L'Arche du Péché

Chapitre 20 : La vie la nuit

10991 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 18/01/2021 20:52

La vie la nuit


Comme chaque fois qu’il franchissait les imposants battants de la porte sculptée menant aux entrailles de la forteresse, Koz se demanda quels reproches les Radikors allaient bien pouvoir lui faire. Ou quel prétexte usera Zane pour piquer l’une de ses mémorables crise de colère. Trois jours auparavant, pensant sûrement être hors de portée d’une quelconque réprimande, Diara osa nonchalamment exiger une période de repos qu’elle considérait amplement justifiée. Si son frère adhérait totalement à cette idée (après tout, depuis quelques temps, l’équipe dominante leur confiait la plupart des missions kaïru), jamais il n’aurait prit la stupide initiative de présenter la chose comme un dû. La suite lui prouva que sa vision des choses était des plus corrects, puisque, après une série de remontrances bien senties, Zane préposa la jeune princesse blonde au déblayage des zones supérieures de la forteresse. Une tâche des plus ingrates, de l’avis de l’adolescente, qui n’avait obtenu la permission de repartir auprès de sa famille qu’une fois sa royale tenue couverte de poussière, et ses ongles écorchés en divers endroits.

Quant à Koz, qui, imitant Teeny, choisit sagement de se taire durant toute la logorrhée destinée à prouver l’inutilité de faire preuve de générosité envers l’équipe princière, il restait persuadé que la punition aurait pu être moins humiliante. Si sa sœur n’avait pas eut la bêtise de laisser sous-entendre le peu de travail effectué par les Radikors. Combien de soufflantes Diara devait-elle encore subir, avant de comprendre que l’étonnante libération de leurs parents ne signifiait pas que Zane tolérerait chacune de ses innombrables exigences ?! Si le prince se montrait reconnaissant envers l’irascible extraterrestre, il n’oubliait cependant pas sa réputation de colérique mégalomane. Néanmoins, il avait libéré ses parents, les avaient averti du possible futur retour de Lokar, et les laissa partir s’installer dans un lieu lui restant totalement inconnu. La seule véritable contrainte imposée par la suite étant qu’ils avaient interdiction de quitter la Terre tant que Zane aurait besoin de la présence des Imperiaz.

Une seule fois, les parents de ces derniers tentèrent de passer outre cette proscription, les Radikors étaient intervenus avant même les billets du spatioport entre leurs mains, enfermant le couple une nouvelle fois dans leur geôle infâme. Il avait fallut toute la persuasion des Imperiaz (moins Diara, ses cris rageurs auraient au contraire excités la colère de Zane), et nombre de prosternations aussi humbles que possible (la blonde princesse elle-même n’ayant put y couper), sans parler des excuses spécifiques des souverains déchus, pour convaincre le récent chef des E-Teens à les libérer. Au moins, cette semaine de rappel à l’ordre incita les Imperiaz à obéir aux ordres direct de l’adolescent, et aucune autre incartade ne fut commise. En échange, pas une fois Zane ne se servit de la stupide désobéissance de ses parents pour faire pression sur l’équipe. Et pour cela, Koz aurait été prêt à parcourir le globe et à satisfaire ses moindres désirs, pour ne pas lui donner l’envie de revenir sur ses décisions. Un sage précepte, que Diara, encouragée par leur père outré de voir ses enfants accourir à la moindre convocation, oubliait volontairement de suivre !

Il ne pouvait même pas lui souffler un bon coup dans les bronches, en tant qu’aîné, car papa Burkby ne laisserait jamais qui que ce soit traumatiser sa petite princesse adorée ! Non pas que Koz, de toute façon, déciderait de s’imposer ; depuis l’enfance, il s’était habitué à suivre les désirs de sa sœur sans sourciller, quitte à, afin de la détourner d’une très dangereuse initiative, s’arranger pour qu’elle croit que les idées de son frère soient les siennes. Un jeu dans lequel il était devenu expert, au point que Diara se retrouve aujourd’hui persuadée d’être la tête pensante du groupe. Exclusivement.

Mais là encore, il ne disait rien. Ayant été élevé en entendant que rien ne devait contrarier sa petite sœur adorée, cela faisait bien longtemps qu’il ne se permettait guère plus que quelques exclamations agacées, ou soupir désabusé quand elle accablait le reste de son équipe de reproches. Et à quoi bon, même quand elle mentait comme une arracheuse de dents, elle croyait tellement à ses fables que rien ne parvenait à la raisonner. Alors, s’opposer ouvertement à ses décisions, très peu pour lui !

Par contre, si jamais la soudaine convocation à se rendre le plus rapidement possible dans la forteresse avait un quelconque rapport avec l’une des récentes provocations de Diara, Koz se promit qu’il ferait une exception, dusse-t-il endurer par la suite les foudres de papa !

Quand, en plein entraînement sous le plomb d’un soleil d’une plage tropicale, son X-Reader, et seulement le sien, se mit à vibrer pour signaler un appel venu de la forteresse, il crut tout d’abord à une erreur de canal. En effet, pourquoi les Radikors chercheraient à le contacter, et ce sans avertir par la même occasion ses sœurs ?

Pourtant, ce fut effectivement le cas. Plus surprenant encore, Zane en personne exigea de lui qu’il se rende sans tarder dans son repaire, à l’endroit habituel, sans prévenir qui que ce soit. N’oubliant pas, au passage, de le menacer si jamais il osait contrevenir à cette exigence. Comme Koz se trouva contacté pile au seul moment où il se tenait éloigné du reste de sa famille, il ne doutait pas que dans le cas contraire, son « chef » le saurait dans la minute…

Aussi attendit-il prudemment la nuit, une fois tous les autres membres de la royauté endormis, pour se glisser à l’extérieur du campement péniblement dressé la veille. Sa seule chance de ne pas être repérée par l’une de ses sœurs. Ces dernières finiraient probablement par vouloir le suivre à tout prix, et même s’il remettait son départ à plus tard, elles ne le lâcheraient plus d’une semelle en attendant de connaître la vérité !

Tout d’abord ravi – et particulièrement fier – de l’excellent déroulement du début de son plan, la montée de l’interminable escalier menant à la plateforme, celle-ci permettant à son tour d’accéder à l’intérieur de la forteresse, fut fort propice aux cogitations en tout genre. Et pour ne rien arranger, son imagination s’enflamma rapidement, en dépit de ses vaines tentatives pour la contenir, mettant en avant toutes les horreurs pouvant possiblement lui être infligées. Bien évidemment, la crise de colère d’un Zane des plus rageur figurant en dernière place des pires situations probables… Hélas, comme son maléfique prédécesseur, le vert semblait décidé à conserver les étages inférieurs au service des habitants de la forteresse, poussant les visiteurs à gravir les épuisants échelons sans la moindre rambarde de sécurité. Un plaisir, dont Koz se serait bien passé, s’il avait eut le choix.

Les récurrents échecs des Imperiaz au sein de la quête du kaïru n’aidant en rien à la remontée de son trouillomètre… Ce n’était tout de même pas sa faute si les Stax détenaient une chance incroyable, et les battaient injustement ! D’ailleurs, tous les E-Teens avaient perdus contre l’équipe monastèrienne, y compris les Radikors ! Impossible, donc, d’utiliser ces légers dérapages pour lui passer le savon du siècle !

Hum… Koz n’était pas certain que Zane apprécie cet argumentaire.

Un violent frisson secoua sa carcasse transie. Ah oui, avec tout ça, il n’osait plus entrer dans l’immense bâtisse. Simplement poser la main sur la clenche refroidie par l’air ambiant, lui-même rafraîchi par les glaciers s’étendant à perte de vue, paraissait être un effort insurmontable. A plus de dix mètres de l’entrée, il fixait l’inoffensif morceau de métal comme s’il risquait de lui sauter à la gorge. Ou bien de se fendre d’une mâchoire vorace, ravie de lui croquer les doigts en guise de punition. Avec les Radikors, si le ciel se trouait soudainement pour laisser débarquer une invasion d’extraterrestre, dont Koz serait l’offrande généreuse en échange de leur soutien, le prince se demanderait seulement comment les adolescents faisaient pour contacter les peuplades les plus reculées de la Galaxie…

Levant le nez, Koz frotta vigoureusement ses mains les unes contre les autres, soufflant dessus dans l’espoir de leur faire regagner un peu de chaleur. Il devait se décider, enfin, en T-shirt au milieu des glaces, il n’allait pas faire long feu, à rester planté bêtement sur une plateforme exposée aux moindres courants d’air !

Ou alors, poussé à bout, Zane allait lui annoncer qu’il garderait de nouveau ses parents prisonniers, et ne les libérerait pas tant qu’il aurait besoin d’eux ?! Et s’il décidait de garder leurs bagues royales ? En tant que symboles de l’appartenance des Imperiaz à une lignée digne du trône, leur perte signerait la fin de toute prétention à régner, y compris pour Diara. Et leur planète resterait à jamais plongée dans le chaos.

Par contre, pourquoi diable le ciel restait-il sans arrêt couvert dans la région ? Y compris quand, ailleurs, le temps était censé tourner à l’été ? Pas un rayon d’astre solaire n’illumina le métal ocre recouvrant la structure de la forteresse, de toutes les années durant lesquelles il dut s’y rendre, traînant la majeure partie du temps les pieds. Le pire étant qu’il avait parfaitement conscience de se concentrer sur tout, sauf l’imminent face-à-face avec le chef des Radikors…

– D’après Zair, c’est la manipulation fréquente et intensive de kaïru qui produit cet effet-là, déclara une voix familière.

Lâchant un petit couinement peu viril, Koz sursauta, manquant glisser sur… eh bien, il ignorait quoi, mais il savait avec certitude qu’il fut à deux doigts de tomber !

Certain de se retrouver devant un Zane écumant de rage, suite à un retard de deux minutes sur l’horaire prévue dans son planning imaginaire, le jeune homme se redressa immédiatement, hésitant entre baisser simplement la tête ou effectuer un semblant de génuflexion. Puis retint difficilement une exclamation surprise quand, contrairement à ce qu’il croyait, la haute silhouette de Tekris haussa un sourcil intrigué. Son visage exprimait clairement son oscillation entre un franche moquerie (réaction provoquant invariablement une réponse moqueuse de la part de Koz ; après tout, il ne s’agissait que du sous-fifre), et la nette envie de recommencer plus tard.

Préférant largement éviter de connaître le choix du colosse, il s’empressa de demander :

– Pardon ? De quoi tu parles ?

Peu dupe de sa tentative de diversion, Tekris l’observa silencieusement, d’une telle façon que Koz se sentit proche d’être atteint de gymnaphorie. Heureusement, ce gênant examen visuel ne dura pas très longtemps, l’autre daignant enfin répondre avec un brin de condescendance amusée.

– Eh bien, ta question sur le ciel. J’en conclus que tu ne m’a pas entendu arriver ?

– Figure-toi que je me concentrais, rétorqua presque agressivement Koz.

Bon sang, il ne s’était même pas rendu compte d’avoir parlé à voix haute…

– Oui, bien sûr, ricana le colosse, croisant les bras sur son imposante poitrine. Je ne pensais pas qu’il en fallait si peu pour te faire grimper aux rideaux ! Enfin, s’il y avait des rideaux à l’extérieur, bien sûr.

– Que… Ca ne va pas bien dans ta tête ! éructa le prince, incertain de ce qu’il entendait.

– Pas pire que toi, à te peler les fesses dehors juste parce que tu ne veux pas entrer. Tu sais que j’ai failli débarquer en attaquant sans sommation ?

De nouveau, un lourd frisson chemina le long de l’échine de l’Imperiaz. Décidément, à chaque nouvelle visite, les Radikors paraissaient de plus en plus nerveux. Et il aurait payé cher pour connaître la raison de cette susceptibilité croissante.

– Vous avez des ennuis ? tenta-t-il, le ton neutre.

N’y tenant plus, Tekris éclata de rire, tapotant sa tempe de son index recourbé.

– Si c’était le cas, tu crois que je te le dirai ? Tu as eu de la chance que ton immobilité me fasse douter de tes intentions. Un Imperiaz en fauteuil roulant, ça ferait tâche.

-Mon immobilité ? Attends, tu veux dire que depuis mon arrivée, tu arrives à me voir ? Enfin, non, sinon tu saurais que je ne voulais pas attaquer la forteresse. Ou alors…

– Te casses pas la tête, soupira Tekris, et contente-toi de me dire ce que tu fais là.

– Laisse tomber, il est pour moi.

Se retournant vers l’entrée, le colosse fronça significativement les sourcils, visiblement aussi étonné que son vis-à-vis princier. Donc, il ne s’attendait pas à trouver son chef d’équipe ici ?

La communication laissait franchement à désirer, ou bien ? Si ce n’était pas risible ! L’équipe dominante incapable de se tenir au courant des faits et gestes de chacun !

Tout à coup, Koz se sentit bien moins angoissé. Sa présence en ces lieux n’avait peut-être finalement aucun rapport avec le comportement de sa sœur, ou les rares échecs de son équipe. Zane voulait sûrement quelqu’un de confiance pour surveiller sa propre équipe, ou autre chose dans ce style. Si ses suppositions se révélaient exact, il y avait moyen d’en tirer avantage, ou du moins, de profiter d’un faux-pas de l’adolescent à la tête des E-Teens, pour renverser les rapports de domination…

Aussi décida-t-il de montrer sa déférence à l’égard de ce dernier, effectuant une rapide génuflexion en guise de respect. Autant être aussi proche que possible, une fois l’erreur commise.

Zane apprécia visiblement cette considération nouvelle, puisqu’un sourire satisfait étira presque imperceptiblement ses lèvres. Néanmoins, cela disparut si rapidement que Koz se demanda un instant, s’il ne venait de rêver. Dans le doute, il se releva, peu désireux de paraître suspect.

– Les Stax ont osé tenter une incursion sur mon territoire, lâcha l’adolescent, mépris furieux dans la voix. Bien que je les ai renvoyé d’où ils venaient, agrémentés de quelques contusions douloureuses (la façon dont fut prononcé ce mot, comme si le vert suçait un bonbon, ramena une vague inquiétude au sein de l’Imperiaz), une telle chose ne peut se reproduire. Aussi avons-nous fait en sorte de ne plus nous faire surprendre, grâce à un système de sécurité qui permet de remettre à leurs place les imbéciles se croyant plus malins que nous.

Si jamais le jeune prince en eut douté, les prunelles onyx dardant ses propres iris dorées l’avertirent, sans l’ombre d’un doute, que la mise en garde le concernait tout autant.

Déglutissant péniblement, Koz dut s’y reprendre à deux fois, avant de réussir à articuler une phrase compréhensible. Pas question de se ridiculiser, et encore moins devant Zane !

– Une précaution des plus censées.

Il faillit s’incliner de nouveau. Mais le regard excédé de son interlocuteur l’en dissuada.

Une révérence de plus, et son obséquiosité finirait très mal vue… Pourtant, il lui semblait que le chef des Radikors adorait les flatteries grossissant son ego ?

– Continue comme ça, marmonna l’intéressé, et je vais vraiment croire que tu me prends pour un cornichon.

Il lisait dans les pensées, ou quoi ?!

– Au cas où tu te demanderais, ton visage est d’une lisibilité indécente. Même pour moi. Par exemple, tu ressembles en ce moment tellement à un noyé voyant sa bouée de sauvetage dériver, que j’en rirais !

Bizarrement, il ne paraissait pas le moins du monde proche d’une quelconque hilarité.

Considérant la discussion close, Zane se tourna à demi vers son coéquipier, toujours posté à quelques mètres des deux autres garçons. Koz commençait à saisir la notion de relation triangulaire…

– Bref, laisse-le passer, je lui ai demandé de venir.

– A cette heure-ci ? s’étonna le colosse.

– Le plus tôt que ses petons parfumés pourraient faire. Hélas, je n’imaginais pas qu’il mettrait tant de temps à venir. Sauf si ma mémoire me fait défaut, ce qui ne m’arrive jamais, cela fait des heures que je t’attends !

Pourquoi, gémit intérieurement l’Imperiaz, fallait-il que l’on se rappelle de sa présence pile au moment des reproches ! Et pire, le vert attendait une réponse ! Vite. Et très impatiemment.

– Euh, eh bien, j’ai dû attendre que ma famille s’endorme, sinon mes sœurs m’auraient suivies, voir me harcèlerait de questions pour connaître le pourquoi de cette convocation.

– Ca ira pour cette fois, consentit à grogner Zane. Mais je te conseille de ne plus me faire attendre, ou sinon…

Comme à son habitude, il ne finit pas sa menace, laissant le soin au jeune homme d’imaginer la suite.

– C’est bon, je ferais plus attention, s’empressa-t-il d’affirmer, ajoutant un signe affirmatif de la main.

– Et plus sérieusement, intervint Tekris, la mine toujours renfrognée. Je peux savoir ce qu’il fait ici ? Parce que j’aimerais bien être prévenu, quand un Imperiaz doit franchir les limites de la forteresse. Ca m’éviterait de me presser pour, au final, des cacahuètes.

Koz fut sur le point de s’insurger. Comment ça, des cacahuètes ?! Son équipe faisait sans conteste partie des meilleurs de tous les combattants, quelques soit les diffamations entendues !

Hélas, Zane lui grilla la politesse, avant même qu’il n’eut ouvert complètement la bouche.

– C’est privé, rétorqua-t-il, une lueur d’avertissement passant dans ses yeux onyx. Mais si tu insistes, je verrais pour t’informer des futures allées et venues de notre cher E-Teens.

Vu l’expression du colosse, il peinait à croire les affirmations de son coéquipier… Koz ne pouvait pas lui en vouloir, à sa place, il douterait de chaque fait et geste de son camarade ! Ce dernier n’étant pas réputé pour sa franchise à toute épreuve.

Néanmoins, un autre détail l’intrigua plus encore – et remonta, en même temps, son niveau d’angoisse. Ses futures allées et venues ? Alors il était destiné à revenir auprès de Zane régulièrement ? L’autre semblait le penser, en tout cas. Jetant un rapide regard en contrebas (non, décidément, impossible de sauter ; à cette hauteur, impossible d’en réchapper), il compatit totalement avec la souris propulsée entre deux matous sur le point de se faire la raie au milieu, dans tous les sens du terme.

– C’est toi le chef, déclara finalement Tekris en enfonçant les poings au fond de ses poches.

Personne ne crut à sa tentative de paraître détaché. Koz lui-même, pourtant peu intuitif, sentait la tension croissante enflant dans les frimas balayant les steppes.

Comment l’extraterrestre à la peau grise faisait-il pour rester en manches courtes et jean, sans sembler le moins du monde incommodé par le mercure indécemment bas ?! S’ils avaient l’obligeance de cesser leur bagarre de regard dominateur, le jeune homme prendrait volontiers une bonne tasse de café fumant, bien à l’abri des bourrasques s’engouffrant dans sa nuque sensible. Et encore, portait-il sa traditionnelle écharpe bleu… Des gants n’auraient pas été de refus non plus… Ainsi qu’une couette…

Un fracas épouvantable, dont l’écho se trouva répercuté dans le pesant silence régnant sur la plateforme, détourna les deux Radikors de leur affrontement visuel. Laissant échapper un petit cri étranglé, Koz se retourna précipitamment, ses iris fouillant les parcelles offertes à sa vue, à la recherche d’une explication rationnelle. On aurait dit la rencontre entre un trente-huit tonnes, et un magasin de verroterie !

Détail ne le rassurant pas le moins du monde, Zane et Tekris oublièrent instantanément leur querelle passagère, le premier adoptant immédiatement une position de défense, tandis que le second tendait l’oreille, sur ses gardes. L’Imperiaz remarquant enfin le marteau glissé dans la boucle de sa ceinture, dont le manche, pourtant visible, attira à son esprit encore jeune quelques pensées peu charitables.

Par chance, aucun ne se retourna, pour remarquer la soudaine rougeur, qui colorait sûrement immanquablement ses joues. Peut-être arriverait-il à apercevoir Zair, en remontant les couloirs ? Ce n’était pas parce que une fois, elle lui administra un cuisant échec sentimental, qu’elle ne finirait pas par comprendre qu’ils étaient faits l’un pour l’autre !

Le bruit d’une fenêtre grinçante que l’on déverrouille, à quelques étages en-dessous de leur position, leur fit tous baisser le nez, intrigués.

– Désolée ! retentit la voix pas le moins du monde repentante de Zair. Mon attaque m’a échappée des mains !

– Tu as eu de la chance que je ne dormais pas ! grogna Zane, suffisamment fort pour réveiller les pingouins à des kilomètres à la ronde.

– Oh, ne commence pas à faire ta mauvaise tête !

Le temps que le chef des Radikors revienne de sa surprise, puis cesse de manquer s’étrangler d’indignation, Tekris put voler au secours de sa coéquipière, lui épargnant l’inévitable remontrance colérique qui aurait suivie. Même si pour cela, le colosse dut surmonter lui-même son étonnement, et étouffer un petit rire fort déplacé. Koz, pour sa part, préférant surveiller anxieusement les réactions de Zane, au cas où il devrait fuir très vite, histoire d’imposer une distance de sécurité vitale entre eux.

– On peut savoir ce que tu fais ? Surtout à une heure pareille ?

– Je n’arrive pas à dormir. Sur ce, veuillez m’excuser les garçons, j’ai un planning à respecter.

Condamnant pour de bon toute tentative de réprimande, les battants, que Koz ne pouvait voir de son point de vue, se referma dans un grinçant mouvement des plus ironiques.

Quelques secondes s’écoulèrent, durant lesquelles Zane détourna la tête, inspirant profondément. Machinalement, l’invité de l’adolescent songea que même pour sa réputation, il s’énervait relativement rapidement. Car ça ne pouvait pas être une sorte de moyen d’évacuer sa frustration… N’est-ce pas ? Pas pour Zane, friand des explosions nerveuses en tous genres ?

–Tout le monde est réveillé chaque nuit, à la forteresse ? demanda-t-il, curieux malgré lui.

Car enfin, à presque trois heures du matin, l’Imperiaz donnerait cher pour retourner sous son édredon, profitant des dernières heures nocturnes pour rattraper le sommeil qu’il perdait en sautillant d’un pied sur l’autre, essayant vainement de combattre le froid s’infiltrant désormais sous ses vêtements.

–Normalement non, marmonna Zane, peu amène.

Ce dernier fixa un instant son coéquipier, intrigué. Par sa présence, ou autre secret connu des Radikors seuls ? Koz ne saurait le dire, quand bien même serait-il soumis à la question.

D’ailleurs, il lui sembla même déceler un brin d’irritation.

– Mais je suppose que Tekris souhaitait vérifier le bon fonctionnement du système de sécurité (le ton, qui n’admettait aucune réplique, incita le colosse à ne pas protester). Je te félicité d’être aussi consciencieux, et je m’en voudrais de te retenir plus longtemps.

Comprenant qu’il se faisait par là même congédier, Tekris opina brièvement du chef, serrant les lèvres pour ne rien ajouter. Tournant les talons, il lança un dernier regard presque de compassion envers Koz, mêlé à une curiosité intriguée.

Constatant que les battants métalliques, gardiens d’une confortable assise réchauffée par les émanations de l’activité régnant en ces lieux, sans que Zane n’en paraisse le moins du monde intéressé, l’Imperiaz commença à sérieusement s’inquiéter. Soufflant dans ses mains réunies, dans l’espoir de les réchauffer, il pensa bien mourir de froid par anticipation, quand le chef des Radikors fit soudainement :

– Allons marcher un peu, tu veux ?

Oubliant que l’interrogatif correspondait en réalité, neuf fois sur dix, à une déclaration ne souffrant d’aucune contestation, il osa – stupidement – protester.

– Euh, dehors ? On ne pourrait pas plutôt, je ne sais pas, aller se mettre à l’abri ?

– Aurais-tu un hameçon planté dans les ouïes ?!

– Mais j’ai froid…

– Parce que tu crois que moi, j’ai l’air de me promener sous des palmiers ?

Effectivement, Zane resserrait les pans de sa cape autour de son corps qui, s’il ne tremblait pas à cause de la bise, tendait inconsciemment vers l’imposante stature rassurante de la forteresse. Koz faillit demander pourquoi, si lui aussi rêvait d’un bon duo canapé-couette, s’obstinait-il à rester plantée sur une plateforme élevée, exposée aux caprices des steppes enneigées ?

Non, mieux valait tenter une autre approche.

– Non, bien sûr, mais rentrer empêcherait sûrement les oreilles indiscrètes d’écouter notre conversation.

À ces mots, l’unique pupille visible de Zane dériva vers la forteresse incomplète, gâchant son futur effet d’indifférence. Qui ne tarda pas à venir, Sous la forme d’un haussement d’épaule peu concerné.

– Ta chambre, par exemple… commença Koz, enhardit.

– Certainement pas ! le coupa Zane, se détournant dans une envolée de sa cape travaillée.

Étonné de ce revirement soudain, il se gratta pensivement la tête, cherchant à comprendre la raison d’une si virulente réponse.

Puis il renonça, emboîtant le pas à son « guide », déjà bien avancé sur la longue coursive entourant le bâtiment. Bien empressé, ce dernier se trouvait sur le point de disparaître derrière le tournant avoisinant.

Le rejoignant en quelques enjambées, Koz le suivit dans un silence pesant, s’efforçant de se concentrer sur tout, sauf les possibles raisons de sa présence, et les morsures refroidissant graduellement son corps. Si seulement lui aussi possédait une cape… Ou même les épais gants enserrant les mains de Zane… Ne comprenait-il pas qu’à ce train-là, son invité retournerait à l’ère glaciaire avant d’avoir pu satisfaire sa curiosité ?!

Enfin, après une marche qui parut interminable, Zane obliqua diagonalement vers le bord, poussant un soupir manquant de se perdre dans les sifflements agressant les oreilles. Intérieurement, Koz ne put qu’admirer le travail fourni par les Radikors, en ce qui concernait la réhabilitation de la forteresse. Si le toit manquait encore de consistance, tous les débris et autre reste de construction désormais inutiles avait été déblayés, ne laissant qu’une surface plane, taillée de manière à lui rendre sa forme première circulaire. Des tôle, pierres et autres matériaux de construction attirèrent immédiatement son regard, tout comme le revêtement presque entièrement refait de la structure principale. Il ne savait pas à quoi ressemblaient les étages inférieurs, dont une bonne partie fut épargnée par l’explosion du repaire de Lokar (et il se trouvait bien placé pour le savoir, étant présent sur les lieux au moment de l’accident), ni l’intérieur à proprement parler, mais il pensait pouvoir affirmer que l’ensemble redevenait habitable. Même si la forteresse perdait ainsi quelque dizaines de mètres de hauteur.

– Dis-moi, penses-tu être capable de tenir ta langue, si jamais tes sœurs t’interrogent ?

Devant produire un effort afin de rassembler ses pensées, Koz répondit avec un temps de retard.

– Peut-être… Tout dépend de la chose que je dois garder.

Frémissant sous le regard accusateur qui suivit, il sut n’avoir pas fourni la réponse espérée.

– Je ne vais pas me baser sur des « peut-être » ou « je suppose ». Je dois savoir si je peux tenter de te demander plus que courir autour du globe afin de me fournir de l’énergie kaïru, et encore, même cette simple tâche ne donne pas les résultats que j’escomptais. Alors ?

Cette fois, le prince n’eut qu’une infime hésitation.

– Je me tairais.

– Si tu essaies de me doubler, je le saurais avant que tu ne puisse formuler clairement cette idée suicidaire, menaça encore Zane.

Apposant son pouce contre sa gorge, il le fit glisser de droite à gauche, dans un mouvement hautement suggestif. Impossible, plus tard, de prétendre n’avoir rien compris.

Koz déglutit péniblement, tripotant machinalement le bout de son écharpe.

– Je t’ai dis que je me tairais, rétorqua-t-il avec une assurance qu’il était bien loin d’éprouver.

Le jaugeant une dernière fois du regard, des plus soupçonneux, Zane finit par soupirer de nouveau. Marmonnant entre ses dents à propos du poids des responsabilités (à ces mots, l’Imperiaz pensa pour de bon avoir perdu la boule ; « Zane » et « assumer » dans une même pensée était bien trop irréel), il sembla soudainement capituler face à son propre raisonnement.

– Bon, puisque tu es là, autant aller jusqu’au bout. Mais sache que si je te confie cette mission, c’est uniquement parce que ni moi, ni les Radikors, n’avons le temps de nous en charger. À force de devoir récupérer les reliques personnellement, précisa-t-il, en se retournant.

Message reçu. Koz grimaça de dépit, s’obstinant à fixer d’un intérêt insondable ses ongles bleuis.

– Tu as conservé les jumelles, pour lesquelles tu t’étais vanté de leur si incroyable acquisition pendant des mois ? Avant que je ne t’assomme avec ?

– À peine une petite semaine, murmura l’intéressé.

Son crâne aurait adoré oublier ce souvenir à jamais.

– Mais oui, je n’allais pas les jeter non plus.

– Parfait, tu vas en avoir besoin. Pour une raison que j’ignore encore (au son de sa voix, Zane était persuadé que ce ne serait plus guère longtemps le cas), le Redakaï au grand complet s’est réuni au monastère de Maître Baoddaï. Lokar t’en montra le chemin, quand il tenta de le réduire à néant durant la réunion de son Conseil (1). Rassure-moi, tu t’en souviens ? À dire vrai, si mes informations sont exactes, les Maîtres sont arrivés depuis deux jours maintenant. Le temps de faire les politesses d’usage, que chacun se remette du décalage horaire, et autre gâterie sénile, les véritables débats commencent en ce moment-même. Enfin, demain, très tôt. Je veux savoir ce qu’ils manigancent. Je ne te demande pas de découvrir la raison de ce soudain rassemblement, je ne vais pas trop t’en demander non plus… Mais débrouille-toi pour en apprendre le plus possible, en un minimum de temps. Tu as compris ?

– Pas très bien en fait. Qu’est-ce que je dois chercher ?

Koz s’attendait à tout en venant au repaire des Radikors. Mais certainement pas à devoir espionner les plus puissants Maîtres de l’Univers ! Est-ce que le Code d’Honneur punissait ce genre de comportement ?

Probablement… Et pourquoi une réunion du monastère intéressait tant Zane ?

– Tout et n’importe quoi. Ce que tu peux.

– Mais s’il m’est impossible d’approcher ? Avec mes jumelles, je n’aurais aucun mal à surveiller les allées et venues, sauf que je n’entendrais rien.

– J’y ai pensé, marmonna Zane, le regard parcourant les tas de tôles encore inusités. Il faudra te débrouiller.

D’accord, aucune solution n’avait été trouvée…

– Et si je ne parviens pas à m’approcher ?

– Alors j’espère que tu ne crains pas ma colère. Prouve-moi enfin que je n’ai pas eu tort de libérer vos parents, parce que je commence à me demander si je ne ferais pas mieux de les jeter aux cachots pour vous motiver ! Fais-toi discret, rapporte-moi des informations utiles, et je reconsidérerais la question !

– Oui, bien sûr, s’empressa de répondre Koz. Je ferais de mon mieux, mais ne m’en veux pas trop si je ne réussi pas à tout découvrir. Mais, attends une minute, tu as su immédiatement quand mes parents ont voulu quitter la Terre. Pourquoi n’utiliserais-tu pas la même méthode ? Parce que je suppose que tu l’as su en nous espionnant, d’une manière ou d’une autre.

– Viendrais-tu de dire quelque chose d’intelligent ? s’étonna Zane, s’intéressant pour le coup de nouveau à sa personne. Impossible, certaines personnes me restent, disons inaccessibles. Et crois bien que toi, tes sœurs et tes parents n’en font absolument pas partie ! Bref, mets-toi en route sur-le-champ. Souviens-toi bien que c’est uniquement par manque de personnel que tu te retrouves à effectuer une mission de la plus haute importance. Alors ne me déçois pas ! Et n’en parle à personne !

– Pas même à Zair et Tekris ? lâcha le prince sans réfléchir, vexé de la remarque.

Il se mordit instantanément la lèvre, trop tard. Zane lui lança un regard suffisamment acéré pour découper les gravats en petits tas fumants. Si la caillasse ressemblait à un certain Imperiaz qui rêvait se se retrouver ailleurs, Koz n’aurait pas donné cher de sa peau.

– Permets- moi de t’aider à descendre l’escalier plus rapidement, comme tu meurs d’envie de débuter ta mission, susurra le vert, yeux brillants d’une aura écarlate.

Avant que sa victime n’ait pu émettre le moindre son de protestation, l’onde de choc provoquée par une « fureur Radikors », lancée avec conviction, projeta le jeune homme hors de la plateforme dans un ci de surprise outrée.

Atterrissant sans douceur sur le postérieur, Koz cracha amèrement un reste d’eau croupie emplissant sa bouche d’un affreux goût de pourriture. Pourquoi fallait-il que le pied de la forteresse soit en partie noyée dans plusieurs centimètres de lac ?! N’étant pas suffisamment naïf, il n’avait pas eu l’étrangeté de se demander si Zane l’avait volontairement envoyé se mouiller les fesses, au lieu de le forcer à seulement supporter la pénétration humide des glaciers…

Et dire qu’à peine une demi-heure auparavant, il sermonnait intérieurement Diara de son manque total de prudence. Maintenant, il voyait à quel point l’occasion de négocier ses services aurait pu leur être bien plus profitable ! Le chef des Radikors en personne l’avoua : il avait besoin des services de l’Imperiaz ! Peut-être même, en se débrouillant bien, Zane finirait par accepter de rendre juste une de leurs bagues royales…

Levant le nez, il constata, dépité, que l’objet de ses pensées se désintéressait déjà de sa personne, après un ricanement fortement auto-satisfait peu discret.

Bon, dans ce cas, il n’avait plus qu’une chose à faire pour ramener l’adolescent à de meilleurs dispositions ; faire exactement ce qu’il disait, afin de ne pas le contrarier outre-mesure…

Mais comment allait-il réussir à contourner les interrogatoires de sa famille, quand celle-ci remarquera son absence ? Régulière, s’il en jugeait les ordres donnés ?


µµµ


Refermant la fenêtre, en forme de pentagone étiré, Zair s’empressa de remettre en place le lourd rideau noir en masquant l’ouverture. De toute façon, vu le peu de luminosité filtrant à travers la vitre tout juste remise en place, cela ne changeait pas grand-chose…

Afin de travailler sur les textes confiés, deux jours auparavant, par Zane, elle avait choisi de s’installer dans une pièce de taille moyenne, à quelques pièces de sa chambre à coucher. Annexée arbitrairement en tant que son bureau personnel, son ameublement restait, comme pour le reste de la forteresse, sommaire. Outre la fenêtre offrant une vue sur l’extérieur, en face du mur dans lequel s’encastrait la porte coulissante, un plateau de chêne massif, posé sur deux pieds sculptés et dotés sur sa gauche de cinq tiroirs, servait de bureau. Une acquisition récupérée près des quartiers de Lokar, que Zair appréciait particulièrement. Encastré dans le coin gauche de la pièce, il occupait une bonne moitié du mur sur lequel il reposait. Un bibliobus comprenant trois compartiments, deux fois plus petit, se tenait à sa droite, rempli de livres, de feuilles près desquelles un amas de stylos et crayons s’étalaient en désordre, et de quelques ouvrages pratiques tel qu’un dictionnaire.

Contre le mur contenant la fenêtre, dans le coin opposé, un amas de couverture et coussins éparpillés était témoin de longues nuits passées à dormir à même le sol. Un tableau à la forme incompréhensible, peint de cyan, magenta et pourpre dans des formes presque psychédéliques, était accroché au dos de la porte. Jugé affreux par les garçons, pas trop mal par la seule adolescente du groupe, tous auraient bien été en peine de dire ce qu’il faisait, abandonné sur un trottoir français trois ans plus tôt. Également pendue au mur, une cible de bois carrée (de base, la forme importait peu à Zair, mais une configuration aussi inhabituelle ne manquait pas de faire s’interroger inutilement les visiteurs, pour son plus grand plaisir) se trouvait marquée de nombreuses petites entailles régulières. La plupart se concentraient en son centre, moins de cinq ayant frôlées ses bords. Décidant, suite à la tentative de prise de la forteresse, de se remettre au lancer de couteau, Zair fut soulagée de constater qu’elle n’avait pas tant perdu. Un fauteuil de cuir marron usé, aussi confortable qu’il était affreux, occupait le coin droit de la pièce, avec à son pied une petite pile de romans, pour la plupart commencés sans être terminés, et sur son assise le baladeur de l’adolescente laissé à l’abandon. Enfin, les restes de ce qui fut un vase, avant de rentrer en collision avec un objet contondant, jonchait le sol près de la cible.

Mais ses yeux ne s’attardèrent guère sur ce décor désormais familier, toujours préoccupée par l’incident. Il fallait maintenant trouver une excuse crédible face à Zane, car elle ne doutait pas un seul instant qu’il viendrait, tôt ou tard, lui demander ce qu’elle pouvait bien trafiquer.

Fallait-il être idiote pour perdre si facilement sa concentration ! Encore un effort, et elle pourrait provoquer une deuxième explosion des lieux, tiens. Après tous ces efforts dans le but de les reconstruire, ce serait une brillante idée ! Au moins, la déviation de son attaque l’informa que les deux garçons étaient eux aussi encore éveillés. Un paramètre utile évidemment, ainsi elle savait devoir redoubler de prudence. Mais également des plus contrariants. Que faisaient-ils encore réveillés à cette heure-ci ? Le peu de cerveau laissé en paix par les hormones de l’adolescence les poussaient-ils à faire le concours de celui qui se couchera en dernier ? Au fond, voilà une situation qui ne la surprendrait guère. Les mâles paraissaient perdre tout leur bon sens, au fur et à mesure qu’une toison velue recouvrait leur poitrine.

Malgré elle, elle sourit doucement. Pas dans le cas de Zane. Excepté ses cheveux, elle le savait imberbe. Même ses jambes gardait une peau lisse, dénuée de pilosité, alors qu’elle-même commençait à devoir jouer du rasoir pour ne pas avoir l’impression de porter un pantalon sans vêtements…

Vraiment, la vie se montrait parfois injuste.

Inspirant profondément dans le but de chasser la crispation nouant ses muscles, elle saisit sa jambe gauche, la ramenant contre son corps jusqu’à ce qu’elle puisse la tenir contre son flanc. Restant quelques minutes dans cette position, elle changea ensuite de côté, avec aussi peu de difficulté. Extrêmement souple, une faculté apparemment héritée depuis sa naissance, une longue séance d’étirement lui permettait toujours de se détendre quand elle ne pouvait – ou ne parvenait – à se détacher suffisamment du réel pour prendre un recul salvateur.

Et en ce moment, elle avait vraiment besoin de penser à autre chose, songea-t-elle amèrement.

Mais peu importa les positions adoptées, de la plus simple à la plus impressionnante, ou le temps écoulé entre chacune, son regard revenait sans cesse sur les feuillets, éparpillés en un désordre organisé, sur le plateau du bureau bancal lui faisant face. Car, aussi stupide soit sa réaction, elle ne parvenait pas à le laisser hors de son champ de vision. Le pire étant qu’elle en était parfaitement conscience !

Forcée de se rendre à l’évidence – rien ne viendrait détourner efficacement son attention des papiers abandonnés à la hâte, elle laissa retomber ses bras, présentement en train de passer dans l’ovale formé par sa jambe contre sa nuque. Jambe rattrapée par l’arrière, pour pouvoir ressentir un quelconque étirement.

Autant reprendre ses exercices précédents, donc. En faisant, cette fois, plus attention…

Revenant au centre de la pièce, elle joignit l’index et le majeur, se concentrant sur sa respiration.

Encore un petit effort, et elle deviendrait de nouveau parfaitement repérable pour leurs poursuivants. En quelques minutes, toutes les précautions et restrictions décidées et endurées durant ces presque huit dernières années, seront balayées si une seule personne, la bonne, avait la détestable idée de sonder la Source du kaïru de Thiers. Mais si elle ne prenait qu’un faible filet d’énergie, sa manipulation serait presque indétectable, elle ne comptait pas non plus déplacer des montagnes. Utiliser, en particulier en cachette, son pouvoir, restait bien loin d’une partie de plaisir. Au contraire, elle haïssait les sensations qu’il lui procurait. Sauf qu’avec la tournure que prenait les évènements, elle ne voulait pas se retrouver incapable de répondre à armes égales, tout cela parce qu’elle s’obstinait à vivre dans un déni permanent. A quoi bon continuer à garder profil bas, maintenant que Teos et son équipe savait où les Radikors vivaient ? Ils étaient repérés, elle devait l’admettre enfin, et il faudrait sûrement se battre de toutes ses forces prochainement.

L’un des Seigneurs Héritiers… Combien avaient survécus à l’Insurrection ? Pas les mêmes, en tout cas. De mémoire, aucun Teos ne briguait autrefois la place pourtant actuellement occupée.

Comme elle plaignait Tekris ! Obligé de lutter contre des ennemis dont il ignorait tout, sans savoir réellement pourquoi. Mais le mettre au courant de la réalité des faits ne pouvait qu’aggraver les choses. Et s’il décidait de partir, incapable de supporter la vérité ?

Non. Zair abhorrait cette idée plus encore que de devoir utiliser son énergie intérieure. Elle ne supportait pas la faiblesse nouvelle qui l’envahissait, chaque fois qu’elle imaginait son coéquipier fuir, les détester, elle et Zane, ou tout autre possibilité du même acabit. De même, elle ne se faisait plus d’illusion, incertaine d’avoir encore la force de lutter avec tant d’acharnement contre son frère, Teos, le monde entier, s’il s’en allait loin. Sans possibilité de le retrouver, ni certitude d’y arriver. Le colosse prenait dans sa vie une importance dangereuse, presque vitale, qu’elle aurait aimé pouvoir rejeter, balayer d’un coup de balai mental. Vraiment.

Seulement, en même temps, elle appréciait de sentir une présence rassurante à ses côtés, prête à la soutenir autant que possible. Elle souriait de sentir les regards changeants de son coéquipier quand il pensait ne pas être vu, les cherchaient même. S’amusait bêtement de le gêner en s’approchant simplement un peu trop près, ou en posant sa main dans le creux de ses reins pour attraper quelconque objet disposé sur la table devant lui.

Alors qu’elle faillit se perdre dans un néant engloutissant, lors de cette mission sur l’île de Pâques, persuadée d’avoir perdu à jamais la profondeur du lien l’unissant à Zane autrefois, Tekris réussit à la ramener à ses émotions. Certes différents, mais des émotions tout de même, elle qui se sentait si vide. Oui, la vérité ressemblait à cela : il parvenait encore à provoquer en elle de véritables sentiments, pas des émotions provoquées par l’habitude, oh non. La majeure partie, justement, était tout nouveau, difficile à décrire.

Elle ne voulait pas se battre contre cela. Elle voulait le savourer, quitte à le garder au fond de soi, une des dernière et seule chose belle autour de sa personne, différente de Zane. Cela lui faisait du bien.

Tout en étant douloureux par moments. Car elle se devait de taquiner égoïstement l’adolescent, sans franchir la ligne rouge pour autant. S’ils devenaient trop proches, il lui arriverait de mauvaises choses, et elle préférait encore perdre l’intégralité de ses membres, que de s’engager dans une relation nuisible qui lui apporterait bien trop de souffrance, pour l’âme qu’il possédait.

Comment serait-il possible de concilier tous les aspects de sa vie, de manière à connaître un véritable bonheur ? Pour un peu, elle en perdrait la tête… Tant que eux continueront à les pourchasser, Zane et elle, impossible. Et c’était bien cela qui la chagrinait.

Oh, comme elle désirait pouvoir agir sans, auparavant, réfléchir des jours durant ! Agir spontanément, en somme. Laisser libre cours à ses envies, puisque le contrôle finissait toujours par lui échapper.

Soupirant, dépitée d’avoir encore perdu sa concentration, elle chassa toute pensée parasite de son esprit. Sans pour autant faire le vide en elle. Ce serait une erreur, elle devait pouvoir réagir à la seconde si besoin.

Enfin, Zair sentit la Source, si près d’elle, mais si loin de son corps. L’empoignant mentalement à bras le corps, elle fut soulagée de constater sa maîtrise de la situation, l’énergie glissant dans ses veines sans s’opposer à son kaïru intérieur. Certains disaient ressentir un plaisir incomparable, en savourant la puissance procurée par l’énergie. Pour sa part, seuls la répulsion et le dégoût partageaient ses faveurs. Connaissant la vérité sur cette force si « incroyable », elle donnerait chère afin de s’en débarrasser, définitivement.

Hélas, celle-ci faisait désormais partie intégrante de son corps, depuis ses quatre ans. L’une des enfants les plus précoces à recevoir le Don. Et dire qu’elle s’était sentie fière d’avoir été choisie, puis d’avoir survécu ! A la réflexion, elle se serait fait un plaisir de revenir dans le passé, décoller deux bonnes claques à l’ingénue qui insista autrefois pour prouver sa valeur, avant de lui frictionner les oreilles jusqu’à ce qu’elles rougissent. Maintenant, utiliser son kaïru intérieur en présence d’une autre personne que Zane lui était définitivement interdit. Y compris devant Lokar. Du moins, le pensait-elle sans doute le matin encore.

Elle attira à elle un fin filet d’énergie, limitant l’ouverture à la Source à son strict minimum. Tendant la paume vers les restes de vase éparpillés au sol, elle le dirigea sur la porcelaine en morceaux. Répondant à son appel silencieux, ceux-ci se levèrent lentement, par petits groupes. Une fois entièrement relevés, ils lévitèrent en s’approchant de la petite silhouette féminine, formant cette fois un seul bloc compact.

Bien. La première partie était la plus simple. A présent…

Zair passa la langue sur ses lèvres sèches. Avoir épuisé toutes ses forces, dans la forêt de leur première mission avec Zane à leur tête (non, surtout, ne pas penser à ça, pas maintenant ! Ou même jamais… ), puis en traversant les espaces-temps après des années sans les manipuler, continuait à influencer sa maîtrise du kaïru. Forcée d’en subir les conséquences, elle continuait à se fatiguer bien plus rapidement, et invoquer simplement ses X-Drives s’accompagnait d’une sensation désagréable, comme un muscle qu’elle aurait trop brutalement étiré, gardant en mémoire la douleur de cette imprudence. Cependant, elle ne connaissait pas assez le côté mystique de l’énergie, pour saisir exactement le pourquoi de cette réaction. Zane disait qu’il lui fallait travailler prudemment son kaïru intérieur, et ne pas utiliser d’attaques et de monstres trop puissants. Puisque son corps avait été atteint (elle se souvenait parfaitement des nausées dévastatrices l’ayant clouées au lit, détruisant tout son glamour auprès de Tekris), elle devait lui réapprendre à accepter son pouvoir de nouveau. De même, elle ne pourrait retrouver ses capacités que si ce dernier comprenait qu’il ne risquait plus d’être excessivement sollicité. Enfin, l’adolescent ne l’avait pas exprimé aussi clairement, Zair déduisant de ses explications sa propre façon de voir la chose.

Un seul détail la chiffonnait. Zane en parlait comme quelque chose de vécu ; non, ce n’était pas ça, comme quelque chose d’habituel pour lui. Hélas, il se refermait immédiatement dès qu’elle osait le lui faire remarquer, prétextant ne pas comprendre ce qu’elle voulait dire, avant de clore impérieusement la discussion.

Revenant à la situation présente, il lui fallut un peu plus de temps pour repérer les différents espaces-temps régnant autour d’elle. Cela lui était toujours étrange ; quand elle n’entrait pas dans la dimension des espaces-temps physiquement, elle parvenait à les distinguer, sans que cela ne forme une image sur sa rétine. Pourtant, du coin de l’oeil, elle les apercevait, comme en relief, ou à travers un filtre gris-argent. Bref.

Afin de ne pas se laisser perturber par l’afflux de données entrant en elle, elle réduisit ses perceptions à celui dans lequel elle se trouvait inévitablement, le sien, et celui du vase brisé.

Quoique, pour ce dernier, elle ne ressentait pas grand-chose…

Refusant de se décourager, la jeune fille expira lentement, poussant ses muscles à se détendre. Elle pouvait le faire. Juste pour se prouver que redonner à un objet son aspect passé, de manière fonctionnelle (pas une seule seconde, elle ne s’attarda sur le fait que cela ne signifiait pas grand-chose), était possible !

Si elle faisait un effort suffisant, ce fichu bout de porcelaine reculerait dans son propre espace-temps… Et il redeviendrait comme avant.

Oui, comme avant…

L’écœurement provoqué par le contact avec ce kaïru se transforma en paranoïa. En une fraction de seconde, Zair eut l’impression d’être épié par des dizaines de paires d’yeux, auxquelles s’ajoutaient rapidement d’autres congénères avides d’intrusion. Un signal d’alarme ; elle devenait visible à n’importe quelle personne suffisamment puissante pour pister les imprudents usant de la Source sans autorisation.

Quand s’était-elle mise à utiliser autant de kaïru ? Elle pensait pourtant ne se servir que d’un tout petit filet.

Juste un fragment revenant s’accoler à un autre, sans jonction visible…

à contrecœur, elle cessa ses tentatives, se laissant lourdement retomber au sol. Il aurait juste suffit d’un petit signe… Pourquoi n’y arrivait-elle pas ?!

Peu après, ou peut-être des heures, pour ce qu’elle en savait, la porte de son bureau s’ouvrit, émettant ce son coulissant si caractéristique. Au bruit des pas appartenant à celui venant de pénétrer dans son fief, à la fois rapides et pesant, devina-t-elle qu’il s’agissait de Tekris. Tant mieux, croiser Zane en cet instant précis ne lui ferait aucun bien.

Produisant de visibles efforts pour ne pas se dandiner d’un pied sur l’autre, le colosse était étrangement agité, en particulier quand on connaissait sa personnalité relativement calme. Portant régulièrement la main à son cou, où Zair savait qu’il gardait désormais la chaînette supportant les anneaux de ses parents, il se grattait également le front avec la pointe d’un stylo, habituellement enfoncé dans la poche arrière de son pantalon.

– Hum, hey, commença le colosse, tu es réveillée donc. Enfin, disons que je le savais déjà, puisque c’est pour ça que je suis venu voir comment tu allais. Car si je pensais que tu dormais, jamais je ne serais venu te déranger, crois-moi ! Mais vu que tu nous as prouvé de manière irréfutable que tu faisais je ne sais quoi dans ton bureau, eh bien…

– Crache le morceau, nous n’allons pas passer les quelques heures restantes de notre nuit à énoncer des banalités. Que veux-tu ? A moins que ce ne soit Zane qui t’envoie ?

– Il y a peu de chances. Koz est ici, à sa demande, et ils discutent ensemble à l’extérieur.

Si Zair se fiait au ton de sa voix, son coéquipier regrettait franchement de ne pas pouvoir en savoir plus. Voir de les écouter discrètement, tant qu’à faire.

Ainsi, elle ne s’était pas trompé, quelqu’un d’autre se tenait sur la plateforme tout à l’heure.

– Connaissant la frilosité de Zane, ça me surprend, se contenta-t-elle de répondre.

– Disons que, si je ne me trompe pas, il croyait que nous dormions. Mais pendant que je vérifiait la liste des travaux encore à effectuer dans la forteresse, le système de détection des mouvements s’est déclenché. Du coup je suis allé voir de quoi il en retournait, en arrivant quelques minutes avant lui. Tu aurais vu sa tête ! Là, je comprend le sens de l’expression « être de trop » !

Zair sourit malgré elle, ramenant ses jambes sous elle. Ce que l’adolescent pouvait se montrer maladroit, en tentant de faire croire qu’il se sentait complètement à l’aise !

– D’accord, et donc, tu est venu me taper la causette ?

Ramené à la réalité, Tekris lorgna si intensément la porte menant à la sortie, que la jeune E-Teens se demanda s’il ne voulait pas l’embarquer sous son bras pour l’épouser.

– Si tu préfère partir, je comprendrais. Il est tard, tu souhaites sûrement dormir un peu ?

Comme elle le prévoyait, Tekris se mit sur-le-champ à protester, oubliant instantanément les battants métalliques, leurs gonds polychromes et autres serrures inexistantes.

– Pas du tout, au contraire, je me disais, puisque personne ne dort, et que Zane est occupé, on pourrait peut-être… Si tu n’es pas occupée… Hum, d’ailleurs, tu faisais quoi ? demanda-t-il soudainement.

Quelque peu désarçonnée par ce subit saut du coq à l’âne, Zair ne sut que dire, fronçant seulement les sourcils d’incompréhension. De plus en plus gêné, son coéquipier fouilla visuellement la pièce du regard, affublé d’un magnifique regard de bête traquée à la recherche d’un moyen de survie.

Une attention qui, malheureusement, ne se fixa pas sur l’objet que l’adolescente aurait voulu.

– C’est marrant ça, fit-il, s’avançant vers l’imposant bureau massif. Tu fais quoi, tu écris un roman ?

La jeune femme bondit, s’interposant entre le meuble et son coéquipier. Une fraction de seconde trop tard.

– Ne touche pas à ça !

S’il fut étonné de l’attitude de Zair, le colosse n’en montra rien. Enfin presque, il eu la bonne grâce de paraître gêné. Mais pas assez de bon sens pour se taire, au lieu de vouloir se rattraper aux branches.

– Ne t’inquiètes pas, c’est très joli, même si je n’ai pas compris un mot du texte. Surtout le dessin avec l’espèce de bouclier, là, et la flèche en-dessous. Si tu as besoin d’un avis différent…

– Ce sont mes affaires, coupa l’adolescente.

Elle rassembla à la hâte les feuilles volantes, puis les cala sous un épais dictionnaire d’anglais. A cela, elle en coupla un ou deux autres du même acabit, traita des idiomes extraterrestres.

Une fois certaine que rien ne dépassait, ou n’était lisible sans déplacer au minimum un des ouvrages, elle se retourna, dardant ses prunelles furieuses sur le fouineur maladroit.

– Et je t’interdis de tripoter, ou de regarder sans ma permission mes affaires. De plus, tes parents ne t’ont pas appris à frapper aux portes des filles, avant d’entrer comme un chien dans un jeu de quilles ? (remarquant le visage de son vis-à-vis s’assombrir, elle réalisa son erreur) Oh, mince… Désolée, je n’ai pas réfléchi…

Forçant un sourire en coin, trop crispé pour être tout à fait honnête, Tekris fit un vague geste de la main, rangeant dans le même mouvement son bic.

– Bah, ce n’est rien. Je le mérite, je suppose. La prochaine fois, je ne mettrais pas mon nez n’importe où. Bon, si tu n’as pas besoin de moi, je pense que je vais m’en aller, du coup ?

– Reste. S’il-te-plaît.

Tekris se figea, un pied en l’air. Portant une fois encore la main à son cou, il la laissa vivement retomber, pour la laisser le long de ses flancs. Plantant son regard, invisible sous ses épaisses lunettes métallisées, dans celui vert pâle de sa coéquipière, il vint jusqu’à elle. Avec une douceur tendre, il effleura son bras de ses doigts, n’osant aller plus loin.

Immobile, Zair le laissa faire, curieuse de voir où il oserait aller. Sa capacité à oublier ses décisions précédentes, simplement parce que quelqu’un d’autre lui disait de faire autre chose, l’avait auparavant autant énervée, qu’elle plaisait à Zane. Mais elle admettait volontiers user de son influence, pour ne pas le voir repartir tout de suite, quitte à contredire ses paroles, prononcées… combien de temps ? Un mois ? Deux ? Plus tôt. Quand elle affirmait apprécier le voir s’imposer. Pourtant, elle maintenait intérieurement cette idée… Au fond, elle retrouvait certains traits de caractère de son frère en elle, songea-t-elle avec un mélange d’amusement, et d’ironie.

Déglutissant avec peine, Tekris se lança finalement.

– Dis-moi, qu’est-ce qui ne va pas ? Depuis que je suis entré, tu as l’air, eh bien, dépitée. Presque triste… Et je n’aime pas te voir comme ça. Un problème avec Zane ?

Si tu savais, lui murmura-t-elle silencieusement. Si seulement, seul le chef des Radikors occupait ses soucis. Mais les ennuis revenaient inlassablement encombrer ses pensées, tels un carrousel sardonique se transformant en manège de cauchemar à chaque nouveau passage.

– Ce n’est rien. La situation, Teos qui nous poursuit, Zane qui fait n’importe quoi, Lokar qui, selon lui, est obligatoirement vivant… Qu’est-ce que ça deviendra, tout ça, si notre Maître revient ?

– Que veux-tu dire ?

– Honnêtement, insista Zair, tu voudrais, après tout ce que nous avons accompli, revenir au service de Lokar en cédant nos cuves de kaïru ? Parce qu’il ne nous laissera rien de ce que nous récoltons. Et la forteresse ? Allons-nous l’abandonner ?

– Sur ce dernier point, je peux répondre, intervint Tekris en faisant un pas de plus vers elle. Soit Lokar voudra réinvestir les lieux, ce qui m’étonnerait fortement vu qu’ils lui rappelleront chaque jour l’endroit où il connut la défaite. Et tout redeviendra comme avant. Soit, il se, voir s’est, construit un nouveau repaire, et il se fichera comme d’une guigne de celui-ci. Donc, nous pourrons rester, et avoir un endroit où vivre.

– D’accord, mais pour le reste ? Entre Zane et lui, qui choisirais-tu ?

– Est-ce vraiment ma réponse que tu souhaites ? Ou essaies-tu juste de trouver la tienne ?

Zair se tut, soufflée. Elle faillit envoyer aux orties s cette grotesque supposition… avant de réaliser que Tekris avait raison.

Oui, que ferait-elle ?

Presque aussitôt, la réponse lui vint.

– Je reste avec lui. Il ne le dira pas, mais il a besoin de nous. Et à moins qu’il ne me chasse, je ne l’abandonnerai pas. Tu ne le vois pas, seulement, au fond, il est plus fragile qu’il n’en a l’air.

– C’est ce que je pensais, avoua le colosse, une petite fossette creusant sa pommette. Alors, je vous suivrai.

Serrant la main de la jeune femme dans sa paume, il la serra avec force.

– Je te suivrai. Et tu peux te confier à moi. Je t’en prie.

Elle jaugea un instant leurs mains réunies, la chaleur émanant de celle de Tekris. Pestant contre sa naïveté sans bornes, elle décida que oui, elle lui ferait confiance. Il lui suffisait de constater la lueur brillant dans ces yeux qu’elle ne pouvait voir, dissimulés par l’épaisse monture de métal, pour en être persuadée.

Mais gâcher un moment pareil, avec ses inquiétudes personnelles ? N’était-ce pas affreusement égoïste ?

Pourtant, elle sentait qu’elle lui dirait au moins une petite partie de ses préoccupations. Juste celle dont il en connaissait un fragment, pour avoir assister à la plus intense démonstration de ses capacités.

– Je n’y arrive pas, souffla-t-elle, englobant d’un grand geste les morceaux scintillants, toujours éparpillés sur le sol glacé.

– Quoi donc ? l’encouragea Tekris.

Elle déglutit douloureusement, refermant à demi les paupières.

– Pas seulement avec ce vase affreux. Celui-là, à la limite, s’il reste définitivement dans cet état, je ne pleurerais pas. Mais des livres, des bibelots, des restes de je-ne-sais-quoi retrouvés au détour d’un souterrain à demi détruit… Peu importe ce que je choisis, je n’ai pas réussi une seule fois à redonner son apparence d’antan à un objet cassé. Pas une !

Il hocha la tête. Il comprenait parfaitement le problème. Pressant sa main plus fort, pour l’enjoindre à continuer. Zair reprit, grattant le creux de son bras.

– Je pensais, ce jour-là… J’ai dit, et je le pensais, que je l’avais fait retourner en arrière. Dans le passé. Mais je n’y arrive pas. J’en suis incapable, Tekris !

La gorge nouée, elle dut se faire violence pour achever sa pensée. Silencieux, son coéquipier ne disait mot, passant simplement un bras autour de ses épaules.

– Alors, qu’est-ce que j’ai fait à Zane ? Si je n’ai pas pu revenir en arrière, comment ai-je pu le ramener ?!

– Je ne sais pas, murmura Tekris. Je sais seulement que tu as fait quelque chose d’exceptionnel. Et que moi, je me fiche du pourquoi, du comment. Si jamais c’est à cause de ça que Teos, Adriel et Saïn sont à nos trousses, je ne les laisserai jamais te faire le moindre mal.


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1 : Dans l’épisode 20 de la saison 1, Lokar a failli réduire à néant une fois pour toutes le Conseil du Redakaï.


Bonjour/Bonsoir !

J’espère que vous avez aimé ce chapitre, et si c’est le cas, n’hésitez pas à commenter, ça fait toujours plaisir.


Sur ce, bonne journée/soirée, et à bientôt !




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