Au nom de ma fille

Chapitre 1 : L'équilibre de notre monde

9670 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 17/02/2021 09:29

Bon, normalement, ce devait être un OS, mais au bout de la huitième page, je me suis dit que j'allais finalement faire une mini-fic... Du coup, il y a trois chapitres prévus. Bonne lecture!



L'équilibre de notre monde


Le silence régnait dans l’édifice, uniquement troublé l’espace de quelques secondes par le bruit d’une page qui se tourne, un toussotement cherchant à se faire le plus discret possible, ou par les pas légers d’un individu se promenant dans les allées, à la poursuite de son propre sésame littéraire. La lumière blafarde de la fin de journée ne permettait plus une lecture assidue sans effort, et déjà la pâle lumière des néons venait s’ajouter à celle du crépuscule prochain. Une fenêtre était restée entrouverte, la chaleur de la fin d’été n’étant pas encore prête à laisser sa place à la fraîcheur de la nuit, faisant la part belle au calendrier indiquant obstinément l’arrivée de l’automne dans deux petites journées. La légère brise venant du dehors soulevait par intermittence les pages des livres encore posés sur les longues tables rectangulaires, de pin massif, alignées au centre et aux extrémités du grand bâtiment.

Seuls les lecteurs les plus assidus ou passionnés, les étudiants sérieux – ou sérieusement en retard dans leurs révisions – et les employés de la bibliothèque municipale de Béhovian restaient encore, assis sans relâche depuis quelques minutes, ou plusieurs heures, ignorant avec une obstination admirable l’horloge murale. En forme de livre ouvert noir aux écritures dorées, elle possédait deux aiguilles, se rapprochant avec la régularité si caractéristique du système métrique des dix-huit heures, qui sonneraient le tocsin de l’ouverture au public. Seuls un coup d’œil jeté à la volée, ou une lecture un peu plus précipitée trahissaient un quelconque intérêt porté à l’instrument mécanique, tout de fer forgé. Cependant, en dépit de l’indifférence affectée, la conscience sous-jacente de la fermeture imminente de la bibliothèque se ressentait peu à peu. D’ailleurs les habitués, pour la plupart, commençaient à se lever lentement, prenant le temps de finir leur paragraphe avant de ranger pour la journée l’ouvrage studieusement lu, du geste habitué de celui ou celle sachant pouvoir retrouver dès le lendemain le chemin des rayonnages rigoureusement alignés.

Mais, contre toute attente, alors que les sorties se firent de plus en plus nombreuses, deux personnes franchirent le seuil du bâtiment en sens inverse. La première était une femme, petite et mince, paraissant plus jeune que son âge véritable au premier abord, jusqu’à voir ses yeux en amande. D’un vert très clair, la pupille en était fendue telle celle d’un chat, lui conférant un air étrange, malaisant, quoique légèrement moqueur dû à ses fins sourcils arqués. Mais surtout, ils exprimaient une réflexion, un questionnement permanent, la vieillissant au contraire, cet effet renforcé par les petites rides plissant son front presque en permanence. Sa peau café au lait faisait un contraste élégant avec ses cheveux rouge vif frisés, noués en queue-de-cheval basse, positionnés de façon à ne pas se prendre dans ses oreilles, grandes et pointues. Par expérience, elle savait cela fort désagréable. Vêtue d’un pantalon coupe droite style treillis militaire, d’une tunique manches courtes s’arrêtant à mi-cuisse violette aux liserés parme, d’une veste sans manches de même couleur tombant sur ses hanches et de solides bottines de marche noires, le détail surprenant de sa tenue était un petit boîtier rectangulaire accroché à sa cuisse. Trop épais pour contenir un portable, il était petit pour une tablette.

Son compagnon avait le même style d’étui, mais fixé à sa ceinture. Il était tout le contraire de sa compagne : très grand, il dépassait d’une -- voire deux – têtes les humains croisés, et était presque aussi large de corps. Un véritable colosse, à la peau claire grise et aux yeux masqués par une épaisse paire de lunettes épousant la forme de son visage, dissimulant aussi ses oreilles. Ses cheveux, autrefois violets, avaient revêtus une couleur noire plus classique. Habillé plus en accord avec l’été finissant, il portait un T-shirt noir avec un imprimé représentant un Joker sous lequel était écrit « Look at me, I’m famous ! ». Un bermuda marron à bandes blanches sur le côté et des chaussures de randonnée grises complétaient sa tenue.

La bibliothécaire à l’accueil tenta de les faire ressortir, annonçant la fin des heures de visite, seulement l’homme fit un signe de la main, murmurant être à le recherche de quelqu’un, et que cela ne serait pas long. Capitulant, l’humaine tassée râblé se renfonça dans son siège en leur recommandant de se dépêcher, car « après l’heure, ce n’était plus l’heure ». Haussant les épaules, la femme extraterrestre ne prit pas la peine de la remercier et partit au milieu des livres les mains dans les poches, entraînant à sa suite son partenaire. Tous les deux suivis par un regard soupçonneux et scrutateur.

Une fois à peu près certains de ne plus être en vue, les deux personnages s’arrêtèrent près de la section « Littérature adulte », un peu à l’écart. La luminosité avait encore décrue, et entre les hauts rayonnages barrant le passage aux bas rayons lumineux, nombre de recoins obscurs se formaient lentement, propices au jeu enfantin de cache-cache. Ou pour trouver refuge et se perdre, loin des soucis de la vie quotidienne et de la répétition incessante des schémas de l’existence. C’était précisément ce qu’ils souhaitaient. Pas pour eux, non, mais pour dénicher la personne pour laquelle ils avaient fouillé la ville de fond en comble. Avant de se rappeler l’endroit préféré de leur petit rat, comme ils aimaient à la surnommer.

– Voyons, où avons-nous le plus de chance de la trouver ? Dans les romans policiers, ou les Atlas ?

– Ni l’un ni l’autre, Tekris. Je parierais plutôt pour la littérature fantastique.

– Et pourquoi ça ? Ce n’est pas tout à fait le genre qu’elle affectionne le plus.

– Je sais. Mais dans ces bouquins, une fois sur deux le héros a perdu ou ne connaît pas au minimum l’un de ses parents. Et en ce moment, c’est de cela qu’elle a besoin.

Tekris hocha la tête. Cette hypothèse se tenait. Et si jamais Zair avait tort, il était prêt à retourner la bibliothèque de fond en comble. Le résultat finissant par être sensiblement le même, autant essayer pour commencer de chercher aux endroits les plus plausibles. Aussi, consultant un plan accroché avec de la patafix sur le côté d’une des volumineuses étagères composant l’une des partie de la coupole du savoir, les deux compagnons s’orientèrent rapidement, se dirigeant tout aussi vite vers l’endroit indiqué. L’horloge indiquait six heures moins onze. Ils étaient prêts à mettre la main à couper que vu l’attitude de la secrétaire, elle allait venir dès l’heure pile afin de les mettre dehors fissa, agacée fut-elle de les voir entrer à si peu de temps de la fermeture. Les bibliothécaires étaient plus à cheval sur les horaires qu’un coucou suisse. Cela avait toujours étonné Zair, la notion de ponctualité lui ayant toujours été nébuleuse.

Enfin, après un tournant sinueux, ils atteignirent leur destination. La section « fantastique » était disposée dans un petit renfoncement, aux murs recouverts d’étagères généreusement garnies. Cela formait presque un U à angle droit, excepté celui de gauche plongeant un peu vers l’arrière. La pénombre y régnant était l’une des plus dense du bâtiment à cause de la disposition du lieu, en faisant un endroit parfait pour qui voulait lire sans être dérangé. Des fauteuils rembourrés aux larges accoudoirs offraient un confort supplémentaire pour lire à son aise. L’odeur montant de tous ces ouvrages entassés oscillait entre celle âcre caractéristique des vieux romans, et douce, tentatrice des nouvelles éditions. Le bruit de leurs pas étouffés par l’épaisse moquette bleu foncé propre à cette section, Zair et Tekris s’avancèrent le plus discrètement possible, au cas où leur cible tenterait de s’échapper une fois face-à-face. Oh, certainement pas pour fuir réellement, plutôt afin d’éviter de se faire disputer. Elle détestait ça après tout, et, trait de caractère hérité de son père, supportait très moyennement les reproches.

Ce ne fut pas nécessaire. Tout au fond des rayonnages, dans l’angle le plus enfoncé, une petite forme était étendue sur le côté de son corps, à même le sol se rafraîchissant à mesure que la nuit étendait son ombre sur la ville. Un bras passait sous elle, la main prenant la position qu’elle voulait car n’étant maintenue par rien d’autre que le poignet, l’autre avec sa propre main posée en haut d’un livre peu épais, le reste retombant mollement vers le sol. Les yeux à demi-fermés, la respiration calme et le peu de mouvement de la silhouette indiquait un début d’endormissement, la lecture ne parvenant plus à maintenir éveillé. Quoique, au vu des livres jonchant la moquette, tout autour d’elle, peut-être était-ce une somnolence due à une ingestion massive de lignes, chapitres et autres romans à la suite. S’autorisant un petit soupir de soulagement, Zair sortit son portable d’une poche de sa veste, envoyant un rapide message.

C’est bon, on l’a trouvée. Bibliothèque municipale, livres fantastiques.

La réponse ne se fit pas attendre.

J’arrive tout de suite. Vérifiez qu’elle va bien.

S’étant avancé jusqu’à la petite forme, Tekris s’agenouilla, émettant un petit sifflement bref histoire de signaler sa présence. Elle sursauta, se redressant à l’aide de ses bras, mettant quelques secondes à identifier clairement l’auteur de cette agression injustifiée. Puis, une fois reconnu, son visage prit un petit air coupable, si brièvement qu’avec un peu d’entraînement, le jeune homme était certain de ne plus le voir. Redevenue la petite fille bien réveillée qu’il connaissait si bien, elle jeta un furtif coup d’œil derrière lui, faisant la moue en le voyant accompagné. Seul, avec sa palette de charmes inhérentes aux enfants, un petit coup de mignonnerie aurait suffit à le convaincre d’inventer une histoire crédible pour ne pas se faire gronder. Ou mieux, peut-être aurait-il spontanément endossé quelconque responsabilité pour ses beaux yeux.

Tekris avait un gros faible pour la petite fille, au point de se faire régulièrement avoir, comme disaient grossièrement les humains. Une fois, il lui avait laissé sa part de tarte au citron, juste pour lui faire plaisir parce qu’il avait vu sa délectation à la dévorer. Depuis, il ne pouvait plus manger une banale part de cette pâtisserie, sans avoir en face de lui une paire de jolis yeux implorants. Et la plupart du temps, il cédait. Sauf si Zair ou Zane était dans les parages. Hors de question de se ridiculiser devant ses équipiers ! Et encore, si la petite fille avait été particulièrement mignonne, Zane le foudroyait de son propre regard en prime, comme s’il ne donnait pas généreusement sa part du gâteau assez vite. Seul, donc, l’enfant ne craignait rien de désagréable à ses yeux. Trop heureux de la retrouver, Tekris l’aurait prise dans ses bras et ramenée à la maison en la grondant gentiment. Oui mais voilà, il était venu avec Zair. Zair qui ne s’en laissait pas compter et qui n’hésitait pas à la mettre au coin pour une bête petite crise de caprices. Et qui tenait tête à son papa pour défendre bec et ongles sa réaction, jusqu’à ce qu’il soit obligé d’admettre la pertinence d’un petit « rappel à l’ordre », se plaisait à dire la jeune femme. Car il lui en avait fallu du répondant, pour vivre avec les deux autres garçons de son équipe sans se faire marcher dessus ! Et qui, pour le moment, la regardait avec un petit sourire, l’air de dire « Eh non, tu ne pourras pas le rouler cette fois-ci ».

Aussi, en digne fille de son père, la petite fit ce qui selon elle lui assurait un minimum de soutien malgré tout. S’asseyant plus confortablement sur son séant, elle prit une petite voix larmoyante pour leur demander, les yeux brillants – technique inventée et brevetée personnellement, enfin le croyait-elle :

– C’est pas papa qui est venu me chercher ? Il est où ? Il s’en fiche ?

La tactique marcha au moins un peu, puisque Tekris se trouva tout à coup gêné, hésitant sur les mots à employer. Sauf que Zair, elle, leva les yeux au ciel – même si au fond, elle était plutôt fière du potentiel de la fillette à la manipulation, entre femmes, il fallait se serrer les coudes –, et savait exactement quoi répondre.

– Ton père a failli raser la ville pour te retrouver plus vite et plus facilement. Mais comme Tekris et moi avons affirmé pouvoir te ramener avant la nuit sans provoquer une catastrophe diplomatique, il était en train de passer le pire savon de sa vie à la directrice de l’école pour t’avoir laissé partir aussi facilement. Et là, il doit être en train de foncer pleines balles jusqu’à la bibliothèque. Quelque chose me dit que personne, pas même la secrétaire revêche de l’accueil, ne pourra l’empêcher d’entrer.

La moue boudeuse de la petite fille s’accentua. Bon, d’accord, elle n’avait pas le droit de faire l’école buissonnière sans prévenir papa ou tante Zair au minimum, pour ne pas les inquiéter inutilement. Mais était-ce sa faute à elle si les pions étaient si crédules ? Il lui avait suffit, durant la récréation de dix heures, de prétendre avoir rendez-vous chez le dentiste, et devoir rejoindre son père sur la grand-place, pour pouvoir sortir librement de l’école. Et encore, elle aurait sûrement pu s’éclipser en catimini ; seulement elle ne se sentait pas tellement d’humeur à faire dans la discrétion.

– Et il sera là bientôt ?

– Oh, je pense que quand il arrivera, nous le saurons dans la minute… Allez, rassemble tes affaires pucette, on s’en va. Nous parlerons de tout ça à la maison.

Trop heureuse d’échapper à une discussion barbante au possible pour un enfant de son âge, elle se dépêcha d’obéir derechef à sa tante. Prenant son cartable d’écolière – customisé par ses trois tuteurs personnellement, afin qu’elle puisse avoir tous ses héros préférés dessinés dessus, de Percy Jackson à Claire de Phaenomen –, elle y rangea en vrac sa trousse, ses feutres éparpillés un peu partout, les quelques crayons de couleur dont elle avait eu besoin, ses feuilles de dessin parfois ornées d’une composition de son crû, sans oublier le papier calque lui ayant servi à faire deux ou trois origamis. C’était plus simple d’utiliser du papier classique, bien sûr ; seulement, la première fois qu’elle avait tenté l’aventure de ce jeu d’habileté, elle l’ignorait, prenant le premier objet susceptible de convenir à ses essais sur le bureau de son père, soit un calque. Échouant à former la moindre figure, le papier glissant inexorablement entre ses petits doigts, elle en avait d’abord été furieuse, déchirant de colère le petit rectangle de papier. Puis, elle avait décrété qu’il s’agissait d’un défi à sa hauteur, puis avait recommencé, encore et encore, avant d’enfin réussir à créer quelque chose se rapprochant d’une cocotte. Depuis, elle faisait ses origamis exclusivement avec du papier calque.

Néanmoins, très peu patiente en dépit de sa passion, elle ne pliait jamais plus de deux ou trois feuilles. Plus, soit cela l’énervait, soit elle s’ennuyait. C’était la même chose avec les livres: elle adorait dévorer des pages et des pages d’histoires mystérieuses ou pleines de magie, mais pas plus de deux ou trois centaines de pages. Au-delà, même l’histoire la plus passionnante ne trouvait pas grâce à ses yeux. La seule exception était les Atlas du monde. Là, elle pouvait passer des heures à scruter le moindre pays, la plus petite parcelle de terre, essayant de deviner où pouvait bien se trouver sa mère en ce moment, ou encore quel était son pays d’origine, ce genre de petites choses qu’elle aimerait bien savoir.

– ZAYA !

Au moins, maintenant, elle n’avait aucun doute de l’emplacement de son père.

À présent debout, cartable sur le dos et livres un peu mieux rangés – mais ça, c’était Zair et Tekris qui s’en était occupés pour aller plus vite –, l’interpellée, une fois certaine de l’attention des deux adultes, fonça aussi vite que lui permettaient ses jambes vers l’entrée de la bibliothèque. Après une journée passée seule dans le silence imposé, elle avait hâte de retrouver son papa et sa maison. De rentrer, tout simplement.

Il ne leur fallut pas plus d’une petite minute, à elle et aux deux adultes qui n’eurent aucun mal à la suivre, pour retrouver ledit quidam, poursuivi par une bibliothécaire tentant vainement de un, de le forcer à faire demi-tour, l’établissement étant désormais fermé, de deux lui faire comprendre qu’il était formellement interdit de crier à tue-tête, fut-ce le nom de sa fille.

Elle avait beau craindre sa réaction, Zaya sourit en voyant son père aussi tête de mule, et rien que pour elle. L’humaine était bête de croire pouvoir s’opposer à ce que voulait son papa. C’était le plus fort de l’Univers, et le plus grand aussi – sauf avec Tekris, qui le dépassait d’une tête, mais ça ce n’était pas pareil – avec sa peau vert clair, ses yeux noirs et ses cheveux bleu clair tressés lui arrivant aux omoplates. Il avait peut-être, contrairement à elle, de grandes oreilles droites et pointues, et du noir entourant ses yeux sans sourcils, pour elle ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau et elle aimait le répéter. Plus frileux, il avait un blouson de mi-saison de cuir rouge sur son T-shirt noir, ainsi que des gants de la même couleur et un pantacourt en jean au-dessus de baskets rouge et jaune.

Ne prêtant déjà qu’une oreille distraite aux protestations outrée de d’humaine, Zane l’oblitéra littéralement de ses pensées en apercevant les trois compagnons sortir d’un tournant particulièrement carré, autant sur le fond que sur la forme. Franchissant en quelques enjambées la distance les séparant, il saisit sa fille par la taille, sans un mot, pour la serrer contre son torse avec force. Presque deux heures entières sans nouvelles aucune de la petite s’étaient écoulées. Depuis son arrivée devant le portail de l’école, où il l’avait cherché du regard sans la trouver, et l’explication vaseuse de la directrice comme quoi elle serait partie le rejoindre le matin pour son rendez-vous chez le dentiste. Deux heures durant lesquelles il avait eu la plus grosse frayeur de sa vie, élaborant tous les scénarios catastrophe possibles et inimaginables. À commencer par celui qui le torturait involontairement depuis des années, en dépit de son impensabilité. Au moins à ses yeux.

Mais la peur d’un parent pour son enfant n’est pas rationnelle, il venait de l’expérimenter. Pas pour la première fois bien sûr. Dès le jour de sa naissance, sa petite lui avait serré le cœur d’angoisse, pour mille et une raisons. Seulement jamais elle ne s’était enfuie comme ça, sans donner de nouvelles, et aussi longtemps. Toute une journée passée sans se soucier outre-mesure de sa petite, alors qu’elle se baladait seule dans une grande ville. Avec tous les détraqués qui traînaient, qui aurait pu prédire la fin de l’histoire si, au lieu de se promener sans soucis, la route de la fillette avait croisée l’un d’entre eux ?

Zane ne voulait pas le savoir, les informations du jour suffisaient largement à nourrir ses craintes. Il culpabilisait de ne pas avoir senti que quelque chose se passait, d’anormal, au lieu de vivre sa vie tranquillement. Il s’en voulait aussi de ne pas être parti immédiatement à sa recherche ; incapable de former une pensée cohérente en apprenant la disparition de sa fille, sa première réaction passé le froid glacial qui l’avait envahi fut de déverser toute sa colère sur la directrice de l’école, menaçant de raser la ville si elle n’était pas retrouvée derechef. Heureusement, Zair l’accompagnait, et, gardant la tête froide, lui avait suggéré de fouiller plutôt les moindres recoins de la cité. Et c’était encore la jeune femme qui avait deviné où se cachait la petite. Alors, un doute étreignait son esprit.

Était-il un si bon père que cela, en fin de compte ?

La gorge nouée par cette interrogation, il préféra fouiner son nez dans le cou de l’enfant, respirant à plein poumons son odeur si caractéristique. Il décida de ne pas la gronder, pas cette fois. Ils en parleraient tous les deux un peu plus tard, devant une tasse de chocolat chaud sûrement. Mais pas tout de suite, il était trop soulagé pour tenir une discussion cohérente. La seule chose qu’il désirait, c’était ramener sa fille chez eux, de la voir dans un cadre habituel, routinier.

– Il n’y a que toi pour me faire des peurs pareilles, soupira Zane, l’embrassant sur le front.

Pas de gronderies ? Pas de réprimandes ? Elle n’allait pas s’en plaindre ! L’enfant releva la tête, fixant son père dans les yeux. Par réflexe, il fit mine de vérifier l’heure sur la pendule, gêné par son regard innocent. Il ne se l’expliquait pas, mais était difficilement capable de planter ses yeux dans ceux de sa fille, alors qu’elle ne semblait pas avoir ce problème. Au contraire, elle toisait franchement les gens, se moquant de leur ressenti ou de la politesse. Cependant, elle s’en fichait de voir son père diriger systématiquement son regard ailleurs dès qu’elle le fixait ainsi. Pour elle, cela confirmait qu’il était différent des autres gens, et lui allait très bien ! Aussi se contenta-t-elle de se caler un peu plus confortablement, repartant dans des pensées connues d’elle seule, suçotant son pouce.

Avec un soupir, Zane prit sa petite main dans la sienne pour l’empêcher de continuer.

– Il est grand temps d’aller préparer le dîner, non ? As-tu pensé à déjeuner au moins, Zaya ?

– Voui, j’ai mangé mon goûter à midi, mais du coup, j’ai pas pu goûter pour de vrai. J’ai faim ! déclara-t-elle simplement, se frottant le ventre pour illustrer ses propos. En plus, j’ai pas réussi à faire de la magie pour faire voler les pastèques du marchand !

Ça, ça l’avait contrariée. Elle adorait les pastèques, flûte ! Jouant avec sa tresse – une de ses fiertés ça, avoir poussé papa à se faire la même coiffure ! Là, elle était certaine d’être son portrait craché –, elle ne remarqua pas sa tante se claquer le front de la main, ni l’air accusateur de la bibliothécaire envers le quatuor. Poussant ses compagnons vers la sortie, Tekris lui dédia son sourire le plus éblouissant, plaisantant sans cesse sur les imaginations enfantines si fertiles, empêchant la femme de placer le moindre mot de reproche. Zaya, voulut bien protester à toutes forces (elle avait vraiment essayé de faire de la magie ! Et puis, tante Zair lui répétait toujours qu’il valait mieux demander pardon que permission), seulement Zane lui mit fort peu discrètement la main sur la bouche, l’installant sur le siège arrière dès qu’ils eurent atteint la voiture.

– Un jour, pucette, faudra t’apprendre le discernement.

– C’est quoi ça ?

– C’est dire les bonnes choses au bon moment.

Zaya haussa les épaules. Les adultes compliquaient tout aussi ! Si papa voulait du discer…du disker…Bref, du machin-truc, il n’avait qu’à la laisser rester avec lui toute la journée ! Au lieu de la forcer à s’ennuyer dans cette école stupide, sous prétexte que c’était important, qu’elle devait pouvoir gagner sa vie, et autre chose d’adulte dont elle se moquait éperdument. Elle, elle voulait juste rester avec ses tuteurs, s’entraîner avec eux pour de vrai aux arts martiaux, au combat et à la manipulation de kaïru ! Elle n’était qu’une enfant, mais promettait déjà un bel avenir dans cette discipline, d’après son père, fier comme un pou.

Surtout que Zaya possédait un don inné, celui de sentir l’énergie kaïru quand elle s’en trouvait proche. Ce don, c’était Zair qui l’aidait à le développer, sous forme de jeu. Soit la combattante cachait une relique – un objet dans lequel le kaïru, l’énergie vitale de l’Univers, s’était logé – sous un gobelet parmi une bonne dizaine, et Zaya devait la retrouver, soit elle cachait ladite relique dans la maison. Parfois, quand Zair ne pouvait pas, c’était Zane qui se chargeait de son entraînement. Mais Zaya n’aimait pas trop cela, pas à cause de son père à proprement parler, mais parce qu’elle n’aimait pas la tristesse peinte sur son visage quand il la croyait trop occupée à chercher. Cependant, ses entraînements n’allaient jamais plus loin que quelques techniques d’autodéfense, d’escalade et de discrétion. Bon, afin de lui faire plaisir, Zane lui avait montré comment utiliser sa force intérieure pour soulever de petits objets. Mais elle n’y arrivait pas toujours, et son père avait refusé d’aller plus loin. Elle était trop jeune, arguait-il, et elle devait se concentrer sur ses études.

Et si les trois Radikors l’emmenaient durant une de leur mission pour récolter l’énergie d’une relique ? Avec un peu de chance, ils tomberaient sur une équipe ennemie, se battraient pour remporter le kaïru, et Zaya pourrait observer comment faire pour lancer des attaques sans se mettre en danger pour autant ! Hors de question, avaient répondu de concert les trois adultes. Leurs ennemis en profiteraient sûrement pour tenter de l’enlever, enfant qu’elle était. D’ailleurs, en ce qui concernait les autres combattants kaïru, personne en dehors d’eux quatre ne devaient connaître son existence. Une question de sécurité. Elle avait même dû promettre de ne pas chercher à les rencontrer, sur son petit doigt et les yeux dans ceux de son père. C’était la première fois qu’il l’avait regardé ainsi. Cela revêtait une importance capitale pour la petite fille qu’elle était. Jamais elle ne trahirait cette promesse.

– Tu sembles bien pensive, ma fille, murmura doucement Zane.

Elle ne l’avait pas entendu. Tout en conduisant, il la détailla dans le rétroviseur. Indéniablement, elle tenait de lui. Sa peau avait la même teinte, la forme de son visage était proche du sien, avec les traits aussi prononcés. Son nez aussi, à bien y regarder, était pareil au sien. Malheureusement, dans ce cas précis, il était un peu trop grand pour l’ensemble du visage. Mais la petite compensait par de grands yeux, pile à la bonne taille pour faire oublier cette fausse note, noirs comme ceux de Zane. Cependant, certains détails divergeaient : Zaya, contrairement à lui, avait des sourcils, fins et noirs, des oreilles de forme humaines, et ses cheveux, s’ils avaient la texture identique à celle de son père, étaient d’un bleu bien plus foncé. Sans parler de ce qui ne se voyait pas. Des marques ornaient les flancs de sa fille, bleues également, ressemblant à des éclairs inversés. Il vivait avec la crainte de voir un jour la petite revenir d’une de ses promenades, pour lui dire : « Je sais ce qu’elles veulent dire ».

S’il avait pu, au lieu d’inscrire Zaya à l’école de Béhovian, il aurait préféré n’importe quelle autre institution scolaire. Seulement, il s’agissait d’une des seule écoles acceptant les extraterrestres dans leurs rangs, et à des prix non prohibitifs, sans parler de la grande bibliothèque municipale, adorée par la fillette. À ce propos, il la trouvait bien silencieuse ce soir.

– Tu devrais être contente pucette. Dans deux jours, c’est ton anniversaire quand même. Huit ans, tu deviens une vraie grande !

La remarque fit mouche. Cessant de sucer son pouce, Zaya sourit avec joie, et une grande pointe d’impatience. Zane se sentit gagné à son tour par son enthousiasme et sourit à son tour ; il aimait voir ces étincelles heureuses dans les yeux de son enfant. Et dire qu’il était considéré comme faisant partie du camp du mal par le Redakaï ! Il n’aurait changé ce titre pour rien au monde, mais cette notion devenait toute relative quand il se trouvait près de sa fille.

Le kaïru avait été sa raison de vivre durant des années, mais si Zaya lui avait demandé de tout plaquer, ici et maintenant, pour passer plus de temps ensemble, il l’aurait fait sans hésiter. Non sans regrets, bien sûr, mais il l’aurait fait. Il avait mis trop de temps à apprendre à aimer cette enfant qui était sienne, pour risquer de la perdre de quelque manière que ce fut. Il était ravi de la voir distraite de ses pensées moroses, cependant il ne commit pas l’erreur de lui demander ce qu’elle voulait pour son anniversaire. Autant pour ses listes de fêtes, Zaya restait raisonnable, autant en parler directement avec son père risquait de faire revenir l’éternelle souhait. Rencontrer sa mère.

– Tu sais ce qui me ferait vraiment plaisir, papa ?

Ses mains se crispèrent autour du volant. Venait-il d’attirer le mauvais œil avec ses pensées stupides ? Même Tekris, faisant mine de rien, s’était raidi. Prenant quelques secondes, Zane répondit d’un ton neutre.

– Je ne sais pas. Est-ce que c’est raisonnable ?

La petite fille hocha vigoureusement la tête dans le rétroviseur, piétinant sur place. Zane se détendit sensiblement. S’il s’était agit de ce qu’il craignait, Zaya aurait été timide, se tortillant nerveusement les mains, figée sur son siège. Là, elle était simplement toute excitée de son idée.

– Arrête de trépigner, tu fais bouger toute la voiture ! Bon, dis-moi ce qui te ferais tant plaisir alors.

– Que tu m’emmènes avec toi en mission !

Un lourd silence s’abattit dans l’habitacle. Réflexion faite, il devrait toujours se méfier des désirs de sa fille.

– Pucette, nous en avons déjà paré. C’est trop dangereux pour toi. Les attaques kaïru font beaucoup de bruit, tu aurais peur. Et elles peuvent créer des projectiles, des secousses, qui te blesseraient. Il est hors de question de te faire courir le moindre risque.

– S’il-te-plaît papa ! Je t’ai déjà regardé t’entraîner avec tante Zair et Tekris, et je n’ai pas été blessée ! Tantine dit même que cela m’endurcit de voir de vrais combats !

L’intéressée, pour le coup, aurait bien voulu être ailleurs. Diantre, cette petite avait le don de pointer du doigt les paradoxes quand elle voulait obtenir quelque chose ! Elle l’avait trop bien éduquée tiens.

– Zane, arrête de m’assassiner avec tes globes oculaires et regarde la route.

– On va avoir une petite discussion privée tous les deux… Pour en revenir à toi pucette, la réponse est non.

– Mais pourquoi ? Je peux rester en arrière, même loin du combat si tu veux ! Et si ça se trouve, il n’y aura pas de batailles. Juste pour voir à quoi ça ressemble !

– C’est non, n’insiste pas.

– Alleeeeeez ! Une seule fois, et après je ne te le demanderais plus jamais, jusqu’à ce que tu me le propose !

– Non ! Et si tu continues…

– Si tu m’aimes, même juste un peu, dis oui papa !

– Zaya ! intervint Zair, voyant son frère bouche bée, complètement pris au dépourvu. C’est du chantage, tu n’as pas le droit d’utiliser les sentiments de ton père pour obtenir ce que tu veux.

– C’est même pas vrai d’abord ! Moi, je veux juste voir à quel point papa m’aime !

Elle regarda de nouveau son père, prête à débattre jusqu’au bout de la nuit. Mais elle s’arrêta en voyant le léger tremblement de ses bras. Son père ne tremblait jamais, au contraire, c’était lui qui faisait peur aux autres ! Elle ne comprenait pas pourquoi il serrait aussi fort le volant, ou pourquoi il s’était soudainement crispé, ayant une expression qu’elle ne lui avait jamais vu, indéchiffrable.

Est-ce que son papa avait tellement peur de la voir blessée en mission ? Il n’y avait que cette explication pour le voir frémir de la sorte. Qu’est-ce qu’il aurait pu craindre sinon ? Certainement pas les autres combattants en tout cas. Bouleversée, elle était sur le point de dire que c’était juste une blague, quand Zane parla enfin, d’une voix hésitante.

– Pucette, écoute… Je t’aime, aussi fort que j’en suis capable. Mais ça, je ne peux pas accepter. Si tu ne nous avais pas surpris, ta tante et moi, en train de parler du kaïru et de la quête que nous avons entreprise, tu ignorerais jusqu’à leur existence. Il n’en a pas été ainsi, je le regrette, et tu dois accepter que pour le moment, aussi forte et courageuse sois-tu ma fille, tu es encore trop jeune pour te frotter à de véritables combattants aguerris. Je suis… navré, mais c’est comme ça. Ne m’en veux pas.

Zaya n’était peut-être pas très douée en intuition, mais elle sentait bien que sans le vouloir, elle avait heurté une fibre sensible chez son père. Elle était déçue d’avoir échoué à le convaincre, mais exceptionnellement, elle n’insista pas. Tendant sa petite main, elle la posa sur l’épaule du jeune homme, puisqu’elle ne pouvait pas lui faire un câlin en conduisant. Elle craignit d’avoir fait une grosse bêtise, puisque les deux autres Radikors se taisaient, comme quand leur chef d’équipe était sur le point d’exploser de rage. Aussi la fillette fut rassuré de sentir la grande patte de papa entourer la sienne pour la serrer avec tendresse.


µµµ


Ils parvinrent enfin à la maison, la nuit ayant étendu ses bras de ténèbres autour du petit groupe, d’une moiteur étouffante de la fin de l’été. Le repas fut assez joyeux, l’incident de la soirée n’étant pas une seule fois évoqué. Au contraire, l’anniversaire tout proche de Zaya fut le principal sujet de conversation, la petite élaborant une bonne dizaine de théories fumeuses à la minute. Il ne fallut guère longtemps, avant que l’heure du coucher soit largement dépassée pour une enfant de presque huit ans.

Montant les escaliers, la fillette dans ses bras, Tekris la déposa avec précaution sur l’épais matelas moelleux, craignant toujours de lui faire mal en mettant un peu trop de force dans son geste. S’étirant tel un un félin, Zaya se fourra sous les couvertures légères, saison oblige. Secrètement, elle espérait voir le soleil durer au moins jusqu’à son anniversaire, elle avait envie d’aller sur l’île dont lui avait parlé sa tante, une île défiant les lois de la gravité, et où le kaïru était inutilisable. Mieux, elle voulait voir la fameuse cascade, dont l’eau montait au lieu de tomber !

Murmurant son idée dans l’oreille de Tekris tandis qu’il l’amenait dans sa chambre, elle réussit à lui faire promettre de lui apporter son soutien quand elle en parlerait au reste de sa famille. Bien sûr, il avait un peu renâclé, mais il ne faisait pas le poids face à l’air suppliant et plein d’espoir de l’enfant. Puis, elle embraya sur nombre de questions concernant la capacité des Radikors à voler, quand pensait-il qu’elle-même en serait capable, etc, auxquelles il tenta de répondre le mieux possible. Il dut avoir à peu près réussi, puisque Zaya parut satisfaite, de nouveau pensive.

Aussi, pensant la connaître, ne s’attendit-il pas à être interpellé juste après le bisou du soir.

– Tekris, murmura la fillette.

– Qu’est-ce qu’il y a, pucette ?

– Tante Zair est en train de parler avec papa, hein ?

– Je pense, oui. Sauf s’ils se sont encore crêpé le chignon.

– N’importe quoi, papa a une tresse et tante une couette. C’est pas des chignons ça.

– C’est une façon de parler, qui signifie se disputer. Et puis, sais-tu que plus jeune, ta tante se coiffait tous les jours en se faisant un chignon ?

– Même à Noël ?

– Même à Noël, confirma Tekris en souriant. Mais je suppose que tu ne veux pas me parler coiffure, pas vrai ?

Secouant négativement la tête, Zaya prit quelques secondes pour réfléchir. Tekris l’avait rarement vu aussi concentrée. Grande fonceuse en temps normal, elle faisait parfois étonnamment montre d’une grande capacité de réflexion, surtout à son âge. Il suffisait qu’elle considère le sujet important, comme la fois où elle essayait de pousser Zair à lui acheter une peluche en forme de lapin qui chantait « bonne nuit les petits ». C’était la seule fois où Zair avait fini par accepter, amusée du déballage d’arguments on ne peut plus sérieux pour une petite fille de cinq ans à l’époque.

– Papa… n’est pas fâché contre moi, je crois. Mais il n’est pas, ben, comme d’habitude. Je veux dire, toi et Zair, vous faites comme si il allait crier, mais il n’a pas l’air de vouloir crier en fait. Dans la voiture, il tremblait comme s’il avait peur, mais il n’a jamais peur. Pourquoi ?

– Pourquoi ? répéta Tekris en s’installant plus confortablement au bord du lit. C’est à la fois simple et compliqué. Disons qu’il n’y a pas que la colère qui nous pousse, Zair et moi, à faire plus attention à ton père, et il n’y a pas que la peur qui fait trembler les personnes. Il y a le froid, bien sûr, mais aussi les émotions, quand elles sont très fortes. Même toi, pucette, tu as déjà tremblé, pour quelque chose qui t’énervait énormément, ou parce que tu étais frustrée.

– Donc, papa ne m’en veut pas d’être partie de l’école ?

– Non, mais il est fâché de ne pas avoir été prévenu, comme d’habitude. Tu le connais, quand il s’agit de toi, tout ce qui sort de la routine le fait tiquer. Et aujourd’hui, tu lui a fait très peur en t’en allant comme ça, et tous les trois, nous aimerions savoir pourquoi tu as agit comme ça. Après, le plus important, c’est d’en parler à ton père, et d’être sincère.

Zaya sembla hésiter à rajouter quelque chose, mais elle se ravisa, se calant sous la couette. La luciole, en forme de croissant de lune, diffusait une pâle lumière bleuâtre, soulignant les traits de l’enfant allongée. Voyant Tekris la détailler attentivement, elle planta son regard sur les éternelles lunettes grises, certaine de la raison de cet examen visuel. Elle avait déjà vu son père l’observer ainsi, toujours aux mêmes périodes : près de son anniversaire, le vingt-deux Octobre, et vers la mi-Février.

– Je ressemble un peu à maman, c’est ça ?

Surpris, le colosse dévisagea Zaya. Bon, il avait aussi un peu honte d’avoir été si lisible en vérité. Que répondre à cela ? Surtout, que pouvait-il dire ? Zane l’étriperait sur place pour avoir ainsi « influencé » sa petite pucette, et ce serait pire s’il apprenait qu’il l’avait encouragé dans cette voie. D’un autre côté, Tekris, orphelin depuis ses cinq ans, savait ce que l’on pouvait éprouver, à tout ignorer de ses parents, la peine ressentie, la culpabilité même de n’avoir pas été « assez bien » pour mériter une famille. Refuser de parler de sa mère à Zaya, n’était-ce pas un peu entretenir cette souffrance inconsciente ? Un enfant avait besoin de ses racines pour se construire, de savoir d’où il vient, il le savait. Tout comme Tekris était conscient que la période était difficile depuis deux ans pour Zaya.

Depuis qu’un groupe de CP l’avait interpellé dans la cour, lui demandant pourquoi sa maman ne venait jamais à son anniversaire. C’était la première fois où la petite fille, quand son père lui avait demandé ce qu’elle voulait pour ses six ans, avait répondu « maman ». Incapable de répondre dans un premier temps, Zane avait mis plusieurs heures avant de lui parler seul-à-seul, pour lui expliquer que ce n’était pas possible, que maman ne pourrait jamais venir les voir, parce qu’elle était partie. Zaya n’avait pas insisté, mais n’avait pas bien compris non plus, cela se voyait à ses demandes régulières sur sa mère. Qui était-elle, ce qu’elle faisait, etc. Zane lui répondait toujours n’en rien savoir, puisqu’elle était partie, ou encore lui promettait de tout lui dire, mais pas tout de suite, Zaya étant trop jeune pour pouvoir tout comprendre. Ce qui ne plaisait pas vraiment à la fillette. Mais impossible de lui dire toute la vérité, pas encore. Cependant, devant le visage résigné sous ses yeux, Tekris décida de lui répondre, juste cette fois. Il ne voulait pas la voir aussi blasée, sans espoir. Un jour, elle connaîtrait ses origines, c’était certain, mais en attendant, il ne fallait pas la laisser se désespérer ainsi. Du moins était-ce sa conviction.

– Oui Zaya, tu lui ressembles, sur certains points.


µµµ

– Elle ressemble de plus en plus à sa mère.

Terminant de ranger les couverts du dîner dans le lave-vaisselle, Zair avait lâché cette phrase d’un ton neutre tout en surveillent la réaction de son frère du coin de l’œil. Lui tournant le dos, ses épaules se contractèrent brutalement, comme s’il s’apprêtait à mener un assaut particulièrement rude. Mais il se força à se détendre, reprenant le nettoyage de la table avec plus de vigueur que nécessaire.

– Je sais. J’y pense souvent. Bébé, elle a tout pris de mon côté.

– Je me souviens, on aurait dit un mini-toi, mais au féminin. C’était assez marrant.

– Si tu le dis. Zaya m’inquiète un peu. Elle est tellement plongée dans ses pensées qu’elle en maigrit, je trouve.

– Je suis d’accord. Elle aurait peut-être besoin d’en savoir un peu plus sur ses origines.

– Ne recommence pas ! siffla Zane, les poings serrés. Nous en avons déjà parlé. Et plus d’une fois.

– Je n’ai pas oublié, mais tu ne peux nier qu’elle en a besoin. Depuis que ces enfants lui ont demandé où était passée sa mère, elle se pose des questions auxquelles il faudra tôt ou tard répondre. Mais toi, tu ne fais que te voiler la face. Et ne va surtout pas prétendre que je ne peux pas comprendre ! Je la considère autant que toi comme partie intégrante de notre famille.

– Mais ce n’est pas ta fille ! Laisse-moi l’élever comme je l’entends !

– Si je l’avait fait, ou si Tekris l’avait fait, tu n’aurais pas pu t’en sortir. Tu le sais très bien.

Jetant sans douceur l’éponge dans l’évier, Zane inspira profondément, bras écartés, mains à plat sur la table. Avoir conscience d’une chose, ce n’était pas la même chose que l’entendre formulée à voix haute. Et ça lui faisait comme un point douloureux dans sa conscience, impossible à ignorer. Pourtant, il aurait préféré en un sens, revenir à l’époque où il se fichait éperdument des conséquences de ses actes serait bien plus facile.

Mais ça, ce n’était plus seulement envisageable. Pas alors qu’il y avait un petit bout de lui grandissant jour après jour, dépendant de ses actions et de celles de son équipe. Il était en quelque sorte devenu responsable de ce petit être, et il avait choisi de garder sa fille près de lui. Sans en être vraiment prêt, avec bien des doutes et des incertitudes.

Des regrets ?

Eh bien, aussi incroyable cela lui paraissait, absolument pas. Il se croyait incapable d’aimer, promis à une destinée grandiloquente dans laquelle le moindre de ses caprices devait être réalisé dans la seconde. Sauf que Zaya était arrivé avec la délicatesse d’un trente-huit tonnes jeté contre un mur de briques, avait chamboulé toute son existence en un battement de cils, et hors de question de faire preuve d’égoïsme patenté s’il voulait garder ses tympans ! C’était que sa pucette avait son petit caractère, en acier trempé-bétonné. Il réussissait désormais à apprécier les multiples facettes de la personnalité de la petite, en parvenant à assouplir la sienne propre, afin de pouvoir vivre ensemble dans une certaine harmonie. Mais cela ne s’était pas fait sans sacrifices. À vingt-quatre ans, Zane en paraissait facilement trente, le front trop souvent ridé, l’air soucieux quand sa fille n’était pas dans les parages à cause des difficultés financières principalement. Zair avait du grandir très vite en peu de temps, plongée à quatorze ans dans des soucis d’adultes, lui forgeant un caractère oscillant entre une grande maturité, et des côtés encore enfantins. Elle pouvait être la confidente attitrée de Zaya, mais supportait mal la frustration. Et encore, Tekris avait tenté de préserver autant que possible l’adolescente qu’elle était, Zane n’étant pas en état de le faire, prenant sur ses larges épaules toutes les petites choses du quotidien, en même temps de canaliser les émotions de chacun.

Quand Zane s’en était aperçu, il avait voulu changer les choses, et, alors que cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps, s’en était voulu de leur faire subir les retombées de ses propres inconséquences. Il avait repris la situation en main, trouvant un travail de serveur à mi-temps, devant laisser tout de même ses deux coéquipiers jouer les nourrices. Puis il les avait envoyé prendre des vacances, loin du quotidien, durant lesquelles il avait cherché une vraie maison pour élever sa fille, les tentes qu’ils utilisaient jusque là ne convenant pas à une enfant. L’idée lui était venu en lisant un roman de Jules Verne : construire leur propre chez eux en briques de terre.

Trouvant une petite île déserte à son goût, il avait testé le processus à petite échelle, puis, satisfait du résultat, avait commencé la production des briques. Tâche difficile à réaliser avec un bébé courant partout depuis l’apprentissage du quatre pattes, mais le problème fut vite réglé à l’aide d’une écharpe qu’il noua de façon à pouvoir porter la petite dans son dos, la laissant se dégourdir les jambes pendant ses pauses. N’ayant pu terminer le chantier avant le retour de Zair et Tekris, ils avaient continué à trois, construisant ce qui était désormais leur maison encore aujourd’hui. Certes, sa tailles était modeste, mais il y avait une chambre pour chacun d’entre eux, une cuisine, une salle à manger et salle de séjour, une salle de bain – sans oublier les indispensables toilettes –, et depuis trois hivers une petite remise où stocker le bois. Sans parler du terrain, s’étendant à perte de vue ! Il y avait toute la place pour s’entraîner, et pour Zaya de se dépenser en hurlant comme Tarzan sans déranger les voisins.

Le vrai souci, c’était l’absence d’électricité et d’eau courante. Si ce dernier fut vite résolu grâce à une rivière coulant non loin de là – une des raisons de l’élection sur l’emplacement de la maison –, il fallut que les Radikors apprennent les joies de la mise en bocal, du séchage, de la salaison et de l’immersion en eau glacée.

Tant d’années à construire tant de choses, et pour quoi, tout détruire en quelques secondes ?

– Et que veux-tu que je fasse, hein ? Lui dire que sa mère n’était pas prête à avoir un enfant, moi non plus, et qu’il était trop tard pour avorter ? Lui dire toute la difficulté que j’ai eu à l’accepter, que j’ai demandé à la garder sur un coup de tête, sans réfléchir, pour ne pas ressembler à…

La gorge nouée, il s’arrêta en pleine phrase, incapable de continuer.

– À nos propres parents. C’est ce que tu voulais dire, reprit d’une voix plus douce Zair.

Son frère acquiesça, continuant à lui tourner le dos. Elle n’essaierait pas de l’amener à la regarder en face.

– Quand…quand elle m’a dit être enceinte… je n’ai pas voulu y croire. Puis j’ai compris à son visage que c’était très sérieux. J’ai paniqué, mais j’étais certain qu’elle me dirait vouloir l’élever au monastère, m’accordant peut-être un droit de visite, ou quelque chose du genre. J’étais prêt à l’accepter.

Il inspira profondément. Des souvenirs pénibles, autant que repenser à la mère de Zaya, mariée à un roi de pacotille, et ayant aux dernières nouvelles donné naissance à deux garçons blonds comme les blés. Des souvenirs dont il n’avait parlé à personne, peu expansif sur ses ressentis.

– Mais elle a dit ne pas pouvoir s’occuper du bébé, et qu’elle comptait le laisser à l’orphelinat de Béhovian afin de lui garantir un avenir meilleur que ce qu’il était possible de lui offrir. Alors, j’ai changé d’avis. Je ne pouvais pas laisser faire ça, pas avec… Enfin, tu vois. C’est pour cette raison que je lui ai demandé de me confier l’enfant. Elle a hésité bien sûr, ne comprenant pas pourquoi moi, avec ma réputation et mes ambitions, je souhaiterait m’encombrer d’une bouche à nourrir inutile et braillarde. Je pense qu’elle craignait également que je m’en serve pour mes desseins de conquête.

Il se retourna lentement vers elle, le visage de marbre, mais s’obstinant à ne pas regarder son visage. Comment exprimer la peur qui l’avait envahie de ne pas voir sa petite là où elle aurait dû être ? Les sentiments confus de ne pas avoir su prévoir cette situation ? L’angoisse de voir ses craintes fondées alors même qu’il s’évertuait à se répéter que c’était impossible ?

– Après la disparition de Lokar, j’ai espéré la voir revenir vers nous, au moins demander à connaître notre fille. Mais elle m’a dit se marier avec… Kieran… Ajoutant me faire confiance pour élever notre fille, car elle n’en était pas capable elle-même. Elle ne m’a pas seulement demandé son prénom… Pour moi, c’était purement une trahison, pourtant j’avais accepté de m’en occuper seul, de ne pas la forcer à s’impliquer. J’étais en colère, et c’est en partie pour ça que j’ai insisté afin de continuer la quête du kaïru de notre côté. Mais ce fut moins douloureux que ce que j’aurais cru, car j’avais ma fille, ma pucette, qui resterait près de moi. Elle ne viendrait pas la réclamer. Au fond, je crois en avoir été soulagé. Sauf que depuis, j’ai cette… boule dans la poitrine… à l’idée de voir sa mère débarquer de nulle part, avec un armada d’avocats et de Codes Civils, pour me reprendre Zaya. Sauf que je n’avais pas pensé à l’autre option.

– Que Zaya fuit pour retrouver sa mère, c’est ça ?

Zane ne put empêcher un mince sourire venir étirer ses lèvres.

– Elle a toujours été terriblement bornée. Et sa mère empreinte des notions de responsabilités et d’honneur. Et si elle avait contacté la petite en douce ? Si elle le faisait un jour ? Béhovian est la véritable ville la plus proche du monastère, et nous n’avons pas les moyens de l’emmener ailleurs à l’école. Tu n’y as jamais pensé toi ? Qu’elle préfère découvrir par elle-même sa mère, ou que cette dernière décide de la récupérer ?

– Parfois, oui. Mais je pense que la mère en question n’initiera pas un contact entre elle et Zaya. Elle vit loin maintenant, tenta de le rassurer Zair en évitant soigneusement de prononcer le prénom tabou. Seules les missions la font sortir de son château irlandais désormais. Bien sûr, ma très chère nièce tentera obligatoirement d’en savoir plus, surtout maintenant que l’idée a germée dans sa tête. Et tu devras te charger personnellement de lui expliquer où en sont les choses avec sa mère. Zaya aura peut-être du mal à l’accepter au début, mais c’est une fille intelligente, elle sait que tu tiens à elle, et rien ne changera cet état de fait. C’est toi qui l’a gardé, nourrie et élevée, avec notre aide par contre, ne l’oublie pas. Tu n’es pas comme nos parents et elle n’est pas comme nous. Elle restera.

– C’est ce que je me répète souvent, seulement, tu me connais, la rationalité, ce n’est pas mon fort.

– Je l’ai bien compris ; mais ne te torture pas l’esprit avec des « si », et aide-moi plutôt à préparer l’anniversaire de ton affreuse gamine pourrie-gâtée !

– Ma fille n’est pas pourrie-gâté ! Elle a du caractère, c’est différent.

Ricanant sans chercher à s’en cacher, Zair referma le couvercle du lave-vaisselle d’un geste exagérément outré. Ils avaient tous les quatre besoin de penser à des choses plus légères, surtout en ce moment. La discussion que devrait avoir inévitablement Zane avec sa fille rendait déjà la situation assez tendue comme ça, et la jeune femme était reconnaissante à Tekris de les avoir laissé un peu seuls tous les deux, pour leur permettre d’exprimer à voix haute leurs inquiétudes.

– Nous lui parlerons tous les trois si tu veux. Et tu verras, cet incident sera vite oublié.

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