L'Arche du Péché

Chapitre 16 : Ce que l'on ne se dit pas

12329 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 18/01/2021 20:58

Ce que l’on ne se dit pas


Seule construction érigée par la main impatiente de l’homme (enfin, pas tout à fait, aux dernières nouvelles Lokar ne remplissait pas vraiment le critère « habitant de la planète bleue », se corrigea-t-il mentalement) dans une immensité repoussant jusqu’à récemment la seule idée d’habitation, la silhouette sombre de l’ancienne forteresse de Lokar, nouvelle résidence des Radikors, paraissait lancer un défi destiné à la nature farouche environnante. Avant l’explosion du repaire, rien ne semblait pouvoir l’atteindre, colosse de métal et de pierre imperturbable parmi les tempêtes, et sa seule vue inspirait à la fois crainte et respect, en connaissance du résident arpentant ses murs. Depuis, une attaque mal placée de Ky Stax frappa la cuve remplie du kaïru récolté par les E-Teens depuis des années, manquant de désespérer profondément certains d’entre eux, leur travail péniblement accompli s’envolant – dans tous les sens du terme – sans pouvoir rien y faire. Le tiers supérieur de l’édifice explosa, tout simplement, laissant une apparence de corolle gigantesque brisée. Jusqu’à la plateforme marquant à peu près son milieu, le revêtement de briques, pourtant solide, tomba irrégulièrement (en moitié d’un côté, presque entièrement de l’autre, un vrai casse-tête), celle-ci se retrouvant parée de pics tordus, au point que certains prenaient l’apparence de cannes, totalement inutiles séparés de l’ensemble. Heureusement, le tiers inférieur fut relativement épargné, à part la consolidation de certains tunnels communiquant avec la salle où avait eu lieu l’explosion.

Oui, se dit Tekris en tapotant son bloc-notes de la pointe de son stylo, la forteresse n’était plus bonne à grand-chose quand les Radikors la récupérèrent. Une petite pointe de fierté gonfla sa poitrine d’orgueil, tandis qu’il observait l’apparence de leur nouvelle maison, après de nombreuses semaines de travaux. Et dire qu’il passa des années à traîner des pieds pour y rentrer, de crainte de passer un sale quart d’heure si jamais une relique échappait à l’équipe, ou si Lokar se trouvait de mauvaise humeur. Le plus mémorable ayant sans doute été sa crise en apprenant que les Radikors trahirent le Code d’Honneur kaïru. La seule fois de leur vie qu’ils furent suspendus jusqu’à nouvel ordre par leur ancien maître. Oh, pas très longtemps – d’après le colosse, cela s’expliquait également par l’incompétence des autres E-Teens –, mais suffisamment pour que ce soit humiliant. Revivre l’humeur de Zane durant ces quelques semaines…La seule idée lui remonta une série de frissons le long de sa colonne vertébrale.

Avant de se remettre à la tâche, il promena son regard le long de la forteresse, sourire fantôme aux lèvres, se rappelant la liste des travaux fait pour le moment. Déblayer l’entièreté de l’intérieur et de l’extérieur des pierres, pics aux pointes effilées et autres joyeusetés, une tâche prenant à elle seule au minimum la moitié du temps. Refaire les encadrements de fenêtres des étages supérieurs, habités, et remettre des vitres pour remplacer celles explosant sur le sol. Ôter les cannes de pêcheurs disgracieuses et inutiles, ah, cela faillit leur coûter la moitié de la partie gauche de la forteresse, quand ils voulurent démolir une structure qu’ils croyaient pendue dans le vide, alors qu’elle se trouvait reliée à la plateforme. Et le plus pénible : construire un semblant de toit pour remplacer le trou béant au-dessus de leurs têtes. Au départ, ils crurent que quelques plaques de tôle assemblées feraient l’affaire ; la neige se chargea rapidement de leur faire comprendre que non, c’était loin d’être le cas. Apprendre à souder, en particulier d’aussi grands ensembles de métal, fut l’un des pires souvenir de sa vie. Et encore, Zane rejoignait déjà les travaux. Le colosse ne voulait pas imaginer le résultat s’ils avaient été deux…Enfin, la structure de base se trouvait achevée depuis une petite semaine, et la veille, les premières plaques furent laborieusement disposées. Avec un peu de chance, dans une dizaine de jour, les parties les plus élevées pourraient enfin être habitées ! Bon, Tekris savait le peu de probabilité d’une telle affaire, mais on ne pouvait l’empêcher d’espérer un peu. Quoique, les travaux avanceraient plus vite si les Radikors ne se trouvaient, soit interrompus par une tentative de meurtre, soit hors d’état de poursuivre à cause de divers états d’épuisement/blessures.

Comme ce fut le cas, de retour de mission, presque trois semaines auparavant. Dès le pas de la porte franchi, Zane, qui pourtant déclara avoir à leur parler sur l’île de Pâques, décida finalement de partir directement se reposer, déposant sans plus de cérémonie Zair, jusque là soigneusement maintenue dans ses bras, par terre. Sans explications, et menaçant de mille tourments l’impudent osant le déranger. Résultat, deux jours s’écoulèrent sans qu’il ne montre le bout de son nez, et trois autres durant lesquels il ne sortait que pour se restaurer et effectuer les besoins naturels du corps. Tout cela, sans quitter ses nouveaux gants, un peu trop grands d’ailleurs. Pas la peine d’interroger le vert à ce sujet, il répliquait en grognant de s’occuper de ses propres affaires. Ah non, hier, il finit enfin par dire qu’il expliquerait ce détail quand il aurait le temps. Au moins reprit-il ceux portés jusque-là une fois en meilleure forme. A sa décharge, Tekris devait admettre qu’il avait vraiment une sale tête durant ce laps de temps, bien que Zane ne l’admettrait jamais. Peut-être équivalente à celle de Zair. Heureusement, sa faiblesse fut bien plus passagère, soixante-douze heures plus tard, elle se sentait suffisamment en forme pour reprendre la partie art martial de l’art du kaïru. Tekris, qui craint le pire, se sentit on-ne-peut-plus soulagé de la voir en aussi bonne santé, quoique plus pensive qu’à l’ordinaire. Ils ne reparlèrent pas de la personne qu’elle confondit avec Zane, tout comme ils évitèrent de crier pour ne pas déranger Zane. Finalement, s’ennuyant mortellement (même les Imperiaz ne vinrent pas les déranger), ils se remirent aux travaux, à bout de devoir sans arrêt porter trois épaisseurs en sortant de leurs chambres. Le cinquième jour, le chef des Radikors vint se joindre à eux, et les jours s’écoulèrent sans qu’ils ne s’en rende compte, omettant la discussion qu’il souhaitait avoir avec eux. Ils s’en rappelèrent au repas du soir, sous la forme d’un « oh le con ! » sorti du coeur venant de Zane, se frappant le front du poing. Aussi, soudainement empressé d’en discuter – mais à vingt-trois heures du soir, suite à une journée pénible, personne ne se sentait réceptif –, il fut décidé de stopper les travaux d’aujourd’hui à dix-huit heures, dernier carat (Tekris bénissait les montres de leur permettre de ne pas perdre la notion du temps d’ailleurs). Afin de pouvoir suivre sans bâiller à tue-tête.

Enfin, il s’agissait de la version officielle. En se relevant la nuit pour boire un verre d’eau, la gorge aussi sèche qu’un parchemin, Tekris surprit une discussion entre ses deux coéquipiers. Zane disait devoir parler avec Zair seul-à-seul, après cette fameuse discussion, car cela relevait d’une affaire « leur étant personnelle», sans plus s’expliquer. Evidemment, elle accepta, non sans tenter d’en apprendre plus. Et évidemment, bien qu’il ne fut pas tellement surpris de ces cachotteries, Tekris s’en sentit néanmoins blessé. Avec tout ce qu’il avait traversé, et ce qu’ils subissaient encore, les deux autres continuaient de l’exclure, sans se soucier de lui laisser ne serait-ce qu’une bribe d’informations utiles. Etait-il si insignifiant, tout juste bon à tenter de survivre au mieux, et de les aider si besoin ? Un sous-fifre en somme, conclut-il amèrement, retournant dans sa chambre sans passer par la cuisine. Il pensait pourtant être blindé, au moins en partie, contre ce type de rejet, depuis le temps…Pourtant, il ne réussit guère à fermer l’oeil du reste de la nuit, oscillant entre colère et profond sentiment d’injustice. Oh, il ne demandait pas à connaître l’entièreté de leur vie, au contraire, lui-même détestait parler, et ne parlait pas, de la période avant sa rencontre avec les autres Radikors. Mais il risquait mine de rien sa vie dans cette histoire, il estimait détenir le droit d’en savoir un peu plus !

Aussi, pour la deuxième fois depuis son engagement auprès de Zane, éprouva-t-il l’envie de l’espionner, la première ayant été suite à sa crise de violence, quand Zair se rendit seule dans sa chambre. A la différence que cette fois, ce serait seulement pour sa curiosité personnelle, personne d’autre ne se trouvait en jeu. D’où le tiraillement dérangeant depuis le début de matinée : faire ou ne pas faire ? Ce n’était pas dans sa nature de prendre des décisions de son propre chef, excepté durant les combats (et on ne pouvait dire que Zane ou Zair l’y ait réellement encouragé). Il se considérait depuis toujours comme un suiveur, l’exécutant, pas le dirigeant, et cela lui allait parfaitement, détestant les responsabilités. Alors prendre une décision aussi importante…Il faudrait forcément assumer, qu’il se fasse découvrir ou non. Si Zane devinait ses pensées, nul doute qu’il voudrait le lui faire payer ; il n’attendait que ça depuis son espèce de possession.

Une autre raison penchant la balance vers le « non », affronter possiblement la colère de son chef d’équipe.

Soudainement nerveux, il consulta sa montre, un simple bracelet en plastique gris rompu par un cadran en chiffres romains. Six heures moins vingt, déjà ?

Il devait presser le mouvement, s’il voulait finir le bon fonctionnement de leur système de sécurité avant l’heure fatidique ! Aussi reprit-il sa ronde, accélérant le pas. Étant au pied de la forteresse, il aurait encore à monter l’immense escalier pour revenir à la plateforme, et de là accéder à l’intérieur, où il pourrait enfin réchauffer ses os gelés. Zane interdisait encore le passage dérobé prenant pied dans une caverne, un peu plus loin sur la couche de glace. Les Stax ayant fui par celui-ci, rien ne disait qu’il ne se trouvait pas fragilisé, bien que les fondations semblaient solides. Hors, ils n’avaient pas le temps de s’y atteler pour le moment, donc dans le doute, personne n’y pénétrait, le vert condamnant même le passage au cas où. Bien sûr, une petite tête détectant les mouvements fut placée près de son entrée, et Tekris lorgna avec déception ce Saint Grâal inaccessible, isolé du vent et bien moins fatiguant…Il se demanda, un peu tard, s’il n’aurait pas été plus logique de terminer la vérification des parties inférieures, avant de construire un toit de plusieurs centaines de kilos au-dessus.

Il ignora tout aussi vite cette idée. Hors de question d’avoir passé tant d’heures à s’arc-bouter contre des piliers gros comme son bras, refusant de se placer comme il fallait, pour des queues de cerises !

Donc, outre un ensemble tête laser/ bracelet de prisonnier inutile pour la forteresse, ils possédaient en tout six détecteurs de mouvement, placés aux endroits pouvant devenir des portes d’entrée pour une tentative d’invasion. Reliés chacun à une tête lançant de petits rayons lasers, non mortels mais assez incapacitants pour qui d’en prenait au bon endroit. Expérience personnelle. La seule et dernière fois où, jeune garçon, Tekris n’écouta pas Zane lui disant de ne surtout pas toucher.

Hum ! Bref, ce n’était pas fantastique, mais suffisant pour donner au moins une indication sur qui se baladait sans autorisation sur leur territoire. Pour autant, Tekris gardait un doute quant à l’utilité de ces appareils face au kaïru. Il obtint de Zane, suite à de rudes négociations, d’en garder une afin de tenter de bricoler une meilleure sensibilité à l’énergie, mais il se trouvait encore loin d’obtenir des résultats satisfaisants. La prochaine étape serait d’acquérir des caméras, afin d’être plus précis encore, mais quand les trois adolescents jetèrent un coup d’oeil au prix, ils crurent s’étouffer de rire – ou d’incrédulité, les deux allant de pair. Pas pour le moment donc. La bonne nouvelle étant qu’il ne restait plus que le bas de ce fichu escalier interminable à vérifier, et la tournée d’inspection serait terminée.

Tout ça pour se retrouver plongé dans une discussion dont il ignorait toujours la teneur. Possiblement désagréable, voir teintée d’un ou deux reproches sortis du chapeau.

Ah, il adorait sa vie tiens…

Une fois le bon fonctionnement de l’appareil constaté, il soupira de soulagement, pensant à sa chambre enfin chauffée au radiateur (un petite « énergie déferlante », usitée par un Zane se gelant la peau, sur l’installation électrique de la forteresse fut radicale à remettre le système en route). Au fil de leurs explorations dans l’ancien repaire de Lokar, ils trouvèrent, en plus de portes solidement fermées sur lesquelles ils s’escrimaient à tour de rôle sans trouver la méthode d’ouverture, tout un réseau de cristal extraterrestre (parastien, d’après Zair, de Paras, planète inconnue au bataillon de Tekris). Suite à quelques expériences, ils découvrirent que ce matériau conduisait remarquablement bien l’énergie kaïru. Mieux, quelques manipulations hasardeuses sur une sorte de tableau de bord situé dans l’ancienne chambre du Maître du Mal leur permirent de découvrir qu’au gré des enchaînements, le kaïru permettait de chauffer, créer de l’électricité, plus deux ou trois fonctions ayant causées nombre d’interrogations sans réponse encore. Quant à savoir pourquoi Lokar garda un compteur et des radiateurs, cela demeurait un mystère. Cependant, encore novices de cette nouvelle utilisation de l’énergie, ils ne réussissaient à la stabiliser plus d’une heure ou deux, au grand énervement de Zane, cherchant avec ardeur les plans de la « machine infernale », comme il se plaisait à l’appeler.

Si ce système pouvait permettre d’avoir plus chaud en hiver, Tekris était preneur ! Dommage que pour le moment, le résultat se trouvait loin d’être probant…

Montant les marches quatre à quatre, histoire d’aller aussi vite que possible sans glisser bêtement sur le verglas, il poussa avec soulagement la lourde porte d’une main, l’autre maintenant toujours son bloc-notes qu’il consultait, vérifiant une dernière fois les chiffres inscrits minutieusement au crayon de papier. Le fort peu discret grincement le fit grincer des dents ; il doutait de pouvoir s’y habituer un jour.

– Crâneur, l’accueillit Zair, moue boudeuse au visage.

Il ne comprit pas tout de suite ce qui lui valait cette appréciation, hum…Surprenante, fixant sa coéquipière avec incrédulité. Soupirant bruyamment, elle désigna du menton le battant, encore tenu en main.

– Tu sais les efforts que j’ai dû faire pour seulement entrouvrir ce truc ?!

– Ah…fit-il, ne sachant que répondre. C’est pas propre à toi, la porte est lourde.

Elle soupira de nouveau, levant en plus les yeux au ciel. Et sans trop savoir pourquoi, Tekris se sentit vraiment idiot. Peut-être attendait-elle des excuses ?

– Je plaisantais, pour une fois, reprit-elle avant qu’il n’ait trouvé comment formuler sa pensée. Je suis au courant qu’elle est lourde, j’ai peiné à entrer, je te l’ai dit.

L’adolescente se tut, continuant de le dévisager en silence. Encore une fois, il eut l’impression de devoir faire quelque chose, mais peu importait l’énergie déployée, il ne réussit à comprendre ce qu’elle voulait.

– Laisse tomber…Le froid rentre dans la forteresse là.

– Quoi ? Ne me dis pas qu’il y a encore des courants d’air ?

Fronçant un instant les sourcils, scrutant son coéquipier comme s’il représentait un mystère insondable à ses yeux, elle finit par désigner d’une main l’espace derrière lui. Il tourna la tête, tentant d’apercevoir l’emplacement dudit courant d’air au travers de l’immensité neigeuse, coruscante sous l’ersatz de soleil matinal. A part la remarquable capacité de la poudreuse à refléter la moindre particule lumineuse, il ne remarqua rien. Avant de se traiter mentalement d’imbécile fini.

Il lâcha précipitamment le battant, toujours entrouvert, évitant soigneusement de croiser le regard sûrement amusé – ou plein de pitié, ce qui serait pire encore – de Zair. Si ses joues continuaient de chauffer de la sorte, elles allaient bien finir par s’enflammer rapidement…

Par chance, ou par délicatesse, l’adolescente n’insista pas sur son étourderie, se contentant de mordre l’intérieur de sa joue pour ne pas rire. Et Tekris l’en remercia en pensée. Retrouver un ton neutre, dénué de toute moquerie, lui prit une bonne minute. Finalement, elle reprit la parole :

– Tu allais au salon ? Le système marche bien du coup ?

– Le système ? Ah oui, les têtes chercheuses laser !

– C’est le nom que tu leur donne ? Ç’aurait pu être pire, à la réflexion. Donc ?

Incapable de se souvenir des notes lues quelques minutes plus tôt, il tourna si vite les feuilles de son bloc-notes que Zair craignit visiblement qu’il les arrachent.

– Fais gaffe, tu sais que Zane n’apprécie pas de voir le matériel abîmé.

– Oui, bien sûr, je serais prudent…Voilà ! Alors, tout est opérationnel, je n’ai pas trouvé de faille ou de défaut de fonctionnement. J’ai vérifié ce matin que le système transmet bien ses données à la forteresse, et tout était impec’. Heureusement, peu de lapins passent dans les environs, ce serait bête de se mettre en alerte pour rien.

La boutade, un peu maladroite, eût le mérite d’agrandir légèrement le sourire de sa coéquipière. Encouragé, le colosse continua, osant lui confier ses autres préoccupations.

– Par contre (immédiatement, le visage de son interlocutrice se referma, lui faisant regretter cette initiative ; il préférait largement quand elle s’éclairait, même si c’était pour se moquer de lui), la dernière tempête, tu sais, celle où Adriel a essayé de nous faire hara-kiri sans demander notre avis ? Elle a fait quelques dégâts…

– Je me souviens, récupérer l’ensemble des matériaux ayant joué à Peter Pan a fait râler Zane jusqu’à la prochaine mission ! Et encore, je ne l’entendais qu’entre deux réveils !

– Oui, mais en plus, la neige a gagné plusieurs centimètres sur la base de la forteresse. Les parties les plus à ras du sol sont quasiment recouvertes, et ça, on y a pas fait attention avant. Un autre grain comme celui-là, et ce sera franchement difficile d’accéder au rez-de-chaussée, au moins. Et puis, faudra sérieusement déblayer le passage de Lokar, tu sais, au pied du bâtiment ? Une couche d’une dizaine de centimètres s’est déjà installé sur le sol. Je sais que Zane en a condamné l’accès, mais j’ai juste jeté un œil,et crois-moi, la neige se faufile vraiment partout. Alors imagine si l’entrée était dégagée ?

– J’imagine, oui. Enfin, les tempêtes sont finalement très rares dans le coin, en particulier d’aussi puissantes. Cesse de te tourmenter inutilement. Viens plutôt avec moi, nous sommes déjà en retard, et rejoindre le salon va nous prendre bien cinq-dix minutes. J’espère que Zane ne nous passera un savon.

Tekris acquiesça, calant ses feuilles sous le bras, avant d’emboîter le pas de sa coéquipière. Il se frotta les mains, regrettant de ne pas avoir demandé des gants à Zane, puisqu’il en possédait apparemment une deuxième paire, au moins. Bon, le colosse gardait ceux de son costume de combattant kaïru, mais ils ne se trouvaient renforcé qu’aux endroits stratégiques : phalanges, creux de la paume, intérieur du pouce, etc. En somme, ils n’étaient pas conçus pour résister aux grands froids, et pas une heure d’affilée.

Se demandant si Zair souffrait également du froid (la connaissant, même si tel était le cas, elle ne le dirait pas si personne ne le lui demandait), il l’observa à la dérobée. Elle noua ses cheveux frisés en une queue-de-cheval, disposée de manière à couvrir au maximum sa nuque, déjà protégée par un pull d’un bleu outremer, sur lequel étaient cousues de petites épaulettes marron en imitation cuir. Tekris connaissait ce vêtement, Zane le récupéra, trois ans plus tôt, laissé sans surveillance par une jeune femme dans un parc. Aussi était-il un peu trop grand pour Zair, et elle se trouvait obligée de remonter régulièrement les manches. Au moins, son pantalon, kaki aux motifs militaires, lui allait parfaitement, tout comme ses bottes noires, les mêmes qu’elle portait pour aller en mission. Son regard dériva sur la courbe de sa mâchoire, remarquant sa forme…

– Au fait, je voulais te dire quelque chose, lança très vite Zair.

L’interruption du cheminement de ses pensées le fit sursauter, manquant de s’emmêler les pieds – quoiqu’il se sentit fier de sa capacité à faire mine de rien. Secouant vigoureusement son crâne, il la regarda cette fois franchement, opinant du chef pour lui indiquer qu’il l’écoutait.

D’ailleurs, il remarqua pour la première fois le coffret fermement serré entre ses doigts fins, tenu devant elle comme pour une procession insolite. Peut-être contenait-il des bijoux, ou autres frivolités dont Zair souhaitait se débarrasser ? Les dorures et autres frises artistiquement sculptées pouvaient correspondre. Quoique, sa coéquipière n’était guère réputée pour son amour des accessoires considérés typiquement féminins. Cette pensée l’amusa, jusqu’à ce que ses yeux tombent sur le L stylisé gravé sur le couvercle.

Suivant la direction de son visage, Zair haussa les épaules, elle-même mal à l’aise.

– Zane m’a demandé de l’amener au salon, il avait un dernier truc à vérifier avant de nous rejoindre. Je suppose que ça a un rapport avec le truc dont il veut tant nous parler. Je n’en sais pas plus…

Voilà qui éliminait les trois prochaines questions de Tekris.

– Il ne t’as vraiment rien dit d’autre ? Faut avouer que c’est assez bizarre comme trouvaille.

– Tu l’as dit, soupira-t-elle. Mais non, rien. Nous essayions d’ouvrir la porte de la petite pièce du fond, tu sais, la seule à n’avoir ni parure, ni serrure, ni clenche, juste une paroi lisse ? Comme ça prenait du temps, je lui ai demandé s’il aurait assez d’un quart d’heure pour la déverrouiller. Il m’a fait « pourquoi un quart d’heure », ce à quoi je répondis qu’il s’agissait du temps nous séparant de la réunion. Il s’est levé comme un diable de sa boîte, pestant contre l’heure et tout un tas de trucs. Finalement, il est retournée dans sa chambre, me disant d’attendre devant sa porte. Il en est ressorti quelques secondes plus tard, avec le boîtier, me demandant de partir devant et l’apporter au salon. Précisant « pas de question, il y a une chose que je dois absolument faire avant ». Donc, mystère et boule de suif.

– Boule de gomme. L’expression, c’est…

– Je sais. Mais je préfère le dire à ma manière.

Tekris n’ajouta rien, laissant le silence reprendre place entre eux. L’adolescente ralentissait progressivement le pas, fixant à intervalles réguliers le creux de son coude. Il se demanda vaguement s’il la démangeait tant que ça, puisqu’il la voyait souvent se gratter à cet endroit.

En attendant, elle ne paraissait pas pressée de reprendre la parole, suite à cette longue explication ne lui ressemblant guère. Zair était plutôt du style à donner les informations de manière – très – concise, les limitant parfois à une phrase ou deux. Au contraire de Zane, se fit-il la remarque, qui livrait ses connaissances au compte-gouttes. Comme ce coffret, il en mettrait sa main à couper. Etait-ce une trouvaille récupérée en Islande, ou leur avait-il caché l’existence de cet objet depuis plus longtemps ? Impossible d’obtenir la réponse, si le chef des Radikors refusait de la donner. D’ailleurs, en parlant de réponse…

– Sinon, tu voulais me dire quoi ?

L’expression de Zair, à ce moment précis, exprimait parfaitement son regret de revenir sur le sujet. Voir un soupçon de doute. Quoique la seconde idée lui semblait saugrenue. Il pensa même qu’elle allait faire marche arrière, prétendre que ça ne valait pas la peine ou autre prétexte d’un fond semblable.

– Eh bien, lors de notre dernière mission sur l’île de Pâques…

Elle s’arrêta, pesant le pour et le contre un petit moment. Prenant une grande inspiration, elle poursuivit :

– Je voulais te remercier de ce que tu as fait pour moi là-bas. Que ce soit en m’empêchant de finir encastrée dans une statue affreuse sans poser de questions, ou…en essayant de me protéger comme tu pouvais des attaques des Stax. Ne nie pas, Tekris ! Tu gâcherais tout. Ce n’est pas dans mes habitudes de dire…ce genre de truc, alors ça ne durera pas longtemps, mais écoute-moi.

Il se tut, stoppant à son tour sa marche, à la fois curieux, et inexplicablement reconnaissant.

– Je ne sais pas pourquoi tu fais ça, continua Zair, mais depuis un petit moment, tu es, comment dire, des plus utiles. Et pas seulement en tant que coéquipier je veux dire. En fait, tu m’as déjà pas mal aidé, quelque soit les circonstances. Tu es important pour moi en fait. Je sais ce que tu vas me dire, que c’est affreusement mièvre, mais j’essaie de te faire comprendre que si je ne te dis pas merci à chaque fois, ce n’est pas pour autant que je ne vois pas ce que tu fais. Je ne t’espionne pas, non ! Juste…

Son bras partit dans un grand geste, englobant le couloir dans ce mouvement, sans réel rapport avec ses paroles. Tekris éprouva de nouveau cette impression qu’elle cherchait comment continuer sa phrase.

Et au fond de lui, il désirait ardemment qu’elle franchisse le pas, et termine sa pensée. Aussi patienta-t-il, à ses côtés, tentant de paraître rassurant sans pour autant ouvrir la bouche, au cas où cela la persuaderait de l’inutilité de ses propos. La réunion tant désirée par Zane semblait si loin…Il se fichait d’arriver en retard.

– En gros, tu t’en veux d’avoir été prisonnier d’Adriel quand la forteresse a été attaquée (un pincement douloureux piqua sa poitrine à cette évocation, atténué quand il comprit que Zair ne le considérait pas comme responsable de ses actes). Je ne peux pas parler à la place de Zane, mais pour moi, ça n’a rien changé. Tu n’étais pas responsable, et je ne t’en veux pas. Tu comprends ce que j’explique.

Un mince sourire affleura sur les lèvres de l’adolescent.

– Je pense que oui. Et pas un instant je ne t’ai trouvée mièvre, ou ridicule.

C’était la pure vérité. Cette déclaration le touchait profondément, au point de le rendre presque euphorique. Zair ne lui en voulait pas, mieux, elle ne considérait pas que tout était de sa faute, alors qu’elle fut celle qu’il attaqua le plus, et le plus directement ! Pour un peu, il sauterait de joie, voir le crierait sur le toit de la forteresse ! Bon, peut-être pas à ce point, il faisait toujours un froid de canard…

– Bien, conclut Zair en le regardant d’un air bizarre (pas étonnant, à tous les coups il ressemblait à un imbécile heureux. A cette idée, il tenta de se ressaisir, reprenant un air aussi neutre que possible en de telles circonstances). Maintenant, tu vas pouvoir arrêter de manquer t’évanouir quand tu dois prendre la parole !

– C’est ça, moque-toi. N’empêche que Zane n’a pas la même opinion sur le sujet, et lui, il a l’air de vouloir me dévorer tout cru au moindre faux pas.

– À mon avis, il ne s’agit pas que d’une impression, déclara-t-elle d’un ton indifférent.

Aucune expression ne filtra sur le visage de l’adolescente. Parler de la météo aurait attiré tout aussi peu de réaction. Chose tout à fait inhabituel, songea Tekris. Parler du chef des Radikors provoquait toujours une émotion chez Zair, que ce soit un vague regret, ou un agacement profond comme ces derniers temps. C’était la première fois que l’adolescente présentait un si grand calme – bien qu’il pensa plutôt à une absence de sensation – à ce sujet. Depuis quand avait-elle tant changé une réaction jusque là indissociable d’elle ?

Cela arrivait bien trop fréquemment à son goût, mais Tekris regretta d’avoir été absorbé par les travaux, au point de ne pas faire attention au comportement des autres. Maintenant qu’il y réfléchissait, aucune dispute n’éclata entre Zane et Zair quand le désaccord n’était pas frontal. Il pensa naïvement qu’entre le vert mettant des jours à montrer le bout de son nez, la propre fatigue de l’adolescente, et les travaux, ils n’avaient guère eu la possibilité de se chercher des noises. Avec le recul, il voyait bien que quelque chose changeait, sans mettre totalement le doigt dessus. Et cela datait facilement de leur retour de l’île de Pâques, s’il voyait juste.

Justement la mission où Zair se perdait pour un rien dans ses pensées, au point de devoir la secouer afin de la faire revenir au moment présent. Aucun doute qu’il n’y avait aucune coïncidence.

Zane se rendait-il seulement compte de ce qui se passait entre elle et lui ? Tekris n’en mettrait pas sa main à couper. D’ailleurs, lui-même se trouvait absorbé, outre les travaux, par des réflexions connues de lui seul. Le colosse ignorait ce qu’il se passa en Islande, mais ce devait être particulièrement important. Tiens, encore un illogisme : Zane leur demanda nombre de détails sur le déroulement de leur propre mission (les deux autres Radikors craignirent même une explosion de colère ; au lieu de cela, il les écouta d’une traite, les interrompant seulement pour demander des précisions), par contre, il restait muet en ce qui concernait les évènements déroulés de son côté. Et pour être honnête, cela lui était complètement sorti de la tête. Avec un peu de chances, cela ferait partie du contenu de la réunion…

La réunion ! Il avait complètement oublié !

– Quelle heure est-il ? fit-il, vaguement angoissé.

– Je vais te dire ça, répondit Zair, calant le coffret contre son avant-bras afin de consulter sa montre. Dix-huit heures vingt-et-un, très précisément. Oh…Nous sommes en retard.

Sérieusement, elle ne s’affolait pas plus que ça ? Juste un « nous sommes en retard » presque étonné ?

Décidément, les femmes restaient des créatures pleines de mystère…

– Mieux vaut se dépêcher, rajouta-t-elle, reprenant sa marche d’un pas pressé


µµµ


Tekris s’attendait à tout en passant le seuil de la grande pièce rénovée en salon. Un Zane écumant de rage exigeant sur le champ des explications, ou au contraire d’un calme olympien juste avant de leur donner les pires corvées possibles et imaginables en guise de punition, voir assister à la destruction totale des meubles en direct, pourquoi pas ? Bref, en dix minutes de trajet, son esprit put élaborer nombre de théories, toutes plus désagréables les unes que les autres, et n’exprimant rien de bon pour Zair et lui.

Tout, sauf à ce que son chef d’équipe brille par son absence.

Derrière la porte bleu métallisée coulissante (celle-ci faisant facilement trois fois la taille de l’adolescent ; tout, excepté quelques débarras et autres réserves aussi grands que son ancienne chambre, comme la salle où les Radikors recevaient les Imperiaz), une chaleur bienfaisante se diffusait le long des murs de pierre irrégulièrement disposées. Un frappant contraste avec le couloir, à peine suffisamment réchauffé pour y marcher sans claquer des dents, toujours obtenu grâce au poêle. Au contraire de l’extérieur, à la base constitué d’une base de granit recouverte de tôle (enfin, avant l’explosion), le premier matériau formait majoritairement les nombreux couloirs de la forteresse. Cependant, suite à un tournant, ou arrivé en haut d’un escalier, il laissait parfois abruptement place au métal froid dans les étages supérieurs, ou aux endroits stratégiques, comme la salle où Lokar stockait son kaïru. Régulièrement, des symboles rompaient la monotonie, partant soit du plafond, soit du sol, mais ayant toujours la forme d’une barre verticale, avant de former une diagonale en son milieu.

Du temps de Lokar, ils se trouvaient toujours illuminés d’un bleu ciel plus ou moins brillant, et Tekris n’y faisait pas réellement attention. Jusqu’à la découverte du réseau de chauffage de l’ancien Maître, où un examen rapide permit de déterminer que ces irrégularités étaient constituées de ce cristal parastien. En réalité, cela permettait de conduire l’énergie kaïru servant au chauffage et autre joyeusetés, dans l’ensemble de la forteresse. Pour preuve, remettre en service le système, quoique cela ne durait jamais longtemps, illuminait de nouveau les « accents circonflexes tordus », comme les appelait Tekris. Et étant donné l’efficacité, il aurait bien voulu voir fissa leur lueur bleuâtre sur son passage.

Il observa avec curiosité les excroissances sur la tranche de l’épaisse porte s’encastrer dans les orifices correspondant sur le mur d’en face. Crocheter un tel dispositif devait demander beaucoup de patience, si encore cela était possible. Retrouvé un peu partout, cette sécurité pour une pièce apparemment sans réelle utilité du temps de Lokar tendait à prouver, à ses yeux, une certaine paranoïa. Zane se montrant très satisfait des précautions parfois abracadabrantesques de la forteresse, Tekris gardait soigneusement ses opinions pour lui. Une fenêtre rectangulaire occupait le deuxième tiers du mur en face, laissant défiler derrière le verre glacé une dense couverture nuageuse, d’un gris sombre nimbée de bleu par endroit. Un rideau pourpre sur-mesure permettait de dissimuler cette vision habituelle. Une table ovale, en ébène, se tenait au centre de la pièce, entourée de deux banquettes rembourrées situées de chaque côtés. Une petite bibliothèque occupait le mur de gauche, le salon étant bien plus long que large, remplie de divers livres ramassés dans divers coins de la forteresse. Près d’elle était aménagé un petit coin lecture, fait de coussins posés à même le sol, mais leur nombre suffisait à créer un espace confortable. À droite, un canapé d’angle noir occupait le coin le plus éloigné, avec devant lui une autre table rectangulaire, plus petite et en verre, sur laquelle traînait quelques feuilles, certaines annotées, des stylos bille et d’autres babioles telles une pince à cheveux.

Enfin, une commode de métal, trouvaille de Tekris, ayant vaguement la forme du corps de Lokar, fut rangée près de la porte. Elle servait à entreposer les divers outils nécessaires aux activités du salon, mais ne trouvant leur place nulle part ailleurs. S’ouvrant grâce à deux portes, l’intérieur était aménagé en étagères rigoureusement rangées par un Zane maniaque au possible, au point d’y avoir de petites corbeilles pour ne pas laisser traîner les petits objets. Cette pièce était d’ailleurs l’une des plus meublée de l’édifice ; une expédition pour récupérer tous ce qui pouvait l’être dans les parties inhabitables permit de garnir considérablement plusieurs salles reconverties en réserve, mais le temps manquait pour les répartir autrement qu’au fur et à mesure.

Enfin, l’accent circonflexe tordu au plafond diffusait une lueur presque naturelle, signe que Zane, entre deux tâches, enclencha le système d’éclairage au kaïru. Cela durerait peut-être une heure, guère plus maintenant.

– Ça valait bien la peine de se dépêcher, pour arriver encore avant lui, commenta Zair, balayant les alentours du regard. Tu vois, il ne fallait pas s’inquiéter de garder la tête sur les épaules. Il ne saura même pas que nous sommes arrivés en retard !

– Sauf s’il en a eu marre d’attendre et qu’il est reparti.

– Et se priver du plaisir de piquer une colère ? Ce n’est pas son genre, crois-moi !

Tekris haussa les épaules, s’installant dans le canapé de velours. À part quelques écorchures par endroit, le revêtement restait en excellent état, et de meilleure facture que ce qu’il avait pu avoir dans sa vie !

– Il s’est perdu en chemin ? hasarda-t-il.

– Pas possible, il a une boussole dans le crâne, et a perdu deux jours à faire une carte de la nouvelle configuration de la forteresse, avec ses zones habitables et sinistrées. J’aurais du mal à y croire.

À vrai dire, Tekris non plus n’y croyait pas vraiment, enfin, à tout hasard…

Posant son bloc-notes sur la table basse, Zair l’imitant avec le mystérieux coffret, il commença à compter les secondes, ne s’installant pas complètement sur les assises pourtant confortables, il le savait pertinemment.

À vingt, sa coéquipière se leva de son banc, faisant le tour de la pièce. À trente, elle se rassit dans un soupir sonore, taptapant du pied en foudroyant le battant métallique du regard, comme si sa seule volonté pouvait amener Zane sur-le-champ. À quarante-cinq, elle se remit sur pied, croisant les bras.

– Maintenant que nous sommes là, je n’ai pas l’intention d’attendre une heure le bon vouloir de monsieur !

Tekris, sur le point de penser qu’elle avait tenu plus longtemps que d’habitude, vérifia par réflexe les environs. Si jamais l’intéressé entendait la jeune femme se plaindre ainsi, pas besoin d’être devin pour savoir qu’il le prendrait – très – mal.

– Si ça continue comme ça, je vais aller le chercher, grogna-t-elle, joignant le geste à la parole.

Il se releva prestement, près d’elle en trois enjambées, juste avant qu’elle ne franchisse le seuil.

– Attends, ne t’embête pas, je m’en charge.

– Pourquoi ça m’embêterait ? Ce n’est pas la première fois que je dois le ramener quelque part.

Hum, impossible de lui révéler qu’il ne voulait pas la laisser parcourir seule les longs couloirs de la forteresse, alors que Zane, censé les retrouver, ne venait pas. Son orgueil en prendrait un coup, et elle ferait exactement l’inverse, afin de prouver que de un, il n’y avait pas de danger, et de deux, même si l’inverse se révélait exact, elle était parfaitement capable de se débrouiller toute seule.

Ne trouvant pas rapidement une excuse valable (ou du moins aucune que Zair ne pourrait démonter en quelques secondes), il laissa tomber. A la place, prit d’une impulsion, il lui saisit le poignet.

La peau de l’adolescente était plus rugueuse que ce à quoi il s’attendait. Mais ce n’était pas désagréable, au contraire, il songea qu’une trop grande douceur n’aurait pas collé avec sa personnalité. Étonnamment, en dépit de ses années d’entraînement au kaïru, aucun cal ne venait orner ses paumes délicatement rosées.

Se raclant la gorge, il la regarda droit dans les yeux, espérant passer dans son regard la sincérité de sa demande, et pour éviter de paraître obsédé, à fixer ainsi la main de l’adolescente.

– Je souhaite le faire moi-même. Je t’en prie.

Mouais, niveau conviction, le résultat restait bien loin de ses attentes. Ca sonnait mieux dans sa tête.

Cependant, Zair lâcha un petit rire inattendu, sans repousser sa poigne.

– Tu devrais te regarder dans un miroir ! Allons, je ne vais pas te manger !

Toujours souriante, elle plaça sa main sur la sienne, la dégageant doucement.

– Bien, puisque tu y tiens tellement, va donc chercher Zane. Et évite de te faire dévorer, ajouta-t-elle, taquine.


µµµ


Inspirant profondément, Tekris fixa le battant d’airain (à croire que Lokar collectionnait les métaux de l’Univers entier), levant doucement le poing, comme devant un animal venimeux prêt à mordre au moindre geste brusque. Pour la troisième fois en cinq minutes, il laissa son bras retomber le long de son corps, retenant un gémissement agacé devant sa propre couardise.

Bon sang, frapper à la porte de la chambre de Zane ne déclencherait pas une guerre nucléaire quand même ! Et puis, Zair patientait dans le salon depuis un bon quart d’heure (plus du tout warholien à ce stade) ; si elle n’avait pas encore tourné les talons, sa patience équivalent pour les banalités à celle du vert, ça ne devrait plus tarder. Sauf si elle pestait de tout son être contre l’andouille insistant pour aller ramener ce dernier, et qui mettait des heures à revenir. Tout ça, parce que Tekris n’osait pas frapper à une satanée porte ?

Allons mon gars, se sermonna-t-il, tu as quinze ans, seize dans sept mois, il faut se sortir les doigts de l’arrière-train ! Sinon, ça frôlait le ridicule !

Regonflé à bloc, il releva le poing, hésita encore une seconde, avant de soupirer de découragement, toquant très vite. Juste au cas où sa lâcheté reviendrait à la surface.

Lâcheté, peut-être, mais personne n’avait eut à subir la mégalomanie d’un Zane ne supportant d’être contredit ! D’ailleurs, aucune réponse ne filtrait de la chambre close. Pas une seule esquisse de mouvement ne témoignait d’une quelconque présence en son sein. Il venait de sortir, et se dirigeait probablement vers le salon, alors que lui restait à faire le pied de grue devant une pièce vide, à tous les coups.

Oui, mais si jamais il n’avait tout simplement pas entendu, et lui passait un savon de ne pas avoir frappé assez fort ? Dans le doute, Tekris, réitéra, patientant un peu plus longtemps. Étrangement, le couloir et son accueillant anonymat paraissait renfermer le plus invitant des abri…

Quoique, ce silence en devenait inquiétant. Et puis, il faisait sombre ici, l’endroit idéal pour des goules des temps modernes pour sortir des flaques d’obscurité, encerclant leur pauvre victime jusqu’à dévorer son âme.

D’accord, il ne regarderait plus « Les goules civilisées » avant de se coucher !

Une troisième tentative inutile plus tard, il poussa lentement le rectangle métallique, jetant un regard de l’autre côté. Une fois les codes d’accès installés, cette manœuvre deviendrait impossible, alors autant en profiter tant qu’il le pouvait encore. D’un côté, ça pouvait devenir gênant. De l’autre, avoir la certitude que personne ne viendrait fouiller dans sa chambre pendant son absence le rassurerait.

L’astre solaire ayant désormais disparu pour de bon à l’horizon, la luminosité devenait rapidement crépusculaire. Déjà, nombre de tâches de pénombre jonchaient les meubles, les murs, formant une mosaïque sans logique apparente, mais pourtant soigneusement décidée par les ameublements de la pièce.

Au premier abord, Tekris ne vit rien, seulement une table à la chaise recouverte d’un pyjama (T-shirt et pantalon, tous les deux rouges) et une pile de papiers classés en pile devant le matelas de Zane.

Puis, il le vit, assis sur son tapis en mohair épais (le colosse ne parvenait toujours pas à comprendre comment son chef d’équipe se débrouillait pour conserver sa couleur blanc cassé, pourtant salissante). Au début, il crut qu’il dormait, avant de se dire qu’il rêvait lui-même probablement.

Jambes croisées en tailleur, mains sur les genoux, Zane…méditait ?!

Impossible, il ne supportait pas cet exercice ! La seule fois où Lokar poussa les Radikors à s’y essayer (et uniquement pour déterminer si l’un deux se trouvait capable de ressentir l’énergie kaïru), Zane ne réussit à rester concentré. Haussant les épaules, triturant ses doigts, rouvrant sans cesse les yeux, l’immobilité ne lui allait pas, au point que le Maître du Mal décida d’abandonner moins de dix minutes plus tard. L’enseignement de Baoddaï se basant en majorité sur le calme intérieur et la maîtrise de soi, la méditation en faisait majoritairement partie ; aussi Tekris ne comprenait pas comment le vert put tenir tant de temps sous son égide. Et encore, il fut renvoyé, la décision de quitter le monastère ne venait pas de lui.

Il secoua brusquement la tête, comme si Zane pouvait lire dans ses pensées. Dangereuses à ce moment précis pour le colosse. Pourtant, la position, la respiration, tout correspondait à part l’emplacement des mains. Néanmoins, le résultat ne devait pas être probant, le vert grommelant régulièrement, crispant les épaules pour ne pas les hausser. D’ailleurs, ses mains tenaient un peu trop fermement ses genoux pour que ce soit entièrement naturel. Enfin, il ne venait pas pour espionner son chef dans ses heures privées.

Toussant bruyamment, il parvint au bout d’un moment à capter son attention, puisque l’autre restait – relativement – immobile, inconscient de sa présence. Sans pouvoir suivre les gestes des yeux, Tekris se retrouva en moins de temps qu’il lui en fallut pour y penser plaqué au mur, l’X-Reader de Lokar, porté au cou de Zane, dangereusement sur le point de lui lancer une attaque kaïru (nul doute qu’elle serait offensive).

– Doucement, c’est juste moi ! J’ai frappé, mais personne n’a répondu, alors je suis entré !

Rarement dans sa vie parla-t-il à cette vitesse, mangeant les derniers mots dans sa hâte.

Un doute fripa le visage en face du sien, comme si Zane devait faire un effort de mémoire pour se rappeler qui se tenait en face de lui. Enfin, la pression sur sa trachée se relâcha, et il put avaler une grande goulée d’air. Oh, il savait pourtant qu’il ne devait pas entrer dans cette foutue chambre !

– Tekris ? Qu’est-ce que tu fiche là ?

– À ton avis ? Je tricote ! Nous étions censés nous retrouver il y a une heure !

– Quoi ? s’étrangla Zane, consultant l’horloge mural – une rondache imitant le cuir, contenant le cadran en son centre ; quant à savoir où l’adolescent la trouva, cela restait un secret, prétendait-il.

Son attention se détourna totalement de son coéquipier, tandis qu’il poussait un juron sanglant.

– Tu m’as foutu la trouille de ma vie ! fit Tekris. Ça va pas bien non ?

– Il ne fallait pas me surprendre bêtement ! Nous risquons une attaque de Teos – tiens, il va falloir que j’ajoute ça sur ma liste, trouver un nom à son équipe –, comment croyais-tu que je réagirais ?

– Certainement pas en me collant ton poing sur la gorge en tout cas. J’ai frappé, je te signale, trois fois.

– Seulement le plat de la main. Ouais, bah j’ai pas entendu, tu aurais dû t’annoncer !

Tekris manqua de s’étouffer, hésitant entre un sentiment d’injustice mérité et l’impression d’halluciner.

– C’est ce que j’ai voulu faire, reprit-il néanmoins aussi calmement que possible. En toussant, plutôt que de te mettre la main sur l’épaule, ou autre contact plus direct. Au moins, tu n’as pas perdu ta vitesse de course !

Ajouter une petite flatterie, espérait-il, adoucirait un peu l’humeur de Zane. Cela parut fonctionner, car il ne rajouta rien, enjambant la paperasse au sol pour récupérer sa cape.

Cédant à la curiosité, puisque son vis-à-vis gardait un silence pensif, Tekris reprit la parole.

– J ’ai pourtant fait un sacré vacarme. Tu dormais peut-être ?

Il s’attira un grognement agacé. Le vert ajustait le vêtement sur ses épaules, lissant les bords qui n’en avait nul besoin. Finalement, il haussa les épaules, jetant un regard vers la porte ouverte.

Lui aussi devait soudainement penser à ces fameux codes d’accès.

– Non, enfin plus ou moins. Je pensais que la méditation me permettrait d’atteindre ce niveau, là, entre veille et sommeil, et que comme ça…Attends un peu, ça ne te regardes absolument pas !

Sentant l’orage approcher, les pupilles onyx s’assombrissant considérablement, Tekris s’empressa de lever les mains devant lui, tentant de sembler aussi peu manipulateur que possible.

– D’accord, je posais juste la question au cas où. Si tu ne veux pas répondre…

– Je ne veux pas répondre, l’interrompit Zane. Parce que ça ne te regarde pas, rajouta-t-il prudemment.

S’il ne voulait pas que Tekris aille s’inventer des scenarii, lui qui se fichait comme une guigne des opinions d’autres que lui à son sujet (et parfois Zair, si un soupçon de bonne humeur venait montrer le bout de son nez), ce devait être important, conclut l’intéressé. Considérant la discussion close, Zane lui fit signe de passer devant, le laissant prendre de l’avance.

Traverser dans l’autre sens, tout en prenant garde à ne rien déranger, ceci sous le regard scrutateur du vert, ne fut pas une partie de plaisir. Aussi, il se sentit soulagé de retrouver les ombres du couloir, le battant se refermant dans une poussée presque silencieuse.

– Tant de temps perdu pour rien, marmonna Zane, fixant l’endroit où se trouvait son horloge, derrière la paroi.

Tekris hésita à rajouter quelque chose, déterminant s’il attendait une réponse ou non. Sûrement pas, déjà suffisamment éloigné pour qu’un murmure soit inaudible, il devait croire que le colosse ne l’entendait pas. Tel aurait été le cas d’ailleurs, si le dispositif sur ses oreilles ne lui conférait pas une ouïe particulièrement développée. Si Zane était préoccupé au point d’oublier ce détail, alors qu’il la vola en personne, il leur cachait quelque chose de grave. Soudainement, la hâte de connaître le sujet de la réunion le titilla.

– Pourtant, cette fois, j’étais presque sûr de pouvoir le retrouver grâce à la méditation…Foutu mec !

Prudemment, il se remit en marche, feignant de n’avoir rien entendu. Cependant, cela n’apaisa pas sa curiosité. De qui Zane pouvait bien parler ?!


µµµ


– Pas trop tôt, soupira Zair. Vous vous êtes perdus en chemin ou quoi ?

– Tekris n’a pas osé frapper assez fort pour se faire entendre, grogna Zane, dépassant les deux autres Radikors pour repartir ouvrir le petit coffret, toujours sagement disposé au centre de la grande table.

L’accusé lâcha une protestation indigné, sans effet, l’adolescente l’observant déjà avec amusement. Il leva à demi les bras au ciel théâtralement, puisqu’il ne pouvait guère se défendre de vive voix !

– Et pour les trois-quarts d’heure précédant sa venue ? continua-t-elle. Ne viens pas me dire que c’est de sa faute, encore une fois ? Tu n’imagines pas à quel point on s’ennuie vite dans ce salon.

– Oh, je ne m’en fais pas pour ça, tu as tué le temps en fouillant dans le coffret que je t’ai confié, avec la consigne de ne pas l’ouvrir en mon absence.

– N’importe quoi. En plus d’être en retard, tu m’accuses ? Pas très sympathique.

– Je me qualifie de beaucoup de choses. Sympathique n’en fais pas partie, rétorqua Zane. Pas la peine de mentir, tu auras beau essayer toute ta vie, tu ne réussiras jamais à ranger mes affaires exactement comme moi. Heureusement, j’ai ôté la plupart des papiers, juste au cas où.

La regardant de face, Zane lui dédia un sourire narquois, soudainement de meilleure humeur.

– À ton avis, pour avoir désobéi à un ordre direct, que devrais-je te faire ?

– Peu m’importe, répondit-elle, relevant le menton. De toute façon, tu n’écouteras personne d’autre que toi.

– C’est vrai, admit-il en refermant le boîtier. Enfin, ce n’est pas de ça dont je veux parler. Bon, maintenant que nous y sommes, et que l’éclairage au kaïru fonctionne encore, autant s’y mettre !

Comme un signal, Zair se leva des coussins du coin lecture, abandonnant son ouvrage sur la géographie de l’Antarctique sur un rembourrage couleur taupe. Tekris, lui, se décolla du mur, prenant place sur le banc en face de Zane, rejoint par sa coéquipière. Pas particulièrement proche, mais pas non plus tellement éloigné. Sans se l’expliquer, Tekris s’en sentit particulièrement heureux.

Ou plutôt, il commençait à sérieusement s’en douter, mais censurait toute pensée trop « privée ».

Quant à Zane, il resta debout, sortant une petite liasse de papier jaunies venant de sa cape. Peut-être les avait-il récupérés juste avant de sortir de sa chambre, le colosse n’y prêta guère d’attention.

– Alors, commençons par ce que j’ai dû subir en Islande avec Ekayon, l’horripilant combattant solitaire.

– C’est pas trop tôt, soupira Zair, bien plus intéressée par le contenu du coffret que les péripéties glaciaires.

Qu’avait-elle vu pour être aussi impatiente, se demanda Tekris, tout aussi intrigué.

Mais pour sa part, il souhaitait tout autant apprendre les raisons du retard excessivement important de Zane.

– J’ai appris pas mal de choses, là-bas, et pas des bonnes pour changer. Tout d’abord, le plus important concerne Adriel (Tekris faillit lancer une vanne, du style « j’espère que tu ne l’as pas demandé en mariage », s’abstenant de justesse). Tout le monde se souvient de sa capacité à utiliser une brume sanguinaire pour s’infiltrer dans des corps vivants jusqu’à les contrôler, voir la faire prendre consistance ?

Même sans le regard lourd de reproches, Tekris se serait senti indirectement visé.

– Cette fois, c’est la première option qui nous intéresse. Figurez-vous qu’à force de se faire manipuler par des fumigènes, les victimes de la brunette finissent zombifiées. Je veux dire, expliqua-t-il devant l’incompréhension générale, qu’elles deviennent ses marionnettes, soumises à ses désirs. En plus de n’avoir pas de visage, juste de la peau lisse, celles-ci ne ressente que peu la douleur, continuant coûte que coûte la mission confiée par leur maîtresse, quitte à devoir marcher sur des moignons.

– Tu veux dire que ces choses ne ressentent pas la douleur ? Ou qu’elles sont contrôlées à distance ?

– Je n’en sais rien Zair, je leur ai demandé, mais personne ne m’a répondu.

– Pas la peine d’être désagréable !

– J’ai du mal à comprendre comment le kaïru peut faire ça, intervint Tekris, souhaitant éviter que l’affrontement verbal vire au pugilat. De toutes façons, l’énergie manipulée par Teos et sa clique est différente de celle que nous connaissons, non ? Ca me fait toujours une sensation bizarre quand ils l’utilisent, même leurs attaques en fait. Je me trompe peut-être, mais elle paraît plus, eh bien, pas naturelle.

– Il y a un mot pour ça, artificiel, marmonna Zane.

Le chef des Radikors lança un regard vers Zair, comme cherchant à lire son opinion sur son visage. Elle l’observa de même, comme discutant silencieusement avec lui, une sensation fort désagréable pour Tekris, se sentant sans explications exclu d’un échange incompréhensible pour lui.

Finalement, Zane hocha lentement la tête, comme ayant obtenu la réponse souhaitée. Encore un dialogue avec lui-même, tel celui du couloir quelques minutes plus tôt, tenta de se convaincre Tekris.

Pourtant, il peinait à y croire.

– Tu n’as pas tort, cela dit, admit le vert. C’est une réflexion que je me suis déjà faite.

Et tu en as parlé avec Zair depuis longtemps, devina-t-il, gardant son opinion personnelle.

– Un rapport existe sûrement entre cette énergie bizarre, et les monstres qu’ils utilisent, continua-t-il néanmoins tout en remarquant le malaise de l’adolescente. Vous pensez que Lokar est derrière cette équipe, si ce kaïru est artificiel ? Comme le kaïru obscur, créé de ses mains ?

– Impossible, contredit Zair, il ne peut avoir survécu à l’explosion de son repaire !

Bizarrement, l’idée d’un cadavre de Lokar dormant sous les décombres de la forteresse n’aida pas à remonter l’ambiance dans le salon, de plus en plus tendue.

– Je ne sais pas, coupa rapidement Zane, et là n’est pas la principale question. Peu importe l’origine de leur art martial, il faut se concentrer sur comment les vaincre. Tant qu’on y est, je voudrais vous parler de quelque chose d’autre, avant de revenir sur cette mission.

Surpris de le voir s’interrompre, Tekris en oublia d’insister. Sans le croire de suite, il dut se rendre à l’évidence : l’inquiétude tordait les traits du vert. Ça, plus que tout le reste, le convainquit d’écouter attentivement la suite. Zair elle-même attendait avec un intérêt nouveau, ne devinant pas la suite cette fois.

– J’ai des doutes depuis un moment, rien d’absolument certain, mais je pense sérieusement que Lokar est en vie. Quant à savoir s’il est derrière l’équipe de Teos, ce n’est à mon avis pas le cas. Enfin, pas directement.

S’il y avait encore une chance pour que le malaise régnant se dissipe grâce à une réflexion bien placé, il fut évident que ce serait impossible suite à cette déclaration.

– On peux savoir pourquoi tu es aussi formel ? Pour les deux cas, je veux dire, demanda Tekris une fois la parole retrouvée. Là, ce n’est pas l’anniversaire du centenaire de la révolution que tu nous annonces.

Murée dans un silence obstinée, tout en grattant avec force son avant-bras, Zair arborait un visage grave. Si rien d’autre ne filtrait sur ses opinions, elle rêvait clairement de se retrouver ailleurs.

– Non, je ne peux pas. Pas tout de suite en tout cas. Mais (Zane fit une petite pause, à peine perceptible. Pour réfléchir, ou parce qu’il hésitait à en dévoiler plus, il aurait bien été en peine de le dire) j’ai peut-être un moyen d’être fixé sur la fiabilité de ma…méthode. Si j’ai juste, dans quelques temps, une ou deux semaines tout au plus, une relique sera détectée dans les rizières. J’irais seul la récolter – je sais, j’ai dit que nous ne nous séparerons plus sans bonne raison, mais je devrais le faire, j’en ai la certitude ! Là-bas, je rencontrerai une équipe nous étant encore inconnue, constituée de triplés. Et je vais avoir besoin de toi, Tekris, car j’ai d’excellentes raisons de penser que cette fois, Lokar sera derrière celle-ci. Il faudra que tu me fabriques un pisteur si possible, ou que tu m’en trouves un. Sinon, je pourrais toujours suivre la trace de l’énergie qu’ils récolteront, enfin je me débrouillerais.

– Parce que tu comptes perdre en plus ? siffla Zair, la voix tremblant d’énervement.

Cela faisait un petit moment qu’elle se trouva si proche de crier, et pour une fois, Tekris espéra qu’elle réussisse à se retenir, juste le temps d’en savoir un peu plus.

– Oui. Comme ça, je pourrais les suivre jusqu’à leur repaire. Je le fouillerai, discrètement, et si Lokar est effectivement toujours de ce monde, nous serons fixés une bonne fois pour toutes !

– C’est le plan le plus kamikaze jamais venu de toi !

– Je sais, mais il n’y a pas tellement le choix. Il faut que je sache s’il est possible de se fier à ma méthode ! Et au cas où ce serait le cas, nous pourrions disposer d’une arme précieuse dans la conquête du monde !

– Je pense bien avoir une petite idée du contenu de ta « méthode », Zane, et si j’ai raison, en plus d’être dangereuse, cette idée est complètement stupide !

– Au risque de te déplaire, tu n’as pas voix au chapitre à ce sujet, rétorqua l’intéressé. J’ai déjà la générosité de vous avertir, alors que je pouvait très bien garder mes doutes pour moi !

– D’accord, voilà un geste charitable, intervint de nouveau Tekris. J’émets également des réserves quant à ta façon de procéder, mais il vaudrait peut-être mieux en discuter calmement plus tard, une fois tous les élém…

– Impossible, dès qu’il aura sorti ses informations, il repartira dans sa chambre comme si de rien n’était !

– Oh, mais tu veux parler, c’est ça ? siffla Zane. Pas de problème, j’ai justement quelques petites choses à te dire en ce qui concerne ton comportement de ces dernières semaines. Terminons cette réunion, et allons ensemble dans ma chambre, nous pourrons « discuter » à notre aise !

– Pour une fois que tu daignes m’accorder une audience, j’accepte, rétorqua immédiatement Zair sur le même ton. Mais ne t’attends pas à être le seul posant les questions.

Sur le point d’essayer de dissuader sa coéquipière, le chef des Radikors voilant à peine ses sous-entendus, Tekris se figea, prit d’un subit doute. D’accord, les deux adolescents se toisaient tels des alphas à la recherche d’une meute, et l’électricité de l’air prouvait que la colère sous-jacente n’était pas totalement feinte. Mais n’y avait-il pas une part de comédie dans cette dispute soudaine ? La veille, Zane expliquait vouloir parler seul-à-seul avec sa coéquipière. Et aujourd’hui, au premier prétexte habilement lancé, une entrevue l’excluant directement fut décidée. Il n’aimait guère ce genre de coïncidences.

Alors il se tut, se forçant à se reconcentrer sur le moment présent.

– Parfait alors ! Ceci réglé, j’ai d’autres choses à ajouter. Donc, je me suis fait poursuivre par Teos et ses deux folles, accompagné d’Ekayon, plongé dans cette mouise parce que, hum, il tenta de me suivre. Hélas, si je le semait, ce ne fut pas le cas des trois autres. Mais le second point important, est que je n’étais pas leur cible première. Ni même Ekayon. Avant de me faire découvrir, j’ai pu les espionner. De ce que j’ai compris, ils ont été attirés par quelqu’un d’autre, leur étant également opposé puisqu’il voulait l’ensevelir. Ou autre chose.

Devant le manque de réaction de l’assemblée, il lâcha un soupir désabusé.

– Si c’est un ennemi des trois psychopathes, nous pouvons nous en faire un allié ! Sans mentir, je dois encore peaufiner les détails, mais ce pourrait être une occasion rêvée de nous débarrasser d’eux. Si le type en vaut la peine bien sûr. Mais quelque chose me dit que nous le rencontrerons, un jour ou l’autre. Enfin bref. Le dernier point concernant l’Islande, ne va pas vous plaire. Pour faire simple, je me suis retrouvé coincé avec Ekayon dans la planque, et pour pouvoir nous enfuir, il a fallut que nous passions par les souterrains.

– Une petite minute, fit Zair. Quand tu parles des souterrains, j’espère que ce ne sont pas nos souterrains, ceux que nous gardons secrets en cas de besoin ?

– Tu en connais d’autres ? soupira Zane, ignorant le « mais c’est pas vrai » qui suivit. Je n’ai pas eu le choix, il ne me lâchait pas d’une semelle, et la stratégie voulait que nous unissions nos forces pour ne pas finir en amuse-gueules pour arsank chevauché par une folle-dingue !

Tekris tiqua. Hélas, Zane le remarqua presque immédiatement.

– Quelque chose à rajouter, une protestation véhémente et inutile sans doute ?!

Par chance, cette fois, le colosse détenait la parade, dans une réflexion faite au cours des explications.

– Pas vraiment, juste une réflexion. Si je comprends bien, tu t’es retrouvé en tête-à-tête avec Ekayon, au sein d’une alcôve privilégiant la discrétion ?

– Je ne le qualifierais pas comme ça, mais dans les faits…Attends un peu, réalisa soudain Zane. Arrête immédiatement tes sous-entendus ! Et si tu n’y arrives pas, dis-toi que ton alcôve en question se trouvait rempli de zombies marionnettes ! Non mais faut vraiment avoir l’esprit mal tourné !

– Je demande, c’est tout !

– Eh bien tais-toi ! Ou en étais-je ? Ah oui, une dernière chose, enfin pour toi Tekris : le coffret sous vos yeux (il en tapota le couvercle, avant de l’ouvrir et d’en sortir les objets au fil de son énumération) provient des appartements de Lokar. C’est un peu long à expliquer, mais il renfermait la clé de la prison des Imperiaz, ainsi que quelques autres petites choses pouvant être utile – mais ça, Zair le sait sûrement déjà. Le moins intéressant pour commencer : un peu de monnaie, certaines pièces terriennes, d’autres extraterrestres. Un parchemin particulièrement technique, qui, si je ne me trompe pas, contient le résultat des expériences de Lokar sur les possibles utilisations du kaïru hors combat. La traduction est assez pénible, aussi ne l’ai-je pas entièrement déchiffré, mais j’ai bon espoir qu’il puisse nous éclairer sur le fonctionnement du cristal parastien.

 » »Un livre traitant de l’origine du kaïru ensuite, complet mais écrit dans un style évoquant les leçons de mathématiques en Terminale. Celui-là, je vais le mettre dans la bibliothèque du salon, si jamais vous voulez le lire. D’autres feuilles volantes sont écrites en anglais, et il faudra que tu me les traduisent Zair. J’en comprends quelques-unes, mais elles parlent soit de l’époque antérieure au Grand Cataclysme, soit sont si glauques que je m’occuperait de les comprendre plus tard. Aussi sont-elles toujours dans ma chambre. L’une d’elles parle de la figurine représentant le dragon autour de l’épée, aussi cela m’intéresse-t-il tout particulièrement. Enfin, le clou du spectacle.

Joignant le geste à la parole, Zane posa précautionneusement les gants portés à son retour d’Islande. Les mêmes qu’il ne quitta avant presque une semaine entière.

– Ces petites merveilles étaient un prototype du Gant de Lokar (à ces mots, Tekris s’agita sur son banc, les souvenirs de la brève possession de l’artefact par Zane n’étant guère agréables), mais notre ancien maître les jugea insatisfaisants. Ils permettent d’accéder au plein potentiel du kaïru intérieur des individus, tout en supprimant les contraintes physiologiques normalement dépassées à force d’entraînement.

D’accord, il comprenait sans problème pourquoi le vert observait les accessoires avec tant de satisfaction.

– Tu as été obligé de t’en servir ? réalisa-t-il.

– Hum, oui. C’était Teos ou moi, sans leur force, je n’aurais pas pu le vaincre aussi facilement.

– Peut-être, intervint Zair, mais si cette capacité est intéressante, elle n’en reste pas moins dangereuse.

– Que veux-tu dire ? soupira Zane, cependant attentif.

L’E-teens rangeait à présent ses trouvailles de nouveau dans le coffret, qu’il cala sous son bras.

– Ce n’est pas pour rien que nous devons nous entraîner à la maîtrise du kaïru, en particulier notre kaïru intérieur. Pour faire simple, on peut comparer avec un muscle : avant de faire, disons, le grand écart, tu dois t’étirer, prendre tes précautions, t’échauffer…Te lancer sans être prêt peut avoir des conséquences plus ou moins grave, allant jusqu’à la perte irréversible de certaines capacités. Le raisonnement est analogue pour notre kaïru intérieur, raison pour laquelle il peut mettre plus ou moins de temps à émerger.

– D’où sais-tu tout cela ? s’étonna Zane.

– C’est toi qui me l’as appris, ça faisait apparemment partie des leçons de Baoddaï.

– Ah bon ? J’en dis des choses intelligentes !

– Bref, à utiliser trop d’énergie que tu ne peux contrôler en temps normal, tu risques d’altérer au final tes capacités. La maîtrise du kaïru n’est pas un jeu de pile ou face.

Zane ne lui répondit rien, visiblement ennuyé de cette considération terre-à-terre.

– Bien, des questions ? Non ? Parfait. Tekris, pendant que je discute avec Zair, prépare le repas. Ce ne devrait pas être très long, conclut-il en déposant un livre à la reliure usée sur l’étagère de la bibliothèque.

Sans attendre de réponses, il tourna les talons, s’enfonçant dans les couloirs à présent faiblement éclairés ; la stabilité du kaïru touchait à sa fin.

– Si tu ne veux pas le suivre, tenta Tekris, je peux toujours tenter de lui parler.

– Pas maintenant, répondit-elle, le regard perdu dans le vague.

N’ajoutant rien, elle s’engagea à la suite du vert. Sur son passage, les silhouettes d’obscurité se mouvèrent gracieusement, retournant ensuite à leur place, comme si rien ne les avait déjà dérangé.

À présent seul, Tekris fixa un long moment l’endroit où disparut sa coéquipière. Le silence, qui ponctuait sans cesse cette journée, referma ses mâchoires glacées tout autour de lui. L’envie de suivre les traces de ses coéquipiers, de savoir ce qu’ils se disaient en ce moment revint.

Mais plus encore, ce fut l’amertume qui domina ses sentiments.


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Désolée pour le long temps d’attente entre ces chapitres, j’espère que cela en valait la peine ! N’hésitez pas à commenter pour dire ce que vous en avez pensé!


Bonne journée/soirée !


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