montrait proprement insupportable, et l’instant d’après, il pouvait se montrer presque… raisonnable. Au point d’entrevoir l’enfant qu’elle avait connu autrefois. Autant avec ses bons côtés, qu’avec ses souffrances. Pourquoi le passé venait-il chambouler leurs vies maintenant ? Ne pouvaient-ils avoir la paix pour une fois ?! Tant avait déjà changé depuis cette maudite mission dans cette forêt ; comment appréhender l’avenir avec sérénité ?

Je suis certaine que c’est de ma faute…

Elle était inutilement tendue depuis quelques jours, mais aujourd’hui, son inquiétude prenait des proportions qu’elle aurait jugées ridicules dans d’autres circonstances. S’attendant à tout, y compris voir surgir une poupée démoniaque réclamant son âme des toilettes. En plus de vouer une haine sans borne aux courgettes et au rose bonbon, elle avait la chair de poule rien qu’en voyant une poupée faite d’une autre matière que le plastique. Agacée de ruminer sans cesse et de se relever tout autant pour regarder autour d’elle, elle espéra qu’un peu de musique lui changerait sûrement les idées.

Cela fonctionna plutôt bien, quelques minutes d’écoute lui suffisant, engourdie par la température descendante et l’inactivité, pour commencer à somnoler, laissant dériver ses pensées sur des sujets tous plus loufoques les uns des autres, comme à chaque fois qu’elle se trouvait prête à se laisser glisser dans le sommeil. Il était rare que la jeune femme se sente fatiguée à cette heure-ci, néanmoins sa réflexion sombra en même temps que son corps.

Dès que ses yeux se rouvrirent à l’intérieur de son rêve, elle sut que ce n’était pas normal. Elle était bien trop réveillée et consciente pour qu’il ne s’agisse que d’un songe. Bougeant ses doigts pour voir s’ils étaient gourds, elle vit également que son X-Reader manquait à l’appel. Tout était sombre autour de l’E-Teens, et chaque pas qu’elle faisait lui donnait l’impression de rester à la même place, sans pouvoir avancer. En se concentrant sur son environnement, elle s’aperçut que ce qu’elle avait pris pour de l’obscurité était en réalité une brume d’une densité étouffante, compacte, ne laissant pas passer la lumière. Elle bougeait à chacun de ses mouvements avec de très légères volutes en forme de filaments. Elle sentit un déplacement d’air derrière elle, qui se rapprochait. Se retournant, elle décocha un coup de poing précis là où devait logiquement se trouver quelqu’un, pour ne frapper que le vide. Les sens aux aguets, elle resta immobile quelques secondes dans un silence de plomb. Celui-ci commençait à lui peser, comme le calme avant la tempête qui s’annonçait désagréable, elle en était certaine. Maîtrisant sa voix pour ne rien laisser paraître du stress qui montait peu à peu en elle, elle lança à la brume :

– Je sais que vous êtes là, alors montrez-vous, je suis prête à me battre !

Le cauchemar s’accentua lorsque les nuages devant elle s’écartèrent comme une haie d’honneur sinistre, pour laisser passer Adriel, qui se planta devant elle. Zair détesta le petit air qu’affichait l’autre adolescente. Un air de terrain conquis, quoi qu’il se passe, et ça ne lui disait rien qui vaille. Automatiquement la E-Teens releva le menton, regardant l’autre de haut – ce qui était un exploit quand on faisait facilement une tête de moins que la personne en face de soi. Ladite personne qui releva un sourcil, peut-être un peu décontenancée de voir l’absence de peur chez l’autre adolescente.

– Je ne suis pas venue pour me battre contre toi, dit-elle, comme si elle avait répété cette scène.

– Tiens donc. Alors quoi, aurais-tu peur de me faire face pour te cacher ainsi (Zair désigna de la main l’étrange environnement fumigène) ? Tu n’es décidément pas très douée pour la discrétion.

– Et toi, tu as l’instinct de survie en berne. Je venais juste te faire une proposition honnête…

– Ah oui ? Tu peux te la garder, reprendre tes accessoires de film raté et me laisser terminer ma sieste, l’interrompit Zair en tournant les talons, bien décidée à trouver la sortie de ce lieu.

– Vraiment ? Je pourrais, mais dans ce cas, les conséquences pour ton équipe serait désastreuses. (Zair continua à l’ignorer grossièrement.) En particulier pour Zane d’ailleurs, ajouta nonchalamment Adriel.

La réflexion fit mouche. Involontairement, l’E-Teens se crispa, suspendant son pas. Que voulait-elle dire par là ? Impossible de faire celle qui s’en moquait après sa réaction, aussi se retourna-t-elle.

– Sont-ce des menaces ? Fais bien attention à ce que tu vas dire.

– Peut-être, à moins que ce ne soit un avertissement désintéressé de ma part. C’est donc vrai que le sort de ton chef d’équipe t’importe beaucoup. Je me demande bien pourquoi, que je sache, il n’a pas l’air de se faire énormément de soucis pour toi. Ce serait même plutôt l’inverse.

– Tais-toi, tu ne sais rien de lui ou de moi !

– J’en sais suffisamment pour savoir qu’à part lui, rien d’autre n’a d’importance, pas même sa famille.

Zair se raidit, stupéfaite. Alors comme ça, cette saleté était au courant pour Zane et elle ? Mais comment cela pouvait être possible ? Trop choquée, elle ne put rien répondre, les mots restant bloqués au fond de sa gorge, Adriel en profitant pour en rajouter une couche.

– Franchement, j’ai de la compassion pour toi, bien que je ne puisse te comprendre. Tu as des capacités, un bon potentiel, tu es rapide et une bonne combattante, et tu perds ton temps entre un maître tyrannique pour lequel tu oublies qui tu es censée être, un coéquipier qui ne sait que s’écraser devant les autres et un chef d’équipe qui ne songe qu’au pouvoir qui finira par le dévorer. Il ne sera jamais satisfait, si encore il parvient à ses fins. Au fond, il n’a jamais rien vraiment gagné : son premier duel kaïru, les tournois… tiens, au fait, que je sache, tu voulais participer au tout premier. Mais s’est-il soucié de toi ? Absolument pas, seul comptaient ses propres désirs, pour perdre au final. Maintenant, dis-moi, ou plutôt, trouve-moi une bonne raison pour continuer à rester à ta place comme il le souhaite, pour ne jamais évoluer et n’être que son sous-fifre ? Pourquoi continuer à le suivre ? Il sera consumé par ses désirs impossibles à réaliser, et finira par rejeter la faute sur les autres, donc sur toi.

– Non, c’est faux ! Et comment… comment peux-tu savoir tant de choses ? C’est impossible… tu essaies de m’embrouiller ! Qui es-tu donc, toi et les cinglés qui t’accompagnent ?! cria l’adolescente, peinant à former une pensée cohérente.

Zane l’avait pourtant déjà mise en garde contre sa difficulté à réagir quand elle se trouvait prise par surprise. Elle respira profondément, tentant de calmer les battements affolés de son cœur.

– Tu veux te voiler la face encore une fois, comme tu l’as fait tant de fois, mais tu sais que je dis vrai. Oseras-tu dire que tu n’as ressenti aucune inquiétude quand Zane a trouvé le X-Reader de Lokar ? Qui est-il pour continuer à se monter la tête comme il le fait, à vouloir décrocher la lune ?

Adriel laissa sa phrase en suspens, pour en accentuer l’effet. Zair ne savait plus quoi penser. Il serait si facile d’y croire… elle savait que toutes ces paroles devaient avoir un but précis, comme par exemple la rallier au camp ennemi, mais certaines d’entre elles avaient l’air si vrai, et étaient prononcées d’une telle manière, comme si elles sortaient réellement du cœur. Il était tentant de se laisser convaincre, de demander à changer de direction, de se laisser emporter par ce flot à la fois douloureux et doucereux. Et après tout, tout était vrai. Zane avait tendance à se monter si facilement la tête, comme lorsqu’il avait trouvé le gant de Lokar ; dès lors, plus rien d’autre ne comptait, et personne ne devait se mettre en travers de son chemin sous peine de violentes représailles.

Et si ce qu’elle avait fait dans la forêt avait empiré son état mental ? Dans tous les films visionnés avec Tekris, cela avait toujours de terribles effets, même s’ils ne se voyaient pas tout de suite. D’un autre côté, pas plus tard que quelques jours auparavant, il avait accepté de baisser sa garde, allant jusqu’à lui demander pardon. Ce qu’il ne faisait jamais. Ils communiquaient même de nouveau à deux ; c’était revenu si naturellement, ça ne pouvait pas être un mensonge, une vile manipulation visant à la garder bien sage ! Elle le connaissait, jamais, enfin… Elle ferma les yeux rapidement, pour s’empêcher de se prendre la tête dans ses mains et ainsi avouer son trouble.

– Je veux juste te montrer la vérité, reprit Adriel pour l’empêcher de trop réfléchir et de rassembler ses pensées. Je ne vais pas te dire de nous rejoindre, mais je t’enjoins à ne pas te trouver entre nous et tes coéquipiers. Tu as encore une chance de changer d’idée et de vivre une vie digne de toi.

Zair tiqua. Ne pas se trouver entre eux et ses coéquipiers, venait de dire Adriel. Comme si quelque chose se préparait, ou menaçait en tout cas. Brusquement, elle se rappela l’impression qu’elle avait eu quand l’oratrice était apparue. Que quoi qu’il se passe, la victoire était sienne. Et puis, tout apparut clairement à la jeune femme : cette petite peste cherchait à gagner du temps en la faisant douter, ou sinon voulait la tenir à l’écart de quelque manière que ce soit, voir même semer le discorde chez les Radikors. Et dire qu’elle avait failli se remettre en cause et douter plus encore de Zane !

Elle hésitait toujours sur la véracité des paroles de sa vis-à-vis, mais l’important était de rester unis face à la menace. Le reste, elle y réfléchirait après.

– Diviser pour mieux régner, n’est-ce pas, le bon vieux dicton, siffla la E-Teens.

Ce n’était pas une question, et Adriel sut qu’elle venait de perdre toute l’attention de l’adolescente en voyant son visage se fermer brutalement. Aussi ne chercha-t-elle pas à nier farouchement. Elle avait déjà fait plus que le nécessaire, et elle ne doutait pas que ses paroles auraient un effet… à long terme. Et que cela pourrait remettre en cause certaines choses chez les Radikors, voire même avoir des effets désastreux sur leur cohésion, déjà chancelante. Elle croisa les bras, prenant un air innocent.

– Tu essaies de te persuader car tu n’acceptes pas la vérité, mais tu sais que j’ai raison.

– Que veux-tu exactement ? Qu’est-ce que tes équipiers préparent ? Réponds ! Pourquoi nous avoir attaqué sur la falaise ?

– Je te l’ai dit, je veux t’ouvrir les yeux. Le reste ne te concerne pas.

Zair serra les poings. De toute évidence, Adriel n’allait pas sortir de son petit discours bien rôdé, si elle ne décidait pas de le reprendre au moment où Zair s’y attendait le moins.

– Ramène-moi immédiatement là où je suis, ou sinon, je peux te jurer que te le regretteras.

– Que d’efforts pour me cacher ta localisation, alors que nous vous avons déjà trouvés, ricana Adriel.

– Quoi ? Sale petite vipère !

– Merci. Et toi, tu vas rester bien sagement ici. Ça ne devrait pas t’être difficile si tu imagines que c’est Zane qui te l’as demandé, n’est-ce pas ? Sauf si je suis parvenue à te convaincre…

– Ça, jamais. (Zair jeta un rapide coup d’œil autour d’elle. De la brume, et encore de la brume, sans aucune porte de sortie. Regardant de nouveau Adriel, elle regarda plus attentivement ses traits, cherchant une faille). Je crois que tu te surestimes quelque peu, Adriel. Personne ne peut me retenir très longtemps contre mon gré.

Enfin, elle remarqua son front plissé sous l’effort, et la façon dont ses mains agrippaient ses bras croisés. Transporter quelqu’un dans ses rêves, en plus de soi-même, était une technique compliquée, qui demandait probablement beaucoup de concentration. Peut-être que si l’adolescente parvenait à déstabiliser Adriel, elle pourrait revenir dans sa chambre à la forteresse.

Inspirant profondément, Zair réunit une fraction de son pouvoir. Trop peu pour être repérée par la Source, du moins l'espérait-elle. Avant qu'Adriel n'ait eu le temps de l'intercepter, l’E-Teens se déplaça à une vitesse fulgurante, projetant un semblant de "lumière aveuglante" devant elle afin de masquer son prochain mouvement. Adriel n’eut que le temps d’esquisser un geste vers l’arrière. Le plat de la main frappant son adversaire à la tempe, Zair visualisa son corps bien à l’abri dans son lit – enfin elle l’espérait – à la forteresse, concentrant tout ce qu’elle pouvait de son kaïru intérieur pour réussir à se réveiller. Le sol se déroba soudainement sous ses pieds, et alors qu’elle tombait dans le néant, elle sentit quelque chose – sans aucun doute une attaque kaïru de la part d’Adriel – lui frôler les flancs. Puis, elle se sentit totalement englobée dans une opaque obscurité, chutant sans fin.


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Et comme toujours, un grand merci à BakApple, qui a corrigé ce chapitre!

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