L'Arche du Péché

Chapitre 11 : Se croiser en d'autres mondes

9844 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 30/04/2021 11:43

Se croiser en d’autres mondes


Un premier remous de conscience l’effleura, s’éloignant aussi rapidement qu’il était venu. Mais cela suffisait, elle savait qu’elle dormait, et surtout, que son réveil était nécessaire. Pourquoi, au fait ?

Rassembler ses pensées fut un exercice pénible, pour lequel elle dut mobiliser toutes ses forces mentales. La forteresse, les réserves de kaïru, cet insignifiant alien la toisant narquoisement… Tant de kaïru, tant de puissance, à portée de main, si proche, mais impossible à atteindre… Elle avait chuté, lourdement. Cela la frappa de plein fouet. Une seconde, elle se précipitait droit sur cet impudent, si stupidement placé dans une position de défense laissant la moindre secousse le déséquilibrer. Et juste après, le sol s’était effacé sous ses pieds, comme par enchantement, révélant une salle dans laquelle trônait une cuve pleine de ce kaïru que les habitants de cette planète nommait « obscur ». Elle avait faillit y plonger, se ressaisissant juste assez pour dévier sa trajectoire initiale. Non, pas suffisamment rapidement. Elle se souvenait d’une prise, immatérielle mais si forte, broyant tout ce autour de quoi l’énergie s’était enroulée, telle un boa. Ou plutôt, un acide atroce rongeant sa chair spectrale, suçant la moelle de son pouvoir…

Son pouvoir !

Se réveillant en un sursaut violent, la respiration erratique, Adriel observa fixement ses mains, les tournant et retournant sans arrêt. Se forçant à inspirer profondément, elle se concentra brièvement, plongeant mentalement en elle-même, ouvrant son esprit.

Un soupir de soulagement lui échappa quand elle sentit son pouvoir pulser doucement en elle. Plus affaibli qu’à l’habitude, certes, mais toujours aussi présent. L’adolescente se laissa retomber doucement sur les draps de soie fine, ne prenant pas la peine de relever la couverture sur son corps alangui. Puis, elle prit le temps de déglutir, plusieurs fois, passant en revue l’ensemble de son corps afin de déterminer si elle avait été blessée. Rapidement, elle conclut que son intégrité physique était intacte, et ne se trouvait guère dans un état critique comme elle le craignit dans un premier temps. Un léger bourdonnement continuait de résonner au creux de son crâne, sûrement majoritairement provoqué par son réveil brutal, et ses muscles restaient endoloris, signe qu’elle avait utilisé un long moment son pouvoir à un haut degré de concentration. Mais excepté ces manifestations typiques, rien ne venait l’alarmer concernant son état de santé. Après une courte réflexion, elle conclut posséder une bonne dose de chance malgré tout. Pour s’être trouvée en contact direct avec cette énergie, elle avait ressenti sa soif de vie, son désir de voler la force de sa proie. Suite à cela, Adriel se souvenait avoir réintégré en catastrophe son corps, brûlant telle un brasier infernal. Peut-être avait-elle criée. Toujours était-il que, visiblement, elle avait finit par perdre connaissance.

Elle tourna la tête, balayant la pièce du regard. Ce n’étaient pas non plus les immenses steppes glacées dans lesquelles elle s’était évanouie. Il lui était aisé de reconnaître cet endroit, et pour cause : il s’agissait de sa propre chambre, dans sa suite, au Dôme d’Honneur, la résidence du Seigneur Régent – puisse sa main vigoureuse gagner encore nombre de batailles ! –, de sa famille et quelques autres privilégiés.

Elle s’étira longuement dans son lit, composé d’un moelleux matelas posé à même le sol, recouvert de draps délicieusement doux d’un doré reluisant, et garni de nombre de coussins dont les couleurs passaient par toutes les nuances de rouge, orange, crème et pourpre. Prenant appui sur ses bras, la jeune femme se redressa précautionneusement, coinçant entre ses dents une fine lanière de cuir déposé près de la tête de lit, glissant la main dans sa chevelure pour la rassembler au creux de sa paume. Achevant de nouer ses cheveux en une tresse rapide, elle en profita pour relever le regard, admirant le plafond en clé de voûte, représentant une scène fantasmagorique, où l’on voyait un homme robuste, le visage noyé dans les ombres et richement vêtu, frapper de sa lourde lance à deux pointes une ligne rigoureusement droite de six ensembles de personnes, en bataillons. À chaque illustration, des éclairs d’un gris nitide, soigneusement lustrés de façon à les rendre presque insupportable à mirer, jaillissaient de son arme. Cependant, le tonnerre n’illuminait jamais le visage de l’homme. Des moulures aux motifs ésotériques surplombaient le haut des murs, ceux-ci étant recouverts de milliers de petits carreaux couleurs grenat, turquin et incarnat.

De petites niches, éclairées par des braseros diffusant également une odeur âcre, creusées à intervalles régulières renfermaient divers petits bibelots qu’affectionnait Adriel, le premier morceau de jäadi que sa position lui avait autorisé à conserver, la première dent perdue par Evdam lors d’un combat gagné par le monstrueux animal contre un de ses congénère, une dague à la lame d’or sertie de fins cristaux translucides en des tons smaragdins et bleu glacé soigneusement alternés (qu’elle laissait à l’état de décoration, l’usage des armes n’étant réservé qu’au Trône, et à quelque fidèles dûment désignés). D’autres coussins restant dans les mêmes tons de couleurs recouvraient un épais tapis flavescent destiné au confort des visiteurs, aucune chaise n’étant présente, y compris autour de la table basse, mais longue, gravée de figures fantastiques possédant au minimum quatre membres et une paire d’ailes, trônant au milieu de la pièce. Une armoire large, sans excès, était encastrée dans le mur en face de son lit, et des étagères supportant divers ouvrages, qu’elle effleura de la pulpe du pouce, songeuse, occupaient la majeure partie de celui à sa droite, qui disposait également d’une grande fenêtre à double battant, montant presque jusqu’au plafond. De légères tentures jamais soulevées par un souffle extérieur l’encadrait, coupées en un dégradé, légèrement de travers sur le côté gauche. Une maladresse de son esclave personnelle, Ammay, que sa maîtresse dissimulait habilement en serrant le cordon à mi-chemin des tentures. Pour moins que ça, elle savait qu’elle aurait dû punir comme il se devait la maladroite, néanmoins, Adriel conservait un fragment de reconnaissance pour celle qui fut sa nourrice à la mort de ses parents. Un jour, sûrement, parviendrait-elle enfin à se débarrasser de ses dernières faiblesses. En attendant, au moins savait-elle qu’elle pouvait se confier sans hésitation à une personne au Dôme.

Des bruits de pas résonnèrent dans le couloir, incitant Adriel à braquer son regard sur la lourde porte faite d’un matériau ressemblant à de l’acier, bien que trop sombre pour que ce soit le cas, rompant la monotonie du mur gauche. Le symbole de la Famille Régente, un arsank d’une taille à peine croyable, possédant deux paires d’ailes, et aux écailles mordorées, se rompit en deux, dans un léger bruissement feutré. Franchissant le seuil, aussi silencieux qu’une ombre, Teos referma habilement du pied le battant léger, contrairement à ce que son apparence pouvait laisser supposer. Dans ses mains, un plateau doré finement ciselé de motifs végétaux transportait un repas consistant : du pain, de la viande en sauce accompagnée de légumes orangés rayés de vert, une cruche d’eau, du fromage. Adriel sentit son estomac se réveiller à cette si délicieuse vue.

Le regard de Teos, constatant le réveil de sa promise, se verrouilla immédiatement sur celle-ci. Il cligna plusieurs fois des paupières, avant de reprendre contenance, marchant de son pas habituel cette fois. Lestant le plateau près du lit, il posa sa main sur le front de l’adolescente, puis lui prit le menton et le releva vers lui, semblant vérifier l’apparence de ses pupilles. Il parut imperceptiblement soulagé, mais cela fut si rapide qu’Adriel put tout aussi bien avoir rêvé.

Nombre de questions se pressaient sous son crâne, seulement elle attendit patiemment que Teos prenne la parole le premier. Heureusement, il ne lui fut pas nécessaire d’attendre longtemps.

– Comment te sens-tu ? s’enquit-il. As-tu mal quelque part ?

– Non. Excepté un léger mal de tête probablement dû à un réveil brusque, mais ce n’est guère d’insurmontable. En toute honnêteté rien, dans ma mémoire, ne justifie ma présence plus longtemps dans ce lit. Je me sens parfaitement apte à reprendre la mission nous ayant été confiée.

Teos eut une petite moue pincée, poussant les chaussures d’Adriel, pourtant soigneusement lustrées et rangées à quelques pas du matelas de la pointe de son pied pour pouvoir s’y installer. Ses yeux ne se détachèrent pas une fois du visage de la jeune femme, comme s’il peinait à assimiler ses paroles – ou à y croire. À plusieurs reprises, elle crut qu’il allait parler, mais au dernier moment se ravisait, se contentant de continuer à la scruter. Peut-être voulait-il que le premier pas vienne d’elle ?

– Puis-je savoir précisément ce qu’il s’est passé ?

– Bien sûr. Tu as été retrouvée évanouie dans la neige, tremblante, comme en proie à un mal inconnu. Lorsque tu es arrivée sur le Dôme, tu n’étais plus totalement toi-même, et tes yeux avaient pris une teinte violette parsemée d’éclats flavescents. Heureusement, notre récent allié t’as guérie, bien que je n’ai guère aimé son exigence de rester seul avec toi. Des techniques secrètes qu’il refusait de dévoiler à n’importe qui, paraît-il. Je n’ose imaginer les conséquences, si tu n’avais pas été ramenée à temps. Et si nous n’avions pas pu trouver notre allié au Dôme au bon moment.

– C’est pour cette raison que tu dû revenir brusquement sur notre planète ? Pour lui, déclara Adriel.

Comprenant qu’il ne s’agissait nullement d’une question, Teos se contenta d’un bref hochement de tête.

– Exact. Les négociations ont débouchées sur un accord relativement satisfaisant, néanmoins ma présence était expressément exigée.

– Voilà qui est des plus étrange, déclara Adriel, sans trahir la moindre émotion.

Si jamais elle s’avisait de questionner directement son fiancé à propos d’une telle affaire, elle savait pertinemment que celui-ci s’empresserait de l’assurer du peu d’importance de ce détail, l’incitant à se concentrer sur toute autre préoccupations. Cependant, avec un peu plus de prudence, elle parvenait bien plus facilement à le pousser de se confier à elle, l’impatience naturelle du jeune homme n’étant plus entravée par un sens du devoir se rappelant à son bon souvenir.

– Certes, et si j’avais su les conséquences de mon absence, je serais resté près de vous, quitte à réduire le grotesque repaire de ces adolescents en cendres, assura sèchement Teos, récupérant le plateau de victuailles pour le poser entre les deux combattants.

– D’un autre côté, mieux valait que tu retournes sur le Dôme pour permettre à notre Seigneur Régent – puisse sa main gagner encore de nombreuses batailles – de mener à bien les négociations. Cet homme doit se révéler terrible camelot pour que la plus haute autorité de la planète ait tant besoin de son si prodige enfant, supposa Adriel, s’emparant d’un large morceau de fromage coulant, qu’elle étala généreusement sur son pain.

– Pas tout à fait, soupira Teos, ôtant sa veste pour la lancer avec adresse sur les coussins étalés sur le sol. En réalité, notre allié souhaitait… s’assurer de la réalité de mon existence. Comme je suis un argument majeur dans la stratégie de mon révéré Père, il refusait de s’engager sans preuve irréfutable de notre bonne foi.

Adriel plissa les lèvres en une moue fort peu appréciatrice. Elle ignorait encore précisément ce qu’avait à offrir cet allié que Teos avait parfois évoqué sans le détailler, néanmoins il valait qu’il détienne une pièce capitale du puzzle mois patiemment en place par le Seigneur Régent pour avoir conservé la tête sur les épaules… en dépit de sa grossièreté patentée.

Sans ajouter le moindre mot, la jeune femme appuya son épaule contre celle de son promis, avalant à grandes gorgées appréciatrices la boisson épicé, légèrement gazeuse, contenu dans un gobelet aux bords passementés d’or. Elle le connaissait suffisamment pour comprendre quelles idées dangereuses lui traversaient le crâne : en dépit de tout son respect filial, un adulte continuait de décider pour lui de quelle manière l’utiliser. Cependant, le contexte est bien différent, songea-t-elle. Ici, ils œuvraient pour une cause des plus nobles, et Teos le savait. Jamais le Seigneur Régent ne permettrait que le moindre allié, aussi nécessaire soit-il, ne pose la main sur son unique héritier sans sa permission absolue et inexistante. Excepté Adriel, nul n’avait le droit de toucher le jeune Seigneur Héritier, se contentant d’une admiration sincère, mais lointaine.

La tension de son promis se transmettant à sa propre chair, elle accentua le contact, attendant silencieusement que Teos contienne tant bien que mal son indignation, tournant vers elle un visage dénué d’autres émotions que l’impatience, embrassant furtivement sa tempe.

– Peu importe, finit par marmonner le noir. Nous y reviendrons en temps voulu. (secouant la tête en tapotant machinalement sa jambe, il changea de sujet, passé un petit silence afin de s’assurer de l’absence de questions de la brune.) Il est surprenant que nos cibles puissent posséder quelconque capacité pouvant te mettre dans cet état. D’après nos informations, aucune de leurs capacités ne devraient en être capable. La prochaine fois, je serai plus prudent, et resterai proche, acheva-t-il pensivement.

– Plus exactement, c’est cette étrange énergie obscure qui m’a vaincue, et non les Radikors, ne put-elle s’empêcher de corriger. Un instant… Ce n’est pas toi qui m’as découverte ? questionna la jeune femme, prenant quelques secondes de réflexion afin de faire taire l’incrédulité qu’elle ressentait.

Teos détourna un moment le regard, penchant la tête en arrière pour admirer à son tour la mosaïque accrochée au plafond. Adriel connaissait cette façon de faire. Il déterminait la meilleure manière de lui annoncer une chose qui, selon lui, ne plairait pas à sa promise.

– Saïn, finit-il par déclarer, les poings de la brune se crispant presque imperceptiblement sur les draps de soie. C’est elle qui as senti ta détresse, et a abandonné sa tâche en cours, afin de te venir en aide. C’est également elle qui, prenant tous les risques, a lancé Evdam à travers les cieux, afin de rejoindre le Dôme le plus rapidement possible.

– Vraiment ? fit Adriel, sincèrement surprise.

Pas de la réaction de sa coéquipière, celle-ci était d’une normalité insignifiante. La brune étant plus élevée en terme de puissance, brute ou acquise, Saïn lui devait assistance et dévouement, au nom du respect du Pouvoir. Non, son étonnement provenait d’apprendre que la vipère avait ressenti le brusque vacillement de ses forces, alors qu’elle se trouvait bien loin d’elle. Le kaïru de Thiers permettait parfois, si son camarade gardait son énergie à l’écoute, de communiquer certaines sensations, parfois sur de longues distances. Mais Adriel, consciente de l’importance de sa place, n’usitait cette particularité, eh bien, en réalité avec personne. En théorie, elle accepterait de se lier à un individu digne de son rang – une condition à laquelle Ammay tenait tout autant qu’elle. Seulement, elle n’en connaissait qu’une seule : Teos. Hors, jamais elle ne se serait permise de juste suggérer à son promis de lui laisser tant accès à son esprit. Le Seigneur Héritier se devait d’être inatteignable, y compris pour elle. Intouchable. Alors comment Saïn…

Le souffle d’Adriel se bloqua dans sa gorge.

– Sa Compétence s’est révélée, n’est-ce pas ?

Teos opina affirmativement du chef, une sournoiserie mauvaise s’étalant sur son visage.

– Et étant donné qu’elle m’a probablement sauvé la vie, je suppose qu’elle va être promue membre de l’Élite Royale. La garde rapprochée du Trône. Le rang le plus élevé pour une Élitiste.

– Père s’est montré très satisfait de son respect du Trône et du Pouvoir. Sais-tu qu’elle a d’abord affirmé ne pas être digne d’un tel honneur, car n’avoir fait que son devoir ? La cérémonie se déroulera très prochainement. Avant, Père doit régler quelques affaires, l’empêchant de présider l’évènement. Hors, il tient à lui faire cet honneur. En attendant, nous devrons continuer notre mission sur Terre. Dès que tu seras rétablie, bien entendu.

– Je me sens parfaitement capable de poursuivre la tâche nous ayant été assignée, crois-moi. Il me faut seulement quelques minutes pour me préparer, et nous pourrons repartir.

Joignant le geste à la parole, Adriel repoussa les couvertures ceignant sa taille, sans prendre garde au regard assombri de son Seigneur Héritier suivant les courbes de son corps fin. La chemise longue dont elle avait été revêtue épousait à la perfection la forme de ses hanches, laissant deviner ses cuisses fermes et puissantes. Teos détourna le regard, cherchant un sujet de conversation tandis qu’elle ouvrait son armoire.

– Ce n’est pas tout. Comme je le supposais, Père a également ressenti cette brutale montée en puissance, et la disparition temporaire de nos cibles. Enfin, pour lui, les choses sont plus complexes, mais là n’est pas la question. Tu te souviens de notre ordre de mission ? Il était stipulé que nous devions éliminer l’ensemble des descendants du Deuxième Maître, pour cause de haute trahison, tout en ramenant en jugement l’impudent ayant osé briser le Tabou. Tous les autres devaient subir le même sort. Eh bien, Père a apporté quelques modifications.

– Voilà qui me surprend. Notre Seigneur Régent – puisse son nom être loué à jamais – n’a encore jamais décidé de changer de route, une fois le chemin tracé, commenta Adriel, la voix étouffée.

– Il est vrai. Cette « disparition » a remanié les cartes de son esprit. De plus il doit également respecter l’accord passé avec notre allié, ce dernier ayant quelques projets personnels en réserve. Je t’expliquerai tout cela par la suite.

Cédant à une impulsion, Teos se leva des coussins arrangés de manière à former un semblant de couche confortable, lieu dans lequel il s’était installé le temps que sa promise se lève et rassemble à sa guise une tenue adéquate aux futurs combats qu’ils s’apprêtaient à mener. Aucun bruit n’accompagna ses pas feutrés, pourtant il sut instinctivement que la brune n’eut aucune difficulté à suivre sa progression. Pas un tressaillement ne vint troubler la perfection assombrie de la peau de sa promise, celle-ci continuant simplement à contempler les quelques vêtements impeccablement pliés, puis repassés avant leur rangement dans un ordre strict propre à Ammay, au moment où il posa ses larges mains sur les hanches étroites de la jeune fille. Davantage par souci de s’occuper à quelque chose, que pour se vêtir, déduisit-il.

– Tu es superbe, murmura-t-il à son oreille, embrassant le creux de son cou.

– Vraiment ? Me voilà ravie de constater que la fiancée choisie par notre Seigneur Héritier – puisse la Source le nourrir éternellement – soit à ton goût.

Déplaçant ses paumes rugueuses sur le ventre finement musclé de sa compagne, Teos la serra fortement, ses formes en rien dissimulées par la légèreté de sa chemise de nuit se logeant presque parfaitement contre son corps. Un mince sourire étira les lèvres habituellement si froide de l’adolescente, tandis qu’elle glissait une main contre la nuque du garçon, lissant d’un doigt ses cheveux noués à la va-vite en catogan.

– Jamais Père ne m’aura fait cadeau plus parfait, susurra-t-il, parsemant de petits baisers la nuque de la brune. Et pourtant, tu sais à quel point cela m’a surpris qu’il me désigne une épouse alors que je parvenais à peine à user de nouveau de mes jambes. À présent, je comprends la raison de son choix, et l’honore d’autant plus.

– Il m’a sauvé la vie, déclara sentencieusement Adriel. J’aurais pu mourir, ce jour-là. Il détenait tout pouvoir sur mon existence. Pourtant, il a choisi de m’épargner, me donnant à son unique enfant.

– Père nous a donné la possibilité de vivre dignement, acquiesça Teos, sa poigne se resserrant presque douloureusement sur la taille de la brune. A jeté à bas ces immondices qui se prétendaient Maîtres, et m’a arraché à leurs mains répugnantes alors que personne ne croyait que quiconque reviendrait me chercher. Personne n’est pourvu d’une piété familiale telle que celle de mon Père, et il a su voir en toi le potentiel que tu développes aujourd’hui.

S’écartant doucement du jeune homme, Adriel passa ses mains autour de son cou, déposant ses lèvres sur les siennes dans un geste de tendresse qu’elle ne s’accordait qu’avec lui. Elle savait reconnaître les affres des tourments internes de son promis, en tant d’années de vie commune. Devinait que les tremblements de rage presque imperceptibles parcourant son corps souple annonçait le refoulement presque douloureux de souvenirs qu’il haïssait autant qu’elle. Il se laissait aller à ses sentiments chaque fois qu’ils se retrouvaient seuls dans la chambre de l’un ou l’autre, là où personne ne pourrait les déranger sans en payer de lourdes conséquences. En reflet, Adriel se permettait de dévoiler des élans passionnés qui ne déplaisait jamais au garçon à la chevelure claire. De son cou, ses mains se posèrent contre les joues parées d’un mince duvet de quelques jours, piquetant ses paumes plus sensibles que celles de son compagnon.

Posant une main sur sa poitrine, Teos mit fin à leur baiser, le regard assombri, l’éloignant de quelques centimètres, ses pupilles avides parcourant sans tenter de s’en cacher les atouts de sa compagne.

– Saïn te préoccupe-t-elle tant que tu es attendu où que ce soit ? questionna faussement innocemment Adriel, soulevant d’une main adroite ses épais cheveux, dévoilant la peau sombre de sa nuque.

– Jamais assez pour toi, rétorqua Teos.

Ricanant doucement, Adriel se dégagea de ses bras, achevant de glisser ses brassards à ses bras, retenant de justesse un sourire ravi en observant l’expression presque déçu de son promis. Plus tard, s’amuseront-ils sous la couette. Pour le moment, le désir de retourner sur le terrain pressait bien trop puissamment sa poitrine pour qu’elle se sente d’humeur à ce genre d’activités. Mieux valait régler le plus rapidement possible le problème en retournant promptement sur Terre. D’autant qu’ainsi, il lui serait possible d’en apprendre davantage sur la fascinante énergie qu’était le kaïru obscur. Un futur atout, peut-être.

Soupirant exagérément, Teos se dirigea en levant les yeux au ciel vers la table, sans faire mine de désirer quitter les appartements de la jeune femme. D’un signe de la main, il l’invita à prendre place à son côté, se contentant de sourire devant la vague curiosité s’installant dans le regard vairon.

– Ne devons-nous pas nous préparer pour repartir sur Terre au plus vite ? questionna Adriel, jetant un regard pensif à la porte richement ornementée.

Teos grogna, chassant cette pensée d’un vague geste de la main.

– Disons que c’est un repos stratégique, déclara-t-il, la concentration commençant à plisser son front. Il faut bien que je t’informe des derniers détails, non ? Ainsi, tu sauras tout ce qui est nécessaire avant de nous mettre en route. À la réflexion, c’est bien plus profitable.

Adriel acquiesça. Le jeune homme n’avait prétexté cela que dans le but de grappiller encore un peu de temps, néanmoins, elle devait admettre que cela n’était pas dénué de logique. Résignée, elle s’assit à son tour, observant du coin de l’œil le vol saccadé de son arsank à travers la fenêtre, le gigantesque animal ayant profité de l’inattention de sa maîtresse pour se percher sur un toit avoisinant – ce qui, en temps normal, lui était formellement interdit, songea-t-elle avec amusement. À tous les coups, Saïn allait encore se plaindre des libertés que prenait son animal. Et cette pensée la ravit intérieurement.



µµµ


– Alors, tu pousses ou tes muscles ne sont que de la pure guimauve inutile ?!

– Il fait ce qu’il peut, protesta vigoureusement Zair, les bras entourant ses jambes. Tu ne crois quand même pas qu’il bronze ?!

Si les yeux de Zane pouvaient matérialiser ses regards, Tekris aurait depuis longtemps été grillé sur place plus sûrement qu’un tournedos oublié sur le feu. Peu importait que ce soit Zair qui ait pris sa défense, le colosse s’efforçant au contraire de garder profil bas autant que possible. Habitué aux mouvements d’humeur de son chef d’équipe, il n’en fit pas grand-cas, se concentrant à nouveau sur son exercice matinal du moment. Après tout, ce n’était pas comme s’il devait se charger des tâches les plus ingrates imaginables, sorties tout droit du cerveau sadique, de son humble avis, de son irascible chef d’équipe, sans pouvoir seulement esquisser le moindre mouvement de protestation sous peine de se retrouver une nouvelle fois ferré au radiateur de sa chambre.

Quoique, pousser un rocher deux fois plus grand que lui encombrant jusque-là la plateforme sur laquelle il se tenait, afin de le faire basculer dans l’océan en contrebas, valait mieux que se retrouver perché au sommet le plus fin trouvé en pleine tempête de neige nocturne, sous prétexte que les ennemis pouvaient attaquer n’importe quand. Dusse-t-il endurer les invectives d’un Zane levé du pied gauche (si encore il en avait un autre, à la réflexion) en guise de paire de bras supplémentaire.

Non, se corrigea mentalement le colosse. Lors de son réveil, son chef d’équipe était d’humeur encore passable (enfin, il ne donnait pas l’impression d’être un ours affublé d’une rage de dents). Néanmoins, il avait souhaité s’entraîner un peu avec Zair, afin de déterminer quelles étaient les attaques kaïru lui faisant défaut. Finalement mis au courant du « petit problème » frappant l’adolescent à la peau verte, Tekris faisait prudemment mine de rien. Son vis-à-vis le regardait toujours en chien de faïence, et il savait pertinemment que l’avertissement fort peu subtil prononcé lors de son réveil enchaîné, restait valide.

– Silence ! Canalise tes frustrations et pousse !

Vu l’énergie de son chef d’équipe, il devait avoir bien des frustrations à évacuer. Depuis sa libération, presque miraculeuse étant donné la méfiance de Zane à son égard, Tekris s’arrangeait depuis pour ne pas le contrarier outre mesure, honteux d’avoir été l’élément à la fois perturbateur, et en même temps la menace au sein même de la forteresse. Étonnamment, le chef des Radikors ne profitait pas autant de sa culpabilité qu’il ne l’avait d’abord craint, déjà occupé à se débattre avec la seule fille de leur équipe. S’il appréciait véritablement le soutien de Zair à sa cause, en dépit des doutes de son aîné, le colosse souhaitait par moments qu’elle ralentisse légèrement le rythme, les velléités de l’adolescente finissant toujours par lui retomber sur le coin du museau.

Le matin même, les deux combattants, laissant Tekris lister les travaux urgents à effectuer, avaient pris un instant afin d’échanger quelques passes de combat afin d’établir un diagnostic basique, une activité à laquelle Zane refusait que Tekris y assiste depuis sa première convalescence. Les choses ne s’étaient pas très bien déroulées, puisque Zane avait quitté le lieu d’entraînement une aura meurtrière déployée tout autour de lui et des marmonnements incompréhensibles (que Tekris ne voulait surtout pas analyser) dans sa barbe.

Une fois l’incarnation de la colère frustrée hors de portée d’oreilles, le colosse était venu trouver sa coéquipière, lui demandant ce qu’il s’était passé. Un soupir las franchissant la barrière de ses lèvres, elle lui avait expliqué que Zane n’avait pas réussi à invoquer une seule des attaques kaïru de son X-Reader, excepté celles issues du kaïru obscur. Pourtant, il parvenait encore à invoquer Bruticon, et Bruticon or. Incapable de comprendre, et certainement pas en état de réfléchir calmement, il s’était énervé exponentiellement. Elle n’avait rien ajouté, pensant que cela suffirait à justifier cette attitude. Néanmoins, Tekris devina sans trop de peine que lorsque Zane avait commencé à laisser libre cours à sa colère, comme habituellement, Zair ne s’était pas contenté de laisser l’orage s’éloigner, répliquant au moins aussi vertement.

Cela n’avait rien arrangé, évidemment. Juste avant de recourir aux insultes risquant de dépasser définitivement les bornes, Zane avait poussé un hurlement de rage (suffisamment convaincant pour attirer Tekris, pourtant toujours interdit de trop s’approcher de Zair), avant de tourner les talons. À peu de choses près, le colosse restait convaincu que cela était sur le point de dégénérer. Surtout en voyant les mains crispées de la jeune fille sur ses bras croisés, à deux doigts de coller une claque monumentale au premier idiot venant la titiller. Ce n’était pas le moment pour les Imperiaz de montrer le bout de leur frimousse, finit-il par conclure intérieurement, renonçant à poser davantage de questions.

Cependant, il soupçonnait une autre origine au problème. En effet, depuis l’attaque contre la forteresse, une sorte de conflit latent semblait avoir pris place entre ses deux coéquipiers. Cela ne se montrait pas, n’était pas évoqué, mais pour le colosse vivant avec eux en permanence – et même souvent entre eux-deux –, c’était bien là, larvé, nié, mais présent. N’osant guère poser directement la question, il s’était contenté d’observer, pour essayer de comprendre un peu. Il en était arrivé à deux conclusions : la première, que Zair ne supportait plus que très moyennement les poussées d’autorité dictatoriale de son aîné – une disposition d’esprit que Tekris admettait volontiers comme légitime. Cependant, en conséquence, elle s’opposait presque systématiquement à toutes les déclarations de Zane, soit n’en démordant pour rien au monde, ou au contraire abandonnant rapidement, comme si elle s’apercevait soudain de l’inutilité de sa récalcitrance. Comme si elle ne savait pas tout à fait ce qu’elle voulait, ni comment l’obtenir.

Et plutôt que de risquer l’échec, elle testait toutes les manières possible d’y parvenir. D’un autre côté, ce n’était pas compliqué de le deviner, Zane, plus qu’agacé de ce changement soudain de comportement, refusait de changer sa ligne de conduite tout en se comportant comme si rien n’avait changé. S’efforçant de l’ignorer la plupart du temps, ses efforts consistaient à prendre jusqu’au boutisme sur lui, ce dont Tekris ne l’aurait jamais cru capable. En conséquence, ses sautes d’humeur n’en étaient que plus brutales, incapable de trouver quelconque activité dans laquelle reverser sa frustration croissante, confronté à l’opposition de Zair.

Pris entre deux feux, Tekris n’avait pas la moindre idée d’une solution pouvant permettre de résoudre pacifiquement cette guerre froide. Autre souci pour lui, le plus gros point d’achoppement entre les deux Radikors, était sa propre personne. Zane peinait à lui faire de nouveau confiance, optant pour une semi-surveillance et un travail acharné pour effectuer les basses besognes. Zair, pour sa part, affirmait qu’il s’agissait d’une manipulation mentale totalement opposée à la personnalité du colosse, et qu’en l’état actuel le traitement infligé était ridicule. D’autant que Tekris s’en voulait déjà bien assez.

Résumant sa pensée, Tekris la compléta en ajoutant qu’il fallait marcher sur des œufs, guettant le moindre assaut prochain de colère dévastatrice, qui ne manquerait pas de poindre le bout de son nez.

Aussi fut-il surpris quand, se dirigeant vers la plateforme à mi-hauteur de la forteresse (il était prévu depuis un bon moment de déblayer cette surface, une fois les fondations consolidées et habitables. Ceci étant fait, l’extérieur restait le plus gros endroit à dégager afin de s’installer désormais confortablement), Zane avait déclaré que Zair ne les aiderait pas. Accélérant son débit de parole afin de ne pas se la faire couper (une configuration revenant bien trop souvent au goût de l’irascible extraterrestre), il affirma que l’adolescente était encore trop peu assurée pour se charger des travaux de force. Tekris avait retenu un soupir de soulagement quand, sans un mot, elle était allée s’installer sur des affleurements rocheux suffisamment plats pour servir de siège.

Si elle avait retrouvé une bonne partie de ses pouvoirs, ceux-ci restaient à un niveau légèrement en-dessous de ses capacités habituelles. Depuis, morose, elle les regardait se démener avec une mauvaise volonté évidente. Tekris n’émit pas d’objection, mieux, il était secrètement heureux de cette décision. Lui aussi préférait laisser à l’adolescente un peu plus de temps de repos. Cela ne faisait pas si longtemps que la fatigue cessait de la cueillir à chaque effort sortant de l’ordinaire, bien qu’elle refusa catégoriquement de l’admettre.

Peu importait les premiers jours de son repos, durant lesquels elle avait tendance à rendre tripes et boyaux. Le quatrième, elle réussit enfin à sortir prendre un peu l’air, surveillée de loin par le chef des Radikors. Ce n’était plus qu’une question de temps avant qu’elle n’échange quelques passes d’attaques kaïru, prouvé le matin même encore. Zane, pour une fois presque prévenant, opta pour la vigilance, impassible devant les argumentaires répétés de sa coéquipière, comme quoi elle pouvait sans problèmes se lever et même s’entraîner. Renonçant rapidement à continuer de surveiller son sommeil, il n’avait pas pour autant oublié de vérifier régulièrement si elle n’avait pas de fièvre, posant diverses questions sur ses sensations. Tekris ne voyait pas en quoi des oreilles bouchées pouvaient avoir un rapport avec le kaïru, mais il devait reconnaître que, pour la première fois depuis longtemps, le visage de Zane s’était presque imperceptiblement plissé. Cela fut fugitif, mais le colosse était certain de ce qu’il avait vu – bien qu’il ne sache guère comment interpréter cela. Zair dormant à ce moment, le colosse, après avoir pesé le pour et le contre, décida de garder cela pour lui. De toute façon elle ne l’aurait pas cru.

Cela ne changeait rien à la fierté mal placée de son chef d’équipe de son avis, refusant de demander directement la raison de cette agressivité, le contrariant plus que tout.

Enfin, le fichu rocher se trouva au bord de la promenade métallique. Dans une dernière poussée, accompagnée de deux cris destinés à auto-encourager leurs propriétaires, le roc aux arêtes anguleuses tangua une seconde, avant de basculer bruyamment dans le vide. Tekris suivit du regard sa masse imposante rétrécir de plus en plus à mesure de son éloignement, perdant à chaque rebond un peu de son ensemble, avant de plonger à pic dans les eaux glacées.

– Tu vois, quand tu veux, grogna Zane.

Mais cela sonnait plus comme une habitude qu’autre chose. Son regard restait braqué sur l’endroit où avait disparu leur charge, étrangement songeur, bien que Tekris ne parvint pas à déchiffrer la nature de ses pensées.

– Ça ne devrait pas être à nous de faire les basses besognes, intervint Zair, se redressant prudemment. Pourquoi ne pas engager les Imperiaz comme ouvriers ? Ça ne leur ferait pas de mal de se souvenir d’où est leur place.

– Oui, acquiesça Tekris (l’adolescente lui dédia un sourire ravi, auquel il ne put s’empêcher de répondre). Quitte à suer à grosses gouttes, je préférerais que ce soit dans une bataille. Contre les Stax !

– Faites-moi confiance (à ces mots, Zair se renfrogna, une petite moue plissant ses traits. Encore une fois, Zane n’y prêta pas attention, laissant croire à son indifférence). Pour que je puisse reprendre la place laissée par Lokar, il est important de reconstruire le repaire, et de s’y installer. Et ce, en n’utilisant aucune autre main d’œuvre autre que la nôtre. Ainsi, nous n’aurons de compte à rendre à personne, et nos ennemis devront bien le reconnaître !

– Belles paroles, seulement elles ne serviront à rien si nous mourons d’épuisement.

– C’est bien pour cela que je t’ai écartée du travail ce matin.

Cette allusion à sa faiblesse momentanée acheva de rendre l’adolescente maussade. Pour une fois assez satisfait, Zane enchaîna, soudainement rêveur.

– Mais, pour régner sur le monde (Tekris constata par là la diminution de ses ambitions ; un mois plus tôt, c’était l’Univers qu’il souhaitait conquérir), il va falloir aussi récolter beaucoup de kaïru, et éliminer l’équipe des Stax une bonne fois pour toutes !

Cette réflexion améliora considérablement son humeur, et cette fois, même Zair hocha affirmativement la tête. Avec un peu de chances, songea Tekris sans trop y croire, la journée avait-elle une chance d’être rattrapée.


µµµ


Perchés sur l’une saillie rocheuse parsemant les murs de l’ancien repaire de Lokar, les Stax, accompagnés d’un Ekayon au visage concentré, ne perdaient pas une miette de la scène se déroulant sous leurs pieds.

– Alors comme ça, Zane se prend pour le nouveau Lokar, commenta Ky, sourcils froncés.

Maya, qui jusque-là n’avait pas décroché un mot, plongée dans une intense réflexion afin de trouver comment ses homologues masculins avaient fini par la convaincre de venir, laissa fleurir un soupir sur ses lèvres songeuses.

– Il a toutes les qualités requises. Il est égocentrique, mégalomane, manipulateur, avide de pouvoir et… assura-t-elle, comptant sur ses doigts au fur et à mesure de son énumération. C’est quoi la dernière chose déjà ? Voyons…

– La mauvaise haleine, répondit Boomer avec un petit clin d’œil.

Levant les yeux au ciel, Ekayon pinça sèchement le coude de Boomer entre son pouce et son index, s’attirant un grognement désapprobateur, qu’il ignorât. Étaient-ils au courant qu’ils étaient censés rester discrets ?

– Ça ne ressemble pas à notre mégalomaniaque de se salir les mains avec les corvées, sans exploiter l’ensemble de ses coéquipiers jusqu’à l’épuisement. On ne peut pas dire exactement dire que c’est un parangon de galanterie.

Les Stax se contentèrent de hausser les épaules, seule Maya semblant considérer la question. Se penchant un peu plus au-dessus du vide, Ky finit par déclarer :

– Venez, allons voir de plus près ce qu’il mijote.

Alors que Maya et Boomer s’apprêtaient à le suivre sans discuter, déjà à demi-relevés, Ekayon le retint un instant par le bras.

– Attends, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Regarde, les corniches inférieures n’ont pas l’air très solides, objecta-t-il.

– Vous, les combattants solitaires, vous êtes tellement pessimistes, le charria Ky, haussant les épaules dans un semblant de parodie de Maître Atoch.

D’une petite poussée, il récupéra son bras, sautant pour commencer sa descente, Boomer à sa suite. Après un bref regard vers Ekayon, sans que ce dernier ne réagisse davantage qu’en secouant désespérément la tête, Maya s’engagea à son tour, quoique davantage prudente que ses coéquipiers. Le combattant solitaire, pour sa part, progressa plus lentement, s’assurant au mieux de la sûreté de sa prise avant chacun de ses sauts.

Arrivés à mi-chemin, sans que la moindre catastrophe ne se soit produite, Ekayon s’autorisa un petit soupir de soulagement, vérifiant brièvement que les Radikors n’aient guère repéré les intrus. Heureusement, s’ils s’octroyaient une pause risquant de rendre la tâche des adolescents plus complexe, l’équipe extraterrestre paraissait trop occupée à jauger le travail restant à accomplir pour songer à surveiller les hauteurs. Eh bien, qu’il en soit ainsi, maintenant et à jamais, ricana intérieurement le solitaire, reprenant sa course pour rejoindre ses compagnons, le devançant déjà de plusieurs corniches.

Les Stax bondirent sur des tiges métalliques verticales, soutenues solidement par des câbles rigides soudés au mur de tôle, leur conférant une immobilité à peu près sûre. Le solitaire se demanda à quoi cela pouvait bien servir, avant de comprendre qu’il s’agissait des futures bases servant à reconstruire pour de bon les parties détruites de la forteresse. Ainsi, il ne s’agissait pas seulement de la lubie d’un adolescent à qui le pouvoir était monté à la tête, les Radikors avaient réellement l’intention de prendre leurs quartiers entre les murs d’acier trempé.

Cependant, les disgracieuses piques pourtant assez costaudes pour supporter à coup sûr leurs poids cessèrent à mi-chemin, laissant la place aux affleurements rocheux inquiétant tant Ekayon. N’y accordant qu’une attention toute relative, Ky bondit, atterrissant sans douceur sur l’une des arches en partie détruite par l’explosion du repaire.

Un craquement sourd résonna sentencieusement dans l’air ambiant, glaçant les sangs des combattants embusqués.

Trop fragile pour supporter le choc du saut effectué par le chef des Stax, l’extrémité trembla, avant de s’effondrer sur toute sa longueur à l’instant même où Boomer, emporté par son élan, se posa à côté de son ami. Maya, comprenant en une fraction la situation, poussa un cri d’horreur spontané, plaquant une main contre ses lèvres.

– Ky, non !

Basculant brutalement dans le vide, sans le moindre affleurement pour leur permettre de ralentir leur chute, les deux adolescents laissèrent le champ libre à leurs cordes vocales, hurlant à pleins poumons leur surprise, agitant frénétiquement les bras dans le vain réflexe désormais inutile. Avec ça, grimaça Ekayon, le moindre phoque planqué sur le plus minuscule bout d’iceberg au fin fond des contrées glaciales entourant la forteresse avait dû être alerté. Quoique cela, au fond, ne changeait pas grand-chose, le vacarme de l’éboulement aurait pu réveiller un mort de la période primitive.

L’atterrissage fut rude, et même Ekayon, agacé de la négligence des Stax, compatit sincèrement pour les dos des adolescents.

Interrompus en pleine discussion, l’attention des Radikors se reporta immédiatement sur les intrus. Zair, relevant le nez sans quitter sa couche pierreuse, ne tarda pas à repérer les deux derniers membres de l’expédition, lançant un sourire amusé à Tekris, penché pour observer à son aise la déconfiture en cours. Incertain de ce qui se déroulait juste devant sa personne, Zane se contenta de jeter un regard par-dessus son épaule, observant dédaigneusement leur pitoyable écrasement, bras croisés et des plus désabusé.

La fumée générée se dissipa rapidement, laissant Ky et Boomer face à Zane, à la fois ravi de les voir souffrir aussi stupidement, et fort mécontent de s’être fait épier.

– Tiens tiens tiens, quand on parle du loup, fit-il avant de ricaner allègrement.

– Oh, Zane, quelle bonne surprise ! Sympa ta nouvelle cape, tenta Boomer sur le ton de la conversation.

– N’est-ce pas ?

L’intéressé lança un regard lourd de sens à sa coéquipière, attendant visiblement quelque chose. Qui ne vint jamais, Zair se contentant de lorgner ostensiblement ailleurs. Néanmoins, juste après ce regard peu concerné, Zane sursauta, bouché bée, avant de foudroyer du regard l’adolescente. Elle peina à dissimuler le sourire étirant ses lèvres, consentant à faire tout de même un effort. Et au vu de l’expression de Tekris, lui non plus ne saisissait pas très bien ce qu’il venait de se passer.

– Comment osez-vous vous introduire sur mon territoire pour m’espionner, grinça le chef des Radikors, sans la lâcher du coin de l’œil.

– Ton territoire ? releva Ky, à nouveau debout. Cet endroit appartient toujours à Lokar, de ce que je sache.

Ekayon, rattrapant sans peine Maya à quelques mètres du sol, ne manqua pas la crispation discrète de l’E-Teens à ces mots. Tiens, il était prêt à parier sa chemise qu’il allait mal le prendre… Pas que ça l’intéressait, juste une lourde supposition venant titiller sa réflexion.

– Qu’est-ce que je t’avais dit Ky, soupira Ekayon. La prochaine fois, tu m’écouteras peut-être.

– C’est pas le moment ! Redescends sur Terre, Zane, tu n’as aucun droit sur les propriétés de ton maître.

– Lokar, c’est de l’histoire ancienne. C’est moi qui suit aux commandes, maintenant. Et je te conseille de ne plus l’appeler « mon maître ». Je ne suis sous les ordres de personne désormais !

La voix était basse, menaçante. Comme si Zane les défiait de seulement imaginer le contraire. Néanmoins, il en fallait bien plus pour impressionner Maya, à présent au même niveau que le reste du groupe.

– Ah oui, et depuis quand ?

– Depuis que je l’ai décidé ! Avec mon nouvel ami Bruteron !

Le E-Teens, revenu dans sa zone de confort qu’était la bataille brute, Ekayon sut qu’il allait passer à l’attaque avant même que son X-Reader ne se mette à luire d’une aura orangée.

Saisissant les X-Drives nécessaires à l’invocation de son monstre, Zane se transforma en un cri de rage mêlé d’anticipation, adoptant l’apparence d’une créature kaïru encore inconnue du solitaire, son corps entier luisant d’un éclat carmin inquiétant. Comme une version colorisée, et piquée aux stéroïdes, de Bruticon, le monstre signature de Zane qu’il avait l’habitude d’affronter jusqu’à présent.

Franchement, déclara pour lui-même Ekayon, s’il était aussi frustré quand il était persuadé d’être le futur maître du monde, les jours ne devaient pas toujours être agréables dans la chambre à coucher.

Chassant ces pensées parasites, le jeune homme se concentra de nouveau sur la chose leur faisant face. Pour un peu, il en aurait presque préféré l’irascible l’adolescent à la peau verte, à la place du monstre. Bien plus grand, ce dernier avait les yeux allongés d’un jaune presque terne, sans l’être tout à fait. L’ensemble du corps était rouge, à l’exception de la moitié gauche du visage teintée de gris. Une masse bubonique greffée à même la peau du monstre envahissait l’autre face, ainsi que le bras droit, se prolongeant sur une petite partie du torse. Si Ekayon observa avec curiosité cette créature, et un brin de dégoût, les Stax parurent l’avoir déjà rencontrée, à son étonnement.

– Woh, ça ne serait pas le monstre affreux que l’on aurait vu dans les marécages ?

– Si Boomer, mais on avait pas eu le temps de faire les présentations. Cette fois il veut nous montrer de quoi il est capable.

Sitôt sa confirmation énoncée, Ky dégaina à son tour son X-Reader, sans l’ombre d’une hésitation sur ce qu’il allait faire. Ekayon avait beau connaître les compétences stratégiques du chef des Stax, il ne put empêcher une légère inquiétude de remonter à la surface.

– Metanoid ! clama-t-il, conservant néanmoins sa forme humaine.

Poussant un cri au pâle soleil falot, Zane continua d’engager les hostilités, et même le solitaire, pourtant le plus éloigné, put ressentir l’humeur massacrante de l’adolescent.

– Épée de l’ombre !

– Griffe de plasma !

– Ky, non ! tenta-t-il d’intervenir.

Trop tard. L’arme nimbée d’une lueur verte fila à toute allure vers l’attaque de Ky, une main griffue, pour sa part d’un rouge orangé. Les attaques rouges étaient considérées comme des attaques en force ; face à une verte, les plus rapides, la « griffe de plasma » avait en principe une chance de contrer l’« épée de l’ombre », moins puissante.

En pratique, elle trancha net l’offensive de Ky, comme s’il s’agissait d’une vulgaire baratte de beurre pommade, continuant sa course sans même ralentir. Trop surpris pour réagir, l’humain ne put l’esquiver, violemment éjecté contre le mur le plus proche dans une épaisse fumée brune.

Un gémissement douloureux fusa des gravats, laissant progressivement apparaître le visage rougi du chef des Stax. Un grésillement, n’augurant rien de bon, frappa désagréablement les oreilles du solitaire, un réflexe primitif le poussant à se retourner à-demi vers son ami. De petits éclairs bleutés, inexistants sur les X-Readers capable de fonctionner, s’échappèrent du boîtier du brun, un large demi-cercle sur l’écran marquant l’impact de sa collision avec la pierre.

Avant qu’il n’ouvre la bouche, demander à tout hasard comment se sentait l’adolescent, Zane repartit à l’assaut, sur le point d’attaquer de nouveau le chef des Stax encore à terre.

– Ky, attention !

Détournant le regard de son X-Reader, le jeune garçon réagit dès qu’il vit son ennemi bien trop proche à son goût. Prenant appui sur les gravats, il bondit afin de s’élever, cherchant l’avantage de la position.

– Boules de feu !

Ekayon se ramassa, prêt à répliquer sitôt les Radikors distraits par l’attaque.

Sauf que rien ne vint. Seul un grésillement contrarié se fit entendre, suivi de petits éclairs.

– Oh non ! Mon X-Reader ne fonctionne plus ! s’affola Ky.

– Ne t’inquiète pas, je te couvre !

Prenant place à ses côtés, Boomer invoqua un « raz-de-marée », qu’il dirigea vers la mer baignant les alentours de la forteresse. De gigantesques trombes d’eau en jaillirent, encerclant la petite plateforme sur laquelle se tenaient les Radikors, les empêchant techniquement de fuir. Enfin, presque.

Deux choses se passèrent en même temps. Zane lança à ses coéquipiers un « on dégage ! » empressé, utilisant sa capacité à voler pour passer au-dessus du piège aquatique, y échappant de justesse. Ensuite, Tekris eut le geste le plus stupide jamais observé de sa part par Ekayon. Contre tout bon sens, il courut vers sa coéquipière, toujours sur les stalles de pierre, dans l'intention de faire barrage de son corps. Le geste était peut-être noble, mais dépourvu d’utilité face à l’attaque en force de Boomer, et Zane ne put que suivre du regard, impuissant, les deux E-Teens se faire emporter au loin par les flots tumultueux.

Un grognement de colère monta dans sa gorge. Il n’était guère difficile pour Ekayon de deviner ses pensées, considérant avec un rien de dépit leur position en contrebas, clairement désavantageuse en situation de combat. Alors comme ça, les Stax voulaient jouer. D’accord, il allait participer à la petite fête !

Les quatre monastèriens faisaient bloc face à lui, perpétrant sûrement le stupide symbole comme quoi l’union fait la force. Mais cette fois, cela allait causer leur défaite !

– Fureur Radikors !

Outre le nom très satisfaisant de l’attaque, et son appartenance à la catégorie des attaques en force (absolument pas pour rendre la monnaie de sa pièce à ce blondinet de Boomer, du tout, songea ironiquement le solitaire), il visa le sol, juste devant les Stax et leur allié. Balayée, l’équipe effectua un vol plané dans les airs, éjectée de la plateforme, avant de tomber sans douceur au pied de la forteresse, sur de petits îlots rocheux envahis par des espèces de têtards mutants gris. Pour le plus grand plaisir de Zane.

Néanmoins il ne put achever sa besogne, interpellé par une voix crispée sous l’effort.

– Maintenant que tu as fini de t’amuser, tu pourrais nous aider à remonter ?

Ce n’était pas que Tekris détestait particulièrement avoir réussi à éviter une chute douloureuse à sa coéquipière, bien moins forte que lui. Tout comme il ne se trouvait pas dérangeant que Zair s’accroche à lui comme si la vie du colosse en dépendait ( ce qui au final était un peu le cas). Par contre, si la prochaine fois, il pouvait éviter de risquer sa vie en pendant lamentablement dans le vide, ça l’arrangerait bien. Et si Zane pouvait se dépêcher, ce serait encore mieux !


µµµ


Se relevant péniblement sur les genoux, Ekayon fit un rapide contrôle mental de la situation. Tous s’étaient retrouvés projetés soit au sol (tel Ky et Boomer, quoique ce dernier soit le dos à moitié sur une dalle de pierre) atterrissant au beau milieu d’une boue croupie garnie de sortes de petits têtards bien trop grands pourvus de pattes avant, mais rampant à l’arrière, ou, pour Maya qui fut la moins chanceuse, à plat ventre sur un rocher, gémissant de douleur contenue. Pragmatique, Boomer fut le premier à reprendre la parole.

– Bon, eh bien, on s’est fait battre à plate couture.

– Ouais, confirma Ky, ôtant avec dégoût une sorte d’algue aquatique inconnu de son épaule. On a été lamentables. Notre mission de reconnaissance est un vrai fiasco.

– Ne soyez pas si défaitistes, les garçons. On a au moins appris quelque chose. En plus d’être mégalomane, Zane est de plus en plus puissant.

Tous les regards se tournèrent vers Ky. Il venait de sortir son X-Reader de sa pochette, et observait avec une inquiétude mêlée de consternation le petit appareil. Une fêlure concentrique était apparue sur sa moitié supérieure, de laquelle partaient d’autres cassures plus petites zigzaguant sur la surface.

– Oui, ça doit être pour ça que son attaque a réussi à casser mon X-Reader.

– Et je suppose qu’il ne suffit pas de remplacer l’écran ? proposa Ekayon.

– Aucune idée, mais le mien fonctionne à merveille, et il m’indique qu’une nouvelle source kaïru a été détectée sur l’île de Pâques.

– Très bien ! On retourne en vitesse au X-Scaper, il faut à tout prix la récolter avant les Radikors. Ekayon, tu viens avec nous ?

Alors que le solitaire s’apprêtait à donner son accord, un détail, capturé du coin de l’œil, attira son attention. Sourcils froncés, il leva la tête, scrutant l’agitation régnant sur la plateforme d’où les quatre amis venaient de se faire éjecter. Zane avait repris forme humanoïde, et Zair avait l’air de les informer de la nouvelle relique. Cependant, quelque chose clochait. Les deux sbires du vert s’agitaient, l’adolescente finissant même par taper sa tempe de son doigt. Un désaccord assez sérieux, donc. Mais pourquoi ?

La réponse ne tarda pas à venir. Après un mouvement d’humeur destiné à faire taire ses coéquipiers, Zane s’approcha du bord de son perchoir. Prenant son élan, il s’envola à travers les cieux. La mine renfrognée, même visible de là où se tenait Ekayon, les deux autres Radikors ne tardèrent pas à suivre son exemple.

Mais ils ne partirent pas dans la même direction.

Ekayon n’hésita qu’à peine.

– Non, partez sans moi. Les Radikors viennent de se séparer, il faut bien quelqu’un pour suivre Zane. Il a prit un chemin totalement différent, et seul.

– Mais pourquoi faire une chose pareille ?

– Je l’ignore, Maya. Mais j’ai la ferme intention de le découvrir.


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Bonjour, ou bonsoir !


J’espère que ce chapitre vous aura plu, avec une découverte plus ample du personnage d’Ekayon – un personnage assez inédit dans l’univers de Redakaï, puisqu’il s’agit d’un combattant solitaire. Le seul connu à ce jour, qui, au lieu de se battre en équipe de trois pour la récolte du kaïru, est seul, comme son nom l’indique ; )


N’hésitez pas à laisser un petit commentaire, c’est toujours encourageant !


Sur ce, bonne journée ou soirée !


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