L'Arche du Péché

Chapitre 18 : Sous la surface

11917 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 05/02/2021 12:03

Sous la surface


Quelques heures avant le passage du solitaire


– Nous n’aurions pas dû laisser Tekris seul. Avec Teos rôdant autour de nous plus sûrement qu’un lion du Colisée au régime, qui sait ce qui pourrait bien lui arriver ?

Si Zane devina le sous-entendu à peine voilé concernant la stupidité de s’aventurer à jouer les solitaires, il n’en montra rien, se contentant de pousser le battant de la porte de sa chambre, fixant les incrustations du réseau kaïru, désormais d’un bleu pâle à peine suffisant pour contrer la lueur crépusculaire. L’agacement de ne pas comprendre son fonctionnement exact plissant de contrariété son front, Zair ne le voyait que très rarement tant concentré sur un problème sans finir par le reléguer à ses deux coéquipiers. Excepté quand il s’agissait de manipuler Lokar grâce à force flatteries, ou tendre une embuscade aux Stax au sein d’un terrain découvert. Aussi fou que cela paraissait, il y était d’ailleurs parvenu. Sans préciser sa manière de procéder ; enfin, la jeune fille mettrait sa main à couper qu’il s’agisse d’une de ses illusions.

Mais elle n’arrivait pas à croire qu’il préférait se concentrer sur un vulgaire cristal extraterrestre, au lieu de réagir à une pique si grossière ! Gouverné depuis l’enfance par ses émotions, au point d’agir d’abord, puis réfléchir ensuite aux conséquences inattendues de ses actes, il possédait étrangement également la capacité de se composer un masque reflétant uniquement ce qu’il jugeait plus à même de servie ses intérêts. Quand il le voulait. Dommage qu’il ne le veuille quasiment jamais. Jusqu’à présent, il n’usait de cette capacité, apprise à la force du poignet, qu’en face d’individus plus puissants que lui, ou dont il ne pouvait obtenir ce qu’il désirait par la brutalité. Comme Lokar par exemple, flatté sans vergogne afin de s’assurer la place de préféré des E-Teens. Pas sûr que l’ancien Maître des adolescents aliens soit heureux d’avoir été si vite éclipsé… Mais si elle tendait à l’oublier, le face-à-face entre Adriel et lui, lors de la tentative avortée d’invasion de la forteresse, lui rappela à quel point il se montrait doué, quand il parvenait à réfléchir calmement. Combien de temps avant qu’il ne s’en serve contre ses propres coéquipiers ? Si cela ne fut pas déjà fait, bien entendu.

Comment faire confiance à un manipulateur patenté, n’hésitant guère à se servir de ses propres coéquipiers comme de vulgaires marionnettes ? La prise de conscience de l’adolescente, plongée dans l’obscurité d’une grotte de l’île de Pâques, restait encore douloureuse. Faire le deuil de tant d’illusions, de souvenirs passés, d’un garçon en qui elle aurait confié sa vie même, ne s’achevait pas en trois jours. Durant ces quelques semaines, constamment enfermé ou plongé dans des pensées qu’il refusait obstinément de partager, Zane ne lui donnait guère de raisons d’envisager le contraire. Et ses secrets, dévoilés morceau par morceau quand il n’avait plus la possibilité de s’en sortir grâce à une pirouette ou une phrase mesquine claquant telle un fouet, tendaient plutôt à prouver le contraire.

Dessiller enfin son regard, à cause d’une ennemie cherchant à lui faire du mal, laissait un arrière-goût amer au fond de son palais. Réaliser sans réussir à repousser l’évidence que cette fichue gamine (qu’Adriel soit plus âgée qu'elle ne l’interloqua pas le moins du monde ; de toute manière, ce genre de considération se trouvait totalement hors de propos !) ne faisait qu’énoncer d’un ton professoral des faits fut plus pénibles encore. Seule sa puissante antipathie envers les trois fous tentant de leur faire la peau la poussait à garder un semblant de cohésion avec Zane. Ces derniers temps, durant lesquels elle décida de ne plus se forcer à produire des efforts sans retours positifs, lui permirent d’observer le comportement de son chef d’équipe une fois qu’elle ne se comportait plus comme une domestique, obéissant aux moindres désirs de son supérieur.

Dans un sens, elle regrettait de l’avoir fait. Alors que depuis des années, elle s’efforçait vainement de maintenir ne serait-ce qu’une pâle ombre de ce qui fut leur relation, quitte à ne recevoir aucun encouragement, elle comprit que l’adolescent ne partageait nullement son désir d’être plus qu’une combattante kaïru et son chef d’équipe. Zane voulait être au sommet. Seul. La soif de pouvoir et le désir de vengeance, voilà ce qui avait encore de l’importance à ses yeux, elle le voyait enfin clairement. Le reste ? Seulement des pions sur l’échiquier géant censé le mener à la domination de l’Univers, à tous les coups ! Oh, qu’elle espéra juste une véritable tentative de sa part pour la comprendre, non pas qu’’il devine les raisons de sa brusque opposition à sa dictature, les espoirs de Zair ne s’étendait plus à ce point. Mais juste un signe, un tout petit, lui prouvant même faiblement qu’elle avait un peu plus d’importance qu’une coéquipière en pleine crise d’adolescence…

Le terrible goût de la trahison venant s’ajouter à l’amertume de l’affreuse compréhension, elle en avait intérieurement hurlé de rage. La seule fois, la seule, en quinze ans de vie commune, qu’elle lui demandait silencieusement de lui tendre la main, de faire un pas vers elle, ne serait-ce que lui demander « qu’est-ce que tu as en ce moment ? », Zane ne fit rien. D’accord, il ne vint pas lui frictionner les oreilles, ou l’envoyer réaliser d’ingrates tâches en dépit de son comportement par moment outrancier. Il laissa seulement les choses en l’état, sans vouloir arranger quoi que ce soit.

Elle en aurait hurlé de rage devant un tel manque d’intérêt.

À présent, remplaçant cet amour qu’elle ne cessa de cultiver, y compris dans les pires moments, elle se trouvait corrompue par une colère sourde, empli de ressentiments, de non-dits, d’occasions manquées. Plus elle repensait à leur enfance, difficile, rythmée par des entraînements d’une dureté insensée et des coups de battoir paternels, plus elle voyait là l’expression d’un doux songe lointain et achevé irréversiblement. Et quand le soir, seule dans son lit, elle se remémorait le temps écoulé sur la Terre, les injustices, crises et autres mouvements secs d’humeur de Zane ne lui apparaissait plus comme l’expression juste d’une peine intérieure, ou d’une croisade vengeresse méritée, mais la construction progressive d’un individu uniquement gouverné par ses désirs, obsédé par une seule idée : être le meilleur. Oh, elle se doutait qu’au fond de lui, il souffrait encore. Elle ne niait pas non plus que le caractère du jeune homme fut forgé par ses expériences passées, aussi pénibles soient-elles. Cependant, elle ne serait plus derrière lui, restant fidèlement à ses côtés en dépit de ses réflexions détestables, ou de ses actions dures.

Derrière la colère envahissant son être chaque fois que ses yeux vert pâle se posaient sur l’adolescent drapé dans sa cape, elle éprouvait presque de la peine pour lui. Il s’enfermait si bien dans ses velléités de conquête, qu’il ne se voyait pas tout perdre autour de lui.

Enfermé parmi tous ces sentiments, nouveaux en ce qui concernait Zane, le regret n’avait plus sa place.

– Bah, s’il lui arrive quelque chose, il criera, répondit enfin l’objet de ses pensées, haussant les épaules.

Un tic qui, chez lui, n’avait nullement rapport avec une quelconque nonchalance. Au contraire, plutôt quand il s’agaçait sans vouloir le montrer, ou qu’il ne comprenait pas quelque chose.

Se demandant vaguement laquelle de ces options, normalement en contradiction avec la situation, pouvait correspondre, Zair abandonna rapidement. Encore un de ces mystères dont il ne parlerait pas, de toute façon. Et puis, ce n’était pas mauvais signe qu’il ne parvienne à se montrer entièrement neutre ; cela se révélerait sûrement utile à l’occasion, quand il croira être impénétrable.

– Ce n’est pas parce que quelqu’un se croit invincible, qu’il l’est réellement, rétorqua-t-elle.

Ayant un léger tressautement, comme s’il venait de se piquer soudainement le doigt avec une épine, Zane se retourna, croisant les bras devant sa poitrine. Dans ses prunelles onyx dansait ce qui ressemblait dangereusement à un avertissement. Néanmoins, Zair ne broncha pas, pointant le menton vers l’avant.

– Dois-je comprendre quelque chose ? marmonna-t-il, ôtant sa cape pour la déposer sur l’unique chaise de sa chambre, lui tournant impudemment le dos.

Vexée d’être ainsi ignorée, telle une enfant faisant un caprice, elle lui tira grossièrement la langue tandis qu’il ne la voyait pas… avant de se rendre compte de la puérilité de son geste. Plus agacée encore, elle joua nerveusement avec les mèches rebelles de sa tresse ; sa chevelure refusait toujours de se plier à sa volonté, excepté lorsqu’elle la recouvrait d’une tonne de laque. Mais dans ce cas, le lendemain, ses cheveux devenaient impossibles à coiffer. Et puis, Tekris déclarait bien aimer ses petites mèches folles, rebiquant sans cesse sur le haut de son front. Ça lui rappelait qu’elle devait rajouter un siège dans sa propre chambrée. Quand le colosse venait discuter tardivement avec elle, il s’asseyait sur le sol glacé par la fraîcheur nocturne, sans émettre une seule plainte, même s’il lui arrivait de se frictionner vigoureusement les bras.

L’adolescente secoua lentement la tête de gauche à droite. Là ne se trouvait guère le sujet, et elle allait avoir besoin de toute sa concentration pour rester stoïque face à Zane.

Surprise, elle s’aperçut se comporter comme si elle se rendait à un combat, alors qu’il s’agissait censément d’une simple discussion. Quoique, dans le petit salon, le E-Teens paraissait réellement fâché de l’intervention passionnée de sa coéquipière.

– Imagine ce que tu veux, déclara-t-elle en brassant l’air d’une main. Mais si tu souhaites te répandre en flopée de remontrances, fais-le maintenant, qu’on en finisse au plus vite avec cette corvée.

Son vis-à-vis parut ne pas en croire ses oreilles, si elle se fiait à ses yeux écarquillés. Dans un sens, elle comprenait sa réaction. Sa coéquipière, gentiment obéissante à ses sautes d’humeur, oser lui répondre sur ce ton ? Encore un effort, et il avalerait la barbe qu’il ne possédait pas encore. Remarque, si à seize ans aucun poil disgracieux ne venait envahir son menton, peut-être était-il imberbe ?

Elle se morigéna intérieurement de se perdre en de si futiles considérations.

– Écoute-moi bien, Zair ! Il est hors de question que je tolère plus longtemps…

– Si tu veux éviter de commettre la plus grosse erreur de ta vie, c’est toi qui devrais écouter !

– Pardon ? De quel droit…

– Dès le premier jour, dans les ruines de la forteresse, j’aurais dû prendre les devants, et récupérer le X-Reader de Lokar avant que tu ne le trouves ! Et le confier à n’importe qui, le monastère pourquoi pas, en leur disant de ne jamais le laisser tomber entre tes mains !

– Le confier à qui pour dire quoi ?

Sans grand effort d’imagination, Zair imaginait très bien la fumée sortant des naseaux de son chef d’équipe. Encore un peu, et elle pourrait commander un aller simple pour l’enfer ; ce serait toujours mieux que de supporter la crise mémorable qui suivrait probablement dans quelques minutes.

Morte de peur (vivant avec le vert depuis suffisamment longtemps, elle le vit, une fois, alors qu’un humain deux fois plus grand que lui le traita de nabot, mettre le nez de l’impudent contre le sol en quelques secondes, jusqu’à ce que l’autre finisse par partir en pleurs suite à la description du sort l’attendant s’il ne disparaissait pas de sa vue en moins de deux minutes. Zane approchait seulement les huit ans, et jamais l’humain ne revint se mettre dans leurs pattes), elle décida que la meilleure défense restait bien l’attaque. Il était particulièrement rare qu’elle coupe la parole au garçon, mieux, qu’elle la garde plus de deux phrases de suite, autant en profiter. Il fallait lui ouvrir les paupières sur la stupidité de son plan !

– Crois-tu pour de bon être tout-puissant ? D’accord, tu es considérablement plus fort avec les attaques de Lokar, mais cela ne te rends pas invincible. Teos et son équipe nous l’ont déjà prouvé à maintes reprises, mais tu crois encore qu’ils ont eu de la chance, ou que seule la surprise de leurs offensives leur a donné l’avantage. Pourtant, tu refuses de tirer leçon de ces affrontements ! En tant que chef, tu es censé faire preuve d’un minimum de bon sens. Et il serait temps que tu en aies pour une fois ! (son débit s’accéléra considérablement – juste à temps, Zane ayant été sur le point de la couper) Pour l’instant, tu es fasciné par le trône brillant sur la montagne, sans te rendre compte que ses hautes passes sont abruptes, et qu’une seule chute te sera mortelle ! Hors, c’est exactement ce que tu t’apprêtes à faire avec les Hiverax, qui qu’ils soient!

Soufflé, l’adolescent ne put trouver immédiatement quoi répliquer, la bouche légèrement entrouverte sur une réflexion bien sentie n’arrivant guère. Alors que Zair s’attendait à une explosion de colère, il sembla fournir un violent effort pour, tout d’abord, refermer ses lèvres qui se serrèrent jusqu’à en pâlir. Ramenant son bras gauche, relevé durant la tirade de la jeune femme en un poing vengeur prêt à s’abattre, le long de son corps, il serra les mâchoire, la moitié supérieure de son corps agitée de légers tremblements de colère.

Stupéfaite, elle réalisa qu’il ne savait pas comment réagir. Ils se chamaillaient parfois, quand ils appartenaient encore à l’âge tendre de l’enfance, mais jamais il ne s’était fait tancer tel un imbécile incapable de voir les abeilles autour du pot de miel. Pourvu que ses joues, sans nul doute rouges, ne la trahissent pas trop…

Finalement, il inspira profondément tandis qu’elle reprenait son souffle, ouvrant péniblement les mains.

– J’ai conscience de ne pas être parfait, fit-il (ses pupilles dérivèrent dans le vague, comme s’il ne parlait pas uniquement du sujet de la houleuse conversation). Mais tu n’as pas à te comporter…

– Te rendre, seul, en mission, alors que nous sommes passés plusieurs fois à côté de la catastrophe ensemble, tout ça pour affronter une équipe dont nous avons à peine entendu parler ? Et les pister par-dessus tout ? Voilà une dangereuse folie, Zane, et le meilleur moyen de tomber dans un piège !

– Je t’interdis de critiquer mes choix de la sorte ! Je sais ce que je fais !

– Mais bien sûr, grâce à une « vision » je suppose ? Oublies-tu où cela t’a mené la dernière fois que tu t’es fié à elles ? C’est compréhensible, de vouloir y croire de nouveau. Mais as-tu seulement conscience de t’enfermer dans un rêve ? Tu construis ta propre prison en croyant te libérer.

– Fais bien attention, siffla l’adolescent, menaçant. Il y a des choses que tu ne dois pas évoquer, et ça en fait partie ! Je te rappelle que je nous ai déjà sauvé la vie, et plus d’une fois !

– Pas grâce à elles, rétorqua Zair, échauffée. Que cherches-tu en te mettant ainsi en danger ? D’autant plus, en contredisant une décision édictée de ta propre bouche.

– Laisse-moi…

– Seule la souffrance t’attend au bout de la voie que tu t’apprêtes à emprunter ! Arrête de croire en des chimères, et grandis un peu ! On dirait que tu n’as rien appris depuis tes sept ans !

Évoquer ce souvenir en particulier se révélait cruel ; elle le regretta, à peine les mots eurent-ils franchit la barrière de ses lèvres. Seulement, elle ne savait que faire pour qu’il renonce à son ridicule projet. Ne voyait-il pas quel guet-apens formidable cette occasion représentait pour leurs ennemis ? Et puis, en y réfléchissant, le projet de l’adolescent ne se révélait pas tellement irréalisable ; simplement, il serait bien plus prudent d’emmener avec lui ses coéquipiers au lieu de jouer les cavaliers seuls (à moins de s’appeler Ekayon, une option inenvisageable pour n’importe quel combattant). Puisque acculer Zane à la défensive semblait être la bonne méthode pour lui exposer ses arguments, bien qu’elle déteste crier en temps normal, peut-être parviendrait-elle à lui faire entendre raison ? Et de là, accepterait-il de ne plus partir seul.

– Laisse-moi parler ! cria le chef des Radikors, à bout de nerfs, comme en témoigna son geste rageur de balayer d’un revers bouillant de fureur difficilement contenue les objets recouvrant la petite table aux coins écornés.

– Hors de question, tant que tu ne réaliseras pas que tu danses sur un fil tendu au-dessus du vide, avec pour seule porte de sortie un stupide X-Reader hérité d’un Maître se servant de toi pour atteindre ses objectifs !

– C’est faux ! Je ne suis pas la marionnette de Lokar, c’est moi qui le manipulait !

– Peut-être est-ce en partie vrai, admit-elle. Sauf que Lokar n’aurait jamais accepté de ne pas être seul au sommet. Tout comme toi ; tu agis de la même manière que lui !

– Mais tu vas te taire, oui ! cria Zane.

D’un geste, saccadé, presque inconscient, son poing se leva dangereusement, menaçant, brandit devant lui comme un sceptre serait brandit pour asseoir son autorité.

– Je t’interdis de me frapper ! déclara à son tour Zair, hurlant au moins aussi fort que l’adolescent.

Comme si quelqu’un venait de mettre en pause l’intégralité de son corps, le vert se figea, papillonnant des paupières, revenant à une réalité qu’il semblait avoir occultée quelques secondes auparavant. Son visage passa par plusieurs stades émotionnels ; l’incompréhension, observant sa main fermée qu’il baissa lentement, la colère refusant de le quitter tout à fait, son souffle rapide sans qu’il soit possible de savoir si la fureur ou autre chose d’indéchiffrable prenait le dessus.

– Non… tenta-t-il vaguement de protester, vacillant.

Elle faillit s’arrêter, afin de lui demander ce qui lui prenait. La peur de se voir maltraitée pulsait faiblement en elle, néanmoins une détermination puissante, qu’elle ne connaissait guère jusque-là, l’habitait, contrebalançant l’éventuelle défausse de son esprit inquiet. La rage habitant le chef des Radikors deux minutes auparavant paraissait le déserter rapidement. La seule chance qu’il y aurait avant longtemps, d’asséner le coup final, et d’obtenir ce qu’elle souhaitait. Chose ne lui étant pas arrivée depuis des années.

– Bien sûr que si ! Et encore, heureusement, tu t’es légèrement calmé quand cet éclair t’as foudroyé sur place, car tu devenais pire encore. Impatient, à construire des châteaux en Espagne, sans écouter qui que ce soit. Peux-tu me dire comment tu te serais comporté, si cela n’était pas arrivé ? Tu n’aurais été rien d’autre qu’un énième dictateur.

– Tu te trompes, je marquerai l’histoire de ma marque ! On ne se souviendra pas de moi comme une copie de Lokar – de qui que ce soit ! – mais comme son digne successeur !

– Plutôt un égoïste qui s’est brûlé les ailes à vouloir n’en faire qu’à sa tête, rétorqua-t-elle, se détournant de lui.

– Mais tais-toi ! craqua Zane.

Sûrement voulut-il crier. Cependant, son ton ressemblait plus à une supplique. Une mauvaise interprétation de la part de Zair, sans hésitation ; l’adolescent n’avait jamais imploré de sa vie, même quand la sienne se trouvait menacé. Ça, ainsi que le lourd silence qui suivit, l’incita à faire de nouveau face à l’adolescent ; s’opposer à Zane ne lui était pas exactement étranger, à dire vrai, néanmoins raviver des souvenirs douloureux, enfouis profondément en chacun d’eux, pesait affreusement sur sa combativité, mobilisée toute entière pour résister à l’envie de tourner les talons.

Elle crut rêver, tant la scène lui parut irréel.

Alors qu’elle posait son regard sur l’adolescent, ce dernier laissa échapper un étrange son de ses lèvres désormais tremblantes. Fermant obstinément ses paupières, Zane se détourna à son tour, comme s’il n’avait plus la force de laisser éclater sa fureur. Alors que ses épaules tremblaient convulsivement, il porta ses mains gantées à son visage pour le recouvrir, dissimulant ses traits à l’adolescente incrédule.

Que venait-il donc de se passer ? Pourquoi son cerveau peinait-il tant à comprendre ce qui se déroulait devant ses yeux ?

La réalité vint la frapper de plein fouet. Un long moment, rien ne bougea, comme si le moindre geste casserait quelque chose, Zane ne pouvant que trembler en tentant vainement de se contrôler, sans esquisser le moindre geste pour lui faire face. Le temps n’avait plus son emprise sur la forteresse, et Zair ne souhaita qu’une seule chose : ne plus entendre ces plaintes douloureuses, revenir en arrière effacer de la mémoire du garçon les phrases lancées avec une désinvolture affolante. Jamais elle n’avait voulu en arriver là ! Elle désirait juste le secouer, lui montrer qu’elle n’était pas un bête larbin que l’on peut traîner en laisse d’un bout à l’autre de la planète, pour la laisser dans le premier coin venu quand il décidait être assez fort pour défier les Six en personne. Certainement le blesser aussi fort, comme ça !

Jamais elle n’aurait cru qu’il lui restait suffisamment de sentiments pour éprouver de la peine, lui qui ne montrait que colère, désir de vengeance et mégalomanie au quotidien.

Et elle qui se targuait de bien le connaître…

La honte drapa le corps frêle de la jeune femme, chauffant ses joues au fer blanc, sa poitrine se serrant douloureusement. Comme si respirer devenait trop difficile, l’air quitta ses poumons, alors qu’elle ne parvenait à détacher son regard de la forme de son frère incapable de s’arrêter. Car nul doute que s’il avait ne serait-ce qu’une minuscule option de ne pas « se ridiculiser », d’après ses propres dires, il sauterait sur l’occasion. À quel point était-elle allé trop loin ?

Lentement, usant de mille précaution, elle osa finalement en premier pas en sa direction, plus perdue qu’elle ne le fut jamais dans sa vie. Quand les choses avaient-elles dérapé si profondément ? Sa propre rage s’envola, ignorant le sentiment d’injustice, pourtant si présent à son entrée dans la chambre, dans l’ensemble de son être.

Uniquement la culpabilité, mordante, s’accrochant à son âme telle une plaie sanglante.

Prête à encaisser un rejet mérité, elle se rapprocha encore, sans un bruit. Elle ne chercha pas à dégager la tête de l’adolescent, ni à le forcer à la regarder de face. Elle se contenta de passer ses bras autour de ses flancs, d’abord très légèrement. Zane sursauta ; peut-être la croyait-il repartie sans un mot. Elle sentit la tension contractant en une fraction de seconde l’entièreté de son corps, avant qu’il ne se relâche tout aussi rapidement, comme si cela devenait trop dur à maintenir. Il ne résista pas quand elle accentua sa prise, posant précautionneusement sa joue contre l’omoplate de son frère, trop petite pour atteindre son épaule. Tremblant encore de tous ses membres, Zane posa instinctivement une main humide à l’endroit où les poignets de la jeune femme se rejoignaient. Il n’esquissa pas d’autre geste pour se rapprocher.

Ce fut elle qui s’accrocha de toutes ses forces à lui, n’osant pas employer leur canal mental. Dans l’état de confusion de Zane, cela ne pourrait que leur faire du mal.

– Je suis désolée, murmura-t-elle enfin, la voix nouée par l’émotion, s’efforçant de ne pas se laisser aller à sont tour. Je ne voulais pas… C’était une erreur…

Le son de sa voix fit revenir l’adolescent à lui. Secouant rageusement la tête de droite à gauche, refusant d’essuyer les larmes maculant sa peau, il glissa ses mains sur les bras de l’adolescente, s’en servant pour se dégager sans douceur, la toisant enfin. Sans réelle force non plus.

– Va-t-en ! cria-t-il, la voix éraillée.

Le mélange de douleur et de fureur déformait horriblement ses traits, songea Zair, massant son poignet. Cela ne le rendait pas laid, ni détestable ; au contraire, la jeunesse de son âge véritable transparaissait, tel qu’il était sous les couches artificielles portées en permanence. Incapable de paraître, il dévoilait une nature toute autre que celle à quoi Zair s’attendait. Un enfant blessé grandit trop vite, se croyant adulte selon une définition crée de toute pièces erronée.

– Pas tant que tu es dans cet état, répondit-elle, la voix à peine plus assurée.

– Tu te fous de moi ? C’est de ta faute si je… si ça s’est passé comme ça !

– Je sais, gémit-elle en se redressant. J’en suis désolée, mais…

– « Désolée » ? répéta Zane, ahuri. Après m’avoir humilié ?

– Ce n’était pas mon but, mais tu refuses d’apprendre autrement que par la brutalité.

– Qu’est-ce que tu espérais, sérieusement ?! Que je t’applaudisse ?

– Que tu écoutes, pour une fois ! (elle prit une petite seconde, le temps de ravaler le sanglot obstruant sa gorge). J’ai eu tort, mais que pouvais-je faire pour te convaincre de cesser cette folie ?

– Va-t-en !

– Je ne peux pas… Par les Six, j’ai voulu m’en aller tant de fois, mais sans y arriver ! Même quand tu te comportais pire que la plus ignoble des petites frappes, je n’ai pu te quitter !

– Quoi ? souffla Zane, sa voix à peine audible.

Zair se mordit la lèvre, jusqu’au sang. L’aveu sortit sans qu’elle ne puisse y réfléchir.

– Bien sûr, reprit-elle néanmoins. Ce que j’ai supporté venant de toi, pour aucun autre je ne l’aurais fait.

– Ce que tu as… J’ai tout fait pour toi… Tout ! (après la stupeur, la colère, de nouveau, revenait en force) Combien de fois ai-je transgressé les règles pour venir te voir en cachette ? Jamais je n’ai manqué un seul de tes anniversaires, ni ne me suis dérobé quand tu tombais malade tout le temps, les trois premières années de ta vie. Je ne t’ai pas rejeté quand notre… géniteur (le mot fut craché avec mépris) ne cessait de me comparer à toi, ou quand il nous opposait dans des compétitions de plus en en plus acharnées !

Rageur, il frappa violemment le mur le plus proche, le son du coup résonnant étrangement, alors qu’il marmonnait, davantage pour lui-même.

– Je ne suis pas un faible ! Je suis juste… différent ! (de nouveau, il s’adressa à elle.) Et quand il s’énervait, levait la main sur toi ? Combien de fois me suis-je interposé, même quand les quartiers d’honneurs me furent interdits ?

S’appuyant sur ses genoux, il se releva, chassant à une incroyable vitesse les traces de tristesse et de culpabilité prenant possession de lui un instant auparavant. Jambes plantées dans le sol, mains agrippant avec force ses hanches, il ignorait avec une superbe admirable les sillons luisants encore présents sur ses joues. Une pointe d’indignation prenait également place, alors qu’il luttait visiblement pour reprendre contenance. Tout son corps, tendu, légèrement penché en avant, évoquait celui d’un homme prêt à livrer bataille.

Grimaçant de dépit, Zair se releva à son tour, prenant garde à ne pas répandre au sol les feuillets volants disposés avec une régularité méticuleuse voletant un peu partout.

– Mais je sais tout ça, lui assura-t-elle en tentant de croiser son regard (une tentative infructueuse, Zane observant le mur au-dessus de son crâne comme s’il détenait le secret universel). Et c’est pour toutes ces raisons que je t’ai supporté sans me plaindre par la suite !

– Il a bien fallu que je prenne les choses en main quand tout a dérapé pour nous ! Nous ne pouvions plus vivre ainsi que nous le faisions. Nous savions que l’utilisation de nos capacités serait un indicateur des plus fiable pour nos ennemis ; j’ai dû prendre les mesures s’imposant pour nous protéger. Et cela passait par une restriction de nos habitudes, je t’en ai informé, tu as accepté, et tu viens te plaindre ?

– J’ignorais que cela m’amènerais à occuper le simple rang de larbin !

– C’est absolument faux !

Bouche bée, Zair en resta comme deux ronds de flanc. Tant et si bien qu’elle crut tout d’abord avoir mal entendu. La mauvaise foi atteignait des sommets !

Le plus ébahissant étant probablement que Zane paraissait croire à ce qu’il venait d’assurer.

Son indignation se lut probablement sur son visage, car Zane reprit, plus bas :

– Peut-être que je me suis montré autoritaire, mais c’était uniquement dans notre intérêt.

– Au début, je n’en doute pas, mais tu nies l’évidence : quand tu as été renvoyé du monastère, tu as changé du tout au tout, te laissant guider par une soif de vengeance insensée. Pour quel résultat ? Tu ne rêve plus que de sommet, seul, en laissant ceux qui pourrait t’aider derrière. Nous ne sommes plus « ensemble », déclara-t-elle tristement, et toi-même tu ne sais plus où tu veux en venir.

– Je ne comprends rien à ton charabia ! Que voulais-tu donc de plus ?!

– Je voulais mon frère ! Un chef d’équipe, d’accord, une autorité, pourquoi pas, je sais que je préfère être bras droit de l’ombre que sur le devant la scène. Mais l’un n’est pas incompatible avec l’autre ! Peux-tu me rappeler la dernière fois que nous avons eu un véritable geste fraternel entre nous ? Ou, mieux, la dernière fois que tu nous as traités, Tekris ou moi, d’égal à égal ?

Et voilà, elle se promettait inlassablement de ne plus faire le premier pas, à force d’échecs successifs, pourtant elle lui dévoilait impulsivement l’un de ses désirs les plus profond !

Le son de sa propre voix parvint enfin à ses oreilles. Guidée par les sentiments tournoyant au fond de son être, elle ne s’aperçut avant d’avoir achevé sa phrase qu’elle criait presque.

De nouveau, Zane lorgna le mur derrière elle, avec une attention redoublée. Ne comprenant guère pourquoi, alors qu’en temps normal il n’aurait hésité à surenchérir devant ses nombreuses pauses. Surtout, réalisa-t-elle, il reprenait désormais le contrôle de leur espèce de règlement de compte ; pourtant, il ne poussait pas son avantage. L’adolescente ne se laissait presque jamais déborder par ses propres émotions (bon, admit-elle, sauf quand elle se trouvait face à un individu tentant de la plier à sa volonté ; il suffisait qu’elle en éprouve seulement l’impression pour chercher irrésistiblement à agacer son adversaire du moment. Un défaut quelle n’admettrait pour rien au monde). Préférant les enfermer profondément en soi-même quand cela devenait trop difficile. Aussi ne savait-elle gérer toute cette déferlante pénible la submergeant, sans lui laisser aucune chance de reprendre pied. Elle aurait presque souhaité entendre son frère hurler après elle, casser quelque chose peut-être aussi, une réaction qu’elle pouvait appréhender !

Le conflit intérieur livrant bataille en elle était le reflet exact de celui s’affichant en Zane, immobiles dans cette chambre glacée, sans vouloir, pouvoir oser ? Faire un pas l’un vers l’autre. Ayant terriblement conscience de devoir effectuer un mouvement, un geste, au risque de laisser le conflit définitivement larvé entre eux. Mais comment deux adolescents sans guide pouvaient-ils savoir quelle réaction adopter, de quelle façon désamorcer une confrontation entamée insidieusement des années plus tôt ? déplora-t-elle intérieurement.

Avant, peut-être Zair aurait-elle su dans quel sens aborder le jeune homme, quand elle croyait encore le connaître suffisamment. Maintenant, son regard cheminant sur la silhouette crispée inerte en face d’elle, elle oscillait entre partir immédiatement avant de perdre toute crédibilité, saisir sa main et la presser jusqu’à ce que s’efface toute trace de peine, ou enfoncer le clou afin de bien lui rentrer dans le crâne qu’elle ne supporterait plus cet état indéfini, qu’elle ne supportait plus que difficilement.

– Alors quoi ? fit enfin Zane, le ton cassant. C’est une manière de te venger ? Me montrer à quel point cela peut faire mal ? Tu veux me décourager d’asservir ce qui me revient de droit ?

Il eut un rire, glaçant, douloureux. Pour rien au monde, Zair n’aurait voulu l’entendre.

– Oh, reprit-il, essuyant d’un doigt recourbé le coin de ses yeux. Oui, ça fait mal, bien plus que je ne le pensais. Mais je dois te remercier ; cela m’a permit de réaliser qu’il s’agit de cette souffrance que je veux apporter au Redakaï, à Baoddaï, et en particulier à Ky.

Le calme olympien de l’adolescent l’inquiéta plus encore que ses paroles teintées de quelque chose échappant à sa compréhension, mais confusément deviné comme néfaste.

Zane en paraissait même tout étonné. Une ombre passa sur son visage, sans que Zair ne soit en mesure d’identifier s’il s’agissait de profonde résignation, ou, plus inquiétant, d’une autre forme de déception. Se désintéressant, il se tut, s’absorbant dans des réflexions hors de la portée de la jeune femme. Il ne se serait comporté autrement s’il avait été seul dans la pièce. Une manière de lutter contre l’humiliation d’avoir laissé éclater sa peine, évidemment. En tous les cas, ses réflexions ne devaient pas être très agréables, puisque ses doigts gantés se trituraient mutuellement, incapables de tenir en place. Un tic dont il n’avait guère conscience, sinon il s’empresserait de les croiser afin de les empêcher de livrer bataille.

Petite fille, l’idée de décevoir son aîné l’aurait tétanisée. Enfin, probablement n’avait-elle plus besoin de s’en faire, au fond, l’adolescente remplaçant à présent l’enfant naïve ne se montrait, en réalité, guère plus douée que le vert pour garder à l’écart toute forme d’emportement.

Si seulement ses muscles acceptaient de lui obéir, au lieu de rester planté au milieu de la pièce ! Le jeu d’une autruche ne se révélait que si elle a l’idiotie de se trouver en terrain découvert, clamait un vieux dicton de sa mère. Hélas, ses membres se trouvaient irrésistiblement attirés par l’attraction terrestre, refusant avec une obstination confinant à l’obsession de bouger seulement l’orteil.

Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pensé à sa mère, songea-t-elle. Vivait-elle encore, quelque part dans l’immensité de l’espace ? Femme des plus débrouillarde, et n’ayant jamais admis risquer un jour de périr avant ses soixante-huit ans et huit petits-enfants, Lasne se débrouillerait vraisemblablement pour tirer son épingle de tous les jeux. Sans que Zair ne sache si elle s’en trouvait soulagée, ou inquiète. Au fond, songea-t-elle tristement, son sort ne laissait guère tant de doutes.

– Tu es bien pensive, murmura Zane.

Relevant brusquement le nez – elle n’eut guère conscience d’avoir inclinée la tête sur le côté –, elle ne put censurer un mouvement de recul quand elle s’aperçut de la soudaine proximité de son vis-à-vis (sans doute profita-t-il de ses légères « dérives intérieures » pour se rapprocher, supposa-t-elle). Ou plutôt, la main qu’il leva vers son visage raviva en son être confus le souvenir de jours sombres, pas si lointains pour certains.

Mal à l’aise, Zane la laissa retomber le long de son flanc. Voyant la menace inconsciente s’éloigner, Zair réfléchit aussi calmement que possible à la signification de ce geste impromptu. L’extrémité de chair se dirigeait vers sa joue, mais par le bas, aussi une gifle était à exclure, sauf si le chef des Radikors tentait de distribuer un uppercut d’un nouveau genre. Alors que voulait-il donc en…

Comprenant enfin, elle fut dépitée de ses propres réflexes, serrant les lèvres dans l’espoir de contenir un lourd soupir. Finalement, une bonne claque pour lui remettre les idées en place n’aurait pas été de trop !

– Je ne vais pas te frapper, murmura l’autre, reculant d’un pas.

Sa main, ne restant à sa place plus d’une dizaine de secondes, effleura distraitement sa poitrine, là où sa cicatrice achevait de se refermer, tandis qu’il jeta un regard à la dérobée au X-Reader de Lokar. Sans doute, ce geste parasite signifiait-il quelque chose de précis pour l’adolescent ; cependant, elle ne comprit pas quoi.

– Oui, je devrais me haïr (il sembla se rappeler d’une autre présence que lui, accessoirement juste devant son nez). Mais comment je ferais pour observer les Stax disparaître sous une tonne de pierre à cause de leur propre attaque, si je me laisser aller ?

Un faible sourire effleura les lèvres de Zane, disparaissant promptement. Bien plus à l’aise maintenant que l’atmosphère devenait moins étouffante, sa coéquipière s’autorisa à le lui rendre, tout aussi brièvement. Voilà un bon pas de fait, je suppose, se dit-elle, commençant à passer son poids de corps sur une jambe, puis sur l’autre, nerveuse.

S’il reprenait ses esprits – et sa superbe en même temps –, est-ce que le vert allait sévir de nouveau parce qu’elle osa lui faire perdre ses moyens ?

Plus elle se posait des questions, moins elle parvenait à y répondre, soupira-t-elle en son for intérieur.

– Zane, je promets, mon intention n’était pas de me venger, ou de te faire réellement du mal, expliqua la jeune femme, désireuse de ne pas laisser planer de doutes nocifs. J’ignorais totalement que tu pouvais réagir autrement qu’en répliquant tout aussi ardemment…

– Alors quoi, tu souhaitais que je te démonte le portrait, pourvu que je t’écoute trente secondes ? rit-il nerveusement, gêné. Et c’est moi le kamikaze ? Nos définitions diffèrent terriblement. Le pire, c’est que dans ce cas, tu aurais pu réussir, j’étais à deux doigts de… (redevenu soudainement mortellement sérieux, sa mine s’assombrit, alors qu’il évitait une nouvelle fois de regarder Zair en face.) Bref, peu importe. Il s’agissait d’un important étalage de sentiments, si ton but était de m’empêcher de partir seul à la poursuite des Hiverax.

Même sans sous-entendus, l’adolescente devina sans peine le scepticisme du jeune homme à cette évocation. D’un autre côté, elle avait rapidement oublié la fameuse équipe inconnue, pourtant déclencheur de la dispute sans en être le noyau ; et elle aurait préféré continuer à ne plus évoquer le sujet.

– Disons qu’ils sont une partie du problème, répondit-elle, se grattant l’arrière du crâne.

– Il faudrait que j’obtienne des informations supplémentaires sur cette équipe. Histoire de ne pas perdre trop la face. Ce n’est pas parce que j’ai décidé de perdre, qu’il faut se retrouver les quatre fers en l’air dans la rizière ! L’ennui, c’est que je ne sais pas où trouver quelconque renseignements. Lokar n’a jamais évoqué, du moins dans mon souvenir, l’existence d’une équipe secrète.

– Dans ce cas, il n’en est peut-être pas l’instigateur, proposa Zair. Mais si l’on réfléchit un peu, nous ne savions pas non plus pour ses manipulations menant à la création du kaïru obscur. Combien d’autres machinations garde-t-il encore dans son chapeau ?

Résignée, elle réalisa parler de leur ancien Maître en tant que personne vivante. Autant ne plus se bercer d’illusions, si le chef des Radikors était si persuadé de sa survie. Il lui arrivait de se tromper, bien sûr (plus souvent qu’il ne voulait l’admettre d’ailleurs), mais énoncer devant l’entièreté de son équipe un fait lui nuisant directement ? Il ne pouvait qu’être profondément convaincu.

– Une des raisons pour lesquelles je reste convaincue que ton plan est complètement fou. Et ne vas pas t’imaginer que j’ai manipulé notre entrevue d’un bout à l’autre, uniquement pour en venir à ce point !

Avant de pouvoir développer sa pensée, Zane reprit, plus vite, comme s’il ne voulait pas réellement savoir le fin mot de l’histoire (et l’adolescente, au fond, pensait qu’il en était ainsi).

– On se fiche du pourquoi du comment. Non, je veux dire… Je ne sais pas quoi en penser, et je n’ai pas envie d’y réfléchir. Pas maintenant. C’est trop récent. Une part de moi a encore envie de te couper la langue, tu sais (en toute honnêteté, Zair aurait souhaité voir cette information rester secrète) ? Plus tard, peut-être… J’en sais rien non plus ! J’ai l’impression que tout change, trop rapidement pour que je puisse m’adapter ! Toi, la quête du kaïru, mes… Bon, il va bien falloir que je le dise un jour !

Il inspira profondément, une manière de se donner du courage, fermant une fraction de seconde de plus que nécessaire

– Mes visions soudainement devenues exactes.

Zair retint un petit cri, serrant ses lèvres à les faire blanchir. Alors, elle ne se faisait pas d’illusions, une apparition se trouvait réellement à l’origine des prises de décisions, impensables auparavant, récentes de son frère ! Une constatation n’arrangeant en rien l’inquiétude titillant ses entrailles.

– Je sais ce que tu vas me dire, soupira Zane, accablé. C’est une mauvaise idée, c’est impensable, et compagnie. Pourtant, c’est la vérité. Et tu dois me croire, au moins toi ! Après m’avoir fait tomber plus bas que terre, mes visions m’amèneront peut-être au sommet ! Seulement, ne me demande pas pourquoi au lieu de nous mener à la catastrophe, ces saloperies (le nez de Zair se plissa de désapprobation devant l’injure, mais elle n’ajouta rien. Interrompre le vert maintenant serait l’une des pires bêtises de sa vie) nous sauvent la mise ! Une question à laquelle je n’ai pas de solutions. Pour le moment.

Retenant une grimace, Zair examina dans les moindres détails les figures géométriques s’étalant le long des parois métalliques de la chambre. Définitivement, l’électricité kaïru ne fonctionnait plus, s’éteignant sans que cela ne soit formellement remarqué, plongeant les lieux dans une lueur sépulcrale. Les contours s’effaçaient lentement, redevenant silhouettes uniquement identifiables par la forme. Afin de se donner une contenance, l’adolescente s’avança au niveau de l’interrupteur, lâchant un petit « attention les yeux » avant d’allumer l’éclairage électrique. Le contraste soudain leur fit papillonner les paupières, le temps de s’y accommoder. Ajouté à cela que Zair lui tournait le dos pour presser le bouton, elle retrouva un visage d’une parfaite neutralité quand elle revint devant Zane.

Un instant, elle craignit que le changement soudain d’expression n’éveille ses soupçons. Cependant, il resta pensif, ne prêtant aucune attention à l’environnement l’enveloppant. Jusqu’à ce qu’il parvienne, hésitant, à avouer le fond de son idée restée en suspens.

– Par moment, je ne me reconnais guère. Qui je suis ? Voilà une bonne question, avoua-t-il d’une traite, évitant soigneusement son regard.

Elle eut l’impression que la dernière phrase était adressée à quelqu’un d’autre. Ou peut-être se parlait-il à lui-même, cela paraissait plus plausible. Elle se trouva stupéfié, tout d’abord, que Zane se soit remis en question à un moment ou un autre (sinon, comment aurait-il pu parvenir à ce constat ?). Ensuite, qu’il partage son doute avec elle, au lieu de l’étouffer en son for intérieur comme à son habitude.

Saleté de Zane… Au moment où elle réussissait enfin à se défaire de l’influence dictatoriale exercée sur elle depuis des années, il parvenait à la lier plus solidement encore à sa personne… Inconsciemment en plus !

– Personne ne peux répondre à cette question, en particulier à nos âges. Et certains n’y arriveront même jamais. Sûrement faut-il se demander qui nous voulons devenir.

Gorge plus sèche que du vieux parchemin, elle espéra avoir répondu suffisamment correctement pour amorcer un véritable retour au calme.

Ma vieille, tu mérites la palme de l’idiote de service ! Et ta conviction de ne plus être un simple larbin, où est-elle passée ? Tu veux tellement revenir à la même situation qu’avant Teos ?

Pas forcément. Il lui suffisait de mettre le holà quand Zane repartirait dans ses délires après tout… Restait à savoir si elle s’en trouverait capable. Au pire, Tekris l’aiderait à prendre du recul.

Sérieusement ? Elle pensait à son coéquipier au moment où, au contraire, elle devrait plutôt prendre ses propres décisions ? A croire qu’elle finissait par perdre tout son bon sens.

– Donc, tu voulais me parler en privé ? fit-elle, adoptant un ton calme à défaut de doux.

Le ressentiment, repoussé dans les limbes de sa psyché par la force des choses, reviendrait, elle n’en doutait pas un instant. Aussi resta-elle prudente, encore empêtrée dans de nébuleux ressentis, repoussés car hors de propos. Pas sûr qu’elle s’endorme de bonne heure ce soir, songea-t-elle ironiquement.

Pour sa part, Zane parut soulagé de ne plus avoir à s’expliquer, ni à continuer dans une voie ardue et hérissée de pointes acérées, prêtes à le transpercer s’il s’écartait de la sente tendue entre départ et arrivée. Se retrouver acculé à la défensive suite à un bras de fer mental lui fit prendre conscience que la colère ne menait pas toujours à la victoire, hors, cela faisait partie des préceptes auxquels il ne céderait pas de sitôt.

– Exact (au ton, un observateur extérieur à la scène croirait sans hésiter que ce fut lui qui amena le sujet). Je n’ai pas tout révélé du contenu du coffret, en réalité. D’autres notes s’y trouvaient, que je n’ai pu déchiffrer.

Allant jusqu’à la commode, juste à côté de la jeune femme, il promena brièvement son doigt sur les petites piles de feuilles soigneusement agencées. Lâchant un soupir irrité en constatant qu’elles ne se trouvaient pas exactement telles qu’il les disposa, il prit le temps de tapoter les bords de chacune afin de le ramener à leur disposition d’origine. Et après, il poussait de hauts cris si Zair ou Tekris émettait la plus petite réflexion sur son tempérament maniaque !

Le Saint Graal trouvé (et ses congénères de papier bien en ordre), il sélectionna quels feuillets confier, avant de les tendre à l’intéressée. Zair retint à grand peine un léger sourire. Tel que l’énonça Zane, elle pensait que le jeune homme n’eut le temps de les lire. En réalité, il nécessitait une traduction, détail qu’il se garda bien de dévoiler sur le moment.

– Je les veux entièrement d’ici trois jours, déclara le chef des Radikors autoritairement.

La jeune femme roula des yeux, arborant une moue pincée. Aucun doute, il reprenait son rôle de dirigeant avec le plus grand des sérieux. Et en omettant toute amabilité.

Zane glapit peu glorieusement quand il reçut la pichenette mentale de sa coéquipière, celle-ci dissimulant son rictus sous sa main, placée d’une manière analogue à celle employée quand elle se concentrait.

Presque immédiatement, un solide bâton immatériel s’abattit en travers de ses omoplates, lui faisant pousser un cri ressemblant un peu trop à celui du vert précédemment. Rien de douloureux, certes, mais suffisamment surprenant pour laisser courir la chair de poule le long de ses bras.

Bien sûr que non, il s’agissait seulement d’un effet de la fraîcheur nocturne, se persuada-t-elle.

Vexée dans son amour-propre, elle foudroya du regard son vis-à-vis, celui-ci ne daignant pas même dissimuler le ricanement qui franchit la barrière de ses lèvres, satisfait de sa réaction.

Tu n’es qu’une brute ! pesta Zair.

Non, ce n’était en rien des rodomontades de gamine prépubère !

Parce que toi, non? demanda ironiquement l’autre, croisant fièrement les bras sur la poitrine.

Par moments, tu me désespères, grommela-t-elle, levant les bras au ciel, emportant les pages dans le mouvement. Et cesse de sourire, ce n’est pas un jeu !

Ce n’en est plus un, corrigea Zane, de plus en plus satisfait, sans que Zair ne saisisse pourquoi.

Rien de satisfaisant ne résidait dans de puériles gamineries adolescentes !

– Dois-je conclure que tu ne sais pas lire plus que moi ces écrits ? reprit le vert, à haute voix.

– Eh bien, un peu d’anglais, et quelques petites touches de mandralien, cela ne me pose pas de problèmes particuliers. Seulement, un « s’il-te-plaît » aurait été appréciable.

– N’en demande pas trop non plus.

Cette fois, aucune trace de plaisanterie dans la voix de l’adolescent. Ravalant sa prochaine réflexion sarcastique, Zair cala les papiers sous son bras, promettant déjà en son for intérieur de commencer par celui portant sur sa face le dessin de la petite figurine dragovienne.

– Suis-je la seule à trouver ça étrange que Lokar rédige ses notes dans des idiomes si répandus ? questionna-t-elle à la place.

– J’y ai pensé, grogna Zane (pourtant, il manquait terriblement de conviction. Une preuve qu’en réalité, cette éventualité lui échappa, paria la jeune femme, réprimant une bouffée d’autosatisfaction justifiée, du moins de son avis). Mais je n’ai pas jugé cela d’une importance capitale.

– À mon avis, il s’agit plutôt d’ouvrages volés, ou du travail d’une petite main pas forcément d’accord.

– Ou Lokar a pensé que son coffret était trop bien caché pour être retrouvé, rétorqua-t-il en haussant les épaules (car, remarquant finalement le manège intermittent de ses doigts, il les croisa sur son giron. Les transperçant au passage du regard, comme s’ils se trouvaient la cause de tous ses problèmes actuels). Il ne s’agit pas d’un artefact dissimulé dans un recoin sombre de la chambre à coucher de notre ancien Maître.

– À ce propos, tu n’aurais pas envie d’expliquer comment tu es parvenu à obtenir ce truc ?

– Absolument pas.

Décidant de ne pas tenir compte du ton abrupt employé par le jeune homme (signe qu’il ne digérait pas totalement la scène déroulée précédemment), Zair commença à parcourir du regard les écritures serrées noircissant les feuillets. Chaque millimètre de papier se trouvait recouvert d’une encre sombre, la plupart du temps d’un noir profond, ne pâlissant guère en dépit du jaunissement de leur support. L’auteur voulut sans doute éviter de gâcher le plus petit endroit où sa plume pouvait se poser, sans se soucier des possibles relecteurs et de la myopie que la lecture de « l’ouvrage » procurerait !

D’un autre côté, Lokar ne se doutait pas d’être découvert un jour, si la E-Teens cernait bien le personnage.

– Désolée de te contredire, mais je garde mon opinion. Regarde (dégageant du lot la feuille en cours de traduction mentale, elle la lui mit sous le nez, faisant loucher le vert affreusement une fraction de seconde), ce n’est pas la même écriture qu’avant. Si seulement nous connaissions celle de Lokar, nous pourrions déterminer si c’est bien lui à l’origine de ces feuillets, ou une de ses victime.

– Victime ?

– Crois-tu que Lokar laisserait des témoins de ses effractions se promener librement ?

Zane secoua la tête, agacé. Avant même de l’entendre débuter sa phrase, Zair devina sa protestation.

– Certes, l’ancien Maître du Mal n’est pas Princesse Sarah, mais de là à tuer…

Il s’interrompit, blêmissant significativement. Intriguée, Zair le laissa réunir ses pensées, n’osant esquisser le moindre mouvement de crainte de lui faire perdre le fil. Avant de conclure l’inutilité de son attitude, replaçant l’objet de futures journées bien remplies au creux de son coude.

– Enfin, reprit Zane, directement, cela m’étonnerait, mais d’après l’histoire étudiée au monastère (l’évocation de son ancien lieu d’enseignement à l’art du kaïru assombrit plus encore sa mine, déjà nerveuse), il a déjà envoyé par le passé ses combattants récolter l’énergie. À tout prix. Évidemment, les preuves restent minces, et peu de gens acceptèrent de témoigner. Mais les faits furent prouvés à plusieurs reprises, quand les combattants du Redakaï durent contrer ceux de Lokar, après son exil.

Il n’eut pas besoin d’en rajouter davantage. Un long frisson remontant le long de son échine, Zair se demanda confusément de quel exil parlait exactement l’adolescent. Un détail jamais évoqué par le premier intéressé, bien sûr. Sûr que sur le CV, ce n’était pas l’idéal.

– Comparer son écriture ? J’ai peut-être ce qu’il nous faut, continua-t-il.

Marmonnant contre la lumière blanchâtre des ampoules, brûlant selon lui sa rétine, il disparut dans une petite pièce attenante, réquisitionnée arbitrairement une fois Zair et Tekris déménagés à l’étage inférieur de ses appartements. Pourquoi Zane désirait-il tant une intimité aussi excessive dépassait sa coéquipière. Elle trouvait cela d’un cliché patenté, le chef gardant tout une aile du château pour son bon plaisir (bien qu’ici, il s’agisse davantage d’étage et de forteresse). Si jamais Teos lançait une attaque surprise, le temps de monter les marches menant aux pénates de chacun, l’homme noir aurait tout le temps de pendre ses entrailles au porte-manteau le plus proche, histoire de mettre de l’ordre dans son nouvel atelier de dissection !

Au final, elle ne dit rien, une fâcheuse habitude revenant trop souvent à son goût. À quoi cela servirait-il, de toute façon ? À énerver significativement Zane, ne supportant pas de voir ses décisions contestées, et une panoplie de corvées ajoutées à la liste quotidienne de la jeune femme. Son chef d’équipe savait se montrer très imaginatif en ce domaine ; encore aujourd’hui, elle se demandait à quoi pouvait bien servir les punaises qu’il lui ordonna de trier par couleur, puis par forme (distinguer les rondes des circulaires ? L’un des plus énervant casse-tête de ses souvenirs !), et enfin par taille, un jour qu’elle eut le malheur de le pousser à travers une fenêtre, agacée par l’une de ses énièmes pulsions dominatrices.

Le bruissement des pas arpentant le plancher l’avertit de revenir à l’instant présent. De nouveau concentrée, elle suivit des yeux la silhouette de son frère, présentement en train de refermer la porte de sa réserve d’un pied. Tenant entre ses mains crispés un volumineux ouvrage orné d’une couverture de cuir craquelée, il le maintenait tel un animal dangereux prêt à mordre à la moindre occasion, entendant ne pas le quitter du regard, ni le lâcher d’un ongle, afin d’établir la certitude absolue que l’objet ne pourrait en aucun cas lui fausser compagnie. En même temps, le visage de l’adolescent exprimait clairement son déplaisir d’hériter d’une telle charge, tendu de tous ses muscles, tel celui souhaitant tenir le plus éloigné possible cette abomination de son être, tout en étant contraint de la supporter.

Rien que ça, juste pour un ouvrage de quelques centaines de pages ? C’était une bible satanique ou quoi ? Un rituel de magie noir ? Ou l’intégrale de Détective Conan rédigé ?

Curieuse, elle observa son vis-à-vis se planter quelques mètres devant elle, mâchoires serrées. Apparemment sur le point de confier la cause de sa défiance, il se ravisa de justesse, l’emmenant plutôt vers la table de bois sombre.

Regardant par-dessus l’épaule pour une fois dénuée de cape, Zair regretta presque immédiatement son initiative. Malgré un apparent stoïcisme apparent en totale contradiction avec son véritable ressenti, elle poussa une exclamation étranglée. Incertaine, elle relut plusieurs fois le titre inscrit en caractères déliés sur le cuir, avant de se rendre à l’évidence. Reculant instinctivement, elle se frotta les paumes l’une contre l’autre, lorgnant avec regret les gants recouvrant celles du chef des Radikors. Celui-ci fit le geste de resserrer les pans de sa cape sur son corps, grognant de frustration au moment de se rappeler qu’elle ne se trouvait plus sur ses épaules.

– Tu es au courant de ce dont il s’agit ? fit-elle, se réjouissant de ne pas entendre sa voix trembler.

– « De l’art de défier les limites naturelles du kaïru », par Emmett Thiers, déclama-t-il.

En se fiant uniquement à son ton, il aurait tout aussi bien pu annoncer vouloir faire un petit footing avant d’aller se coucher. Cependant, il déglutit un peu trop bruyamment, une fois le nom honni énoncé.

– Je l’ai également découvert dans le coffret, enfin c’est un résumé mais passons. Tu saisiras, je pense, pourquoi je ne voulais pas en parler devant Tekris (elle hocha affirmativement la tête, frottant ses mains l’une contre l’autre.) Et de ce que j’ai pu voir, Lokar ne se contentait pas de lire en diagonale les paragraphes. Nombre de notes ornent les marges, autant dire que tu auras matière à comparaison !

– Hum, je sens que tu ne vas pas apprécier, mais j’aimerais autant passer mon tour. Sans être particulièrement superstitieuse, je suis parfaitement au courant des horreurs remplissant ce truc (pour un peu, ajouta-t-elle en son for intérieur, elle préférait la bible satanique). C’est même pour cela que je…

Elle se tut brusquement. Comprenant la fin de sa phrase, Zane repoussa du bout des doigts l’ouvrage, comme s’il craignait de se faire déchiqueter par surprise.

– Peux-tu, je t’en prie, garder quelques exemplaires des différentes écritures, et t’occuper des comparaisons ? demanda Zair, un peu trop plaintivement.

Mais elle ne s’en offusqua guère ; difficile de faire mieux quand la nausée menaçait de vous submerger.

Miraculeusement, Zane n’insista pas, tendant seulement la main pour recevoir les échantillons en question. Prise au dépourvue (en cinq petites minutes, elle n’eut guère suffisamment de débattement pour seulement commencer sa sélection), elle posa son paquet sur la chaise, feuilletant rapidement afin de trouver promptement lesquels seraient les plus pertinents. Impatient, le vert commença à taper du pied, lorgnant à la fois sur sa jeune acolyte, et sur le livre silencieusement installé, à quelques mètres d’eux.

Zair envia terriblement son calme. S’il se montrait décidé à ôter de sa vue l’horrible reliure (elle ne voulait même pas savoir de quelle espèce venait le cuir !), aucune protestation ne s’éleva durant toute sa recherche, tout comme il hésita à peine avant de prendre en charge la tâche ingrate de devoir toucher, à plusieurs reprises, l’immondice. Le seul fait de respirer en sa présence était déjà insupportable !

Et dire qu’en elle…

Prise d’un vertige, elle se releva brusquement, tendant précipitamment le peu de notes réunies au garçon. Une seule chose comptait, s’éloigner, emplir ses poumons d’un air non corrompu par les horreurs inscrites dans ces pages pas si inoffensives !

Comment Zane pouvait-il lire ce livre sans vomir à chaque inspiration ? Car il n’avait pas su pour les notes de Lokar en passant l’ouvrage aux rayons X !

– Autre chose à me dire, avant de partir ? demanda-t-elle anxieusement, observant la porte menant droit à la sortie avec une envie qu’elle ne chercha pas à dissimuler.

Zane ouvrit la bouche, sur le point d’ajouter quelque chose ; cependant, il n’en fit rien, haussant seulement les épaules. Sans doute la prenait-il pour une trouillarde, de craindre un bête ensemble de feuilles reliées entre elles. Mais aux yeux de l’adolescente, ce n’était pas un livre de chevet, ni un livre tout court : une œuvre démoniaque, une atroce création diabolique, voilà tout ce que cela lui évoquait !

Un instant, son regard s’égara tristement sur son frère. Comment arrivait-il à rester stoïque, alors que lui-même subissait les conséquences d’un fou pourtant mort des années auparavant ?

– Eh bien, deux encore, oui, répondit-il enfin, s’arrachant à sa contemplation. Rassure-toi, une est bonne !

– J’ai du mal à y croire. Dis toujours ?

– Nous ne sommes pas les seuls à en avoir après Teos et ses deux folles (personnellement, Zair présenterait plutôt la situation à l’inverse ; réflexion gardée sagement intérieurement). En Islande, ces trois-là ne me pourchassaient pas au départ, ou Ekayon. Disons que nous fûmes la cerise sur le gâteau. Une autre personne les a attirés, qui possédait une énergie à même de les alerter. Eux ou quelconque tête supérieure. Cela, en outre, nous prouve que c’est bien une utilisation de pouvoir qu’ils cherchaient en premier lieu. Plus j’y pense, moins je me dis que l’éclair m’ayant atteint était réellement naturel. Tu n’as pas invoqué ton kaïru intérieur pour augmenter tes attaques, ou quelque chose de ce genre ?

– Ne me remets pas ça sur le dos, rétorqua Zair en s’efforçant de mettre autant de conviction que possible dans sa voix. En quoi notre inconnu nous aiderait-il ?

– S’il est traqué par Teos, il acceptera sans doute une alliance avec d’autres personnes susceptibles de l’aider à s’en débarrasser. Je sais, beaucoup de « si » intègrent cette histoire, mais nous n’avons pas le choix. Ce pourrait être la clé nous menant à la victoire contre ces fous furieux ! J’en ai assez de devoir attendre leur prochaine offensive, puis d’y résister le mieux que nous pouvons ! Prenons les devants !

– Les Imperiaz d’abord, et maintenant ça… Enfin, as-tu une idée de la manière de le, ou la, retrouver ?

Zane claqua sa langue, agacé.

– Je ne peux pas réfléchir à tout en même temps ! Mais il y a peut-être une possibilité…Un soupçon serait plus judicieux, mais bref, c’est une piste à creuser, tu ne trouves pas ?

– Pourquoi ai-je l’impression que tu essaies de passer la pommade avant l’entrée du douloureux suppositoire ? C’est en rapport avec la deuxième chose à me confier ?

Grimaçant à la comparaison, le vert se gratta le côté du crâne, l’inclinant légèrement.

Peu importait la suite, Zair fut certaine que cela ne lui plairait pas.

Pourtant, elle eut beau s’imaginer nombre de scenarii parmi les plus terribles possédant une chance de se réaliser, le pire de la liste déboula dans la pièce, armé de la douceur d’un parpaing lancé en piqué depuis un Airbus sur une assiette en porcelaine de Chine.

– Eh bien, Teos, justement. Adriel l’a, comment dire, appelé (l’adolescent chuchotait presque à présent, jetant de fréquents coups d’œil autour de lui, craignant une paire d’oreilles mal placées) « Seigneur Héritier ».

Légèrement penchée en avant, afin d’entendre la fin de la phrase, Zair se redressa brutalement, s’étonnant de ne pas sentir ses reins craquer sous le mouvement.

– Dis-moi que tu plaisantes ?!

– Avec ça ? Jamais !

Tâtonnant, l’adolescente parvint à saisir le dossier de la chaise, appuyant de tout son poids contre le bois sombre. Soupçonner la vérité ne la rendait guère plus agréable à entendre.

Irritée de sa propre faiblesse, elle lâcha presque immédiatement le dossier, se redressant de toute sa taille en tentant de paraître assurée.

– Sais-tu de quel Maître est-il le fils ?

– Absolument pas ! Pourtant, dans mes souvenirs, le titre d’un Héritier fait partie des choses les plus chéries par ces derniers, quitte à en rallonger avec des « Seigneur Héritier de Trucmuche, Machinchouettième Maître du Dôme ». Là, elle a juste dit « comment oses-tu t’en prendre à notre Seigneur Héritier », enfin, une phrase dans ce style-là. Mais s’ils sont là pour nous, pourquoi ne pas avoir employé toutes leurs forces afin de nous achever proprement ? Nul doute que l’identité des Maîtres a changé, depuis ce jour-là.

S’apercevant se dandiner d’une jambe sur l’autre, Zair cessa son manège, morigénant intérieurement sa stupidité. Encore un effort, et Zane devinerait son trouble, et ne la laissera pas en paix tant qu’il n’en connaîtra pas l’origine !

Lequel de vous trois a osé briser le Tabou ? Celui-là sera interrogé en conséquence !

Lui en avouer la cause, mènerait à bien d’autre révélations… embarrassantes, le moins que l’on puisse dire.

Et si, avec ses pouvoirs, elle était en mesure de corriger ses erreurs ? La manipulation des espaces-temps lui fut interdite, afin de ne pas être repérés par quelconque émissaire du Dôme, mais cela avait-il encore de l’importance ?

Sauf que Zane ne donnerait jamais son aval à une telle entreprise, en particulier sans en savoir exactement la raison. Voilà beaucoup d’informations à digérer en une seule entrevue…

– Je ne me sens pas très bien, prétexta-t-elle (et tant pis si Zane la prenait pour une couarde!). Est-ce que je peux m’en aller à présent ?

Apparemment s’attendait-il à plus de débat ou autre questionnement, surpris de la voir abandonner si facilement la discussion. Plissant le nez, il l’examina visuellement un instant, interminable, et Zair éprouva la nette impression qu’il pouvait deviner aisément la cause de son départ précipité.

Cette seule idée lui donna des sueurs froides.

Finalement, contrarié de ne pouvoir saisir une chose tout en sachant pertinemment qu’elle existait, Zane la congédia d’un geste de la main. Prestement, elle réunit tout ce dont elle avait besoin, coulissant avec impatience la porte menant à ce qu’elle considérait de plus en plus comme une libération.

Si quitter l’endroit où résidait le traité de Thiers l’apaisa significativement, elle ne se sentit réellement respirer correctement, qu’une fois le battant refermé, empêchant le regard calculateur de Zane de se poser plus longtemps entre ses omoplates.


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Comme d'habitude, j’espère que ce chapitre vous aura plu! Bonne journée/soirée, et à la prochaine !




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