L'Arche du Péché

Chapitre 19 : La valeur d'une âme

11750 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 29/03/2021 17:19

La valeur d’une âme


Tout d’abord, seul un léger frémissement ébranla l’immensité obscure enivrante, enveloppant l’espace s’étendant au-delà de l’obscurité totale d’une chape infranchissable, au sein de laquelle la seule notion de contours appartenait à un lointain depuis longtemps dépassé, et absente de ce qui se nommait pompeusement le futur. L’infinité de l’absolu, légende admirée et crainte, à peine effleurée par les consciences des innombrables peuples habitant l’ensemble de divinités physiques, nommées vulgairement « Univers » par le commun des péons de cet âge. Le Redakaï, si Teos saisissait les croyances de ses cibles, clamait haut et fort en l’essence de toute vie de ce fameux Univers, issue de leur kaïru. Pire encore, ce Conseil composé des plus puissants combattants existant, soutenait que cette énergie en était la base même ; sans elle, ne restait que le vide.

Un sourire moqueur orna le coin de ses lèvres asséchées. Que voilà une définition bien réductrice. La seule notion de vide renfermait tellement de secrets… Chaque invention révolutionnaire fut issu des espaces incomplets résidant dans les connaissances acquises, pourtant les humains – pas uniquement, se corrigea-t-il en se rappelant que les mentalités se trouvaient régulièrement étrangement proches d’un peuple à l’autre – persistaient à effectuer les mêmes erreurs. Encore et toujours.

Un rictus plus large encore vint étirer sa chair, ses yeux dérivant jusqu’à la reliure épaisse reposant sur ses genoux. Il connaissait six macchabées pour lesquels un rappel de leur fragile condition existentielle n’aurait pas fait de mal. En son for intérieur, une question s’imposa à son esprit : s’il se trouvait tellement impossible qu’une chose existe sans son exact opposé, alors pourquoi le kaïru de Thiers se révélait si parfait dans sa puissance ? Sans égal ! Lui et ses compagnes se montrèrent bien trop gentils, gaussés par leurs réussites perpétuelles dénuées du moindre échec. Mais au contraire des humanoïdes quelconques pullulant dans chaque recoin de la Galaxie, il éprouvait vivement l’intention de ne jamais réitérer cette erreur.

Les faibles courants ondulant paresseusement le long des si fines, et pourtant infranchissables, parois d’un gris pur englobant l’entièreté de la cité s’étalant sous ses yeux argentés, habituellement teintés d’une noirceur délicate, s’agencèrent autour d’un noyau imaginaire à quelques milliers de mètres du jeune Seigneur Héritier.

Déplaçant avec une lenteur calculée sa main, aujourd’hui délicatement gantée de velours assorti à sa chevelure, il baissa un bref instant le regard sur la petite créature tâtant prudemment les lettres sombres imprimées sur le papier. Ressemblant à un croisement entre un insecte à la carapace smaragdine incomplète sur sa droite, et une souris sans poils aux grands iris ocre interrogateur, ces bestioles grouillaient un peu partout dans les quartiers du Dôme d’Honneur en ce moment. Une bêtise commise par un jeune Potentiel ayant frappé à la mauvaise porte, laissant les cages de ces rebuts destinés à l’incinérateur ouvert sous prétexte de s’être lié d’une amitié grotesque avec l’un d’entre eux. Vaine tentative, rapidement avortée par des gardes en patrouille, l’imbécile dûment conduit aux pieds du Seigneur Régent. Magnanime, ce dernier accepta de lui donner une dernière chance de prouver que son geste n’était que résultat d’une faiblesse passagère. Mais le Potentiel ne sut saisir sa chance, échouant à montrer son respect du Pouvoir en criant quand ses mains furent passées aux flammes. Alors que leur Seigneur Régent lui ordonna expressément de garder le silence. Pire, il versa une larme quand les insignifiants insectes rattrapés se retrouvèrent jetés dans la fosse insatiable. Enfin, désormais, aucune curiosité mal placée ne viendra troubler la désormais achevée carrière du garçon. Qui avait besoin de ses doigts, si l’on ne pouvait manipuler le kaïru de Thiers ?

La couverture rigide s’abattit sur la tête du pauvre animal (aucun nom ne fut choisi pour désigner ces nuisibles ambulants). Alors que dans le vain espoir de s’échapper du piège mortel venant de se refermer sur son être, celui-ci se débattit de toutes les forces possédées dans son frêle abdomen, une violente nitescence explosa en face de la vitre étroite, mais haute de près de trois mètres, devant laquelle trônait le Seigneur Héritier. Une explosion tourbillonnante de doré, de chaude couleur orangée pareille à un coucher de soleil terrien et d’un bleu roi parsemé de lucioles éclatantes, quoique moins impressionnantes. Le souffle du vortex fouetta l’ensemble du Dôme, union chatoyante heurtant l’uniformité grisâtre toute puissante. La pression sur la reliure s’accentua, de même que les convulsions désespérées arquant contre sa paume rugueuse. Jamais il ne se lasserait du spectacle laissé en héritage par le plus grand des Maîtres ayant vécu. Une protection inébranlable face à tous les caprices imaginables de la Voie Lactée. Y compris cette brève destruction d’une comète par les artificiers désignés pour éliminer tout débris gênant possiblement leur progression. Quoique, cela faisait un moment que la cité flottante, dérivant indéfiniment au gré des courants célestes, quitta l’orbite du Système Solaire. Une source de vie également, car sans cette protection indéfectible, nul ne pourrait respirer dans cette atmosphère viciée, privée de tout élément nécessaire à l’existence. Seuls les arsanks détenaient la mystérieuse capacité de se déplacer aussi naturellement dans l’espace occulte, et au sein d’un ciel aussi lumineux que les éclatantes lueurs projetées en permanence sur les bâtiments aux coupoles arrondies garnissant les rues. Où se cachait donc ce kaïru si merveilleusement prêché par des pasteurs séniles, juste bons à garnir les couvents pour inutiles patentés ? Comment pouvait-on laisser quelconque individu se dégrader de la sorte ? Le Séjour à la Pérennité de la Source kaïru se trouvait bien plus clément que cette lente dépravation consciente.

Non, il ne commettrait plus l’erreur de sous-estimer ces Radikors. En particulier le gamin verdâtre. Comme il était ironique de voir en quelles circonstances l’existence réunissait deux âmes. Faire le lien entre le souillon « orphelin » ne baissant jamais le regard, en dépit de sa misérable condition (y compris quand les lanières mouillées du martinet fendait la chair tendu sur les os), et l’exécrable chef de l’équipe à la haute opinion de lui-même prit plus de temps qu’il ne le crut. A sa décharge, il ne pensait guère devoir pousser ses recherches avant leur dernière confrontation. Cependant, que ce Zane ait réussi à contrer l’une de ses plus puissantes techniques, puis à conserver juste assez d’énergie pour se faire la malle juste sous son nez, titilla désagréablement ses souvenirs. Un vulgaire serviteur effectuant les plus viles corvées capable de résister à une explosion magique ? Que le Nid des arsanks l’accepte comme offrande si cela se produisait un jour ! Ne pouvant poser la moindre question à son Père, ou quelconque autre noble (ces derniers bien trop ignorants pour l’informer correctement – le seul désavantage à guider les esprits sur une pensée universelle – que le divin Thiers lui pardonne cette pensée païenne!), seule sa mémoire put lui apporter un début de réponse. Une fois à ce stade, conclure ne lui procura guère de difficulté. Petit garçon, il s’étonnait déjà de voir l’un des Traîtres venir en personne corriger régulièrement ce gosse imprudent.

Lors de leur prochaine confrontation, Teos aurait de quoi déstabiliser son adversaire. Car il ne comptait certainement pas divulguer ces informations à ses comparses. Trop sensibles. Même si le pourquoi d’une telle attention d’un noble pour un domestique restait mystérieuse.

Logiquement, donc, la fille Radikors était leur cible première. Le phare dans la nuit.

Les à-coups sous ses poings fortement appuyés contre le titre doré emplissant toute la première de couverture cessa de remuer, en même temps que les débris de l’explosion galactique dérivaient loin derrière le Dôme, hors de portée de ses éventuelles répliques.

Mais laissons derrière ces considérations futiles en ce jour, déclara-t-il mentalement, décroisant ses longues cuisses , recouvertes d’un pantalon évasé cobalt, ses broderies argentées formant un kaléidoscope confus de traits entrelacés les uns les autres, sans réelle logique apparente. Du moins, vu d’un observateur extérieur.

Se levant souplement du parterre de coussins multicolores aplati par son poids, il réajusta le diadème cerclant son front (un arsank gigantesque pesant un bon kilo en dorure, fouettant furieusement l’air de sa queue sous laquelle la tête démesurée lançait de sanglants regards rubis), marque de sa supériorité dans la hiérarchie du Trône. Maudissant sa chemise tout aussi argentée que sa chevelure, il enfila sa veste courte pourpre, aux manches recourbées sur ses poignets. Enfin, il ferma son col par une broche de turquoise sombre, sertie d’un noyau grisâtre mouvant par moments. Loin d’être un simple bijou d’apparat, cette broche agissait en quelque sorte comme un « puits » de kaïru, capable de contenir une petite quantité d’énergie utilisable en cas d’urgences. Néanmoins, si le cristal – un alliage créé par Thiers en personne, seul matériau autre qu’une âme vivante pouvant stabiliser suffisamment son kaïru pour le maintenir – se rechargeait théoriquement une fois sa substance épuisée, il devait impérativement en prendre grand soin, et ne l’utiliser que si aucune autre solution ne se présentait à lui. En effet, le secret de fabrication du jäadi, nom de cette extraordinaire pierre, se perdit dans les troubles ayant agités le Dôme quelques années auparavant. Aussi les artefacts créés grâce au jäadi restaient particulièrement rares. Et le kaïru de Thiers ne devait être employé à tort et à travers, bien que son Père ne lui révélait rien de plus malgré son importante position. Adriel elle-même possédait une bague de fiançailles ayant une fonction analogue.

Deux coups secs résonnèrent contre le battant métallique de sa porte. Une seconde, il s’apprêta à voir l’objet de ses pensées en franchir le seuil. Arquant un sourcil appréciateur, Teos prit le temps de détailler la tenue vert d’eau de la nouvelle venue ; après tout, c’était la première fois qu’il la voyait en robe. Son col montant, boutonné jusqu’à la glotte, contrastait avec l’absence de manches sur ses bras. Son corsage se trouvait bordé d’un vert plus foncé, tandis qu’un entrelacs de symboles végétaux couraient sur sa poitrine, son dos et sa taille, débordant légèrement sur la jupe volante, épousant parfaitement les formes de l’adolescente. Un arsank, comme il était de juste, étendait ses larges ailes déchiquetées par endroits sur tout le longueur de cette dernière, brodé de fils si fins que, à chaque ondulation imprimée par les pas mesurés de sa porteuse, il donnait l’impression d’être sur le point de s’envoler dans la pièce, rugissant tout son soûl afin de soumettre chacun de ses congénères. S’arrêtant au-dessus des chevilles, le tissu laissait entrevoir les sandales lacées de Saïn, sans ornements aucun. De lourds manchons d’une couleur identique à celle de sa robe enserraient ses poignets, gravés de symboles ésotériques. Seule la ceinture d’or lisse retombant sur ses hanches tranchait la monotonie de cette uniformité textile. Teos songea avec amusement que le métal offrait une charmante opposition avec le visage fort peu composé de sa compagne de combat. Aussi lisible qu’un miroir, chaque émotion s’y reflétait, et le Seigneur Héritier aurait pu finir par ne plus savoir à quoi se fier (assurance, impatience, pensive, etc), s’il ne fixait le pli contracté de sa joue, seul témoin de son excitation grandissante. Et à ce moment précis, seul signe recherché par le jeune homme.

– Mon Seigneur Héritier apprécie-t-il ce qu’il voit ? susurra Saïn, mélange d’autosuffisance sans sombrer dans la condescendance insultante.

Aussi raide que si sa colonne vertébrale fut en fer, à cause de son manque d’habitude des tenues près du corps, elle croisa les bras sous sa poitrine. Si Teos ne caressait guère du regard sa promise chaque fois qu’il le pouvait, lui rappelant fermement les promesses de ses courbes gracieuses, le devoir lui-même n’aurait peut-être pas suffit à l’empêcher de baisser le regard…un peu plus bas que ne l’exigeait les convenances. S’apercevait-elle que le geste soulignait ses formes féminines ? Il pencha pour la négation, Saïn ne montrant aucun signe de malignité. Et la jeune combattante ne se trouvait guère réputée pour son habileté à la manipulation. Adriel, en revanche, aurait pu manigancer une telle mise en valeur de ses atouts.

– Es-tu prête ? demanda-t-il à son tour, omettant volontairement de répondre à la première question. Flâner lorsque nous sommes convoqués par le Seigneur mon Père serait particulièrement mal vu.

Saïn plissa le front, son rictus se muant doucement en un début de frustration. Se reprenant rapidement, elle en revint à ses premières dispositions d’esprit, promenant son regard sur l’assortiment disparate de coussins jonchant le moelleux tapis recouvrant le sol. Une sage décision ; préciser être celle étant venue quérir le jeune Seigneur Héritier aurait fait mauvais genre. Et elle se trouvait prête à tout pour aller jusqu’à la fin de cette journée. Caressant machinalement l’endroit où devrait censément se trouver son X-Reader, son absence la contraria un instant, remplacé de nouveau par cette excitation couvant sous la surface.

– Viens, je vais te conduire devant mon Père, déclara-t-il sentencieusement.

Son corps puissant se détendit avec la grâce fluidité d’un reptile. Sans effort, il se repoussa de sa couche confortablement garnie, prenant un instant afin de déposer le propre X-Reader battant son flanc dans un tiroir encastré dans le mur, si bien disposé qu’il était aisé de le confondre avec le véritable alliage de pierre et de métal les constituant. Le dispositif, antérieur à l’installation du garçon dans ces appartements, amena nombre d’interrogations à Teos, ainsi qu’une forte satisfaction de disposer de sa propre cachette secrète. En dépit de ses investigations, il ignorait encore à ce jour qui habitait dans cette chambre avant lui, ni pourquoi, contrairement à toutes les autres pièces visitées avec soin, elle fut la seule à posséder une trappe dérobée.

Fermant le tiroir à double-tour, il passa la clé sur une lanière de cuir pendant autour de son cou. Peu lui importait que Saïn observe attentivement le moindre de ses faits et gestes (il supposa qu’elle tentait de toutes forces de rester discrète, néanmoins son obstination à ne pas regarder dans sa direction se montrait plus flagrante encore que si elle l’avait dévoré des yeux). De toute façon, la surface enveloppant sa cachette était piégée par ses soins. Quiconque oserait y poser ne serait-ce que le doigt, s’en verrait privé à tout jamais. Si l’imprudent ne venait pas nourrir le Séjour à la Pérennité de la Source.

L’analogie entre la Source et ce que le Redakaï appelait « les sources » kaïru lui fit d’abord croire que ces vieillards au bord de la Mort trouvèrent le moyen de diviser une Source, aussi importante soit sa dimension, en plusieurs réserves distinctes les unes des autres. Un exploit qui aurait pu leur permettre d’étendre la propre domination des Daminiens, pour le moment limités par la faible survivance de leur énergie en dehors de son Sanctuaire. La façon dont ce groupe d’humains réussit à modifier la structure du kaïru de Thiers, pour en faire leur kaïru universel, le dépassait également. Car, enfin, il ne pouvait en être autrement ; le kaïru de Thiers était la seule énergie réelle, l’origine de tout !

Patience. Trouver des réponses serait plus aisé à présent, notamment grâce à leur allié.

Teos se détourna, et entreprit de guider sa coéquipière, trépignant presque d’impatience, dans son sillage. Sans jeter un seul regard en arrière pour vérifier la présence ou l’absence de la jeune femme.

À dire vrai, il n’en eut guère besoin. Saïn n’hésita pas plus d’une fraction de seconde, avant de lui emboîter le pas, relevant avec dédain les yeux des quelques domestiques occupés à courber l’échine aussi bas que le permettait le sol. Non loin de la chambre du Seigneur Héritier, une femme vêtue de frusques misérables (quoique soigneusement lavées ; si les servants possédait une ou deux tenues de toute leur vie, ces dernières se devaient d’arborer une propreté immaculée afin de ne pas salir le sol foulé par les pieds des nobles) sursauta violemment. Tendant le bras, elle secoua à la hâte le corps recroquevillé d’une fillette étique, vêtue d’un tablier semblable, adossée contre le mur. Somnolant visiblement, la petite courut se saisir de la brosse posée près d’un seau à demi-rempli, frottant le pavé de toute la force contenue dans ses bras fins.

Un détail n’échappant pas au jeune homme. S’arrêtant devant la récalcitrante, à présent des plus énergiques, il prit un air désolé. Relevant le menton de la femme, aussi tremblante que l’enfant, il déclara :

– Exceptionnellement, si tu le souhaites, tu peux prendre sa place chez la Maîtresse des Domestiques.

Surprise, Saïn l’observa fixement, hésitant à intervenir. Un avertissement visuel explicit la ravisa, et elle contint sa frustration avec peine, dirigeant son ire sur les deux servantes.

Avant qu’elle n’ait l’occasion, Teos saisit la chair ferme de son bras, la traînant dans son sillage. Perdre encore de précieuses minutes, et cela pour des peccadilles, cela suffisait ! Saïn n’étant guère compatissante vis-à-vis des larbins, les récriminations sur le comportement irrespectueux d’une fillette risquaient fort de durer plus longtemps que nécessaire. En temps normal, Teos se moquait bien de qui se faisait malmener par la combattante, tant que cela n’empiétait pas sur ses intérêts personnels, mais cette fois, son Père attendait. Et au fond, quelle différence que ce soit la mère ou l’enfant qui souffre de la badine, tant que la leçon était acquise ? Hélas, Saïn ne parvenait pas encore à distinguer les subtiles nuances des diverses manières de procéder. Il faudrait garder un œil, malgré la récente ascension de la jeune femme, sur sa conscience de sa place dans la hiérarchie. Quoique, jamais elle ne montra le moindre désir de prétendre à plus haut que ne lui permettait son statut.

Teos lâcha un soupir frustré ? À force, la simplicité de Saïn en devenait éminemment complexe !

– La prochaine fois que tu voudras t’en prendre aux domestique, prends garde à ne pas être attendue, prévint-il néanmoins (et si elle évitait d’intervenir après qu’il eut lancé ses ordres, cela l’arrangerait également).

Saïn inclina respectueusement le sommet de son crâne, tirant sèchement sur le tissu délicat décidément trop sophistiqué à son goût. Teos songea fugitivement que le vert faisait partie de ses couleurs favorites, en particulier si la tenue en question ornait le corps de sa promise.

– Pardonne-moi, j’ignorais que tu éprouvais de la sympathie pour ces larves.

Teos chercha la moindre trace de moquerie sur les traits songeurs de la jeune femme. N’en trouva aucun. En effet, elle venait seulement d’exprimer une vérité simple à ses yeux, ne pensant pas même à se montrer seulement impolie envers son Seigneur Héritier. Il plaignait presque les domestiques servant la famille de Saïn. Presque. Les classes inférieures étaient faites pour endurer en silence, alors pourquoi les plaindrait-il ? Cependant, cela ne l’empêchait pas de faire preuve de générosité quand son humeur se révélait excellente. Comme aujourd’hui. Il en venait même à vaguement souhaiter que la Maîtresse des Domestiques se montre clémente envers la femme. Son respect du Pouvoir rejaillissant de par ses élèves formés, il n’aurait pas parié que ce soit le cas (Eriam étant réputée pour son intransigeance, aussi les individus ressortant de sa poigne de fer se montraient aussi dociles que des moutons). Mais là encore, rien ne lui interdisait de n’y pas penser. Une considération absurde pour Saïn probablement.

Comparé aux créatures ne relevant d’une once leur visage sur son passage, l’enfant à la peau verte qu’il connut, des années auparavant, tenait bien plus de l’insolence que de la soumission. Alors comment avait-il réussi à ne pas être victime d’un « accident » au cours de sa formation ? Si l’esprit ne pouvait être brisé après des années d’éducation, personne ne s’embêtait à garder en charge de vulgaires insolents inconscients de leur condition. En particulier un orphelin, si Teos croyait les rumeurs courant autour de Zane, à l’époque.

L’illogisme de cette situation n’était pas seul responsable de l’assombrissement soudain de son humeur. Toute cette histoire lui rappelait autre chose, des rumeurs de couloir circulant dans le Dôme d’Honneur quand les nobles oreilles se posaient sur les oreillers. Il avait le souvenir qu’un détail en particulier éveilla son attention autrefois, un fragment le marquant au point de considérer le gamin vert sans nom avec un mépris plus grand encore. Mais chaque fois qu’il tentait de se concentrer sur ce point précis, son esprit vagabondait ailleurs, autant que nécessaire, au point d’oublier quel était le but premier de sa réflexion.

Sa mémoire n’égalant pas celle d’Adriel, capable de réciter les passages préférés de ses livres après les avoir lus une seule fois, mais s’il se targuait de se souvenir de la première fois qu’il invoqua son Potentiel, il pouvait logiquement se rappeler d’une rumeur évoquée cent fois, et bien après cet évènement !

– L’absence d’Adriel te perturbe tant que ça ? fit Saïn, intriguée.

– Pourquoi me demandes-tu ça ? rétorqua-t-il fort peu aimablement.

La jeune femme ne répondit pas tout de suite, effleurant son bras, arborant désormais une teinte de peau plus foncée que celle héritée à sa naissance, avec ce qui ressemblait à de l’admiration. Elle n’en finissait pas de se contempler ainsi, excepté en pleine mission, en particulier quand, chargée de veiller sur Teos en tant qu’Élitiste Royale, elle accédait à des lieux encore inconnus jusqu’alors, ou que le Seigneur Héritier prenait la peine de lui demander son avis avant d’agir, bien plus fréquemment qu’auparavant. Il aurait sûrement dû s’en montrer agacé, ou au minimum la rappeler à l’ordre. Mais il comprenait sa réaction – sans s’en sentir pourtant concerné. Un simple assombrissement de son grain de peau, et tant de portes s’ouvraient devant sa personne ! Accéder à un nouveau statut, voir d’anciens instructeurs ployer le genou devant sa personne, sans parler du kaïru de Thiers courant librement dans ses veines… D’autres avant elle perdirent la tête, enivrés par leur nouvelle puissance en oubliant quelle confiance les plaça à ce statut (et en la trahissant au passage), finissant à la potence. Pour sa part, Saïn limitait ses gestes déplacés à cette manie de s’examiner sans cesse, s’en tenant à un sérieux de rigueur dès qu’un froncement de sourcils l’avertissait de son irrévérence.

Heureusement, elle reprit rapidement ses esprits, tapotant le bout de son pied sur la marche qu’ils franchirent de concert. Les sandales non plus ne figuraient pas parmi ses souliers habituels (Adriel, par contre, les portaient comme une seconde peau). S’il appréciait l’effort vestimentaire de sa coéquipière, Teos aurait préféré la voir arborer ses habituelles bottes, lui épargnant de devoir adapter son pas au sien.

Une fois l’entrevue terminée, il lui en toucherait deux mots.

– À voir ton expression, tu ferais fuir un ours affublé d’une rage de dents, répondit-elle enfin sobrement.

– Disons que je pense à elle, sans que ce soit mon principal sujet de préoccupation.

Pas une pique lancée dans l’intention d’être blessant, simplement une constatation. Cependant, Saïn dut mobiliser toutes ses ressources pour faire disparaître le rictus apparut fugitivement sur ses lèvres. Même ainsi, elle se retrouva à mordre l’intérieur de la joue, gardant les yeux rivés sur les couloirs s’étendant devant les deux adolescents. S’il ne connaissait pas si bien sa coéquipière, et sa manie de ricaner sans cesse, il aurait presque pu y voir une sorte de… satisfaction.

– Notre Seigneur Régent – puisse sa main connaître encore nombre de victoire – n’a pas jugé utile de m’informer du pourquoi de sa soudaine mobilisation, reprit-elle innocemment.

Décidément, en matière de discrétion, elle avait encore quelques progrès à faire.

Cependant, Teos préférait largement lui faire croire qu’elle trouva la bonne méthode pour soutirer des informations, l’encourageant indirectement à garder cette façon de procéder, plutôt qu’elle se mette à expérimenter d’autres manières de faire. Et de risquer de voir ses capacités s’améliorer considérablement, ne permettant plus au jeune homme de distinguer la sincérité de la manipulation.

Oh, Saïn n’oserait sûrement pas aller jusqu’à tenter de tromper son Seigneur Héritier, bien sûr. Mais utiliser ses capacités pour parvenir à ses fins, par contre…

– Je ne peux être plus précis pour le moment, car n’importe qui peut nous entendre. Sache seulement qu’elle est partie pour accéder à l’une des requêtes de notre allié.

– Espérons qu’elle revienne bientôt. Sans son animal de compagnie (Teos grimaça involontairement, amusé. Adriel n’aurait certainement pas accepté que son Evdam chéri soit ainsi désigné, elle qui militait farouchement pour permettre au gigantesque volatile de dormir au chaud de sa chambre), il nous sera difficile de nous rendre sur Terre. Mon initiation en tant qu’Élitiste Royale étant enfin achevée, nous pouvons reprendre notre mission sans nous soucier de devoir rentrer plus que nécessaire.

– Qu’entends-tu par « devoir rentrer plus que nécessaire » ? la taquina Teos.

Raidissant plus encore le dos, si cela était possible, Saïn ne saisit pas la note d’humour présente dans la voix du jeune homme. Aussi vit-il avec exactitude les rouages de la réflexion se mettre en marche sous la boîte crânienne, cherchant aussi vite que possible la bonne réponse à donner.

Il n’essaya même pas de la détromper, de plus en plus amusé. Garder un visage soupçonneux fut le plus pénible.

– Je voulais dire que nous ne serions pas obligés de nous interrompre, sauf évidemment si notre Seigneur Régent – puisse son nom luire d’une aura de puissance éternelle ! – estime notre présence immédiate.

– Donc les convocations empressées de Père sont, à tes yeux « nécessaires » ?

Tout trace d’excitation disparut lentement de Saïn, désormais entièrement concentrée sur cet imprévu jeu de question-réponse. Exactement ce dont avait besoin Teos pour revenir à de meilleures dispositions d’esprit !

– J’aspire seulement à servir le Trône, du mieux que le pourra ma personne, déclara-t-elle lentement, pesant le pour et le contre de chaque mot à peine sorti de sa bouche.

Anxieuse, elle guetta la réaction de son interlocuteur, le pas raide. Pour autant, derrière l’attente, la peur affleurait à peine, remplacée par la certitude d’avoir fourni une réponse convenable.

Et s’il n’aima pas son expression suffisante, Teos admettait que sa dernière phrase se trouvait irréprochable, sous tous ses angles. Enfin, il n’avait pas encore dit son dernier mot.

– Aurais-tu oublié ma Compétence ? À mon souvenir, je suis capable de me transporter, avec d’autres personnes d’ailleurs, sur des distances suffisantes pour nous ramener sur Terre.

Déstabilisée par cette affirmation presque accusatrice, bien loin de ce à quoi elle s’attendait, Saïn dut prendre un moment de réflexion afin de se remémorer le sujet de cette déclaration.

Profitant de son hésitation, le jeune Seigneur Héritier insinua, mutin :

– Ou bien la révélation de ta propre Compétence te fait oublier les capacités de tes coéquipiers ?

Une plaisanterie pouvant tout aussi bien faire office de menace à peine voilée, mais quitte à s’amuser un peu, autant l’inciter à un peu plus de sagesse. Toute patience avait des limites.

Cependant, s’il attendait de la pondération, il en fut pour ses frais.

– Ça jamais ! s’offusqua Saïn, accélérant sa marche – enfin, autant que possible vêtue de cette robe, cette dernière convenant décidément bien peu à la combattante. Voilà une idée ne s’étant jamais seulement présentée à moi, et si jamais ç’aurait été le cas, je me serais empressé de demander au Seigneur Régent – puisse sa bravoure guider les peuples éternellement – d’accepter de me faire l’insigne honneur de ne plus me compter parmi ses rangs !

– Voilà une réponse bien alambiquée, soupira Teos.

Et fort loin du caractère ambitieux de la jeune femme. Il parierait son cristal de jäadi qu’au contraire, elle ferait tout et même l’impossible pour ne rien laisser transparaître de ses émotions – tout en paraissant suffisamment guillerette pour que cela soit louche. Déjà, quand elle s’imaginait n’être regardée de personne, Saïn jaugeait du regard sa propre coéquipière, Adriel, dans le but évident de classifier leurs Compétences.

Certes, la Compétence de Saïn se révélait particulièrement intéressante (sinon, pourquoi son Père la convoquerait-elle au sein de son fief ?). Mais pas au point de cesser ses déférences au Trône, puisqu’elle semblait penser que le Pouvoir l’élevait au-dessus de nombre de ses camarades. Excepté Teos et son Seigneur Régent, probablement.

Et encore, elle ne répondit guère humblement à l’interrogation précédente du jeune Seigneur Héritier, optant pour se sentir insultée en usant de grand mots. Comme si son respect de la Hiérarchie l’élevait de son propre statut, l’amenant à penser être supérieure aux, disons, autres Élitistes Royaux. Position renforcée par sa participation à l’équipe de Teos en particulier. Un effet contraire des bruits de couloirs, il n’en doutait pas. À force d’entendre que sa famille et elle-même n’étaient que des parvenus, elle se gaussait de ses réussites à outrance, éclaboussant les Daminiens de sa fierté, et imposant à tous ceux inférieurs à son rang de la vénérer. Une revanche sur le passé sûrement.

Peut-être, néanmoins il n’y avait aucune excuse à retirer de la fierté en rampant plus bas que les autres devant le Maître du Dôme ! Cette attitude pouvait, au mieux, être qualifiée d’exemplaire, au pire, de banale. Et Saïn osait en soutirer de la fierté, s’il se fiait aux commissures de ses lèvres péniblement rabaissées, et à l’expression orgueilleuse peinte sur son visage.

Dans le même ordre d’idée, la jeune femme ne devrait pas s’approprier ses domestiques personnels, prenant ombrage de leurs outrages à sa place, ajouta-t-il en repensant à l’incident ayant failli se produire un peu plus tôt. Encore une fois, qu’elle abhorre les larbins au point de, se disait-on quand la vipère se tenait loin de ses quartiers, ordonner n’en avoir jamais sous les yeux, pourquoi pas. Il s’agissait de ses affaires, et si elle en faisait fourrer quelques réticents au fouet, quelle importance ? Par contre, hors de question de la voir poser ne serait-ce qu’un ultimatum à l’un des larbins personnels du Seigneur Héritier !

Sa pensée continuant à cheminer, il se souvint avoir dû raccompagner Adriel aux appartements alloués à sa promise dans le Dôme d’Honneur, venue se plaindre de mauvais traitements infligés à sa servante préférée (lesquels, il aurait été bien en peine de le dire). Ammay, si sa mémoire ne le trompait pas. Bref, il n’y prêta pas de réelle attention sur le moment, se contentant de recommander de ne pas faire attention aux réactions irréfléchies de leur camarade. L’une des seules fois où elle repartit de sa chambre en arborant une moue presque… furieuse. Adriel haïssait que l’on touche à sa Ammay. Vraiment, Teos aimerait se souvenir de l’évènement en question. Il le demanderait bien à l’intéressée quand il la rejoindrait.

Par contre, si l’affaire ne l’intéressa aucunement, la situation différait si ses domestiques étaient en jeu.

Pourquoi pensait-il comme s’il s’apprêtait à mener un bras-de-fer ?

Ridicule, se morigéna-t-il. Un simple rappel à l’ordre suffira. Saïn n’était pas idiote au point de…

Un soupir étouffé à la hâte capta son attention. Suivant toujours le long chemin menant à la demeure du Seigneur Régent, Saïn lissait à intervalles réguliers le devant de sa jupe, qui n’en avait nul besoin, observant à la dérobée son guide à travers les tortueux dédales du Dôme d’Honneur. Un geste habituellement propre à Adriel, qui parvenait en même temps à teinter ses pupilles de mélancolie, comme plongée dans ses pensées intimes – une subtile manière de paraître totalement désintéressée de son environnement, tout en ne manquant aucun détail susceptible de lui servir par la suite. Concernant Saïn, le geste se montrait si peu naturel, qu’elle devait pencher exagérément le buste en avant, s’efforçant de marcher à pas mesurés. Le résultat en était… étrange. Pourtant, elle ne cessait pas son manège, le front plissé de concentration afin de l’exécuter le plus naturellement possible.

Quelle mouche venait donc de la piquer ? Et pourquoi adopter ce geste propre à la promise du jeune homme ? Sûrement pas dans le but de prendre sa place ; pour rien au monde, Teos n’annulerait ses épousailles prévue avec la brune si mesurée, bien plus douce que celle qu’il nommait affectueusement la vipère. Et d’un point de vue plus personnel, Saïn ne faisait pas partie de son type de femme. Enfin, elle ne se montrait pas le moins du monde enjôleuse, continuant de le tutoyer, voir de prendre un air ennuyé quand le sujet de conversation ne l’intéressait guère. Certainement pas cela, donc.

À la réflexion, une manière de copier les gestes et manies des nobles du Dôme, afin de leur ressembler le plus fidèlement possible. Adriel serait peut-être flattée d’apprendre que Saïn la considérait encore comme supérieure à sa personne ? Au fond, Teos ne s’en trouvait guère étonné. Sa promise se montrait si habile, si maîtresse de sa personne, qu’elle en remontrait régulièrement à ses détracteurs.

Ah oui, se rappela-t-il, elle attendait de savoir si sa dernière réplique satisfaisait son Seigneur Héritier.

Dans un coin de sa tête, il nota que le silence mettait Saïn suffisamment mal à l’aise pour la faire taire.

– Un beau discours, très chère (le rictus de la jeune femme s’élargit, tandis qu’elle cessait de tripoter ses vêtements pour se redresser, plus fière que jamais).

La voyant ouvrir la bouche, sûrement pour le remercier humblement (enfin, autant que son caractère le lui permettait bien entendu), il enchaîna sans lui laisser le temps d’émettre un son.

Elle n’allait pas répondre à chacune de ses phrases non plus ?!

– Mais il ne s’agit que de cela, un discours. Quelqu’un l’a-t-il écrit en ton honneur, ou l’as-tu trouvé seule ?

Un instant, la colère, mêlée de frustration, fit serrer les poings de la jeune femme. Qu’elle força immédiatement à reposer le long de ses flancs, paumes ouvertes et contre ses cuisses. Grimaçant un sourire, qu’elle devait juger des plus acceptables, elle opta pour une légère révérence. Pas suffisamment effacée pour se montrer impolie, sans être digne de celle réservée pour un futur Seigneur Régent.

– Mon Seigneur me pense plus fine tacticienne que je ne le suis, déclara-t-elle. Mes paroles me viennent du plus profond de mon âme, et chacune reflète exactement ce qu’elle veut dire, sans autre prétention.

– Et bien, il serait peut-être temps de réfléchir un peu avant de parler, afin de ne pas s’inscrire sur la voie de la Pérennité de la Source, siffla-t-il d’un ton cassant.

Allait-elle arrêter de se croire dans la cour des Potentiels ?

Saïn sentit être sur le point de commettre un impair, aussi eut-elle l’intelligence de ne rien ajouter, attendant patiemment que son guide, après l’avoir minutieusement jaugée, se remette en route.


µµµ


Le reste du trajet se fit dans un silence religieux, durant lequel Teos put repousser les frimas de son humeur au plus profond de son esprit. Ce n’était pas le moment de se laisser affecter par l’orgueil mal placé de sa coéquipière. Si elle ne calmait pas ses ardeurs d’ici peu, il se ferait une fois de lui remémorer qui commandait dans cette équipe, et plus encore en ces lieux. Heureusement, Saïn paraissait comprendre ses récentes erreurs, baissant le nez chaque fois que les pupilles argentées se posaient sur sa personne.

Contrairement au reste des appartements du Dôme d’Honneur, le chemin menant au fief du Seigneur Régent interdisait à quiconque n’étant ni proche de ce dernier et de sa famille, ni Élitiste Royal en de très rares cas, ou encore muni d’une dérogation spéciale remise par le souverain en personne, d’y pénétrer. Voir de seulement s’égarer dans les épais sous-terrains enfouis sous la structure du palais, encore considérés comme une légende par la majorité des Daminiens. Peu de vagabonds eurent l’occasion de seulement raconter avoir trouvé les mystérieux passages alimentant les murmures des hautes sphères. Moins encore éprouvèrent le désir de bavarder un nouveau jour avec son voisin.

Beaucoup de rumeurs circulaient sur les bas-fonds du Dôme d’Honneur. Peu savaient à quel point leurs spéculations restaient loin de la réalité.

Alors que les couloirs furent savamment ornés de lourdes tapisseries, évoquant des scènes soigneusement choisies par les rares artistes officiels, puis approuvées par le Seigneur Régent en personne, seules nombre de pierres dans les tons bleus et violacé composaient les longues allées transmettant l’écho des bottes ferrées de Teos. Les sandales à semelles souples de Saïn n’émettant que de légers chuintements presque inaudibles. Fugitivement, Teos songea qu’Adriel n’aurait pas produit le moindre son. À intervalles réguliers, des colonnes rectangulaires émergeaient du sol pavé d’un rouge écarlate. D’un brun terreux, certaines étaient entièrement intactes, fièrement dressées dans le silence pesant le plus souvent en ces lieux, tandis que d’autres tenaient à peine sur leur base, détruites par un lointain effondrement probablement, ou une instabilité dans leur structure peut-être. Au fond, Teos n’en savait rien, et s’en moquait éperdument, en toute honnêteté. Pourquoi un rocher tombait et pas son voisin ? Question sans utilité.

Ils montèrent un petit escalier de pierre aux marches étroites, de petites obélisques grises posées le long de la rampe ne dépassant guère leurs chevilles. Passé cette dernière plateforme, l’arsank géant, communément appliqué sur tout site et ornement en rapport avec la Lignée, se dévoila à leurs iris admiratifs. Face à ce symbole de puissance et d’autorité, Saïn en oublia jusqu’à la plus petite notion de rébellion, uniquement désireuse de renouer son serment de mettre sa vie à disposition de son Seigneur. Un revirement d’attitude satisfaisant grandement le jeune homme. Au lieu d’être simplement gravée à même le mur poli jusqu’à l’usure, une aura grise luisait doucement dans la pénombre, projetant des fragments d’éclats sur la chair foncée des deux adolescents. Le médaillon d’un mauve fluorescent , brillant légèrement plus faiblement que la créature fantasmagorique qu’il entourait, donnait une impression de relief à la sculpture imposante, avertissant tout intrus qu’il venait de s’aventurer dans le cloaque de sa future sépulture. Quatre statues, d’un doré reflétant les iridescences de leur voisine, flanquaient les quatre coins du plateau carré dans lequel ils venaient de pénétrer. Représentant quatre silhouettes humanoïdes, deux masculines et deux féminines, Teos les appelaient secrètement « Les Conquérants », à cause de leur attitudes hautaines, majestueuses, comme si le monde appartenait à leurs corps de granit, de par le droit accordé par le sang figé comblant leurs veines. Pour autant, nul ne savait qui pouvait bien se trouver représenté, et malgré les efforts déployés, personne ne parvint à les déplacer ne serait-ce que d’un centimètre. Saïn, pour sa part, n’accorda pas le plus petit regard à leurs formes dominatrices, totalement absorbée par le passage menant au Saint Graal de l’Élitiste Royale vivant en elle. Cependant, il ne manqua pas le mouvement instinctif de sa main, montant vers l’endroit où se tenait en permanence son X-Reader, avant de la laisser retomber lentement le long de son flanc (parce qu’elle se trouvait trop impressionnée pour céder à sa brutalité naturelle ? Ou espérait-elle qu’en évitant d’attirer l’attention de Teos, ce réflexe lui échapperait ?). Si perdue que pouvait l’être Saïn sans son arme, seule une idiote dénuée d’une once de bon-sens aurait seulement donné l’impression de vouloir utiliser la plus petite parcelle de kaïru de Thiers. Et pour le regretter, il aurait fallu être doublement idiote.

Qui plus est, la Source se trouvait juste à côté, sous leurs pieds, et pourtant inaccessible.

Teos s’avança vers sa destination, peinant instinctivement à détacher son regard des deux orbes carmin de l’arsank, semblant suivre le moindre de ses mouvements. Lutter contre la fascination qu’ils procuraient, proche de l’extase, se révélait chaque fois presque… déprimant. Pour autant, hors de question de le montrer. Vérifiant la présence de Saïn à ses côtés, quoique quelques pas en retrait (la petite leçon l’avait-elle convaincue de rester à sa place ? Une bonne chose), il joignit les poings, faisant le vide dans son esprit.

Répondant instantanément à son appel (une chance, particulièrement quand sa coéquipière distinguait de si près ses possibles réussites… et échecs), son énergie intérieure effleura presque agressivement sa conscience. Il ne s’en inquiéta cependant guère, habitué, se contentant de la saisir à bras-le-corps, la soumettant impitoyablement à sa volonté. Ce détail effectué, il nimba sa paume d’une aura correspondant à son énergie interne, l’appliquant sur la mâchoire entrouverte de l’animal inanimé.

Le médaillon démesuré pulsa brièvement, accentuant le rayonnement de ses contours abrupts. Dans un crissement sourd, la masse pierreuse commença à se mouvoir, se séparant en quatre quartiers engloutis avidement par ses contours. Le passage étant ainsi dégagé, Teos laissa la source de son pouvoir repartir dans les limbes de sa puissance, prenant néanmoins la précaution de vérifier être en capacité de la mobiliser n’importe quand. Une précaution qu’il n’aurait prise en temps normal, car laisser penser qu’il se tenait prêt à utiliser son pouvoir se révélait aussi préjudiciable qu’utiliser un X-Reader. Cependant, contrairement à ses précédentes visites, le Seigneur Héritier ne se sentait pas serein. Impression fugitive, qui pourtant ne venait guère d’apparaître comme par magie s’il était honnête. Pourtant, aucune menace ne planait sur le Dôme à sa connaissance. Vraiment, ne pas avoir encore réussi sa mission en cours finissait par jouer sur ses sensations.

Une insignifiante passade sans nul doute, à laquelle il ne fallait pas prêter attention.

Lisse et luisant de l’aura grisâtre, si caractéristique, la surface du portail ondulait par intermittence, tout en continuant à paraître figée, imperturbable. Comme si quelqu’un s’amusait à passer sa main sur la surface brillante d’un bassin rempli de mercure. L’image des deux adolescents se reflétait dans ce lac sombre, mais en très flou, déformée au gré des remous.

Quiconque ne possédant pas en lui la capacité d’utiliser le kaïru de Thiers, ou n’ayant l’étincelle de pouvoir nécessaire à son développement, se verrait impitoyablement déchiqueté, passant ses derniers instants à subir en hurlant la métamorphose de son corps sous les assauts de l’énergie.

Un juste châtiment pour qui ne respectait pas le Trône.

Teos passa le premier, de l’assurance que seule peut conférer l’habitude. Son image sembla s’accoler à son corps, se fondant en une seule identité indistincte, terriblement distordue, plus comme un fantôme d’adolescent traversant le portail. Des frissons parcoururent son corps, qu’il ignora superbement, déjà concentré sur la suite des évènements. De plus, ce n’était pas des tremblements comme l’on en ressentait en traversant le cours d’une eau glacée. Cela ressemblait plutôt à la sensation éprouvée quand le kaïru de Thiers emplissait le corps du jeune homme, un plaisir indescriptible… Sauf que celui-ci se trouvait présent tout autour de lui, donnant l’impression de pouvoir le saisir en tendant simplement le bras. Pourtant, il aurait été vain de tenter l’expérience ; rien d’autre qu’une intense frustration ne viendrait se présenter au futur Seigneur Régent. Présent sans pouvoir être seulement aperçu, voilà le paradoxe du passage vers son Père.

Par contre, s’il avait pu supprimer l’impression de détachement venant de chacune des cellules de son corps, cela ferait belle lurette qu’il mettrait en application cette solution. Comme si toutes les parties de son corps, une fois dématérialisées et séparées en diverses catégories, se trouvaient traitées les unes après les autres par le kaïru de Thiers. Heureusement, son Père maintenait la Source d’une poigne d’acier, ayant lui-même instauré cette épreuve de confiance envers ceux se voyant accorder l’honneur de pénétrer son fief.

Enfin, après ce qui lui parut une éternité, Teos déboucha de l’autre côté du portail. Se retournant, tout en s’écartant prudemment, il vit avec une netteté surprenante, contrastant de l’obscurité aperçue de l’autre côté, l’intérieur de la petite estrade qu’il quitta quelques secondes à peine plus tôt. Même, de par la luminosité relative sourdant de l’ouverture, il éprouvait l’impression d’observer la pierre en relief, lui donnant une profondeur inattendue. La silhouette de Saïn lui apparaissait tout aussi clairement, n’était ses contours légèrement flous. Cependant, elle se déplaçait comme au ralenti, la plupart du temps, avant que ses gestes ne se retrouvent brusquement accélérés, comme dans un rêve au sein duquel la notion temporelle se trouvait grandement perturbée.

Là encore, Teos ne s’en inquiéta guère, habitué au phénomène. Non content de barrer la route à tous les indésirables incapables de maîtriser le kaïru de Thiers, son Père utilisa sa propre Compétence afin de perturber les rares qui auraient éventuellement pu passer au travers des mailles de son filet. L’astuce étant de toujours regarder devant soi, permettant ainsi de ne pas se laisser emporter par le flot d’images se précipitant tantôt sur la rétine du passeur, tantôt s’étirant à l’infini au point qu’un seul battement de cil ne semble s’étirer sur des heures. De justesse, il pensa à la confier à sa coéquipière, la veille, quand il vint pour la prévenir de son rendez-vous du lendemain avec le Seigneur Régent. Elle tenta, bien sûr, d’en savoir plus, sans succès. À dire vrai, Teos en personne ne connaissait pas l’étendue de la Compétence de son Père ; il savait surtout que l’homme était capable d’emprisonner éternellement les parjures au sein d’une dimension de cauchemar, et cela lui suffisait amplement.

Sans se trouver totalement certain que ce qu’il voyait au travers du portail se déroulait au moment où Saïn engageait ses actions, il la vit s’approcher à son tour du médaillon (relevant l’ourlet de sa robe, s’il interprétait correctement). Rapidement d’abord, puis si lentement qu’elle en paraissait hésiter à chaque seconde, elle finit par traverser le portail à son tour, retrouvant la vitesse normale de ses mouvements. Son visage exprimait un mélange entre une extase presque douloureuse, et un impérieux désir d’en savoir plus.

Aussitôt sa coéquipière présente à ses côtés, la chaleur le frappa de plein fouet. Un autre phénomène habituel, pourtant, il regretta de n’avoir songé plus tôt à choisir une veste plus fine. Et à ne pas mettre de gants, finalement, quitte à dévoiler les tatouages remontant le long de ses poignets…

Tout autour d’eux, une gigantesque caverne rocheuse, aux parois présentant une agressive nuance de carmin teinté d’ocre et veinée régulièrement de gris, formaient une ogive qui aurait pu paraître naturelle, aux deux côtés du sommet paraissant se heurter de plein fouet, leur donnant une apparence analogue à celles de lames rocheuses cherchant inlassablement à déchiqueter sa congénère. Irréguliers, les contours s’étalaient néanmoins tous vers un point précis, partant du halo impénétrable entourant le portail, jusqu’à se prolonger au plus profond de la caverne, droit devant eux. Cependant, aucune fumée, ou autre vapeur, ne s’échappait de leur masse imposante, dont les pieds plongeaient dans un abîme si profond qu’il en était impossible d’en distinguer le fond.

Bien que la passerelle sur laquelle reposaient les deux adolescents soit suffisamment large pour laisser passer deux corps de front, et même le double, Teos s’engagea le premier, ne manquant pas le regard ennuyé de Saïn suite à son geste. Mais elle n’émit aucune protestation, se contentant de le suivre en silence. Le sol, à la fois lisse, puis devenant soudainement plus rugueux que les anfractuosités murales, était recouvert d’un épais et lourd tapis d’un bleu si foncé, qu’il en paraissait noir aux reflets corbeaux. Brodés de fils d’argent entremêlés de blanc, des carrés décoratifs prenaient place sur toute la longueur de la passerelle, représentant des scènes de victoires, le symbole de la lignée, voir de complexes motifs géométriques si ingénieusement insérés les uns dans les autres, que l’adolescent, comme quiconque, aurait été bien en peine d’en séparer le début de sa fin. À droite et à gauche, se trouvaient érigées des colonnades dans le style antique, regroupées par deux ou trois sur des socles de pierre grise individuels. Par moment, afin d’éviter à l’œil de se perdre dans une monotonie ennuyante, d’autres statues garnissaient l’exposition ainsi présentée. Elles représentaient toutes un des monstres kaïru employé par l’un des Daminien capable de le maîtriser. Saïn marqua un temps de pause devant la représentation de Slab, croisant les mains pour les empêcher de toucher le granit brûlant. Heureusement, Teos n’eut pas à l’interpeller – parler sans la permission de son Père, et particulièrement avant le souverain du Dôme, aurait été très mal vu, y compris s’il s’agissait de son fils. Se secouant, elle agrandit sa foulée, rattrapant sans efforts le jeune homme en réussissant, pour une fois, à ne pas laisser transparaître ses émotions. Curieux, il se demanda combien de temps elle parviendrait à se maîtriser si bien.

Suivant un schéma identique sur les trois-quarts de sa surface, la passerelle perdait légèrement de sa largeur sur la fin de son cheminement, cédant la place à un imposant escalier à plusieurs paliers. Ses marches étaient pourpre, ses rebords, faisant aisément deux fois la taille de Teos, gris. Dépourvu de rampe, sur ses débords se trouvait gravé l’arsank géant de la Lignée, apparaissant de nouveau à chaque palier franchi. Aux pieds de l’escalier, ainsi qu’à son sommet, une paire de pied de colonnes le ceignait. Au lieu de continuer à exposer de vulgaires constructions rocheuses, un cylindre transparent laissait entrevoir le scintillement de ce qui ressemblait à une brume, mais en plus compacte, opaque, et presque lumineux.

Choquée, Saïn tourna vivement la tête vers son guide, la bouche entrouverte d’étonnement.

Empli d’un orgueil légitime, Teos opina affirmativement du chef. La Source entière ne pouvait être déplacée, mais rien n’empêchait le Seigneur Régent d’en conserver une fraction en permanence à sa portée.

Enfin, passé l’escalier, un autre tapis, moins large, se superposait à celui foulé par leurs semelles, se déroulant jusqu’au Trône disposé sur une petite estrade, à quelques mètres de là. Bien plus clair que le précédent, ses bordures stylisés étaient dorées, bien plus nombreuses et recouvrant presque l’entièreté du rebord de la pièce d’étoffe. Avant d’accéder à la dernière partie de la passerelle, celle-ci abandonnait sa forme rectiligne, créant un losange étiré au bout duquel, en face des adolescents, se tenait le Trône. Derrière lui, une structure pierreuse environ quatre fois plus grande rappelait étrangement la forme d’un petit temple, au sein duquel se tenait le symbole ultime de l’autorité du Dôme. Partant de chaque côtés, des tentures d’un rouge vif tressé de orange, safran et flavescent venaient rejoindre les piliers aux pointes du losange. Ne traînant pas sur le sol, elles laissaient entrevoir les parois rocheuses, se rejoignant précisément derrière l’autel surmonté de ce qui ressemblait à une coiffe majestueuse minérale.

Et au-dessus de cette coupole à peine sculpté, l’arsank géant la surplombant, merveille de détails et de fioritures, tout d’argent fondu, d’écailles d’émeraude et de griffes rubis, n’en était que bien plus mis en valeur. Après une multitude de visites, dans toutes les circonstances possibles, Teos ne prêtait qu’une attention toute relative aux proportions colossale de la grotte ardente, tout comme les colonnades inanimées ou la passerelle richement décorée ne l’intéressait pas. Cependant, la sculpture, si réaliste, de l’animal, continuait à l’impressionner comme s’il l’admirait pour la première fois.

Immédiatement, Saïn fut attirée par les lames sans poignée, d’un gris si sombre qu’il paraissait noir par moments, plantées autour de l’estrade. Certaines paraissaient complètes, attendant seulement d’être montées pour commencer leur œuvre destructrice. D’autres, plus petites, étaient rompues sur leur longueur, pas plus grande que la paume de Teos. Une arme redoutable, capable, selon la nature de la victime et de l’acier, de tuer en un seul coup le malheureux se trouvant sur son chemin. Ou, pour les dernières, les seuls moyens d’accéder aux rangs et à une maîtrise du kaïru supérieurs.

Voyant un sourire fantôme flotter sur les lèvres de la jeune femme, Teos sut qu’elle partageait sensiblement ses pensées. Aux siennes s’ajoutant celles de sa récente intronisation, bien entendu.

Le Seigneur Héritier partageait, en secret, le désir de fondre ces lames, ou du moins tenter de les modéliser à sa convenance, afin de créer d’autres artefacts guerriers, au lieu de se limiter à l’arme blanche.

Mais ce rêve, caressé avec espoir, ne serait réalisable qu’une fois la Source libérée de toutes contraintes. Et pour cela, les descendants des Hauts Traîtres devaient impérativement périr. Pour autant, il ne partageait ses idées avec personne d’autre qu’Adriel, et encore, quand il ne pouvait les garder pour soi.

Baissant le regard vers sa botte, là où censément son propre poignard se trouvait en temps normal, il faillit éprouver une once de regret à se trouver ici, patientant sagement en attendant que son Père se manifeste. Alors que sa promise était partie sur Terre quatre jours auparavant, enclenchant les Yeux et les Oreilles du Dôme à leur profit. Enfin, au profit de leur allié plutôt.

En apprenant quel Œil, et surtout où, Adriel irait quérir, Teos avait d’abord cru mal entendre. Y croire fut encore une autre épreuve, avant que son Père ne lui explique toute la vérité.

Là, il eut l’un des sourires les plus larges jamais esquissé au cours de son existence. Le Seigneur Régent allait-il révéler ce qui se cachait sous la surface à sa coéquipière ? Non, ou pas seulement, sinon sa présence ne se serait guère révélée nécessaire.

Soudain, un tremblement puissant agita l’ensemble de la caverne, les cylindres contenant le kaïru dispersant leur soudaine lueur aux quatre coins des appartements du Maître du Dôme. Alors que Saïn allait ouvrir la bouche, demandant si cette manifestation était normal, Teos lui fit impérieusement signe de se taire.

Aussitôt, alors que le Trône restait vide de présence, une aura écrasante entoura l’arsank, symbole de la Lignée, illuminant de l’intérieur les pierreries composant son corps inanimé. La nitescence en devint si puissante, que Teos peina à la supporter, déviant le regard sans bouger sa tête afin d’éviter l’aveuglement. À ses côtés, Saïn ressentait une sensation analogue, excepté qu’elle plissait autant qu’il lui était possible les yeux, cherchant à graver le moindre détail sur sa rétine. Teos avait beau admirer plus que n’importe qui son cher Père, baisant ses pieds à la demande du paternel, il ne désirait point finir complètement aveugle. La luminosité équivalait à celle d’un éclair déchirant le ciel, brûlant la rétine.

– Teos, mon cher fils, et Saïn, la dernière Élitiste Royale en date.

Les intéressés tombèrent à genoux, baissant humblement la tête. Et ce, sans que Teos n’ait à en avertir Saïn. La voix paraissait venir de partout à la fois, du plus profond de leur être, et pourtant semblait tellement irréel ! Nombre de fidèles ou prétendants à la défense de la Lignée, face à cette dernière épreuve, ne purent supporter l’intensité de cette tonalité si imposante, inimaginable !

Seuls les contours de l’arsank sculpté, de sa scène et quelques rebords de la passerelle étaient désormais distincts. Pour autant, aussi puissante soit la luminosité, elle n’était pas blanche. L’éblouissement ne se trouvait guère réservé à la somme de toutes les couleurs.

– Dites-moi comment s’est passé votre dernière mission. Celle où Saïn repéra une Bulle Temporelle.

La propre déglutition, difficile, de la susnommée se trouvait être la réplique exact de celle de Teos. Que son Père ignore le résultat désastreux de l’expédition islandaise lui paraissait impensable. Pourtant, il ne réussissait à déterminer ce que le Seigneur Régent savait, ou ignorait. Aussi l’honnêteté lui parut la plus judicieuse possibilité. Toujours l’échine courbée, Saïn ne fit jamais mine de l’interrompre, cette fois.

– Nous nous sommes effectivement rendus à l’endroit indiqué, mais notre mystérieux inconnu avait disparu, sans explications. En fouillant les environs, nous avons trouvé un combattant, solitaire apparemment. Mais l’un des Radikors, le chef (Teos se félicita intérieurement que sa voix ne trahisse aucunement les troubles l’agitant à propos de sa Némésis), également en… mission, comme le Redakaï aime à le dire, est apparut, nous empêchant de l’éliminer définitivement. Ce n’est pas tout, grâce aux marionnettes d’Adriel, nous découvrîmes un réseau de souterrains, au fond d’une grotte à demi-écroulée…

La sueur, glacée en dépit de la chaleur ambiante, coula le long de son dos. En même temps, ses lèvres plus sèches que du parchemin l’obligèrent à se les humecter nerveusement.

– Sur des espèces de plaques de pierre étaient gravés des écrits, semblables aux nôtres, à ceux du Dôme je veux dire. L’endroit appartenant visiblement aux Radikors, cela prouve que la descendante du Haut Traître Qilin fait bien partie de cette équipe.

– En doutais-tu ? se moqua la voix ; pourtant, une once de bienveillance adoucit son ton.

– Bien sûr que non, Père. Mais seul Zane s’est montré durant cette mission.

– Et pourquoi ne l’avez-vous pas capturé ?

Quelque chose interpella l’adolescent. S’il ne se trompait pas, la voix paraissait seulement… curieuse. Pourtant, un tel échec aurait dû au minimum agacer le Seigneur Régent. Il ne cherchait pas non plus à savoir ce qu’était advenu le combattant solitaire, un détail sur lequel Teos ne revenait pourtant pas. Son Père semblait en savoir aussi long que l’adolescent. Voulait-il tester l’honnêteté de son unique fils ?

– Alors que je l’attaquais, il a réussi à créer un bouclier, à l’aide d’un ou plusieurs objets récupérés dans un étrange coffret. Je n’ai pu voir de quoi il s’agissait, mais la boîte avait un « L » gravé sur son couvercle (plus assurée, la voix du jeune homme gagna en fermeté respectueuse). Cela ne suffit pas à m’arrêter, mais au moment où il se trouvait sur le point de se rendre, il s’est, comment dire, transporté ailleurs sans que je ne puisse l’en empêcher. Je le croyais trop épuisé pour lancer la moindre attaque. Je l’ai sous-estimé, et cette erreur ne se reproduira plus.

– De quel couleur était le bouclier créé par ce garçon ?

Teos et Saïn se consultèrent du regard, interloqués.

– Hum, rouge, en quelque sorte, répondit cependant le premier, perplexe.

Une sorte de long soupir résonna contre les parois, et la luminosité décrut sensiblement. Suffisamment pour que les adolescents puissent ouvrir les paupières sans faire pleurer leurs yeux.

– Je vois… Je demanderai à notre allié ce qu’il pense de cela (Teos put aisément sentir le sourire dans la voix de son Père). Il saura sûrement quoi faire. Mais je ne vous ai pas demandé de venir uniquement pour ouïr le rapport de votre dernière mission.

Si aucun reproche ne venait ponctuer cette déclaration, il était légitime de penser que la sentence, s’il y en avait une, ne serait pas si dérangeante.

– Si notre inconnu s’est masqué rapidement de ta Compétence, Saïn, reprit le Seigneur Régent, je n’ai pas perdu immédiatement sa trace. Cependant, je le ressentais à la fois présent, et ailleurs, aussi étrange cela doit-il vous paraître. Mais s’il disparut promptement, sa trace réapparut quelques temps plus tard. Guère suffisamment pour qu’il soit localisable, certes, mais j’ai réussit à déterminer qu’il se tapit dans les Chemins Temporels. Pourtant, je n’y ai envoyé personne récemment, et nul ne peut y survivre sans finir fou.

Pensif, le Seigneur Régent se tut, comme méditant à la question.

– Si je puis me permettre, osa Saïn, ça me paraît hautement improbable. Pénétrer au sein des Chemins Temporels est un exploit. Réussir à les utiliser, plus difficile encore. Quant à y demeurer plus longtemps que ne l’exige la mission en cours, ou l’entraînement, personne n’a réussi ce tour de force.

Pour une fois, Teos ne contredit pas sa coéquipière, alors qu’elle s’opposait directement aux conclusions de son Père. Hélas, les Potentiels héritant d’une Compétence Temporelle détenaient le plus haut taux de mortalité en cours de formation. Et Zane ne correspondait pas au profil type de ces combattants exceptionnels.

– Pourtant, mon Pouvoir a parlé, rétorqua le Seigneur Régent. Si tu as pu ressentir la présence de cet inconnu, c’est parce que son aura n’était plus masquée par les Chemins. Et pas une fois, il – ou elle – ne se retrouva pleinement dans notre espace-temps.

– Mais comment est-ce possible ? Pensez-vous qu’il y a un rapport avec…

Saïn se tut brusquement, frictionnant ses bras comme si elle se trouvait soudainement atteinte d’une fièvre intense. Ça aussi, Teos le comprenait. Évoquer ce sujet le rendait également nerveux.

Aussi épargna-t-il à sa coéquipière la tâche d’achever sa phrase.

– Le fait que le Tabou de la Mort ait été brisé peut-il expliquer cette étrangeté ?

Un instant, il crut ressentir comme de l’amusement. Son imagination, sans doute, rien n’était drôle dans la discussion actuelle. Enfin, pas aux yeux de Teos en tout cas.

– Probablement, oui, bien que je ne comprenne pas encore pourquoi. Saïn !

L’intéressée manque de sursauter, lissant le devant de sa robe, de manière bien plus naturelle qu’auparavant.

– Je vais avoir besoin de ta Compétence. Traquer cet inconnu est possible, mais il faudra faire vite, et tu dois absolument t’entraîner avant de pouvoir passer à l’action. De plus, il me faudra attendre une nouvelle brèche dans les Chemins Temporels pour mettre mon plan à exécution. Teos, pour ta part, tes propres pouvoirs permettront à ta coéquipière d’être assurée durant nos premières sessions d’essai. Mais tu ne pourras pas, lors du grand moment, nous suivre, car nos énergies combinées seront bien trop repérables. Tous les deux, cependant, allez rejoindre Adriel ; un rendez-vous avec notre allié vous attendra. Êtes-vous capables de mener de front ces deux obligations ? Si ce n’est pas le cas, dites-le immédiatement, car assez de temps a été déjà perdu à traquer des phares dans la nuit !

Teos grimaça discrètement. Ainsi, malgré sa bonhomie apparente, son Père n’admettait pas que son fils et son équipe aient si souvent échoué…

Une vague de colère, mêlée de frustration, sourda en lui, tandis qu’il jurait avec ferveur se sentir à la hauteur. Saïn lui offrant une courte pause, répétant presque mot pour mot son serment, il se promit, en son for intérieur, qu’il ferait payer cette semi-humiliation à leurs auteurs. Douloureusement.



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Bonjour, ou bonsoir ! J’espère que le chapitre vous aura plu, et n’hésitez pas à me dire ce que vous avez pensé de l’équipe Daminienne, suite à cette incursion dans leur intimité !



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