L'Arche du Péché

Chapitre 17 : Pacte

11665 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 18/01/2021 20:56

Pacte


L’astre diurne entamait sa lente descente des cieux, teintant graduellement de carmin et d’orangé les épars nuages, couverture cotonneuse dans un azur en pleine mutation. Tantôt réunis en un banc bondissant d’un bout à l’autre des rayons encore coruscants, puis s’étalant jusqu’à former un voile délicat aux formes indistinctes, comme figé en plein mouvement, caressant de ses contours voluptueux la voûte céleste. À demi camouflé, le soleil devenait profusion de ligne épaisses, superposées les unes aux autres, quoique légèrement décalées, d’un flavescent insoutenable. Au fur et à mesure que le regard s’éloignait de la ligne d’horizon, les couleurs muaient en un safran d’abord vif, puis doux, avant de se mélanger au turquoise d’un ciel d’été. Enfin, les tons pastel redevenaient, au plus lointain, d’un bleu roi fragile, bientôt indistinct, s’éclaircissant déjà, derniers reliquats d’une journée qui fut et ne sera plus jamais.

Heureusement, songea Ekayon, il restait encore une heure ou deux, avant que les premières étoiles n’apparaissent dans le ciel. La visibilité restait encore acceptable.

De la fenêtre de la chambre qu’il occupait, en tant que visiteur au monastère, il apercevait en contrebas de la falaise, la petite crique de sable fin, où les habitants de ses lieux pouvaient délasser leurs muscles noués par l’effort des entraînements, ou simplement se rafraîchir suite à une éprouvante mission pour récolter le kaïru. Le solitaire lui-même aurait volontiers piqué une tête dans les remous probablement glacés de la fin d’après-midi – il ne supportait pas de se baigner dans une eau trop chaude, et trouvait qu’un petit choc thermique était fort vivifiant. Aussi ne pouvait-il que haïr plus encore le solide bandage entourant son flanc. Hypnotisé par les allers-retours incessants des vagues s’échouant sur le rivage, envahies d’une rare indécision, il en savoura l’écho à la fois doux et puissant. Seul le doux friselis murmurait les caresses de l’écume, cependant il parvenait sans peine à déceler la puissance contenue dissimulée derrière cette apparence faussement inoffensive. Pour preuve, un raz-de-marée mettait presque toujours les adversaires au tapis, et qu’était-ce donc, sinon un flot juste un peu plus rapide que celui sous ses yeux ? Par chance, le monastère se trouvait entouré seulement d’un lac, certes de taille impressionnante, mais nullement relié à l’océan ou autre étendue remplie de bas-fonds meurtriers. Pour autant, mieux valait ne pas s’éloigner du bord ; comme pour tous ses semblables aquatiques, l’homme imprudent n’avait guère pied partout. Quelques rochers affleuraient également à la surface, pierre inlassablement polie par les nombreux courants circulant au creux de la baie. D’un coup d’œil, Ekayon pouvait deviner quels étaient les plus anciens (au sommet aussi rond qu’une coquille d’escargot), et ceux ayant récemment échoués au milieu des vaguelettes, blocs détachés de la falaise surplombante. Un nouveau mouvement bleuté accrocha la luminosité flamboyante, forçant le jeune homme à détourner les yeux afin de ne pas se faire aveugler.

Un peu trop lent, sans doute, il vit tout de même kyrielle de petits points lumineux danser dans l’espace clos de sa chambre. Papillonnant des paupières, il patienta, immobile, jusqu’à leur disparition complète. Là seulement, il observa encore un bref instant le spectacle enivrant de la nature, puis se détourna, laissant échapper un bruyant soupir ennuyé.

Assis sur la natte constituant son lit, un matelas moyennement confortable lui étant superposé (également composé d’un traversin et d’un oreiller blanc, quelques caractères chinois écrits en colonne sur leur devant, et d’une couverture épaisse de même couleur, passementée d’ocre, une autre colonne de symboles asiatiques disposés en colonne en son milieu), il tenta de se concentrer à nouveau sur l’ouvrage posé devant lui, grand ouvert. Peine perdue, tiraillé par sa blessure, pourtant en bonne voie de guérison, il réalisa être en train de relire pour la quatrième fois exactement la même phrase. Il passa le doigt le long des sigles de la langue officielle du Redakaï, le kanï-ho, il en suivit le contour sans réellement chercher à les déchiffrer. Posant son menton sur son genou, la jambe repliée devant lui (la seconde se trouvant dans une position similaire, mais sur le sol), il passa machinalement la main sur son flanc. Sous le tissu clair, il savait n’avoir plus qu’une plaie croûtée, cependant, la veille, en relevant un défi lancé par Ky – une course d’escalade le long de la falaise –, la mince couche vermillon se craquela de nouveau, laissant échapper un filet de sang. Aussi Maître Atoch décida-t-il de bander de nouveau, au moins pour une ou deux journées, afin de laisser sa peau se réparer.

Sauf que cela grattait affreusement ! Honnêtement, si son Maître ne l’avait pas menacé de le laisser clouer au lit s’il ne se tenait pas un minimum tranquille, Ekayon aurait depuis longtemps enlevé ce truc étouffant. Il éprouvait une sensation analogue à celle d’une donzelle de la Belle Époque enfilant son corset ! Peut-être exagérait-il un chouïa – si peu –, mais il haïssait depuis toujours les bandages. Cela collait désagréablement, ça absorbait désagréablement la sueur, et on ne peut plus contraignant !

Hélas, en dépit de son argumentaire déclamé avec passion, Maître Atoch refusa de lui faire grâce ne serait-ce que d’une heure. Lui rappelant même qu’à l’origine, le vénérable sage lui interdisait de trop pousser son corps dans ses retranchements, afin de vivre une convalescence aussi convenable que possible.

Mais le solitaire ne possédait guère la même définition de « ne pas trop en faire ».

Enfin, une bonne nouvelle ressortait de cette étrange altercation en Islande, aussi étrange fut-elle. D’abord, cela permit de découvrir l’existence d’une nouvelle équipe de E-Teens, dont le comportement ne suivait guère le Code d’Honneur kaïru. En, quoi, quelques heures, ces trois mystérieux combattants avaient foulés au pied, et avec un irrespect soulevant Ekayon de colère, la plupart des préceptes du Redakaï. « Les combattants n’utilisent pas d’armes autres que celles fournies par le kaïru », à la trappe. « Un combattant ne doit pas se battre si son adversaire ne le souhaite pas », piétinée. « Il est interdit de se battre si aucun défi kaïru n’a été lancé », tout aussi absente. Et il pouvait continuer longtemps. Les Maîtres présents au monastère – cinq sur huit, les trois derniers vivant sur des planètes éloignées – s’en trouvèrent tout aussi indignés. Déjà, les E-Teens tendaient à énormément jouer sur les mots – Zane en tête, démontrant dès qu’il en avait l’occasion sa parfaite connaissance du Code d’Honneur pour jouer sur les mots.

Le kaïru utilisé par ces extraterrestres, ou même plus généralement leurs techniques de combat, ne ressemblaient à rien de ce qu’il connaissait. Ou non, plutôt, cela ressemblait à une version altérée de l’art du kaïru, plus brutal. À force de rester allongé sur sa natte, quand il ne pouvait presque pas se lever les jours ayant suivi son retour, il eut largement le temps de réfléchir.

Autant avait-il pu dissimuler la gravité de ses blessures dans la grotte de l’île de Pâques, autant une fois arrivé au X-Scaper, l’auréole sombre tâchant son T-shirt ne laissa aucune place au doute – enfin, celui de Zane, mais il avait déclaré posséder ce vêtement depuis des années, sous son propre sweat. Un argument peu crédible, mais asséné avec tant de conviction que personne ne lui posa plus de questions. Néanmoins, il prit la précaution de le cacher sous son oreiller, à tout hasard.

Contrairement à l’art martial enseigné par le Redakaï, privilégiant l’esquive et la défense, la technique des nouveaux extraterrestres possédait une base plus offensive, brute, dans leurs mouvements. Ils ne se contentaient pas d’invoquer leurs attaques ; ils frappaient l’ennemi avec. De même, certains X-drives, quoique rares, possédaient un nom identique à ceux des combattants du Redakaï, mais le physique différait totalement (la griffe de l’ombre lui restait en travers de la gorge). Et toutes laissaient une impression étrange « anormale », bien qu’Ekayon ne réussisse à se l’expliquer. Les Stax avaient été plus qu’intrigués de cette découverte, en particulier Maya, toujours prête à en apprendre le plus possible. L’hypothèse la plus avancée étant qu’ils se trouvaient rattachés à Lokar, et que celui-ci continuait ses expériences sur le kaïru (après tout, n’était-il pas le créateur de la nouvelle énergie obscure ?). Ce qui tendrait à prouver qu’il avait survécu à l’explosion de son repaire. Mauvaise nouvelle s’il en est, du moins préoccupante. Ou bien Lokar possédait une autre base, quelque part dans l’immensité de l’espace, et avait mis au point encore une autre forme de kaïru corrompu. Dans ce cas, il fallait découvrir combien d’autres repaires il possédait de son vivant, et combien de E-Teens crapahutaient en attente de pouvoir le venger.

Outre ceci, la nouvelle équipe se montrait sans scrupules. Oh, d’accord, les Radikor tentèrent par moment d’envoyer les Stax six pieds sous terre. Au sens propre quand les extraterrestres avait emprisonné les Stax dans des sables mouvants – si la Pierre Cataclysmique n’absorbait pas l’énergie de l’environnement à ce moment-là, le résultat aurait pu être particulièrement désastreux pour le camp du Bien. Au grand désespoir d’Atoch, le récit de cette mésaventure manqua d’étrangler Ekayon de rire, détail que le solitaire gardait pour lui. Mais au moins, ils n’utilisaient pas d’armes, ni de créatures monstrueuses, enfin bref ! Les Hiverax en personne, pourtant puissants et impitoyables, faisaient pâle figure.

Enfin, la créature ailée, justement. Suite à la description du solitaire, Ky confirma qu’il s’agissait bien de la même, aperçue sur la falaise environ deux mois auparavant. Les Hiverax n’étaient donc pas responsables de l’attaque des Radikor ce jour-là, contrairement à ce qu’ils tentèrent de faire croire. Enfin, il s’agissait de l’avis de Ky et Boomer. Maya et Ekayon, eux, penchaient plutôt pour un quiproquo malvenu. Quant aux Redakaï, ils gardaient pour le moment leurs propres opinions. Excepté Maître Baoddaï, qui, interrogé par sa jeune protégée, utilisa l’une de ses phrases sibyllines en guise d’explications : « nul ne peut dire si l’oiseau survolant le monde le voit tel qu’il est, ou tel qu’il le croit ». Son propre Maître ne s’exprimant jamais de manière aussi énigmatique, le solitaire ne comprit pas le moins du monde son message. Cependant, il eut très nettement l’intuition que le Grand Maître ne disait pas tout. Maya parut également particulièrement songeuse, mais elle repartit avant qu’il n’ait pu lui poser la moindre question.

Aussi garda-t-il pour lui quelques détails de sa mission. L’existence des souterrains dans la grotte des Radikor par exemple. Il promit de ne révéler leur existence à personne, et tiendrait parole, quelle que soit l’opinion paranoïaque de Zane à ce sujet. De même, il cacha que ce dernier semblait être leur cible première – ou privilégiée, vu les déclarations enflammées du Diablo mutant (non, Teos) à son encontre – et qu’il les connaissait depuis bien plus longtemps qu’il ne voulut le dire. Pour autant, Ekayon n’était pas décidé à le laisser s’en tirer à si bon compte, pas quand le Redakaï tout entier pouvait être potentiellement menacé.

Sauf qu’il lui était impossible d’émettre cette supposition devant le Conseil sans preuves. Il y avait déjà tellement à traiter ! Autant le jeune homme souhaitait améliorer au maximum de ses capacités sa maîtrise du kaïru, mais devenir un Redakaï avec toutes les charges associées, non merci ! Surtout s’il fallait ensuite prendre des élèves pour éduquer la prochaine génération de combattants ! Il restait un solitaire dans l’âme, alors devoir s’occuper de gamins indisciplinés, garder ses réserves de patience pour les jours où ils feront n’importe quoi sans écouter leur professeur, une horreur ! Il voyait déjà les difficultés que rencontrait Maître Baoddaï avec Djia, cela lui suffisait ! La pâle rousse aux intenses yeux bleus avait beau posséder un intéressant potentiel, avec son caractère bien trempé, elle se montrait souvent réticente aux ordres. Au moins, elle méritait amplement sa place de chef des Taïro, une véritable leader-née.

Enfin, il s’égarait. Un dernier détail, qu’il omettait pour le moment – le seul pour lequel il ignorait s’il faisait le bon choix d’ailleurs – était la capacité de la brune (Adraste peut-être, un nom en A en tout cas. Rah, il se savait pourtant bien plus physionomiste que…Une minute, comment appelait-on quelqu’un se souvenant des noms ? Bon, au fond, peu importait) à manipuler des corps à sa guise. Il faisait encore quelques mauvais rêves de leur absence de visage, pas vraiment des cauchemars, mais des réminiscences désagréables. Au départ, il ne dévoila pas cette information, d’abord parce qu’il peinait à y croire lui-même (au point de se demander s’il ne fut pas victime d’une puissante hallucination provoquée par le kaïru des extraterrestres). Ensuite, parce que le Redakaï avait encore beaucoup à débattre, en particulier sur la réelle implication des Hiverax dans cette histoire. Mais plus il réfléchissait, plus il était persuadé de devoir leur dévoiler ce détail tôt ou tard. Il fallait se mettre en tête que tout ce qui s’était passé fut concret, et représentait une véritable menace. En particulier s’il découvrait bien un lien entre eux et Lokar. Mais si les Radikor étaient leur cible, le Redakaï ne pourrait pas intervenir.

Massant distraitement ses tempes, il repoussa le livre, libérant suffisamment de place pour déplier ses jambes engourdies, pour les croiser de nouveau une fois les fourmillements passés. À quoi rimait donc cet acharnement non thérapeutique ?! À croire que depuis tout ce temps, la capacité de Zane à se faire des ennemis se révélait bien plus conséquente qu’il ne l’imaginait.

Deux petits frappés sur le chambranle le ramenèrent au présent. Tambouriner sur le papier de riz, tendu pour former la porte dans le style asiatique, n’auraient pu qu’agacer Maître Baoddaï, obligé de réparer la toile. Sans vouloir paraître chauvin, Ekayon gardait une petite préférence pour les entrées solides, en bois massif sculpté personnellement par Maître Atoch et qui ornaient son monastère. Bien plus solide, il pouvait, si jamais l’envie lui prenait (ce qui n’était pas du tout le cas), cogner de toutes ses forces sur le chêne sans seulement l’ébranler. Par contre, rater une marche et terminer de dévaler les escaliers sur les fesses faisait partie des pires douleurs imaginables (une expérience personnelle, qu’il regrettait. Raison pour laquelle, depuis ses treize ans, il ne courait plus dans les escaliers).

– Entrez, fit-il après s’être raclé la gorge.

Coulissant les fines baguettes de rotin, Maya se faufila sans un bruit dans la pièce, deux ouvrages conséquents sous le bras, avant de refermer le panneau avec les mêmes précautions.

– Je venais t’informer que d’après Maître Baoddaï, les derniers membres du Redakaï arriveront demain, dans la soirée au plus tard. Bien sûr, nous n’aurons pas le droit de rester à leur réunion, mais nous pourrons quand même assister à leur arrivée. Et je souhaitais voir comment tu allais. Tu ne t’ennuies pas trop ? Est-ce que ta chambre te plaît ? C’est l’une des plus confortables du monastère.

Le solitaire haussa les sourcils, mordillant sa lèvre inférieure. Comment dire à la jeune femme que le dénuement des lieux contrastait avec son environnement habituel ? Bon, Maître Atoch ne croulait pas non plus sous les meubles, et le style de sa résidence restait sobre. Néanmoins, la pièce où il logeait en ce moment correspondait parfaitement à la définition qu’il se faisait de l’austérité.

Le sol était composé de larges plaques rectangulaires d’un beige-kaki sombre, de bambou ou de jonc supposait le solitaire. Horizontales, elles formaient deux colonnes, séparées au milieu de la pièce par d’autres plus petites, verticales. La porte faisait face au mur garni de deux fenêtres carrées, sans vitres. Le lit se situait sur le mur de gauche, tête contre celui-ci, un placard encastré le jouxtant. Une souche tenait lieu de table de chevet, l’éclairage se faisant par un lustre en forme de lanterne ronde saumon, aux petits pompons rouges pendant dans le vide. Une table toute simple était disposée dans le coin droit, surmontée d’un petit jardin zen. Aucun autre ameublement ne venait s’y ajouter. Et encore, déclara Ky devant son expression surprise, il avait apparemment échappé aux gongs et cloches géantes. Le solitaire crut qu’il s’amusait à ses dépends, jusqu’à ce qu’il vît la chambre à coucher de Maître Baoddaï.

– Ma blessure va de mieux en mieux. Je me sens même en pleine forme! C’est très aimable à vous de loger tous les participants à la réunion, finit-il par répondre, adressant un sourire amical à la jeune femme.

Elle parut satisfaite de sa réponse, car elle vint s’installer devant lui, sur le bord de la natte.

– Je me demande s’il y aura d’autre élèves des Maîtres. La dernière fois qu’ils sont venus, c’était pour participer au Conseil du Redakaï, leur présence ne pouvait qu’être superflue. Mais aujourd’hui, il s’agit de quelque chose nous concernant tous ! J’aimerais beaucoup rencontrer d’autres combattants.

– Sans vouloir faire mon rabat-joie, ça m’étonnerait. Mais je suppose que tu n’as pas fait tout ce chemin pour me parler de tes espoirs d’hypothétiques rencontres, si ?

Elle ne répondit pas immédiatement, déposant respectueusement ses livres sur la couette repliée au pied du lit. Tapotant leur couverture de l’index, elle finit par reprendre :

– J’ai pensé à tout ce que tu nous as dit, à propos de ta dernière mission. Sur l’équipe, et le reste. Je ne sais pas ce que tu en penses, mais j’ai comme l’impression que nos Maîtres nous cachent quelque chose d’important. Une manie des plus frustrantes, conclut-elle en soupirant.

Bien que sa dernière phrase ressemblait plus à une réflexion personnelle, Ekayon ne pouvait guère la contredire. Et devait admettre que cela n’était pas si désagréable de ne pas être le seul à y croire.

– Je suis d’accord. Surtout, ce n’est pas dans les habitudes de Maître Atoch. Normalement, il répond sans détour à toutes mes questions, y compris les plus dérangeantes. Mais cette fois, il esquive mes questions, soi-disant que je ne dois pas trop parler pour éviter de fatiguer, grommela-t-il.

Bras croisés sur la poitrine, il ne réalisa que trop tard qu’il ressemblait sûrement à un petit garçon boudeur ; Maya pinçait déjà les lèvres pour s’empêcher de rire. Il fut soulagé de ne sentir aucune trace de moquerie quand elle reprit la parole, seulement une légère note d’amusement.

– Il s’est passé la même chose, suite à notre mission sur la falaise. Une fois rentré au monastère, Maître Baoddaï a laissé échapper qu’il avait peut-être déjà entendu parler de l’animal ailé vu par Ky, puis a refusé de nous en dire plus. Il attendait de pouvoir en débattre avec le Redakaï.

Cette fois, elle ne put dissimuler la pointe d’agacement dans sa voix, sans paraître s’en rendre compte cependant.

– Ben le temps que tout le monde arrive… Hum, je veux dire, tu es sûre de toi ?

– Certain. Mais le connaissant, il a très bien pu vouloir minimiser ses propos. Bref, j’ai mené des recherches sur cet animal, notamment sur les symboles des peuples maîtrisant le kaïru. Je n’ai rien trouvé, malheureusement, mais comme je me concentrais sur les Hiverax, je n’ai peut-être pas regardé au bon endroit. J’ai aussi commencé à étudier les diverses légendes du Redakaï, pouvant avoir un rapport avec ce que nous savions. Sans plus de résultat, mais là encore, le folklore est riche, en plusieurs siècles d’existence, sans parler des croyances d’autres habitants de l’Univers. Puis, quelques temps après, j’ai eu une discussion avec Maître Baoddaï, concernant entre autres la capacité des peuples à maîtriser le kaïru. Tout se passait bien, jusqu’à ce que j’aborde l’idée de la création de toute pièce d’un kaïru. Il s’est fermé et…

– Artificiel ! s’exclama Ekayon, coupant son amie. L’énergie employée par cette équipe d’extraterrestres, en Islande, me paraissait étrange sans que je puisse définir en quoi !

– Et donc, tu penses qu’elle est… que quelqu’un a réussi à créer sa propre énergie kaïru, comme Lokar ? Mais dans quel but ?

– Personnellement, je me demande plutôt pourquoi elle est elle aussi négative. Ça ne serait pas possible, pour une fois, d’inventer de nouvelles choses sans qu’il ne soit question de destruction ?

– Hélas, Ekayon, bien des choses ont été conçues par une population, humaine ou extraterrestre, dans le but d’asseoir sa suprématie sur une autre. En ce qui concerne le kaïru, cependant, je peux répondre : il s’agit d’une énergie positive de nature, pure. La manipuler ne peut que la corrompre.

– Mouais. C’est pourtant à partir d’elle que Lokar a créé le kaïru obscur.

– Le bien n’existe pas sans le mal. Tout est question d’équilibre. Comme toute chose, le kaïru possède un côté bon, et un côté mauvais, celui-ci étant censé se retrouver en fraction infime, juste ce qu’il faut pour lui permettre d’exister. Mais Lokar a réussi, sans que l’on sache comment, à séparer ces deux aspects, et à renforcer la négativité de l’énergie. Quant à savoir comment il y est parvenu, son secret est dans sa tombe.

– D’ailleurs, tu ne trouves pas ça dérangeant que les Radikor vivent au-dessus du cadavre de leur maître ?

La jeune métisse arbora une expression dégoûtée, avant de hausser les épaules.

– Je ne peux dire que je comprends vraiment cette équipe, de toute façon. Enfin, si les attaques des combattants islandais sont artificiels, la réaction de Maître Baoddaï s’explique mieux… À présent, c’est évident qu’il nous cache quelque chose. Et ça concorde avec ce que j’ai trouvé dans la bibliothèque.

– Vraiment ? Quoi donc ?

– Rien. Ou plutôt, rien sur une période précise de l’histoire du Redakaï.

– Comme un trou noir ?

– Pas tout à fait. J’ai fait le tour de la bibliothèque depuis des semaines, relu encore et encore des pages et des pages écrites par des historiens renommés. Les chroniqueurs du Redakaï – au fait, tu savais qu’aujourd’hui, c’est Maître Egrit qui tient ce rôle ? – sont extrêmement pointilleux, au moins pour relater des évènements. Cinq années correspondent environ à un millier de pages.

Elle ramena ses jambes sous son corps, tapotant machinalement le cuir tanné.

– Ces deux livres relatent les déroulements de vingt années consécutives, trois décennies avant la nôtre.

– Et alors ? Ils sont tout aussi gros, non ?

Autant demander si les vaches pouvaient voler, Maya aurait eut la même réaction.

– Tu ne lis pas souvent toi, non ? En réalité, ils réunissent à peine deux mille pages. Le papier est aussi beaucoup plus épais que ceux des autres ouvrages historiques. Dans le but de grossir leur maigre ensemble, j’en mettrais ma main à couper. Les pages de ce type n’étant pas numérotées, un œil inattentif n’y verrait que du feu.

– D’accord, c’est bizarre. Et sinon, tu as trouvé autre chose ?

– Merci Maya d’avoir abîmé tes yeux des heures durant, et ça sans certitude d’obtenir un résultat ! Tu sais qu’un petit compliment de temps en temps, ça ne fait pas de mal ?

– Très bien, tu es vraiment douée, et à ta place j’aurais jeté tout ça au feu.

– Espèce de pyromane fou furieux ! On va dire que ça ira, avant que tu ne deviennes un criminel ! Rien de bien transcendant, seulement des récits bateaux concernant les reliques et autres. Mais ! En m’attardant sur les comptes, j’ai trouvé une autre anomalie. Que vois-tu ?

Joignant le geste à la parole, elle saisit l’une des reliures, parfaitement lisse comme toutes celles des livres de la bibliothèque de Maître Baoddaï. Et de celles des Redakaï plus généralement, son propre professeur en détenant une assez conséquente. Pour sa part, Ekayon se sentait incapable de différencier un livre d’un autre, tant leur aspect était identique. À moins de regarder la première page, bien sûr. Et encore.

Il eut beau se concentrer sur les petites colonnes occupant l’espace en rang serrés, il peina à comprendre ce qu’il y avait de si extraordinaire, au point de faire tiquer la jeune combattante.

– Beaucoup trop de chiffres, finit-il par répondre, penaud.

– Allez, fais un effort ! Je t’aide : restons sur les totaux. Ici, tu as les dépenses et les recettes du Redakaï, d’accord ? Là, les bénéfices, et là le rapport entre sommes dépensées, et sommes versées.

– Très bien, je me concentre, mais je ne vois pas.

– Bien, puisque tu insistes, soupira Maya, un peu déçue de son manque de réaction. J’ai recalculé les comptes, lignes par lignes, et quelque chose ne correspond pas.

– Hein ? Tout ça ? À la main ?

– Oui, c’était bien plus facile maintenant que je savais quoi chercher.

– Tu es soit folle, soit géniale. Non, en fait tu es masochiste !

– Je prends ça comme un compliment. (D’un geste de la main, elle l’empêcha de reprendre la parole, pressée d’arriver au fait). Avec ce qu’a dépensé le Redakaï, et ce qu’il a gagné, le total devrait au moins être positif, voir bien plus élevé que ce qui est indiqué.

– Déjà, je ne savais pas que le Redakaï tenait une trésorerie. Ni qu’il percevait des fonds.

– Sans vouloir être rabat-joie, pourrions-nous examiner ceci plus tard ?

– Je t’en prie, instruis-moi. Au fait, c’est peut-être une bête erreur de calcul faite par un Maître fatigué ?

– Une erreur de plusieurs milliers dans ce cas.

– Ah oui, effectivement.

– Surtout qu’avant cette période, tout correspond à la perfection ! La seule époque ayant conduit à un déficit des ressources correspond à celle durant laquelle il fallait arrêter les combattants de Lokar, des années avant. Et c’était pour réparer les dégâts causés aux planètes.

Le solitaire grogna, grattant avec force son cuir chevelu. Pour un peu, il en aurait mal au crâne !

– Donc, ce qu’il en ressort, est que quelque chose a fait perdre plein d’argent au Redakaï ?

– Une manière un peu triviale de présenter les choses, commenta Maya en levant les yeux au ciel, mais on peut le résumer comme ça. Quant à savoir quoi, rien ne l’indique… Une idée ?

– Pas la moindre. Mais je crois connaître quelqu’un qui en sait plus plus qu’il ne veut l’admettre. Par contre, je vais avoir besoin de ton aide pour sortir du monastère.

– Je n’aime pas cette idée, tu es censé te reposer. Enfin, je suppose que, s’agissant de la sécurité de l’ensemble des combattants, il faut faire un effort… Explique-moi mon rôle.

– Rien de très compliqué, ou qui enfreint trop les règles. Ce soir, tu devras t’arranger pour que personne n’entre dans ma chambre pour ne pas ébruiter ma petite escapade.


µµµ


La première chose qu’il remarqua en entrant, lourdement escorté, dans la salle du Conseil, fut l’odeur qui se dégageait des murs, des lourdes teintures aux scènes fantasmagoriques, représentation d’un empyrée entièrement conçu par la main d’un seul homme, aux froids carreaux multicolores, arc-en-ciel agressif à ses yeux d’enfants. En temps normal, aucun fragrance ne venait troubler les narines en ce lieu sacré, censé représenter une pureté absolue. Pourtant, ce jour-là, une doucereuse senteur végétale flottait dans l’air, ne se révélant guère franchement, mais suffisamment présente pour rappeler qu’elle prenait place entre les hautes silhouettes battant l’émail, sous-jacente. Il ne sut que bien plus tard, par la bouche d’une autre esclave, qu’il s’agissait de rafi, un « inoffensif » condiment destiné à faciliter détente et bien-être. Sur un enfant d’à peine sept ans, l’effet était similaire à une injection de morphine terrestre. Combien la haine envahit son cœur à ce moment précis !

Les gardes le poussèrent jusqu’à une mosaïque d’or, de rubis et d’argent fin, une rondache surmontant une flèche horizontale vers la droite, les chaînes à ses pieds cliquetant comme autant de rires sournois. On l’immobilisa au centre même du symbole. Le froid enserra ses frêles membres, ses émotions manquant de le submerger quand, angoissé par le silence, il osa enfin relever le regard.

Sur l’estrade, les Six Maîtres du Dôme s’installèrent en un V imposant, son Père à sa pointe, puisque sa progéniture constituait le sujet de cette réunion. Un fouet de cuir, très fin, prenait place dans sa main gauche, la droite restant contracté sur l’accoudoir brillant sous l’éclairage jaunâtre des lieux. Un peu en retrait, Lasne, d’une élégance dépouillée à l’origine de sa réputation, tenait entre ses bras sa petite fille, au contraire parée des plus extravagants tissus qu’elle put réunir. Reprenant un peu de courage, il adressa un sourire encourageant à sa demi-sœur. Elle le fixa, ouvrit la bouche pour lui parler, empêchée par la main de sa Mère plaquée sur ses lèvres, d’un geste si naturel qu’un observateur peu attentif aurait cru qu’elle la lui essuyait. Cependant, elle ne cessa pas de l’implorer du regard, ne comprenant pas exactement ce qu’il se passait, ni pourquoi ils étaient séparés, l’un de l’autre côté d’une rambarde accusatrice.

Finalement, après un regard furieux envers sa Mère, elle ferma les paupières. Pensant qu’elle intégrait la leçon, la petite femme la relâcha, reprenant ses cajoleries, spectacle travaillé pour évoquer l’amour inconditionnel pour sa si parfaite petite fille. Mais Zair communiquait mentalement avec le jeune garçon au centre de la salle. Alors qu’il se chargeait jusque-là de ce rôle, elle tenta de le rassurer, comme elle le put, promit que son Père ne pouvait se priver d’un héritier mâle. Que ce n’était qu’un spectacle.

Mais si seulement il savait exactement pourquoi il se trouva au beau d’un procès, le sien ! La dernière chose dont il se souvint fut la douleur ressentie, durant la cérémonie qui aurait du l’élever au rang d’Élitiste ! Il savait seulement avoir fait quelque chose de mal, désobéissant aux ordres de son Père, trahissant les attentes de sa Mère, mais pourquoi ?

Le canal mental se coupa brutalement, signe que les Maîtres employèrent leur kaïru à le priver de toute forme de communication. Cela ne l’inquiéta pas outre-mesure : le lien entre eux était tel qu’il trouveraient un autre moyen de contourner les verrous des adultes. Elle fut blessée de cette interruption, il le vit à sa petite moue fripée. Peut-être crut-elle qu’il s’agissait d’une intervention volontaire de sa part.

Un coup de gong le fit sursauter, ses tremblements s’accentuèrent. Il n’avait pas eu le droit de se débarbouiller, ni de changer de vêtements, aussi se sentait-il sale, souillé. À la gauche directe de son Père, Maître Arstin lui sourit cruellement. Il apprit plus tard également qu’il avait pu obtenir un entretien privé avec le premier, avant la réunion, scellant avec une satisfaction cruelle le sort de celui ayant insulté son fils Phosyas, quelques temps auparavant.

Un coup sec dans son dos manqua de lui faire échapper un petit cri. Le signal. Aussitôt, il s’engagea sur le long tapis d’argent, d’émeraude et de grenat menant au pied de l’estrade, effectua une longue série de révérences aussi passionnées et ferventes qu’il le put. Garder les yeux baissés sur le sol (insulter les Pouvoirs dans sa position aurait été catastrophique. De toute manière, l’enseignement prodigué depuis son plus jeune âge ôtait toute velléité de rébellion), et non pas jeter de fréquents coups d’œil à l’immense fresque tapissant le plafond en rotonde fut plus difficile qu’il ne le croyait. Fréquemment débordé par ses émotions, il savait qu’il finirait par éclater en sanglots devant les scènes d’exécution représentées, toutes plus imaginatives les unes que les autres. Aussi s’obstina-t-il à fixer les bords du tapis, brodés selon un schéma reproduisant les symboles des Six à l’infini. De vagues murmures s’élevèrent de l’assemblée tout en armes et tuniques, sans qu’il ne puisse identifier qui ricana et qui soupira.

Enfin, il heurta à la lourde marche de marbre menant aux six sièges, toujours silencieux. Il resta agenouillé, cherchant désespérément sa Mère dans la foule chatoyante, par petits coups d’œil prudents. Oh, qu’elle devait être furieuse contre lui ! Elle le punirait probablement avec force, lui rappellerait toutes ses innombrables consignes destinées à « assurer la pérennité de notre lignée » ! Pourtant il désira, dans ce moment difficile, voir son visage parmi ceux qui le fixaient avec mépris. En dépit de ses remontrances coutumières, elle était toujours intervenue quand la situation menaça de déraper. Après s’être tant élevée dans le Trône, elle n’aurait jamais laissé quoi que ce soit la rejeter en bas de la hiérarchie.

Et puis, c’était son idée après tout ! C’était parce qu’il avait obéi qu’il se trouvait dans cette situation.

Confusément, une vague de colère le frappa de plein fouet, tordit sa bouche en un rictus furieux. À part s’excuser encore et encore, que pouvait-il faire pour qu’on le pardonne, ou lui donne une chance de se racheter ? Il n’avait pas fait exprès de les tuer !

Une brusque bouffée de pouvoir brûla ses mains, les entoura d’un léger halo rougeâtre. Il le sentait remuer en lui, frapper aux coins de son esprit, lui promettant justice et force, tambourinant pour passer la barrière de sa conscience. Outre de n’en avoir guère envie, il ne se sentait pas capable de maîtriser…

S’ajoutant à celle enflammant son être, une seconde brûlure cueillit sa joue, le projeta à terre. Sa tête heurta l’émail, le monde tangua autour de lui. Une plainte résonna dans l’air, avant qu’il ne comprit qu’il s’agissait de sa propre voix. Le désir d’agir, de se défendre, s’évanouit, le laissant épuisé, à peine capable de se relever. Peine inutile en soi, puisqu’un coup de pied dans le ventre le fit retomber au sol.

Je ne t’ai pas dit de te relever, tonna son Père, une rage à peine contenue dans la voix.

Prudemment, il s’agenouilla de nouveau, puis s’immobilisa. Il savait que s’il le laissait entrer dans sa fureur, il n’hésiterait pas à asseoir son autorité en public.

Comment oses-tu seulement invoquer le Pouvoir ? reprit l’homme.

Où est Mère ? demanda l’enfant, sans pouvoir retenir les mots.

Dans ses appartements. Elle déclare n’avoir plus d’enfants. Si Averitia garde un semblant de logique, elle quittera les Hauts Appartements avant la nuit.

Plusieurs éclats de rire passèrent dans les rangs du peuple, réprimés tout aussi vite.

Il voulut parler, poser nombre de questions. Les yeux brûlants de haine… et de quelque chose d’autre qu’il n’identifia pas, de son Père l’en dissuadèrent. Quelque chose avait changé, il le sentit au plus profond de sa chair, pas seulement à cause de ses propres actes. Son sort ne se déciderait pas parmi cette grandiloquente assemblée. Il avait été scellé bien avant.

Une flagellation publique peut-être ? Cela expliquerait le fouet dans la main de l’homme…

Sa bouche s’entrouvrit, alors qu’il regarda furtivement sa demi-sœur, toujours solidement maintenue dans les bras de sa Mère. Elle fut tout aussi stupéfaite que lui, et surtout, elle eut peur. Il reconnut cette façon de carrer les épaules quand elle essayait de se montrer courageuse.

Tu aurais eu tout le temps de te justifier, si tu n’avais tenté de m’attaquer, moi, en personne (sa langue claqua pour lui signifier de se taire ; mais ce fut sa main levée, prête à frapper, qui empêcha l’enfant de répliquer). Tu as préféré l’insolence, et la trahison, sans manifester le moindre repentir. Une bien belle stupidité pour l’enfant d’Averitia ! Tu as bafoué nos règles, nos lois les plus élémentaires. Tu as été incapable de prouver ta valeur, une fois de plus. Tous les enfants méritants s’entraînent sans relâche pour le grand jour où ils pourront solliciter le Don, et le font avec respect. Et toi, tu mets à bas tous leurs efforts ?

Je me suis entraîné tout aussi durement que les autres, et même plus ! cria cette fois l’enfant.

Oui, et nous en avons vu le désastreux résultat, soupira son Père. Les Cinq autres Maîtres et moi avons pris notre décision. Tous tes titres et tes privilèges te sont dès aujourd’hui retirés. Tu n’es plus rien. Par chance, le Maître Arstin a insisté pour que la peine capitale ne sois pas appliquée, eu égard à ton âge. Néanmoins, tu es bien trop dangereux pour que tu sois laissé sans surveillance. Tout comme tu ne dois pas souiller les combattants du Dôme. Tu n’auras pas le droit de revoir Lasne ou sa fille, si jamais idée de vengeance germait dans ton esprit. Tu ne pourras non plus t’approcher des Maîtres du Dôme, ni des autres nobles. Tu obéiras, peu importe ce qui sera exigé. Le Formateur Arwink est déjà au courant de la situation, il attend derrière les portes pour t’apprendre ta nouvelle vie. Et bénis le Dôme de garder la vie sauve !

Le choc fouetta l’enfant plus sûrement que la lanière tenue par le poing de son géniteur. Le Formateur Arwink… Qui ne formait pas qu’au métier de servant, mais aussi à bien d’autres horreurs ! La foule, fut parcourue de murmures, qui emplirent la salle d’un bourdonnement désagréable, insupportable alors que tout lui parvenait à travers un voile ouaté. Il tourna lentement la tête, trop choqué pour réagir. Quelques-uns parmi les nobles exprimaient une indignation profonde. Mais la plupart semblaient soit indifférents, soit éclairés d’une pointe de satisfaction.

Une dernière chose : les vêpres que tu portes ne te siéent guère plus. Retirez-les-lui, Arwink lui fournira le nécessaire pour la fin de son existence

Pitié, souffla l’enfant, sans force.

Le garde escortant l’enfant le fit se lever. Un spasme de dégoût parcourut son corps, alors que ses collègues le maintenait le temps qu’il lui enlève ses vêtements. Son regard se durcit, tant que son Père frémit imperceptiblement quand les prunelles onyx se fixèrent avec haine sur son visage.

Alors seulement une vague de révolte fut assez puissante pour qu’il s’insurge contre le sort qui lui était réservé. Il se souleva,et l’un des gardes faillit le lâcher tant il fut surpris. De toute sa hauteur d’enfant il toisa l’homme qu’il dut appeler « Père » des années durant, sans le penser, juste parce que c’était une convention qu’il devait respecter.

Je vous hais ! Vous n’êtes qu’un vieil homme méchant et idiot ! hurla-t-il de toute la force de ses poumons, se débattant contre les gardes, jusqu’à ce que l’un d’entre eux n’abatte le plat de sa lance sur son crâne.


µµµ


Le souffle court, cœur tambourinant furieusement contre ses côtes comme s’il voulait s’en échapper, Zane mit un long moment avant de se rappeler où il se trouvait. Assis précipitamment sur son lit, les yeux exorbités fouillant le moindre recoin à la recherche d’un monstre brumeux attendant une faiblesse pour dévorer son âme, mais bien à la forteresse. Son domaine, à lui, reconstruit peu à peu à la sueur de son front – et à celle coulant le long de sa colonne vertébrale, se transformant en une fine ligne glacée au contact de l’air ambiant. Déglutissant péniblement, ses poings frottèrent vigoureusement ses paupières, ignorant le son régulier d’un pic-vert cognant contre la vitre.

Retrouvant enfin un rythme cardiaque acceptable, il se laissa retomber sur le drap humide, fixant avec une obstination admirable le plafond encore zébré par endroits de minuscules fissures. Hors de question d’allumer la lumière. Il craignait bien trop ce qu’il pourrait y trouver. Pour une fois qu’il parvenait à s’endormir relativement tôt, il fallait qu’un foutu cauchemar vienne toquer à la porte de ses souvenirs ! Ça, ajouté à l’éprouvante conversation menée avec sa… avec Zair dans la soirée, il ne se sentait plus la force de faire quoi que ce soit.

Il passa une main machinale sur son torse, suivant à travers le T-shirt le contour de sa cicatrice. Cette oh combien handicapante plaie se refermait enfin – un miracle que l’E-Teens n’aurait cru possible, tant le moindre geste lui coûtait au départ –, mais il gardait l’impression tenace d’une chair fendue, prête à s’écarteler de nouveau au moindre geste brusque. Une sensation désagréable, qu’il combattait en s’entraînant plus dur encore.

De nouveau, le pic-vert des glaces frappa à la fenêtre, son ouaté parvenant difficilement à se jouer du voile de la fatigue. Grognant, Zane se retourna avec précaution, collant son oreiller contre son crâne. Bon sang ce qu’il détestait les piafs ! Tout comme il haïssait le monastère, Teos, les relations humaines, Lokar et les souvenirs ! Pourquoi tout le monde semblait se liguer pour l’empêcher d’exécuter ses vengeances, et dominer une bonne fois pour toutes le monde ? Déjà qu’il accepta en son for intérieur de revoir ses objectifs à la baisse, laissant – pour le moment – l’Univers à sa place !

– Ohé ! fit le pic-vert d’une voix étouffée, presque inaudible.

Bah bien sûr, toquer au carreau n’ayant guère donné de résultats, l’impudent volatile allait employer une méthode plus orale, histoire de gâcher le reste de sa nuit !

Une minute… quoi ?!

Chassant d’un geste rageur la couverture laineuse (qui manqua de se transformer en un anaconda géant décidé à l’enserrer au sein de ses innombrables anneaux), il projeta de colère son oreiller à l’autre bout de la pièce. Saisissant sa cape posée sur le dossier de la chaise, il en resserra les pans autour de lui – être victime d’un rhume ne le tentait certes pas –, pestant d’abondance contre le chauffage au kaïru encore balbutiant. Un jour, il trouverait la méthode de Lokar pour se réchauffer les pieds en plein hiver !

Enfin, il se saisit du marteau trônant près de sa tête de lit, le faisant tourner dans sa paume en admirant ses courbes exaltantes. Une précaution ajoutée suite à la tentative d’invasion de la forteresse, quand seul ce merveilleux outil permit de mettre à terre un Tekris possédé.

Prêt à accueillir son visiteur nocturne, dont il ne doutait pas de l’identité (à croire que les emm…ennuis, cela ne s’arrêtait jamais), quelques grandes enjambées l’emmenèrent devant l’ouverture illunée d’une lueur blafarde. Dépité de constater la véracité de ses suppositions, il songea devoir ajouter « mettre des volets à toutes les fenêtres » dans sa liste de choses à faire. Ouvrant d’un coup sec le battant, il leva son arme, réussissant à gronder sans élever la voix.

– Tu as intérêt à avoir une bonne raison de venir me casser les pieds en pleine nuit, ou je te fais voir trente-six chandelles !

– Non mais attention, j’ai faillit tomber ! protesta Ekayon, en équilibre précaire entre le rebord et les pierres disjointes – encore un autre travail : lisser les parois.

Au moins, l’extraterrestre eut le plaisir de constater l’effacement du sourire goguenard du solitaire. Sûrement comprit-il que la menace se trouvait loin d’être lancée en l’air.

– J’y ai pensé, oui, mais baisse d’un ton !

– Pourquoi ça ? Tu as peur que l’un de tes coéquipiers ne nous voit ?

Évidemment, le solitaire ne prit pas même la peine de chuchoter ! Sifflant de rage, Zane l’empoigna par le col, le tirant sans ménagement dans la chambre. Ne prenant garde aux protestations (cette fois contenues, un miracle !) de son vis-à-vis, il ferma hâtivement la fenêtre après à une brève vérification des alentours. Jamais il n’avouerait de vive voix craindre de se faire surprendre avec ce satané monastèrien pendu au chambranle ! Surtout Tekris, dont les hormones qui se réveillaient risquait de mettre à bas sa crédibilité, en se persuadant de voir ses insinuations concrétisées ! Et puis, l’air de la nuit était atrocement froid !

– Ce n’est pas un peu étrange de dormir en pantacourt et T-shirt au milieu de contrées enneigées ? s’interrogea Ekayon, comme en écho à ses propres pensées. En plus, il ne fait pas super chaud à l’intérieur. Par contre tu portes tes gants même pour aller dormir ? Ce sont des fétiches ou quoi ?

– Tu vas me persécuter longtemps ? le coupa Zane, sans lâcher l’outil. Méfie-toi, à ce jeu-là, je peux me montrer particulièrement surprenant !

– Pas du tout! Je venais juste te rendre le vêtement que tu m’as prêté, tu sais, avant de retourner sur l’île de Pâques.

– Sérieusement ? Maintenant ? Je ressemble à un imbécile ?

– Avant, je devais rester au lit, à cause du coup de poignard de Teos. Il m’a fallut attendre que je puisse marcher sans tomber tous les trois pas.

– Oui, et maintenant tu es aussi capable d’escalader. C’est tout ?

Les lèvres s’étirant en un rictus mutin lui assurèrent que non, il y avait bien autre chose derrière. Constatation n’améliorant guère son humeur, déjà plus qu’orageuse. Il en fallait peu pour vouloir l’étriper sur place !

– Je voulais aussi récupérer mon propre sweat. Un cadeau de Maître Atoch, tu comprends…

– Et ? soupira Zane, refusant de croire à un tel prétexte.

– Peut-être ai-je quelques questions à te poser… Mais je peux aussi te donner certaines informations…

– Dehors !

Non mais il le prenait pour qui, le solitaire à la bouche en coeur ?! Malheureusement, la menace ne devait guère être claire, car Ekayon se contenta de poser ses doigts sur ses lèvres, pensif. Puisque cela semblait nécessaire, Zane explicita son état d’esprit en empoignant à deux mains le marteau, levé au-dessus de sa tête. Pour une saisie vraiment efficace, il aurait été mieux de l’envoyer sur le côté, afin de frapper sans se fatiguer, mais un peu de mise en scène ne pouvait que le faire détaler plus vite !

– Paix, paix ! débita – rapidement – le solitaire. D’accord, je n’aurais pas dû venir te trouver en plein dodo – même si tu ne dormais pas. Mais je ne fais pas ça par gaieté de cœur. J’ai bien compris que tu préfères garder tes informations pour alimenter ton jardin secret, mais laisse-moi au moins t’expliquer mon point de vue !

– Fiche le camp ! Ou ton crâne éclate comme une noix de coco !

– C’est hyper violent comme menace, ça. Tu pourrais presque me faire peur. Sauf que je ne suis sûrement pas venu ici pour des prunes ! As-tu seulement idée de ce qu’il faut faire pour échapper à la vigilance de Maître Baoddaï ? Il m’a fallu trois heures pour sortir de l’enceinte du monastère.

– À peine une.

– Pardon ?

L'adolescent renifla dédaigneusement.

– Quand j’étais élève de Baoddaï, j’ai fait le mur en à peine une heure. La première fois. Par la suite, ce n’était rien de plus qu’un jeu d’enfant. J’en aurais presque de la peine pour toi. Non mais tu crois que je vais te plaindre ?! Pourquoi accepterais-je de parler une seconde de plus avec un monastèrien ?

– Parce que tu sais des choses que nous ignorons, et que…

– Effectivement, je connais la recette des Croc-lunaires. Je ne pense guère que cela te soit utile pourtant.

– Arrête de m’interrompre, ou nous n’y arriverons jamais !

– Oh, mais il n’y a pas de nous. Seulement toi, qui va prendre la fenêtre, et moi, qui retourne me coucher !

– Que tu le veuilles ou non, nous sommes embarqués à deux sur cette galère ! J’ai failli y passer tout autant que toi, et ces trois andouilles ne s’arrêteront sûrement pas avant de m’avoir fait la peau !

– Perspective on ne peut plus réjouissante, me permettrai-je d’ajouter.

– Si tu veux. Toujours est-il que je veux des réponses, au moins pour éviter de finir planté sur une lame agressive ! Non, attends, ça va te vexer. J’ai besoin de réponses, oh mon manitou, dans votre grande mansuétude, pour éviter qu’un pauvre hère comme moi ne succombe à ce baiser fatal !

L’intéressé fronça les sourcils, intrigué. S’il décelait la moquerie derrière les paroles de l’homme, ce dernier mettait une puissante conviction à le persuader de sa bonne foi. De ce fait, il hésitait encore si l’impudent souhaitait réellement en savoir plus pour sa propre personne, comme il le prétendait, ou s’il avait été envoyé par le Redakaï pour lui tirer les vers du nez. Probablement un peu des deux. Remarquable que le solitaire ait, cependant, pensé à ne pas évoquer cette dernière raison, qui aurait fermée immédiatement l’adolescent à toute tentative de conciliation. Sa haine des combattants du bien (quelle bonne blague !) restait encore bien trop vivace.

D’ailleurs, si sa répulsion et son agacement envers Ekayon n’étaient si ardentes, il pourrait bien se laisser convaincre par ses flatteries un brin obséquieuses, en dépit de ses flagorneries originelles…

– Très persuasif, mais je n’ai toujours pas envie de t’aider. Et puis, de toute façon, je ne pourrais guère te dire grand-chose, conclut-il en ponctuant son affirmation d’un soupir qu’il voulut dépité. Cela ne fait que quelques mois que cette nouvelle équipe est arrivée, balayant tout sur son passage.

– Pourtant, releva Ekayon, Teos a eu le temps de vouloir ta tête au bout d’une pique.

– Je croyais qu’il désirait se faire un collier de mes entrailles ?

L’autre le fixa avec circonspection, un regard soutenu avec arrogance.

– Comment peux-tu plaisanter d’un truc pareil ?

– Si je m’arrêtais à tous ceux qui veulent me tuer, répondit-il laconiquement.

Zane croisa ses mains devant lui, autant pour les empêcher de se tordre les doigts, que pour se forcer à garder les épaules baissées. Son demi-mensonge parut avoir convaincu Ekayon, puisqu’il ne posa plus de questions directement liée à Teos.

– L’un ou l’autre de ces adolescents ne t’aurait pas dit d’où ils venaient, ou ce qu’ils recherchent ?

– Ah si, je me souviens, une fois, alors que nous faisions un petit pique-nique entre Radikor, ils sont arrivés avec tout un arsenal militaire – je pense que tu comprendras pourquoi. Comme nous étions fatigués, nous leur proposâmes de venir prendre un petit thé, histoire de faire connaissance. Non mais tu me prends pour qui ? Peu m’importe leur but, ou s’ils se sont fait expulser de chez maman ! Si je les revois un jour, ils finiront dans le lac, un poids aux pieds et un foulard sur le nez !

– Je te croyais plus imaginatif. Tu es pourtant réputé pour tes idées sinistres.

– … ? Donc, tu es incroyablement crédule.

– Pas le moins du monde, protesta Ekayon, vexé que l’on puisse croire une telle chose. Je me moquais de ta moquerie destinée à se moquer de moi.

– Tu m’en diras tant. Puisque tu y tiens, j’ignore tout de cette équipe. Ces psychopathes ont débarqué un beau jour et ont tenté de nous éliminer dans la foulée.

– Ils ignoraient à qui ils avaient affaire, sur la falaise, n’est-ce pas ?

– Exactement ! Nous leur avons remis les idées en place !

– Ah, ce ne sont donc pas les Hiverax qui vous ont attaqué ce jour-là.

Une soudaine montée de violence monta en Zane, à son tour vexé. Et pas uniquement parce qu’il ne s’agissait pas de la première fois qu’Ekayon le forçait à révéler des choses à son insu.

Pour la troisième ou quatrième fois, il se promit de faire plus attention à ses paroles. Personne d’autre que lui n’avait l’autorisation de manipuler quiconque, et surtout pas sa propre personne !

Néanmoins, il censura de justesse sa réaction instinctive (prendre ce crétin par le col et le jeter dans la toundra sans parachute. De toute manière il n’y en avait pas dans sa chambre. Pas encore). Malgré son insupportable dialectique, Zane devait avouer qu’il possédait à son tour quelques renseignements pouvant lui être utile. En particulier à propos des Hiverax. Sa confrontation contre l’équipe des triplés ne tarderait pas, il le sentait au plus profond de lui. Connaître un peu mieux ses adversaires, au lieu de se jeter dans la bataille sans préparation, lui permettrait, quitte à se faire battre, d’éviter un laminage humiliant.

– Tu fais bien d’en parler, reprit-il puisque l’autre se taisait, attendant vraisemblablement une réaction. Il me vient une idée, qui pourrait convenir à nos deux partis.

– Je suis tout ouï.

Mais en disant cela, la posture du solitaire se tendit, en proie à la méfiance.

– Cette étrange équipe sans nom t’affole au plus haut point ? Pour ma part, ce sont les Hiverax qui m’intéressent. Je ne les ai pas rencontrés pour l’instant, mais puisqu’ils faut connaître ses ennemis mieux que ses amis… Des triplés, donc ? D’où viennent-ils ? Que veulent-ils ?

Subissant encore un examen visuel, il se demanda quelle forme possédait le bouton qu’Ekayon avait dû repérer sur son nez, pour y accorder une telle importance. Les combattants solitaires se trouvaient donc incapables de prendre une décision sans déshabiller leurs interlocuteurs du regard ?!

– Personne ne sait d’où ils viennent, enfin si, d’une autre planète. Ils ont juste dit être des triplés, refusant de communiquer le nom de leur Maître. Au départ, Ky pensait même que tu les avait envoyés !

– D’où ses ridicules agitations sur la falaise. Histoire de prouver ma bonne volonté, sache qu’il n’y a eu aucune tentative d’embrouille de la part des Radikor. Nous pensions, jusqu’à peu, que nos agresseurs étaient ces Hiverax. J’aurais peut-être préféré. Leurs capacités ? Pourquoi me regardes-tu comme ça ? Oh, je vois, tu en veux un peu plus avant de répondre. Soit : Teos, Adriel et Saïn emploient également des attaques kaïrus, mais l’énergie, entre leurs mains, paraît fondamentalement différente. Par contre, ils ne connaissaient pas l’existence du kaïru obscur.

– J’avais remarqué le côté artificiel de leurs attaques, oui. Et leur façon de se battre, bien plus offensive.

– Parfait, tu en sais autant que moi à présent. Ah, outre les zombis d’Adriel – ceux-là aussi, je les ai découverts en même temps que toi –, Teos a la fâcheuse manie de disparaître d’un seul coup pour réapparaître plus loin. Bon, les Hiverax maintenant !

– Très bien. Leurs X-Drives proviennent tous du kaïru obscur, et sont extrêmement puissants. Ils possèdent également la capacité de disparaître et de réapparaître à l’écart, sur de plus courtes distances que Teos cependant. La télépathie reste leur moyen de communication privilégié, et on dirait parfois qu’ils partagent le même cerveau ! Quand l’un commence une phrase, le second la continue, et le dernier l’achève. C’en est fatiguant à force.

L’adolescent tiqua. Téléportation, plus communication mentale ? Exposé ainsi, cela ressemblait terriblement aux méthodes de Teos. Les coïncidences faisaient décidément bien les choses…

– Mais leur caractéristique la plus incroyable reste à venir. Contrairement aux combattants classiques, qui se transforment individuellement quand le monstre signature est invoqué, ces trois frères fusionnent leurs créatures, pour former un seul corps, avec deux bras et deux pattes, mais trois têtes, l’Hydrax.

– Ce doit être répugnant à voir, commenta Zane. Je n’ai jamais entendu parler d’un truc pareil ! Comme s’ils se partageaient pour de bon, au sens strict du terme.

À l’extérieur, un crissement désagréable troubla le silence installé entre les deux combattants. Cachée par une longue traînée filandreuse, la lune cessa de répandre sa lumière, plongeant la pièce dans une soudaine obscurité. Ekayon demeurait à quelques pas de l’adolescent, à peine deux mètres les séparant. Sa respiration formait comme une faible berceuse, tandis que seuls les contours de sa silhouette restaient distincts. Enfin, ceux à sa droite, le reste de son corps semblant se fondre dans les ombres.

À cet instant précis, Zane saisit le comique de la situation. Lui, nouveau seigneur des E-Teens, traqué par les fantômes de son passé, échangeait ce qui pouvait bien être capital avec l’un de ses pires ennemis. Presque le plus énervant même, bien que Ky garde encore ce titre dans son esprit. Dans sa propre forteresse.

Avait-il perdu l’esprit, ou se trouvait-il à ce point désespéré ?

Aucune réponse ou justification correcte ne lui vint dans l’immédiat. Plus qu’à aucun autre moment, ce tableau irréel, plongé dans le noir, lui rappela douloureusement l’incertitude dans laquelle il surnageait depuis un moment, qui semblait vouloir durer une éternité.

S’ébrouant – la silhouette du solitaire esquissa un mouvement de recul, avant de se reprendre. Craignait-il une attaque en traître ? –, le chef des Radikor se concentra sur le but de cette fichue discussion. Ce n’était guère l’idéal que de se perdre dans un amas insoluble de pensées inutiles. Il fallait reprendre la main, et le plus tôt serait le mieux !

Cependant, la fatigue cumulée de ses fortes dépenses d’énergie, de son cauchemar, et de la tension nerveuse de la soirée se renvoyèrent la balle, au point qu’il peina à formuler une pensée cohérente. À la fois dépité, et outré de sa faiblesse, il passa la main dans ses cheveux épais, toujours à la recherche d’une idée miraculeuse.

En face, immobilité impassible face à son agitation croissante, Ekayon se taisait. Il crut déceler une soudaine hésitation, sans en être tout à fait certain. Son cerveau embrouillé titillait sans nul doute ses nerfs…

– Tu ferais mieux de partir, murmura-t-il, souffle à peine audible. Le jour se lèvera bientôt, et je ne veux pas que quiconque apprenne ta venue ici.

– Comment ? J’avais encore quelques questions plus spécifiques à te poser…

– Et bien pour ma part, j’ai eu tous les renseignements souhaités, répondit-il avec humeur. Et je t’ai renseigné autant que toi tu l’as fait. Tu n’as pas l’exclusivité de mes nuits, et j’ai un programme chargé aujourd’hui.

– Mais… Attends, et si nous arrêtions bien là ce soir, tout en convenant d’un rendez-vous pour terminer notre deal. Comme ça, tu peux continuer à me soutirer des informations et vice-versa, et je ne te surprendrai plus.

Zane soupira bruyamment, désespéré. Quand allait-il enfin partir ?! Pour ne jamais revenir de préférence. Seule la promesse d’informations supplémentaires sauva le solitaire d’une attaque en traître.

– Très bien, mais pas demain. Quand je te le dirais, c’est ma condition.

– Et comment je sais que j’ai l’autorisation de venir ?

– C’est moi qui irai au monastère. Ne t’en fais pas pour Baoddaï et ses compagnons croulants, déjouer leur sécurité ne sera pas compliqué. Ça ou rien, voilà ma condition.

Enfin, l’insidieux nuage s’écarta, permettant aux rayons argentés de traverser à nouveau le verre de la fenêtre. Le visage du solitaire exprimait clairement son déplaisir.

– L’échange me paraît honnête – ce qui est surprenant venant de toi d’ailleurs –, répondit-il néanmoins. Mais si je soupçonne que tu me caches encore quelque chose, je resterais si concis que tu ferais mieux de chercher dans les archives du monastère.

Cette déclaration véhémente surprit Zane, pas par sa conviction, plutôt pour sa teneur. « Concis » ne correspondait guère à son idée des rapports interminables aperçus dans sa jeunesse.

Un fin sourire étira ses lèvres. À moins qu’il ne soit tombé sur la période.

Il se sentait juste assez réveillé pour s’amuser un peu.

– Quelle étrange comparaison, minauda-t-il. J’ai souvenir d’immenses pavés remplis de logorrhées assommantes, agrémentées de quelques arguties ennuyeuses à mourir.

– Tu es donc capable de faire de belles phrases, à ce que je constate.

– Jouer sur les mots reste mon point fort, je ne m’en suis jamais caché, répliqua-t-il, une forte pointe d’autosatisfaction coulant le long de ses déclarations. Enfin, là n’est pas le sujet. J’aurais plutôt dit que les si passionnantes archives ont tendance à exagérer inutilement les moindres détails.

Ekayon capta sans mal le sous-entendu enrobant son ton nonchalant. Pour un peu, Zane en aurait été impressionné : quand il s’engageait sur un jeu de dupe, Zair, pourtant naturellement douée, devait se concentrer pour percevoir ce qui se cachait entre les lignes.

Mais elle, avait l’instinct de ne pas dévoiler ses soupçons dès sa compréhension, contrairement au solitaire. Par les Six, il allait finir par croire que ces informations lui tenaient tant à cœur !

– Pas tant que ça, rétorqua son vis-à-vis, car certains chroniqueurs ont tendance à se montrer distraits.

– Tiens donc ? Quelle étonnante révélation concernant des vieillards séniles.

Si sa réflexion à propos des Maîtres Redakaï choqua Ekayon, le jeune homme n’en montra rien.

– Vraiment ? Je croirais pourtant volontiers qu’une telle particularité (il insista sur ce mot, plongeant son regard dans le sien afin de lui signifier clairement qu’il n’avalerait pas sa soi-disant ignorance, pas après ses dernières réparties. Zane se contenta de s’asseoir sur sa chaise, croisant les jambes avec désinvolture) ne pouvait échapper au plus fouineur des anciens élèves de Baoddaï.

– Enfin, nous parlons de milliers de pages : je ne suis resté au monastère qu’un peu plus d’un an. Je suis curieux de savoir comment est-ce que j’aurais pu trouver le temps de lire tous ces ouvrages poussiéreux.

– La modestie ne te correspond pas le moins du monde.

– Mais je ne mens pas, j’ai à peine lu une cinquantaine d’entre eux.

La stricte vérité. N’étant pas un grand amateur de lectures affreusement didactiques, Zane n’éprouvait aucune envie de perdre son temps à examiner sous toutes leurs formes les choses consultables par tout un chacun. Penser ainsi serait mal le connaître. Pas assez de squelettes dans les placards, ou de détails gênants, pouvant mettre la pression sur ceux qu’il détestait. Par contre, passer nombre de nuits à inspecter les moindres recoins du monastère à la recherche de ce qui n’était pas montré…

– Cependant, les précisions les plus utiles sont bien souvent, comment dire, là où l’on n’a pas le droit… Je veux dire, là où l’on ne s’y attend pas. Pas encore parti ? Il me semblait que nous avions convenu de nous séparer pourtant.

Comme prévu, le cheminement se faisait derrière la moue songeuse d’Ekayon. L’homme sentait qu’il ne lui en dirait pas plus. Mais il ne nia pas non plus ne rien savoir.

Ce genre de petites discussions lui avait manqué, vraiment !

Le voyant s’éloigner, son regard tomba sur son T-shirt, déposé négligemment sur la petite table couverte de feuilles volantes, que Zane aurait mieux fait de ranger, à ce propos. Peut-être, mais il ne prévoyait guère de devoir taper la causette avec l’homme le plus sans gêne au monde !

– Un instant, fit-il.

Disparaissant un instant dans l’obscurité de la salle de bain, il reparut presque immédiatement, sans avoir besoin d’éclairer la pièce. Il savait exactement où se trouvait ce qu’il cherchait.

– Ton vêtement, sourit-il en le lui tendant. Après tout, tu es venu pour ça, non ?


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J’espère que le chapitre vous aura plu ! Pas d’inquiétude, la confrontation entre Zane et Zair ne passera pas à la trappe !


Sur ce, bonne journée ou soirée, et à bientôt !


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