L'Arche du Péché

Chapitre 30 : Apparences mortes

11985 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 18/01/2021 20:41

Apparences mortes


Progressant prudemment, à l’affût du moindre signe pouvant indiquer l’arrivée inopinée d’un monastèrien, Koz se plaqua contre la falaise, manquant marmonner de dépit en sentant s’enfoncer de minuscules rainures dans la peau de son bras. Autant le reste de son corps se trouvait protégé soit par du tissu, soit par ses brassards épais (brassards dont il devait surveiller que le métal ne heurte pas la roche pour un concert des plus… assourdissant), autant le moindre morceau de chair laissé à l’abandon subissait immédiatement les outrages d’une roche aussi saillante qu’elle était abrupte.

À l’origine, le jeune prince n’avait absolument pas prévu de crapahuter dans les montagnes, avançant à quelques mètres seulement de l’impressionnante chute d’eau coulant depuis la plateforme abritant également le bonsaï du monastère, puis continuant en s’aidant de prises aussi nombreuses que trompeuses, jusqu’à, enfin, se retrouver juste en-dessous de l’îlot central. S’il ne se trompait pas dans ses calculs du moins, car il avait préféré ne pas relever la tête du rebord sous lequel il progressait, au cas où un ennemi déciderait de se pencher par-dessus le vide afin d’admirer les poissons. Ou tout autre bêtise de ce genre. Néanmoins, l’arène d’entraînement se trouvait présentement occupée par la réunion du Redakaï au grand complet – ce n’était guère l’idéal de surgir au beau milieu des Maîtres kaïru en prétendant ne passer qu’en coup de vent –, tandis que la cour arrière était envahie par deux des petits nabots Taïro occupés à rechercher un Ekayon qui, des dires de la jeune rousse Djia, avait profité d’un instant d’inattention pour filer à l’anglaise. Aussi, les possibilités de Koz de parvenir à ses fins se révélaient terriblement restreintes, escalader la falaise ayant été, selon lui, le moyen le plus sûr pour ne pas se faire repérer.

Il ne pouvait pas rater une telle occasion. Les Maîtres occupés à débattre, en exigeant expressément de n’être dérangé sous aucun prétexte, et donc sourd à toute contribution extérieure. Le satané solitaire, toujours dans les pattes de tout le monde, disparu personne ne savait où, et sûrement pas indéfiniment. Rien ne prouvait qu’il ne venait pas de faire un long détour dans la forêt, et s’apprêtait à rentrer dans ses pénates. Les Taïro, séparés en deux groupes, partis à sa recherche, soit dehors soit aux alentours des îles de roche émergeant du lac, accompagnés de Mookee qui ne risquait pas, pour une fois, de se mêler de ce qui ne le concernait pas. Et surtout, le plus important, l’absence des Stax, la plus grosse menace pour le combattant du mal, partis en mission quelques minutes plus tôt à peine. En somme, le monastère était presque abandonné à lui-même. Ce dont le jeune homme ne comptait pas se plaindre.

Dérapant sur une encoche recouverte de mousse blanchâtre, le jeune homme étouffa de justesse un cri de terreur. Plaquant son corps contre la paroi, il resta de longue secondes immobile, tentant de calmer les battements affolés de son cœur. Osant finalement se détacher très légèrement, l’Imperiaz glissa un regard sous son bras tendu, frissonnant à la vue du gouffre s’étalant sous sa royale personne. Une chute ne serait peut-être pas mortelle en soi… mais la rencontre entre la chair humaine et l’eau, à cette hauteur, ne pouvait que provoquer de terribles dégâts. Malheureusement pour les flots, bien trop calmes pour que Koz ne s’en méfie pas, se briser la nuque sur l’écume ne figurait pas au programme de sa journée.

Maudit Zane ! Qu’avait-il eu à lui confier la mission d’épier le Redakaï ?! Si encore il lui était autorisé de demander l’aide de ses sœurs, mais évidemment, il fallait se charger de cette tâche ingrate seul !

D’un autre côté, étant donné le peu de coopération de Diara, Koz acceptait vaguement de comprendre pourquoi le chef des Radikors refusait de seulement imaginer mettre la blonde princesse au courant des agissements de son frère. Et puis, obéir efficacement rapportait quelques avantages, après tout. Par exemple, celui de se faire bien moins houspiller par l’irascible extraterrestre, voir récupérer quelques attaques.

Depuis son arrivée, une éternité plus tôt lui semblait-il, s’installant aussi confortablement que possible dans les montagnes avoisinantes, Koz avait passé des heures entières – et bien trop longues – à scruter l’extérieur du monastère. Assister au train-train quotidien des habitants et hôtes des lieux fut sûrement la tâche la plus ennuyeuse de son existence, au point qu’il acceptât avec joie les quelques missions confiées par les Radikors sans craindre de se faire remonter les bretelles par un Zane toujours plus avide de résultats. De ce qu’il distinguait au travers de ses jumelles à longue portée, rien d’inhabituel ne méritait une attention particulière, excepté la nervosité croissante qu’il avait fini, en dépit de ses lacunes conséquentes dans le décryptage de comportements, par remarquer. Une atmosphère lourde régnait sur le monastère, et frappait plus particulièrement encore les Maîtres, certains commençant même à épier les mouvements de leurs collègues d’un air soupçonneux. Peu importait la raison d’un tel climat ; tout ce qui comptait, était que rien de particulièrement intéressant ne ressortait de son observation minutieuse de l’extérieur.

Ah si, se remémora-t-il afin de s’empêcher de regarder en bas, le matin même, les Stax avaient rapporté une étrange sphère à leur Maître, si étincelante par moments que Koz dut détourner plus d’une fois le regard, craignait de finir aveugle s’il ne s’empressait pas de regarder ailleurs. Et même à cette distance, l’objet l’avait mis étrangement mal à l’aise, comme s’il lui intimait l’ordre de se concentrer sur tout autre chose s’il ne comptait pas l’offenser. Ce qui était parfaitement ridicule, puisqu’il s’agissait d’un bête objet, une relique destinée à emmagasiner de l’énergie et rien d’autre. Dusse-t-elle être contenue dans un orbe d’une blancheur étincelante. Pire encore, si Maître Baoddaï laissa l’objet sans surveillance aucune au pied du bonsaï, Koz n’avait pu s’empêcher, alors qu’il tentait de repérer quand allait commencer la session de réunion du jour, de revenir régulièrement vers elle, observant avec une inquiétude croissante l’énergie qu’elle contenait luire faiblement, ou se déplacer à coups de lents remous. Un comportement encore inédit pour une relique, du moins en se fiant à son expérience. Mais ce qui le poussait davantage à jeter de fréquents coups d’oeil en direction de la plateforme, c’était qu’il était certain d’avoir vu la sphère se briser sous l’impulsion de ce qui se trouvait contenue en son sein. Une force qui, en jaillissant de l’orbe brisé, ressemblait bien trop à du kaïru obscur pour que Koz se sente réellement à l’aise. En plus de l’environnement immédiat d’ennemis prêts à le capturer si jamais il commettait la moindre erreur dévoilant sa présence. Il ne rêvait pas ; trois fois de suite, le verre de ses jumelles se pointa droit sur les deux amas distincts de ce qui paraissait être du verre. Et trois fois une image identique se présentât à lui.

Apparemment, personne ne remarqua le comportement soudainement bien plus agressif de la relique. Maître Baoddaï se réunissant avec les Maîtres, à l’opposé du monastère, les Taïro n’avaient pas mis longtemps à quitter la cour, expédiant leur entraînement à la vitesse de la lumière pour, eh bien, Koz ne savait pas trop, mais vu qu’ils avaient découvert la disparition d’Ekayon, un rapport existait probablement entre les deux, Après, l’énergie bizarre semblait s’être réfugié au cœur du bonsaï, restant sagement à sa place tandis que chacun vaquait à ses occupations, alors le danger ne devait pas être si important. D’accord, l’arbre semblait désormais bien plus vieux, comme s’il se trouvait âgé d’une bonne centaine d’années, ou plus. Mais tant que ce truc restait loin de lui, l’Imperiaz s’accommodait très bien des caprices du kaïru obscur ! Sa mission consistait à découvrir ce que se disaient les Maîtres du Redakaï, et à rapporter ses découvertes à Zane. Or, cela faisait déjà trois jours entiers qu’il n’avait pu que confier des détails mineurs, sans réelle importance, glanés en écoutant les conversations des Taïro, plus enclins à laisser traîner leur langue, ou encore Mookee, voir quelques Maîtres protestant contre les propositions de leurs collègues qu’ils désapprouvaient. Là aussi, il ignorait complètement quel usage le chef des Radikors comptait faire de ce qui lui était divulgué, néanmoins cela lui tenait suffisamment à cœur pour qu’il reproche à Koz son « manque d’implication ». Enfin, ce n’était pas si facile de s’approcher du monastère sans se faire repérer par qui que ce soit, et plus difficile encore de savoir seulement le sujet de la réunion du jour ! Tout ce qu’il avait appris durant ces trois maigres jours, était que les Maîtres ne trouvaient aucun terrain d’entente unanime, deux camps semblant s’être formés : Maître Atoch et Maître Quantus d’un côté, avec Connor qui hésitait visiblement entre les deux, Maître tout juste élevé au rang de Redakaï, face à tous les autres Maîtres. Quant à Baoddaï, le jeune prince n’y comprenait rien : un jour paraissait-il conciliant, l’autre son avis divergeait complètement, finissant en un amas inexploitable pour le curieux.

Dans tous les cas, Zane exigeait davantage. Aussi, suite à une pêche aux informations tout aussi peu satisfaisante et perdurant, avait-il décidé, devant le départ inattendu des Stax, de tenter une autre approche. En tant que Maîtres, ces adultes devaient bien laisser derrière aux quelques traces de ce qui avait été dit, ou préparer leur argumentaire soigneusement pour défendre leurs opinions. Alors, pourquoi ne pas fouiller le monastère à la recherche de documents, ou tout autre chose capable de lui en apprendre un peu plus sur les intentions du Redakaï ? Comme ça, Zane serait satisfait, et Koz n’aurait pas à patienter des heures durant que ses sœurs cessent de lui poser des questions quant à la longueur de son entretien avec l’irascible extraterrestre. Plus le temps passait, moins Diara se montrait compréhensive, allant jusqu’à vouloir lui confier toutes sortes de corvées qu’elle ne pouvait accomplir « à cause de la fragilité héréditaire de ses ongles ». Évidemment, leur père se tenait toujours dans les parages quand elle partait dans ses drames esthétiques, le poussant à appuyer les dires de sa chère petite benjamine. Se dépêtrer d’une pareille situation, alors qu’il savait être déjà en retard de bien trop de temps pour ne pas se retrouver accueilli d’une moue renfrognée, accélérait chaque fois son rythme cardiaque, de désagréables sueurs froides coulant le long de sa tempe. Bredouiller des explications comme quoi Zane exigeait sa présence dès que possible n’apaisait en rien la colère de sa petite sœur, et pire encore, commençait à le faire passer pour un vendu. Ou pire.

Heureusement, rapidement, il avait pu trouver un soutien inattendu en la présence de Teeny. Comprenant que son frère n’avait pas d’autres choix que d’obéir, la jeune femme dégageait Koz de la plupart de ses corvées, les exécutant à sa place en expliquant à sa famille qu’ainsi, tout serait fait, et son frère pouvait partir comme bon lui semblait. Burkby, ravi de constater que sa chère princesse ne se salirait pas ses adorables mains, ne voyait aucun inconvénient à ce que ce soit une autre qui s’occupe de peler les patates, ou de rentrer du bois pour le feu, acceptant le compromis sans trop discutailler. Au contraire de Diara, de plus en plus explosive dès que Koz s’éclipsait pour repartir surveiller le monastère, ou répondait à une convocation de Zane. Autant elle ne cessait de se répandre en commentaires désagréables à propos du jeune homme à la peau verte, autant se voir préférer son frère, sans même connaître la teneur d’une telle attention, al rendait presque folle de jalousie, ne cessant d’accuser le prince nouvellement espion de préparer un mauvais coup, destiné à s’arroger les privilèges des Radikors. Quand il ne finissait pas en lâche incapable de porter la si courageuse croix de sa sœur, qui était de ne pas céder à l’équipe dominante en leur montrant haut et fort sa désapprobation. Mieux valait ne pas lui rappeler que son « courage » ne lui avait apporté qu’une mise aux fers de trois heures dans la prison de Lokar par Zair, histoire de lui apprendre à respecter davantage le pouvoir. Puisque Diara ne comprenait pas la générosité de Zane à libérer les parents des Imperiaz, elle allait comprendre de la manière forte ce que cela faisait de se retrouver seule dans une cellule de cristal. Le pire ayant été que le chef des Radikors n’avait pas condamné l’initiative de sa coéquipière, prise sans le consulter. Éclatant de rire en entendant l’incident de la bouche de Teeny (un son très étrange lorsque l’on était habitué à le voir perdu dans ses réflexions, ou prêt à exploser de rage), le vert prolongea de lui-même la punition le temps d’écouter tranquillement le rapport des dernières missions des Imperiaz, plus que satisfait de ne pas entendre la voix de crécelle de la princesse blonde l’interrompre chaque fois que son frère ou sa sœur tentait de s’imposer. Largement de quoi nourrir le ressentiment de Diara, de moins en moins coopérative.

Afin de faire oublier son comportement insupportable, même pour eux, Koz et Teeny s’empressait de se montrer des plus respectueux envers les Radikors, arrachant parfois des regards méfiants, ou étonnés quant à leur obéissance presque exemplaire. Après tout, Zane tenait sa parole en dépit des écarts de l’équipe princière. Pas une fois leurs parents avaient été punis pour les actes des enfants, et les trois combattants dominants semblaient presque avoir oublié leur existence. Ce que Koz ne leur rappellerait sûrement pas. Certes, la situation de la famille royale restait précaire, obligés de loger dans une masure abandonnée depuis des lustres puisque les souverains refusaient de loger sous une tente. Et ils avaient troqué une servitude contre une autre. Cependant, avec ce joug-ci, ils pouvaient voir leurs parents tous les jours, les embrasser avant d’aller se coucher, vivre presque comme une famille normale. Sans compter qu’ils pouvaient encore taper allègrement sur les Stax chaque fois qu’ils les rencontraient au détour d’une mission kaïru. Les Imperiaz s’étaient battus des années durant pour récupérer ces droits pourtant fondamentaux ; Koz ne se sentait pas prêt à les voir glisser entre ses doigts juste à cause d’une crise d’autorité de sa petite sœur.

De toute façon, depuis la veille au soir, elle refusait catégoriquement de lui adresser la parole, malgré les tentatives de réconciliation de leur mère Nèen, poussant ses enfants à cesser de se chercher des poux dans la tête pour des broutilles. Mais la jalousie de Diara se révélait encore trop forte pour que la blonde accepte de faire un pas vers son frère. Pire encore fut le moment où le prince quitta une nouvelle fois le domicile familial ; furieuse de constater l’inefficacité de ses revendications, Diara avait caché sous son propre matelas la paire de jumelles indispensable à l’exercice de son frère. Refusant bien évidemment de libérer l’accès à sa chambre, s’offusquant de ce que Koz puisse seulement la soupçonner d’un tel forfait. Des minutes entières de négociation furent nécessaires, avant que Teeny ne parvienne à faire assez longtemps diversion pour que le prince se glisse dans entrebâillement de la porte de sa sœur, devinant sans peine où elle avait dissimulé l’objet de son ire du jour. La mine décomposée de l’adolescente valait le détour !

Mais pas autant que celle faite quand, devant les accusations lancées contre lui de vol et d’effraction, Koz n’avait pu s’empêcher de répondre qu’il ne pouvait être entré dans sa chambre, puisque de ses propres dires elle n’y cachait. Impossible donc pour lui d’avoir récupéré les jumelles sous son matelas, n’est-ce pas ? La pâleur furieuse de sa sœur, observée du coin de l’œil, l’aida grandement à supporter le sermon de son père sur sa bêtise d’énerver sa petite sœur pour rien, puisque au final elle avait toujours raison. Coincée, Diara n’avait pu que regarder de loin partir son frère, dédiant un regard mauvais à sa sœur saluant le seul garçon de la fratrie. Non, les crises de la blonde n’affectaient presque plus son frère, trop habitué à ses caprices, plus fréquents encore depuis que leur père cédait de nouveau à toutes ses demandes. Par contre, les prunelles de sa mère, pesant sur ses omoplates en dépit des lunettes les dissimulant, emplies d’incompréhension et d’inquiétude, lui serrait beaucoup plus le cœur. Mais il ne pouvait pas lui révéler la mission lui ayant été confié, ni les raisons de ses absences répétées. Zane se montrait très clair à ce sujet.

Tout ce qu’il espérait, était que le Conseil du Redakaï prendrait bientôt une décision, peu importe laquelle, chacun retournant sur sa planète. Là, il pourrait rester chez lui tant qu’une mission kaïru n’était pas confiée par les Radikors. Hélas, les discussions traînaient en longueur. Rien de bien surprenant, quand le Conseil en question se trouvait composé d’une majorité de vieillards décatis !

Perdu dans ses pensées, tourbillonnant sous son crâne en même temps que les éternelles questions sur les motivations véritables de Zane, Koz ne vit pas arriver l’une des poutres soutenant le pont de bois reliant l’îlot central et son voisin, empiétant sur la roche. Poussant franchement sur ses bras, persuadé de se trouver proche de sa destination, le jeune homme heurta de plein fouet le bois. Étourdi, sa main battit un instant l’air, avant de se poser miraculeusement sur une saillie voisine, le laissant affolé, mais à peu près certain d’avoir une prise stable. Déglutissant péniblement, le jeune prince porta une main à son front, inquiet de sentir une bosse chaude sous ses doigts, grossissant à mesure que le temps passait. Dépité de sa maladresse, il se figea, tendant les oreilles au cas où le bruit du choc ait alerté l’un des habitants du monastère. Par exemple, les gamins courant en tout sens à la recherche du solitaire. S’il échouait si près du but, autant lâcher prise tout de suite et se noyer !

Un lourd frisson parcourut son corps. Hors de question de tomber, en fait. Mieux valait chercher une excuse crédible. Autre que « Zane m’a demandé de vous espionner, alors c’est ce que j’ai fait ». Quoique, est-ce que vendre Zane pourrait attirer l’attention du Redakaï ailleurs, le laissant presque hors de cause ? Après tout, n’était-il pas la pauvre victime d’un sadique avide de pouvoir ? Cela pouvait bien attendrir les « gentils » !

Aussitôt, le jeune homme abandonna l’idée. Si Zane apprenait qu’il l’avait vendu, il le lui ferait payer, et pas de la plus douce des manières. Et comment aurait-il pu douter, puisque le prince était le seul à être au courant des projets du chef des Radikors ? À part peut-être le reste de son équipe, mais il voyait mal faire croire à l’irascible extraterrestre que l’un de ses coéquipiers l’avait trahi. Non, il le lui ferait payer doublement : pour l’avoir trahi, et pour l’avoir pris pour un imbécile. Or Zane n’était pas connu pour sa clémence.

Par chance, aucun son autre que le glougloutement proche de la cascade ne résonna aux oreilles du prince, pouvant lui suggérer s’être découvert tout seul. Soupirant de soulagement, il contourna prudemment la traîtresse poutre, pointant le bout de son pied vers une minuscule plateforme d’apparence bien plus sûre.

La masse de pierre et de bois rectangulaire, formant l’habitat des monastèriens, apparut devant ses prunelles dorées, lui arrachant un sourire presque euphorique, tant il détestait l’escalade. S’il parvenait à en atteindre l’entrée, se faufiler le long des couloirs ne devrait pas être trop compliqué, à condition de bien rester baissé pour ne pas être repéré à cause des fenêtres dépourvues de carreaux et de rideaux. Bon, l’agencement des pièces à l’intérieur lui était parfaitement inconnu, mais avec un peu de tactique, il parviendrait forcément à déterminer à peu près qui logeait où. Au fait, les Stax dormaient bien dans le X-Scaper, non ? Bah, peu importait ! Son objectif premier serait la chambre de Maître Baoddaï. Car en tant que chef du Conseil et dirigeant de ce monastère terrien, tout ce qui se disait entre ces murs devaient forcément être consigné dans le coin, décida-t-il, fier de ses déductions. Et comme il se trouvait d’un haut rang, sa chambre s’ornerait probablement des dorures les plus fines, ou du moins des tissus les plus soignés, ajouta-t-il mentalement, s’imaginant difficilement rencontrer des matériaux précieux au sein de cet amas disgracieux. Comment pouvait-on vivre dans un machin aussi affreux ?! Les lits étaient sûrement affreusement inconfortables.

Prenant son élan, il se propulsa sur le pont, se plaquant au sol dans l’espoir que ses calculs se révèlent corrects. Par chance, personne ne sembla vouloir emprunter la passerelle à ce moment précis, les clameurs des deux Taïro accompagnés de Mookee résonnant toujours dans la cour.

Agenouillé, Koz progressa rapidement, mal à l’aise de se trouver ainsi découvert, atteignant en quelques secondes l’entrée du bâtiment. Craignant un piège, ou une quelconque alarme le piégeant la main dans le sac, le jeune prince sauta souplement sur le paravent de bois protégeant les étages inférieurs du soleil, manquant lâcher une injure en entendant la structure claquer sous son poids. En deux enjambées, il se colla juste à côté de l’encadrement dépourvu de vitres, priant pour que les Stax ne rentrent pas de leur mission pile à cet instant. Inspirant profondément, il osa se pencher légèrement sur sa droite, vérifiant l’absence d’habitants dans la pièce sur laquelle il déboucherait. Constatant que personne ne venait jouer les enquiquineurs, il bondit, traversant le chambranle en songeant cette fois à rouler sur le sol pour amortir sa chute.

Restant un instant un genou en terre, il balaya les alentours du regard. Des coussins, une petite table élégamment disposée sur un tapis joliment tressé mais terriblement trivial, rien de plus qu’une bête salle de repos. Autant progresser tout de suite, il ne trouverait guère son bonheur ici.

Se déplaçant vivement, il posa la main sur le battant aussi fragile que du papier conduisant à l’extérieur.

Se figea brutalement, de longues sueurs froides coulant le long de son échine.

De l’autre côté de la porte coulissante, débouchant probablement d’un escalier dissimulé par le paravent, de faibles chuchotements parvinrent à ses oreilles, si doux qu’il avait failli ne pas les entendre, obsédé par les battements de son cœur tambourinant contre sa poitrine.

Sur le point de céder à la panique, le prince recula le plus silencieusement possible, croisant superstitieusement les doigts. Ils ne devaient surtout pas venir ici, surtout pas !

Deux silhouettes se découpèrent à contre-jour, se rapprochant dangereusement de la pièce dans laquelle il se tenait. Le dépassèrent, toujours murmurant.

Koz laissa échapper un soupir de soulagement. Fronça les sourcils, à nouveau capable de raisonner.

L’une des voix appartenait sans doute possible au dernier des Taïro, le petit peureux dont il avait oublié le nom. Par contre, la seconde, plus modulée bien que semblant brûler de rage, ne pouvait que venir d’une femme, pas assez grave pour que l’inverse soit probable.

Or, seules deux femmes résidaient au monastère : Djia, dans la cour, et Maya, partie en mission. Quelque chose clochait, sans qu’il ne comprenne exactement quoi.

Une soudaine idée s’imposa soudain à lui, si fantastique qu’il faillit claquer des doigts de satisfaction. Ce ne pouvait être qu’un secret du monastère ! Et s’il le découvrait avant même les Radikors, les trois jours de disette seraient forcément oubliés par Zane, obsédé par le désir de découvrir ce qu’on lui cachait ! Plus besoin des notes de Baoddaï !

Entrouvrant lentement le battant, le jeune prince se glissa hors du salon, pensant de justesse à refermer derrière lui. Il ne pouvait guère attendre plus ; s’il voulait percer le secret du monastère, il ne devait pas perdre un instant de vue les deux combattants.



µµµ


Achevant de tartiner généreusement ses muscles las de crème apaisante, Zane rangea sans vraiment y penser le tube d’un blanc immaculé dans le meuble de sa petite salle de bain privée. Relevant la tête, son regard croisa celui de son reflet, onyx transperçant l’onyx jumeau. Tournant légèrement le cou, l’adolescent grimaça devant l’image peu flatteuse renvoyée par le vert. Sa dernière mission avait laissé des traces bien trop visibles à son goût, songea-t-il, examinant prudemment le bleu de taille raisonnable s’étalant sous son œil droit. Machinalement, sa main s’égara sur la lézarde tranchant son torse en deux. Par une chance inouïe, la blessure guère totalement guérie ne s’était rouverte une énième fois, à l’exception d’une fine ligne plus claire en son centre. Certes, certains mouvements restaient douloureux, mais la cicatrisation enfin avancée limitait désormais efficacement les dégâts. En réalité, excepté toute la zone sur son sternum, zone de l’impact de l’éclair censé l’avoir frappé, la peau abandonnait lentement son apparence croûtée pour laisser la place à une marque d’une teinte différente, qui elle ne partirait jamais.

Comme un rappel constant de tout ce qu’il mettait en œuvre, et ce qu’il sacrifiait pour parvenir à ses fins.

Si j’en suis encore capable, ajouta-t-il amèrement.

Son image lui devenant insupportable, il s’en détacha promptement, empoignant son T-shirt de rechange, l’enfilant à la hâte tandis qu’il tirait la poignée de la porte, pénétrant au sein de sa chambre.

Somnolant debout, dos contre le mur jouxtant le chambranle, Ekayon sursauta brutalement, papillonnant à plusieurs reprises des paupières, le temps de s’accommoder à l’irruption de l’adolescent.

D’humeur orageuse, ce dernier traversa à grandes enjambées la pièce, se postant devant la fenêtre miraculeusement intacte, tentant de s’intéresser aux multiples saillies courant autour de la forteresse, témoins de l’affrontement ayant opposé ses coéquipiers et le solitaire aux forces d’Adriel. Là aussi qu’Evdam s’était écrasé quand il avait tenté de s’opposer au chef des Radikors, découvrant que la brûlure de ses lames traversait également une cuirasse telle que la sienne. Tout était si calme désormais, que cela paraissait presque irréel.

– Jolie démonstration de force, tout à l’heure, tenta le solitaire, brisant le silence inconfortable s’étant installé. Téléportation, plus épées, tes capacités vont finir par m’inquiéter.

– Quand on y réfléchit, mes « capacités » ne diffèrent pas tant de celles des Maîtres kaïru, rétorqua le vert sans pour autant vouloir montrer une quelconque modestie. La téléportation, les protections, maîtriser l’énergie kaïru, ils en sont tout aussi capables. Enfin, ils restent malgré tout bien moins puissants que moi. Et ils ne peuvent pas créer des illusions et… les armes…

L’adolescent se tut brusquement, mâchoires serrées. Quelques heures plus tôt, il ignorait tout autant que la petite assemblée avoir cette capacité en totale contradiction . Pour être honnête, Zane ne se souvenait qu’à grand-peine de ce qu’il s’était produit tendis que… « ça » avait prit le contrôle. Excepté reprendre une poignée de secondes ses esprits, dans la grotte des Hiverax, et décoller en gardant en mémoire son désir d’empêcher une catastrophe à la forteresse, seuls quelques fragments de souvenirs lui revenaient en mémoire. Se retrouver face à la gueule béante d’un arsank, ou reprendre lentement connaissance, étroitement serré contre la poitrine d’Ekayon freinant ses élans meurtriers. La chaleur qu’il ressentait au creux de ses paumes, comme s’il serrait un objet brûlant de toutes ses forces, avait disparu avant qu’il n’ait pu déterminer son origine exacte, tout comme il luttait trop pour rester lui-même pour s’y intéresser. Et voilà que ce maudit solitaire prétendait, avec un aplomb légendaire, qu’il s’agissait ni plus ni moins de lames apparues entre ses mains, et parfaitement opérationnelles, si Zane se fiait aux lézardes tapissant les murs.

Des lames, maintenant… Jusqu’où « ça » était-il capable d’aller ? Quelle chance avait le chef des Radikors de lutter contre lui, à présent qu’il comprenait n’être pas capable de lutter à armes égales ?!

Pourtant, les Maîtres ne cessaient de répéter que les armes ne pouvaient être créées par l’énergie kaïru, cette dernière étant déjà une arme à part entière. Le Code d’Honneur interdisait même aux combattants d’en posséder une, ou de se battre d’une autre manière qu’en utilisant leurs X-Readers – il suffisait de constater à quel point la découverte du Gant de Lokar avait affolé les têtes bien pensantes pour se douter de l’abhorration leur étant vouée. Sans compter que le Gant n’était qu’une relique amplifiant les pouvoirs de son porteur. Alors fabriquer des lames d’énergie pures provoquerait probablement une sorte de séisme au sein du Redakaï, songea l’adolescent, observant ses mains gantées avec appréhension. Par par crainte de déranger les bonnes mœurs de ses ennemis jurés, bien sûr. Mais de ce que lui était finalement capable d’accomplir avec son kaïru intérieur. Étrange cependant que des hommes, censés être passés experts dans l’art du kaïru, ne sachent guère quelles variations la formidable énergie pouvait emprunter – d’autant plus que le kaïru de Thiers n’avait rien à voir là-dedans. Était-il possible que le Redakaï tout entier n’ait décidé de mentir à leurs élèves en prétendant que certaines capacités restaient inaccessibles ? L’énergie était-elle capable de beaucoup plus que ce qu’ils ne le laissaient croire ? De la part de Lokar, cela ne l’aurait guère surpris, mais venant de Maîtres censés appartenir au bien, cela paraissait tout de même plus difficile à croire.

À moins que les spécificités de son propre kaïru intérieur ne dépassent les capacités du kaïru classique ? Là encore, si cela expliquait la raison de l’absence d’enseignement à ce sujet aux novices, les Maîtres pouvaient-ils ne pas savoir qu’une telle variation était susceptible d’exister ? Alors que certaines attaques, telles que l’«épée de plasma » ou le « coup de fouet à énergie » invoquassent explicitement des armes ? Ce genre d’excuses paraissaient un peu trop énormes pour qu’il tente de les nier, comme à son habitude.

Comme à son habitude, oui.

Un rictus haineux, méprisant envers lui-même, tordit ses traits. Belle initiative que de se croire suffisamment fort pour lutter contre une chose rampant sous sa peau, se tenant toujours derrière son épaule, silhouette imaginaire au coin de son œil. Tout comme il avait cru être assez fort pour refouler toutes ses vraies émotions, les enfermant dans une tornade de colère et de haine, alimentée par une vengeance qu’il invoquait tel un sacerdoce, le protégeant d’autres sentiments dont il n’avait plus eu conscience au fil des ans, à force de les ignorer. Et voilà qu’en quelques semaines, qu’avec un peu plus de pression pesant sur ses épaules, il ne parvenait plus à faire face, à maintenir le masque en place plus longtemps. Pire, dans cette maudite grotte, il avait abandonné ! Abandonné le combat, abandonné la lutte contre « ça », juste parce qu’il craignait de périr, de se trouver aux mains de Teos, préférant laisser libre cours à une chose incontrôlable ! Pouvait-il se montrer plus stupide que cela ?!

Non, réalisa douloureusement l’adolescent, crispant les points sous ses pupilles onyx. Ce n’était pas tant la peur qui fut le plus humiliant dans toute cette histoire. Ni de s’être transformé en une sorte de furie incapable de maîtriser sa rage. Il s’était montré faible. Faible de caractère pour avoir cédé si facilement, faible en puissance pour n’avoir pu briser l’emprise de Saïn sur son corps, faible comme combattant pour n’avoir pas prédit le piège d’une simplicité enfantine tendue par l’adolescent à la peau de charbon, faible de s’être laissé déstabiliser, faible, faible, encore et toujours, au point que son ennemi, cet insupportable solitaire toujours là quand personne ne lui demandait rien, prenne la situation en main le temps que lui, le chef des Radikors, des E-Teens, détenteur du pouvoir du X-Reader de Lokar, reprenne ses esprits tel un débutant face à son premier combat ! Quelles décisions désastreuses prendrait-il durant la prochaine mission, puisqu’il semblait tant les accumuler ces derniers temps ? Devrait-il chaque fois s’assurer qu’un Ekayon se tenait près de son épaule ?!

– Peut-être, commenta justement ce dernier, bras croisés, mais ton kaïru intérieur est incroyablement développé, pour ton âge. Surtout comparé à ce que j’ai pu observer en affrontant ton équipe.

– Bon sang, tu ne peux pas le fermer un instant ?! cracha Zane, refusant toujours de lui faire face.

Mettre son équipe en danger, voilà tout ce qu’il faisait, oui… Lui cédait à « ça », à un murmure sous son crâne, alors que le solitaire lui avait raconté comment Zair, en dépit de sa détestation de sa nature profonde de maîtrise du kaïru de Thiers, n’avait pas hésité à utiliser ses dons pour se défendre jusqu’à ne plus pouvoir se relever. Elle avait protégé la forteresse, son coéquipier, les cuves de kaïru…

Et lui, qu’avait-il réussi à protéger ? Où était sa promesse intérieure, faite dans l’étrange monde du type à la capuche, de faire en sorte d’éviter le pire à ses coéquipiers ?

Pour la première fois de son existence, l’adolescent douta, si profondément, si intimement, qu’un sanglot étouffant remonta le long de sa gorge, péniblement étouffé par un suprême effort de volonté.

Méritait-il vraiment sa place de chef d’équipe ?

– Ce n’est pas vraiment moi qui fait toutes ces choses, souffla-t-il amèrement, tentant à tout prix de détourner ses pensées. C’est « ça » qui s’en occupe. Qui m’a ouvert pas mal de portes.

– Honnêtement, je suis étonné qu’avec les capacités que tu as montré récemment, tu ne t’en sois pas servi pour éliminer au moins les Stax. Voir le Redakaï. Voir le monde entier. Ou l’Univers.

– T’as fini, oui ? siffla Zane, une part de sa colère revenant à l’assaut. C’est juste que… Le prix à payer est élevé. Et que je ne suis pas sûr de savoir jusqu’où cela peut aller. Non, je n’en sais absolument rien en réalité.

Dépliant les doigts, l’adolescent recula lentement de la fenêtre, juste assez pour lever la main à quelques centimètres de son corps. De la chaleur, puis l’impression que son kaïru se tordait, s’assemblant au point de former une lame rougeoyante capable de transpercer la peau cuirassée d’un arsank.

Un faible éclat rougeâtre jaillit de sa paume à demi-fermée, masse informe de son kaïru intérieur à peine aussi grande que son majeur. Bouche bée, Ekayon se redressa, légèrement penché en avant, le regard rivé sur la petite apparition. Cela ne ressemblait à rien pour le moment, mais la forme incurvée empruntée par l’énergie kaïru ne laissait aucun doute sur la forme qu’elle s’apprêtait à prendre.

– Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda finalement le solitaire, fasciné.

Ignorant d’abord grossièrement sa question, Zane plissa le front, se concentrant intensément sur la petite masse d’énergie allongée, disposant ses mains de part et d’autre d’elle. Glissant le long d’un cocon imaginaire, il tenta de se focaliser sur les courants fluctuants lentement déplacés au sein de l’énergie, d’autant plus faciles à repérer que le kaïru intérieur se révélait instable, Zane peinant à le maintenir en place. Plaçant ses paumes diagonalement, aux deux extrémités, il les écarta si doucement qu’Ekayon faillit croire qu’elles restaient immobiles. Miraculeusement, il ne lui fallut que quelques minutes pour rendre malléable l’étrange objet, le forçant à adopter une forme de losange, immédiatement étirée en un semblant de lame rudimentaire. Victorieux sans joie, Zane empoigna le bout de l’arme.

Comparée à son invocation dans la chambre de Zair, le poignard paraissait ridiculement petit, mais c’était toujours plus que ce que pouvaient faire la plupart des combattants, constata-t-il dans le vain espoir de repousser le froid glacial pénétrant ses veines. Avec un peu d’entraînement, il se savait capable de fabriquer des épées au moins aussi performantes que lors de leur première invocation. Se positionnant de profil, toujours scruté par le solitaire, il leva l’objet à hauteur de son visage, étonnamment mélancolique. Deux mois plus tôt, se serait-il extasié de posséder un tel pouvoir, si imprévisible des monastèriens qu’il n’aurait pas été particulièrement compliqué de le planter entre les omoplates de Ky. Aujourd’hui, seul un vague à l’âme étouffant l’envahissait. Inspirant profondément, il posa deux doigts sur sa tempe, grimaçant quand un mal de tête particulièrement véloce bourdonna sous son crâne, accompagné d’un voile de chuchotements, encore indistincts. À tous les coups, s’il continuait ses manipulations de kaïru, « ça » recommencerait à se glisser derrière son épaules. À la lisière de son champ de vision. Pourtant, seul le visage interrogateur d’Ekayon se présenta à ses yeux fatigués quand il tourna brusquement le nez.

La gêne de l’erreur s’ajoutant à l’agacement d’être pris en plein délire de paranoïa, il foudroya visuellement un combattant solitaire interloqué, et pourtant vaguement amusé.

Sûrement, c’était cela le plus humiliant.

Vidé de ses forces, il ne put garder très longtemps le poignard matériel, s’affaissant sur sa chaise en même temps que celui-ci disparaissait. Dormir, une bonne fois pour toutes, voilà tout ce dont il avait besoin. Néanmoins, il ne se sentait pas assez fort pour repousser les réminiscences de son passé qui chercheraient obligatoirement à l’envahir. Lutter, encore ; il peinait à seulement envisager cette idée.

Finirait-il, un jour, par ne plus savoir discerner ce qui relevait du Zane, chef des Radikors, de l’adolescent complètement maîtrisé par le « ça » ?! N’était-il pas depuis le début complètement fou, inventant un personnage tiré d’un esprit malade dans le but de se cacher la fragilité mentale se tapissant derrière ses crises de fureur répétées ? Sa violence… était-elle seulement le fruit d’un monstre tapi au creux de son être contre lequel il ne parvenait plus à lutter, ou la manifestation de sa véritable personnalité ? Hélas, il savait pertinemment que plus d’une fois, cela lui avait servi à justifier des actions de son propre fait, qu’il ne pouvait assumer en face. Autrefois, cela ne lui posait absolument aucun problème : la fin justifiait les moyens, et puisqu’il avait hérité d’une malédiction aussi insoutenable, autant qu’elle lui serve pour parvenir à ses objectifs, non ? Ce n’était pas sa faute, c’était son héritage, il méritait de dominer le monde pour tout ce qu’il avait enduré depuis son enfance. Mais plus le temps passait, plus il craignait de devenir quelqu’un d’autre, de se perdre à la fois dans ses mensonges, et dans les chuchotements de « ça ».

Combien de fois s’était-il surpris ces dernières semaines, à scruter, nerveux, son visage dans le miroir, à la recherche du moindre signe physique trahissant sa parenté avec un homme qu’il haïssait du plus profond de son être. Combien de nuits à se réveiller au beau milieu d’un cauchemar, ne sachant plus s’il restait Zane, ou une extension, un amalgame d’autres personnes gravitant autour de sa vie, sans pouvoir lutter contre leurs influences ? Il ne voulait pas être une ombre, il voulait tellement être un être à part entière !

Je suis l’enfant de tant de violences… Est-ce que je peux vivre en tant qu’individu ?!

– Tu sais, garder le silence ne me fera pas oublier ma question, soupira le solitaire, s’adossant confortablement au mur. Alors si tu veux te débarrasser de moi…

Soupirant théâtralement, Zane ouvrit ostensiblement les bras, levant les yeux au ciel.

– Je viens d’affronter deux fous dans une grotte, seul, puis un arsank, toujours tout seul, et j’ai manqué de piquer une crise de destruction massive destinée à découper en rondelles le moindre crétin osant s’opposer à moi. Serait-il possible d’avoir seulement dix minutes de tranquillité dans cette baraque ?!

– C’est vrai que tu es renommé pour ta pitié, fit remarquer le solitaire, sardonique.

Ricanant allègrement, avant de se taire, deux doigts posés sur sa tempe, Zane ne put qu’acquiescer ironiquement. Pourquoi avait-il détesté davantage Ky que son acolyte solitaire, au fait ?!

– Fais-moi le plaisir d’aller crever dans un coin, tu veux.

– Désolé, ça fait déjà des heures entières que je suis censé être rentré, alors il va bien falloir que je rentre un jour si je ne veux pas déclencher une guerre contre toi et tes coéquipiers pour cause d’enlèvement.

– Parce que tu crois être suffisamment important pour ça ? railla Zane, estomaqué de son culot.

– Tu devrais me remercier, assura Ekayon, le plus sérieusement du monde.

– Hin hin, tu veux voir comment je te salue, plutôt ? déclara l’irascible extraterrestre, se levant à-demi.

S’empressant de lever les mains en guise d’apaisement, que démentait le sourire étalé sur son visage, le solitaire se déplaça nonchalamment, mimant une parfaite décontraction tout en s’assurant qu’une chaise volante non identifiée ne lui atterrisse guère sur le coin de la mâchoire.

– Finalement, je crois que ça ira. Je suppose que si je demande, tant que tu es généreux… (Zane empoigna son fidèle marteau, resté à proximité de la petite table) Bon, ça va, j’arrête, rit-il nerveusement, soudainement bien moins sûr de lui. Plus sérieusement, étant donné que j’ai possiblement failli me retrouver tranché en deux par une crise d’autorité sacrément coriace, ce serait bien que tu m’expliques un truc ou deux. J’avoue être un peu perdu, dans tout ça. C’est quand même fou, impossible d’espionner sans se retrouver au milieu d’une catastrophe avec vous. Est-ce qu’il existe des assurances contre le karma chaotique, à ton avis ?

– Absolument aucune. Ce n’est pas faute d’avoir cherché, soupira sincèrement Zane.

Le solitaire fit mine de lever les bras au ciel, avant de se reprendre.

– Attends, tu te moques de moi, comme d’habitude ?!

Ne comprenant guère où ce fichu Ekayon voulait en venir, le chef des Radikors le dévisagea, méfiant.

– J’ai essayé de faire passer ça en accident du travail. Et que je paierai en ne détruisant pas l’agence quand je dominerai le monde. Mais soi-disant que j’étais trop jeune, et que son entreprise tiendrait jusqu’à la fin des temps. Tu imagines, un manque de respect aussi flagrant ?!

– Je n’ose guère… Au fait, tu ne t’es pas vengé d’un affront aussi flagrant ?

Enfin profondément satisfait, Zane se tourna à demi, lui dédiant un sourire carnassier.

– La nuit suivante, un séisme parfaitement inattendu a fait s’effondrer les fondations du quartier. Emportant à la fois la compagnie d’assurance et ses deux résidences, principale et secondaire.

– Quelle tragédie, vraiment ! La nature est tellement imprévisible…

– N’est-ce pas ? C’est fou la peine que je ressens à cet instant précis. Il faut bien que je me maîtrise pour ne pas t’affecter plus encore !

– Quelle délicatesse, j’en suis fort touché, déclara Ekayon, mimant une grande affliction.

Un instant, les deux combattants se regardèrent sans mot dire. Seul un mince sourire, à peine visible, éclaira leurs visages tirés par la fatigue. Le premier échange sincère, dénué d’effronterie ou de véritable méchanceté, qu’ils s’échangeaient, réalisa Zane. Sans savoir si cela lui plaisait, ou le rendait plus suspicieux encore.

Cet instant de répit ne dura guère. Le tourbillon des évènements actuels lui revenant brutalement en mémoire, le chef des Radikors revint au tourment de ses sentiments, détournant son visage de manière à le rendre inaccessible au regard d’Ekayon. La distance physique entre les deux hommes, chacun à un coin de la pièce sans se regarder, se mua en un mur de silence, volatile mais offrant un laps de temps suffisant pour que Zane construise de nouveau ses barrières à une vitesse d’autant plus rapide qu’elle résultait de l’habitude. Sur la défensive, il joua un instant avec le marteau pendant à son bras, inspirant et expirant profondément afin de chasser autant que possible les murmures bourdonnant dans ses oreilles, prémices d’une attaque plus frontale de « ça » si jamais il cessait de se tenir à l’affût l’espace d’un seul instant. Il le savait, cela se tenait tapi, encore, cognant contre les parois limitées de son corps pour sortir de nouveau, exigeant de prendre le contrôle. Même en restant simplement assis sur une chaise, perdu dans des pensées qu’il ne réussirait jamais à partager, le désir de rattraper Adriel, et de la frapper, encore et encore, au point que son corps ne soit plus qu’une poupée de chiffon suspendue dans un monde d’illusions, mettait sa frustration au supplice, hurlant de céder, encore, assouvir sa haine. Puisqu’il s’était laissé faire, il pouvait bien recommencer !

Sursautant, tiré de son début de torpeur, Zane se releva violemment, la chaise tombant derrière lui dans un fracas attirant l’attention d’Ekayon. Comme piqué par une guêpe particulièrement vorace, l’adolescent se dirigea vers le matelas posé à même le sol, ôtant sa cape dont le col menaçait de plus en plus de l’étouffer, repartant dans la direction opposée pour remettre en ordre les papiers traînant un peu partout dans la pièce, dérangés par les nombreux chocs ayant ébranlés les murs de la forteresse. Tant de temps sans prendre garde à ce qui constituait sûrement ses possessions les plus précieuses, laissées à la vue du premier solitaire venu ! Ekayon avait-il profité de ses moments d’égarement pour lire dans son dos les feuilles recouvertes de son écriture si pointue, presque indéchiffrable ? Remarquait-il la couverture du livre de Thiers, en partie dissimulée par un pantalon jeté à la hâte la veille ? Si jamais il reconnaissait, par quelques miracles que ce soit – bien que Zane ne pensa guère à ce mot –, le contenu de l’ouvrage…

Par les Six, comme tous les livres du Redakaï, celui-ci a sa couverture vierge de toute inscription ! Cesse de te tourner les sangs pour des broutilles, ou Zair aura raison et tu finiras sénile avant l’heure !

Le chef des Radikors se força à cesser ses va-et-vient saccadés, évitant soigneusement de regarder du côté du solitaire, désormais près de la porte de la salle de bain, s’étant écarté de son chemin pour ne pas le gêner. Pourtant, le regard toujours en quête du solitaire restait braqué sur son échine, formant un point désagréable picotant le milieu de son dos, sans qu’il ne s’autorisa à lui montrer le moindre signe d’attention. À croire qu’effectivement, Ekayon ne lâcherait pas l’affaire, peu dupe de la véritable raison de l’agitation soudaine du E-Teens. Quoique, peut-être imaginait-il qu’il souhaitait seulement éviter ainsi les questions dérangeantes de l’homme, évitant ainsi de comprendre que seul ses troubles personnels l’agitait de la sorte.

S’autorisant à ouvrir de nouveau la bouche, les mots sortirent d’eux-mêmes, guidés par des années de silence, d’enfermement et de déni, trop longtemps et trop imparfaitement contenus.

– Je crois que plus j’utilise de techniques que « ça » m’a appris, plus je laisse un passage entre lui et moi. Et plus il est facile pour lui de se glisser en moi, murmurant à mes oreilles chaque fois que je me perds, même un instant. Tant que je n’utilise que des capacités basiques, son pouvoir reste cependant limité. Mais plus elles sont puissantes, plus j’utilise d’énergie, et plus il gagne en force. Ma force nourrit sa puissance. Au début, continua-t-il, davantage pour lui que pour le solitaire, je laissais « ça » distraire les gardes, en usant de toutes petites images, quand je voulais rejoindre Zair. J’étais trop faible pour réellement lui servir, qui sait ? Ce fut le départ de mes entraînements pour manipuler les illusions. Même chose pour les portails. C’est en le laissant agir comme il le souhaitait avec mon corps que j’ai maîtrisé la technique, et appris ses détours. Chaque fois, « ça » me laisse voir seulement une fraction de ce que son pouvoir est capable, un fragment de l’étendue de sa puissance. Et chaque fois je voulais en apprendre plus, je laissais « ça » faire. Mais « ça » est revenu plus souvent, surtout quand mes émotions prenaient le dessus, et revenir devenait pénible, épuisant. Jusqu’à ce qu’il s’empare de moi sans que je ne lui ai rien demandé, et sans rien m’apprendre en retour. J’ai bien cru perdre toute conscience quand…

Agacé contre lui-même de s’être ainsi laissé aller, l’adolescent se tut soudainement, serrant fortement les paupières. Les rouvrit presque sur-le-champ, défiant le solitaire de l’inciter à continuer son récit. Néanmoins, ce dernier ne fit pas même mine de vouloir le forcer de quoi que ce soit, inhabituellement grave.

– Zane, reprit le solitaire après de longues minutes de malaise pour le vert, est-ce que tu as tenté d’utiliser d’autres attaques, avant « reflet de gloire », sans que Maître Baoddaï ne s’en rende compte, quand tu étais encore un élève du monastère ? Ou même durant ton enfance, afin d’expliquer la particularité de ton kaïru intérieur ? Peut-être qu’une utilisation trop intensive de l’énergie, trop tôt, a créé une brèche, je ne sais pas trop. Une mauvaise préparation au kaïru est souvent destructrice.

Furieux, l’intéressé laissa tomber au sol l’entièreté des papiers contenus entre ses mains, ces derniers fouettant rageusement l’air tandis qu’il se retournait pour faire face au solitaire. L’impassibilité du jeune homme manqua être seule nécessaire pour rejeter toutes ses politesses précédentes, le jetant hors de ces murs à coup de pied dans le fondement. Histoire de se défouler !

– Quelle bonne idée de me rappeler que j’ai été renvoyé par Maître Baoddaï, merci beaucoup ! Si tu voulais m’énerver, tu as parfaitement réussi ! Et non, c’est une capacité naturelle ! Un foutu et insupportable héritage de ma lignée, qui décidément devait bien haïr ses descendants !

– Écoute, tu n’as pas besoin de te montrer aussi agressif, je ne suis pas ton ennemi. Enfin, pas ce soir, s’empressa de rectifier le solitaire. Nous sommes dans le même bateau ; l’espèce de folle brune ne va pas laisser passer l’affront fait à son arsank en se vengeant sur seulement trois des quatre personnes en présence.

– Si mon agressivité te dérange tellement, arrête de m’évoquer tous les souvenirs que je veux oublier ! explosa l’adolescent, ouvrant le bras comme pour prendre l’Univers à témoin.

Zane se tut brusquement, conscient d’avoir gaffé. Trop tard, à coup sûr.

– Oublier pour aller de l’avant, rajouta-t-il, comme si cela pouvait occulter ses précédentes paroles. Ça ne sert à rien de s’appesantir sur le passé. Même toi, tu devrais avoir compris.

– Qui te dit que j’imaginais quoi que ce soit ? répliqua Ekayon, osant lui adresser un petit sourire en coin culotté.

– Arrête de faire le malin, il y a plus urgent ! Par exemple, décider comment reprendre l’avantage.

Un instant, le solitaire sembla sincèrement surpris… et un brin dépité. Incompréhensible, vraiment ; autant Zane assimilait sans problème son air déconfit à sa réussite de l’avoir mouché en beauté, de son avis, autant surpris, cela paraissait tellement incongru de la part de l’homme jamais à court de répliques !

– Décidément, tu ne sais pas agripper la perche quand on te la tend, soupira Ekayon, se baissant afin de l’aider à ramasser les feuillets épars. Puisque tu préfères la version où on arrête pas de se tirer dans les pattes, disons qu’en attendant d’obtenir enfin les réponses demandées, il faut bien passer le temps !

De plus en plus perturbé, au point d’en oublier un moment les fluctuations permanentes de ses barrières mentales, l’adolescent s’agenouilla à son tour, davantage pour empêcher le solitaire de lire ses notes sur le kaïru de Thiers et la future conquête de l’Univers que dans le but de progresser plus rapidement. Qu’est-ce que le solitaire voulait bien dire par « agripper la perche » ? Ce maudit monastèrien n’avait fait que le houspiller tout du long de leur échange ! Pourquoi sa dernière phrase aurait-elle été différente ?!

Comprenant ne pas être le bienvenu, peu importait son aide, Ekayon recula en soupirant, laissant le vert empoigner en désordre les papiers, tapant l’extrémité sur le sol pour les ranger sommairement. Poussant sur ses jambes, Zane sentit celles-ci manquer de se dérober sous son poids, l’adolescent ne devant le salut de sa dignité qu’à son innée aptitude à paraître hautain en toutes circonstances. Il ne manquerait plus que perdre la face devant le solitaire pour que la coupe déborde. À peu près satisfait de son travail, il déposa l’amas grossièrement remis en place sur le haut de sa commode, notant de changer le tout de place dès le départ du monastèrien. Déjà son corps le trahissait, évidemment, l’avertissant qu’il atteignait ses limites. Au lieu de partir à la poursuite d’Adriel, encore épuisée par leur dernier affrontement, il resterait allongé sur son matelas, à chercher un repos forcé sans assurance de le trouver.

S’apprêtant à s’avancer vers lui, le solitaire s’arrêta de justesse, réalisant que cela ressemblerait davantage à une agression qu’à autre chose pour l’irascible extraterrestre. Aussi opta-t-il pour revenir au sujet premier.

– Une capacité naturelle, tu dis ? Y compris pour la couleur si… originale de ton kaïru intérieur ?

– Tu es sourd, ou quoi ? Bref… Je suis né comme ça. Mes attaques kaïru sont identiques à celles des autres combattants, mais mon kaïru intérieur est, eh bien, spécial, comme tu as pu le voir. Ça a empiré avec l’accident, durant la mission effectuées dans les arbres. Tu as dû en entendre parler, une histoire d’éclair.

– Hum, de ce que je sais, il me semblait que c’était un peu plus, mais passons. Pourquoi ?

– C’est… Après ça, autant manipuler les attaques de kaïru sombre restait, pour la majorité, aisé, autant celles que j’utilisais avant l’accident, il m’était impossible de les utiliser.

Pour le coup, Ekayon parut profondément surpris, son étonnement souligné par l’éclat lunaire éclairant un côté de sa silhouette. Néanmoins, pas une fois l’idée de douter de l’adolescent ne traversa son esprit.

– Mais ne rêve pas, une méthode bien différente et des entraînements à répétition m’ont largement permis de retrouver toutes mes capacités, avertit-il cependant, le défiant d’oser mettre sa parole en doute. Sauf que, comment dire, c’est devenu plus compliqué de gérer le kaïru intérieur, termina-t-il, refusant d’affiner plus encore sa description. Je pense que je me suis beaucoup trop reposé sur les capacités qu’il me donnait, pour rester au même niveau que les combattants. Alors, fatalement, « ça » en a profité. D’autres questions ?

Le solitaire ne répondit d’abord rien, sa morgue disparue tandis qu’il observait d’un nouvel œil, qu’il n’apprécierait probablement pas de l’avis de l’intéressé, le chef des Radikors, refusant catégoriquement de dévoiler la peine enserrant son cœur en quittant son masque de frustration. Une fraction de seconde, Zane craignit qu’Ekayon soit sur le point de céder à son caractère mine de rien bien ancré dans les bons sentiments dégoulinants et répugnants, s’avançant pour lui apporter un réconfort dont il n’avait cure.

À son grand soulagement, le solitaire opta pour une toute autre approche, hochant la tête comme pour se répondre.

– Une seule, les documents volés par Adriel, de quoi parlaient-ils ? reprit le solitaire.

Décidément, je le préfère quand il ferme sa grande gu… bouche.

– Des traductions pour la majorité. Une langue que je ne connais pas, alors à part interroger Zair, je n’en sais pas plus que toi. Le reste, ça ne te concerne pas.

D’abord vaguement contrarié de ne pouvoir parvenir aux informations désirées, Ekayon plongea dans une intense réflexion, passant une main réflexive dans ses cheveux ras. S’il tentait de trouver un moyen de le faire parler, ou de marchander comme à son habitude, il allait se casser les dents, ricana intérieurement Zane.

– Plutôt que de garder des informations pour nous, pourquoi ne pas passer un autre marché ? proposa-t-il.

Évidemment, quoi d’autre de la part de ce cher solitaire ?!

– Cours toujours. Nous échangeons déjà des détails particulièrement sensibles, alors que je ferais mieux de tout garder pour moi, alors n’abuse pas de ma générosité, rétorqua sèchement Zane.

Essuyant son front trempé de sueur du dos de sa main gantée, l’adolescent emprunta une corde traînant allègrement dans un coin, rassemblant ses cheveux en un semblant de queue-de-cheval. Ce qui n’était pas une si mince affaire quand la tignasse en question s’arrêtait au bas de la nuque, expérimenta-t-il.

– Même si tu pourrais consulter un livre jalousement gardé par le Redakaï, très certainement en grand rapport avec tout ce qui nous arrive en ce moment ?

L’attention immédiatement en éveil, Zane se tourna de trois-quarts vers son vis-à-vis, silencieux. Encore une manœuvre destinée à obtenir ce qu’il voulait en donnant un minimum, ou véritable échange équivalent ?

– Mais encore ?

– Un ouvrage confié à ton serviteur ici présent en main propre, et de ses propres dires concernant directement nos petits copains. Ou presque.

– Un instant, tu es en train de prétendre vouloir me transmettre, à moi, quelque chose que ton Maître t’a donné en toute confiance ? Qu’est-ce qui me prouve que ce n’est pas un gigantesque entourloupe ?

Le bel aplomb du solitaire se fissura, laissant entrevoir les hésitations affleurant à la surface de son être. Une vague honte passa fugitivement sur ses traits tendus, le jeune homme baissa lentement le regard vers ses pieds croisés, un frisson parcourant ses muscles en dépit de la température ambiante plus que correcte.

Néanmoins, il se reprit rapidement, plantant l’acier de ses iris dans l’onyx méfiant lui faisant face.

– Cela m’est difficile de tromper ainsi l’honneur de mon Maître, c’est vrai. De plus, te faire confiance revient à mettre la main dans un nid de cobras en priant pour qu’aucun ne vienne te mordre. Mais je sais également que nous détenons chacun des informations importantes pour comprendre tout ce qui se trame autour de nous. Et surtout, que nous ne sommes pas les seuls concernés par ces catastrophes en série. Juste avant mon départ, alors que les Stax étaient partis en mission… Maître Atoch m’a annoncé que tout un village d’innocents s’était trouvé ravagé, détruit, réduit à néant, un village auquel tenait beaucoup les Stax. Les traces retrouvées ne laissaient aucun doute, il s’agit de la même énergie utilisée par Teos et ses compagnes. Le kaïru n’est pas destiné à détruire des vies ! asséna le solitaire, resserrant ses prises sur ses bras comme pour s’empêcher de frapper le mur le plus proche. Hors de question de les laisser briser qui ils veulent !

Impressionné par la conviction brûlant la voix d’Ekayon, Zane s’abstint difficilement de toute raillerie. L’objectif du solitaire le décevait pourtant un peu, lui qui s’était imaginé un solitaire envers et contre tous, et pas un simple pion du monastère décidé à protéger tout et tout le monde. Cependant, et à la différence des autres combattants qu’il avait pu affronter, il éprouvait l’étrange impression que cette opinion-là n’avait pas été dicté par l’appartenance à un camp, ou l’adhésion à une idéologie. Au contraire, cela ressemblait bien à un avis forgé par les années et l’expérience, bien qu’au final cela revienne au même, se dit-il, songeur.

Par contre, en tant qu’excellent menteur, Zane devinait sans trop de peine quand quelqu’un tentait de lui dissimuler quelque chose. La destruction par le kaïru de Thiers n’était peut-être pas la seule motivation du solitaire. Et cela lui plaisait terriblement de percer lentement à jour la carcasse de raillerie composant ce maudit Ekayon, afin de découvrir par lui-même tout ce qu’il cachait au plus profond de sa personne.

Quitte à écraser ses illusions, prouvant une fois pour toutes sa supériorité et l’inutilité de l’enseignement du Redakaï.

– Revenons à notre petit marché, recentra le chef des Radikors, ravi de constater la surprise teintant les traits de son vis-à-vis.

Ce n’était pas tous les jours qu’il parvenait à déstabiliser un solitaire.

Sûrement s’attendait-il à me voir insister lourdement, déduisit-il, acide.

Peut-être aurait-il continué longtemps ce petit détour fort plaisant, si sa migraine ne menaçait pas d’exploser contre ses tempes, le dissuadant de s’amuser au plus malin indéfiniment. Ekayon, le visage indéchiffrable, sauta sur la table, avant de croiser les jambes en tailleur, mains sous le menton, plus qu’attentif.

– Donc, les papiers volés par Adriel, excepté ceux dont tu ignores tout, ils parlaient de quoi ?

Droit comme la justice, penchant sensiblement la tête sur le côté, l’esprit de Zane se rebella de nouveau. Livrer plus d’informations encore à l’homme en qui il avait le moins confiance du Redakaï tout entier ? Enchaînant les mauvaises prises de décisions depuis plusieurs semaines, en dépit de ses échappées lui ayant permis de s’en sortir chaque fois vivant, lui et son équipe, ne risquait-il pas de commettre une autre erreur ?

Plaçant un doigt replié devant son menton, l’adolescent toisa de haut le solitaire, son vis-à-vis ne bronchait guère plus que pour se caler un peu plus confortablement.

En y réfléchissant bien, il ne se trouve pas encore au niveau de Ky, concernant le manque de confiance.

Le châtain avait bien aidé Zair et Tekris à lutter contre Adriel. Sans rien attendre en retour – du moins au début, corrigea l’irascible extraterrestre, mi-figue mi-raisin en scrutant l’expression faussement patiente de l’objet de ses pensées. Et surtout, en s’embarquant dans une histoire à laquelle il n’était encore mêlé que de loin. Ou il jouait un sacré double jeu, et prenait son travail ‘espionnage très à cœur, ou cela prouvait bien qu’il était possible de lui confier encore un peu plus. Pas encore tout, mais davantage.

Et puis, qui savait ? Apprendre quelques squelettes demeurant dans les placards du Redakaï convaincrait peut-être plus encore le solitaire de se lier étroitement avec les Radikors. Une mine de renseignements au sien du monastère, en sus de Koz et son travail de surveillance, pouvait tout aussi bien lui servir.

Soupirant lourdement, l’adolescent se passa la main sur le visage. Par le Dôme, qu’est-ce que cela pouvait être compliqué de travailler autrement qu’en soumettant ses adversaires par la force brute !

Combien de temps pourrait-il continuer à jouer ce jeu ? Les Imperiaz, Ekayon, Zair et Tekris même…

Le repos attendrait encore un peu. Il lui restait quelques détails à régler.

– Très bien, commença-t-il d’une voix fatiguée. Si ton satané ouvrage ne contient pas de détails véritablement importants, tu me le paieras très cher, c’est compris ?

– Disons qu’à ce moment-là, je réfléchirais à un moyen d’apaiser ta fureur, proposa faussement aimablement Ekayon. Après tout, on a l’air de savoir à peu près comment se parler, à force de se voir entre deux tentatives d’assassinats !

– Dis-moi, tu es au courant qu’il ne s’agit pas d’un jeu ? questionna le vert, pris d’un subit doute.

– Un arsank trouvait ma chair très à son goût, un peu plus tôt, donc oui. Et toi, tu sais que le rôle de la personne censée ne te va pas du tout ?

– Vraiment, va crever.

– Toujours pas, désolé. Pas vraiment, mais ce n’est qu’un point de détails.

Récupérant le marteau, abandonné durant le tri sommaire des papiers, retrouva sa place dans la paume du chef des Radikors, sous le regard peu rassuré du solitaire. Juste au cas où il s’aviserait de l’interrompre à chaque détour de phrase, comme il semblait avoir pris le mauvais pli…

– Ne t’attends pas à tout découvrir ce soir, mais sache au moins qui sont Teos, Adriel et Saïn. As-tu déjà entendu parler du kaïru de Thiers ? Non ? Normal, il s’agit de l’un des secrets les mieux gardé du Redakaï.


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Bonjour, bonsoir !


Avant tout, je suis désolée de la longue attente entre ce chapitre et le précédent ; les cours se sont révélés particulièrement intenses cette année, aussi écrire fut un chouïa compliqué !


Enfin, le voici tout de même ! Zane se remet sacrément en question, tandis qu’Ekayon et Koz découvrent, chacun à leur manière, une autre facette des récents évènements ; le kaïru de Thiers et ses étranges combattants touchent de plus en plus de monde !


J’espère que cela vous aura plu ! Si c’est le cas, n’hésitez pas à laisser un commentaire, je me ferais une joie d’y répondre !


Sur ce, bonne journée, ou soirée !


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