Au nom de ma fille

Chapitre 3 : Prendre les choses en main

9443 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 17/02/2021 09:43

Prendre les choses en main


Plus nerveuse encore que le jour où elle avait eu contrôle de maths sur les multiplications au CP, Zaya posa le pied sur la dernière marche de l’immense escalier menant au monastère. Les jambes en compote, elle s’autorisa une petite pause, se vautrant plus qu’elle ne s’assit sur le sol. Bon, voler, même à faible altitude, avec un rhume carabiné, ce n’était pas du tout une bonne idée en fait.

Se mouchant bruyamment, la fillette en profita pour détailler un peu les lieux. Après tout, elle avait interdiction de venir ici, alors elle ne risquait pas de les revoir de sitôt.

Le monastère était en réalité composé de trois parties, chacune perchée au sommet d’un pic montagneux, et reliées entre elles par des ponts. Elle apercevait, sur la plateforme la plus éloignée, la cour dans laquelle avait été prise la photo de son père jeune, avec sur le côté tout un échafaudage menant à un vaisseau d’un jaune assez voyant. Le X-Scaper, moyen de transport des combattants du Redakaï, si elle se souvenait bien. Au centre, un édifice rigoureusement rectangulaire s’élevait au-dessus de la pierre, composé de deux étages seulement, mais particulièrement vastes. Enfin, l’escalier qu’elle venait d’emprunter menait à une sorte d’arène circulaire tout en pierre, entourée de hautes murs de pierre percé par endroits de fenêtre. Évidée en son milieu, un toit recouvrant ces derniers laissait supposer la présence d’autres pièces à l’intérieur du cercle ainsi formé. La porte, sculptée au symbole du Redakaï, était munies de deux énormes ronds de cuivre, comme les châteaux qu’elle avait visité durant les dernières grandes vacances. Zair lui avait pourtant donné le nom exact de ces machins choses, seulement elle l’avait complètement oublié.

Au fond, ce qu’elle devait savoir, c’était comment frapper à cette porte.

Inspirant profondément – enfin, autant que possible avec son nez bouché –, Zaya saisit fermement l’une des poignées, s’encourageant mentalement à continuer.

Si encore elle n’avait pas tellement envie de prendre ses jambes à son cou !

Avant de changer d’avis, la fillette tapa aussi fort qu’elle le put l’impressionnante porte, puis croisa les mains derrière son dos. Quelques pénibles secondes s’écoulèrent, durant lesquelles elle dut mobiliser toute sa volonté afin de ne pas se cacher dans un buisson voisin. En plus, elle n’avait pas vraiment réfléchi à ce qu’elle allait bien pouvoir dire ! Son plan s’arrêtait à « entrer au monastère pour parler à ses habitants et en savoir plus », les détails, elle n’avait pas eu le temps d’y penser. Mais, désormais face à son objectif, Zaya réalisait toutes les approximations de ses idées. Encore une fois, elle avait agi sur un coup de tête, sans réfléchir aux difficultés possibles. Pourtant, Zair n’arrêtait pas de lui répéter de se méfier de son impulsivité qui lui jouerait des tours !

Bon, maintenant que c’était fait, si sa conscience pouvait se remiser au fin fond du tiroir fissa…

Perdue dans ses pensées, elle manqua sauter du palier quand la porte émit un bruit de glissement sonore.

Levant les yeux, la boule au ventre, Zaya se retrouva face à un homme presque aussi grand que Tekris, et à peu près aussi costaud. La ressemblance s’arrêtait là. Blond aux cheveux raides, les yeux d’un vert chaleureux, l’homme devait être habitué à effrayer les enfants puisqu’il lui sourit immédiatement avec gentillesse. Passant rapidement sur sa tenue minimaliste – un débardeur orange et un boxer noir, en plein hiver ? Ah oui, il avait par contre d’épaisses bottines fourrées –, la petite fille dévisagea avec intérêt le boîtier pendant à une ceinture enfilée à la va-vite. Elle aurait parié sa part de tarte au citron qu’il contenait un X-Reader. Bon, au moins une bonne nouvelle, elle avait atterri au bon endroit.

– Eh bien, qu’est-ce que peut bien faire ici une petite fille ? Et à l’heure de la sieste ?

Zaya, en temps normal, aurait vigoureusement protesté. Elle n’était plus une petite fille, diaule à la fin ! Sauf que là, juste devant ce type… Ben oui, elle était petite.

– Je, hum… Je voulais parler à un vieux monsieur, habillé avec une longue toge-kimono. C’est personnel, alors menez-moi à votre chef.

Le grand bonhomme haussa un sourcil, hésitant à rire.

Note à elle-même : Zaya devrait à l’avenir éviter de relire l’intégrale d’Astérix avant une rencontre importante.

– Comment résister à une requête si gentiment formulée ? Allez viens, je vais dire à maître Connor qu’il a de la visite. Tu as de la chance, lui il ne fait pas la sieste. Au fait, je m’appelle Boomer.

– C’est pas corse ça, comme prénom !

– Heu… Non, c’est américain, pourquoi ?

– Avec l’histoire de la sieste, j’ai cru… Bah non, rien.

Si cet ignare ne connaissait pas Astérix, elle ne pouvait plus rien pour lui !

– Si tu le dis. Et donc, ton petit nom, c’est quoi ?

– Personne.

– Pardon ?

– J’ai dit, Personne.

– J’ai lu Homère moi aussi, tu sais.

– Non, je ne le sais pas, et grand bien vous fasse.

Boomer regarda la fillette qui lui faisait face avec tant d’aplomb, de haut en bas, puis de bas en haut. Vaguement, il se dit qu’elle lui rappelait quelqu’un, sans parvenir à mettre le doigt dessus. On ne pouvait pas dire qu’elle manquait de caractère, il en plaignait ses parents !

À ce propos…

– Dis-moi, tu es venue toute seule jusqu’ici ?

Hochement affirmatif de la tête.

– Et tes parents sont au courant de ta venue au monastère ?

Seuls un long signal et un petit air hautain lui répondirent.

– D’accord, je vois.

Boomer, puisqu’il s’appelait ainsi, s’écarta pour la laisser entrer. Après un furtif regard en arrière, Zaya haussa les épaules, se débrouillant pour passer hors de portée de bras de l’homme. Il la regarda faire avec étonnement, puis referma la porte. Dès ses mains libérées, il les plaça sous les aisselles, repartant au petit trot en direction de l’édifice central.

– Hou, mais il fait pas chaud ici ! Je sais que c’est la saison, mais quand même !

Atteignant la porte, Boomer l’ouvrit à la hâte, se retournant vers la fillette. Surpris, il vit qu’elle était à peine au milieu du pont, marchant les jambes exagérément écartées et sur la pointe des pieds.

S’admonestant une baffe mentale, il la rejoignit en quelques enjambées, s’attirant un regard furieux.

Tiens ? Il le connaissait aussi cet air-là.

– Tu as mal aux jambes, petite ?

– Non, je traîne pour le plaisir !

– Dis donc, tu pourrais être un peu plus polie avec les gens, demoiselle, rétorqua Boomer, refroidi. Ça ne se fait pas de parler sur ce ton aux autres, et surtout aux adultes.

Ce fut au tour de Zaya de le fixer avec étonnement. Allons bon, c’était quoi cette histoire ?

– Je parle toujours comme ça à papa, et à tata aussi. Pareil pour parrain. Et souvent ils en rigolent, ou bien ils répondent sur le même ton. Par exemple, Te… Timothée, il m’aurait répondu « je savais bien que t’étais dérangée, mais là ça se confirme ».

– Hein ? Bon, je ne pose pas de questions… Bref, ici, il faut parler poliment, soupira Boomer en chargeant la petite sur son dos, et plus encore si tu veux parler au maître.

– Je savais pas que les monastèriens étaient susceptibles moi. T’es sûr que vous n’êtes pas corses ?

Le blond éclata de rire à cette remarque. Il ne comprenait rien à son charabia, par contre, elle avait de la suite dans les idées ! Il était suffisamment amusé pour ne pas relever l’expression « monastèriens » employée. À sa connaissance, il n’y avait qu’une équipe pour les appeler ainsi.

L’intérieur du bâtiment était plus grand que ce à quoi s’attendait Zaya, et surtout, un escalier s’enfonçant dans la pierre laissait entrevoir d’autres salles souterraines. Elle n’eut pas à s’y attarder, car au contraire, son cheval improvisé emprunta le corridor s’étendant devant eux. Tout était construit à l’aide de poutres épaisses, organisé, de fines cloisons de toile coulissantes faisant office de porte. Les fenêtres n’avaient pas de vitres, et mises à part quelques tentures représentant le symbole du Redakaï, les couloirs n’étaient ornés d’aucune décoration. Cependant, il y régnait un calme et une sérénité reposante, bien loin de ce que Zaya considérait comme sa routine : pas de cris, de disputes, de râleries et de menaces diverses. Si c’était l’ambiance habituelle, le lieu portait bien le nom de monastère…

Empruntant un petit escalier conduisant à l’étage supérieur, le guide improvisé s’arrêta devant une énième cloison. Elle paraissait identique aux autres, si ce n’était l’éternel symbole gravé sur l’encadrement.

Déposant la petite fille au sol, Boomer entrouvrit la cloison, vérifiant que l’occupant des lieux ne dormait pas. Le voyant assis à même le sol, écrivant sur un parchemin, il leva le pouce à l’attention de sa jeune compagne. Enfin, elle lui décrocha son premier sourire, devenant tout à coup beaucoup plus impatiente.

– Maître Connor, il y a là une petite fille qui désire vous voir personnellement.

L’homme lui fit signe d’entrer, suivi de près par Zaya.

En le voyant, la fillette ne put retenir un petit cri déçu. Celui qui se tenait assis devant elle n’avait rien d’effrayant pourtant. Les tempes grisâtres et les yeux d’un bleu de cristal, une épaisse barbe de la même teinte que ses cheveux, il dégageait au contraire une aura de bienveillance qui la mit immédiatement à l’aise. Il portait la tenue traditionnelle des Redakaï, comme sur la photo précieusement gardée dans sa poche, à l’exception de leur long manteau déposé sur une chaise à l’écart. Mais ce n’était pas le même homme, loin de là. Surtout pas avec cette barbe.

Mortifiée, elle s’assit néanmoins en face de ce maître Connor, cherchant où elle avait bien pu se tromper.

– Je suis le maître de ce monastère. Souhaites-tu que Boomer parte, jeune fille ? lui demanda, toujours souriant, le barbu.

– Oh, non, ça ne sera pas nécessaire… En fait, j’ai fait une erreur, ce n’est pas vous que je veux voir. Désolée de vous avoir dérangé.

– Pourtant, tu as bien demandé à rencontrer celui qui dirige ce lieu, non ? Peut-être puis-je t’aider tout de même ?

– Je ne crois pas, je pensais que c’était quelqu’un d’autre le maître Redakaï. Et puis, mon père doit s’inquiéter.

Connor échangea un regard entendu avec Boomer. Mal à l’aise, Zaya tenta d’évaluer ses chances d’arriver à la porte avant eux. Elle dut se rendre à l’évidence, quasiment nulles. Surtout avec ses jambes qui continuaient de la faire souffrir. Ils auraient le temps de la rattraper dix fois.

– Reste au moins le temps de prendre un thé bien chaud. Je peux faire prévenir ta famille que tu es au monastère, ainsi tu resterais au chaud le temps qu’elle vienne te chercher.

– Non ! Enfin, je veux dire, c’est très gentil, mais je dois vraiment partir. Vous n’allez pas me retenir ici contre mon gré, quand même ?

– Bien sûr que non. Ton caractère me rappelle quelqu’un. J’ai réfléchi, peut-être connais-je l’homme que tu souhaitais voir ? Si tu me le décris, je pourrais te dire où il habite.

– Et vous me tendrez un piège, c’est ça ?

– Nous ne nous en prenons pas aux petites filles, je peux te le promettre. Simplement, cela nous ennuie de te voir faire tout ce chemin jusqu’ici, pour repartir les mains vides.

Appuyant les propos de son maître, Boomer hocha vivement la tête. Qui que soit cette Personne, son grand coeur se soulevait à l’idée de la laisser repartir dans le froid et le mauvais temps, simplement à cause d’un mauvais caractère, et d’une obstination mal placée.

– Bon, je suppose qu’un bol de chocolat chaud ne me fera pas de mal, admit finalement Zaya.

Digne fille de son père, elle détestait le thé.

– Très bien, sourit Connor. Boomer, peux-tu demander à Maya de préparer une bonne boisson bien chaude à cette enfant ? D’ailleurs, comment t’appelles-tu ?

Zaya se renfrogna, levant fièrement le menton pour donner le change. Passées quelques longues minutes dans cette position, Connor comprit que le mutisme de la fillette risquait fort de se prolonger. Aussi, sans se départir de son sourire, il se contenta de repousser ses parchemins, croisant les mains sur la table. Elle lui faisait beaucoup penser à un petit animal sauvage, apeuré par un environnement inconnu. Jamais il n’aurait fait le moindre mal à un enfant, mais maintenant, il fallait en convaincre son interlocutrice. La mettre en confiance, et la laisser exprimer à voix haute ce qu’elle recherchait. Car, tout de même, elle n’était pas venu jusqu’ici simplement pour voir à quoi ressemblait un monastère !

Le maître était certain qu’elle en savait plus long sur le véritable but de l’édifice qu’elle ne le laissait entendre. Comment, sinon, aurait-elle pu connaître le nom du Redakaï, si elle n’avait pas côtoyé auparavant des initiés du kaïru ?

Et vu l’apparence de la fillette, il avait de sérieux soupçons quant à l’identité des adeptes en question.

– Bien, sais-tu quel est le nom de l’homme que tu recherches ?

– Pas vraiment… Mais j’ai une photo de lui par contre, avoua-t-elle à regret.

Sortant une feuille pliée en quatre de sa poche, Connor la vit se tourner pour lui présenter son dos, l’empêchant de distinguer ne serait-ce que ses contours. Puis, après quelques pliages rapides, l’enfant lui tendit ce qui était en réalité une photographie, arrangée de manière à ne laisser voir que l’homme en question. Le défiant du regard d’essayer d’en voir plus.

Connor ne tenta pas même de la prendre en mains propres. Il se contenta de se pencher un peu plus, sans gestes brusques. Malgré ses précautions, la fillette se tenait prête à détaler à la moindre alerte.

Le visage du maître s’assombrit en reconnaissant l’inconnu dont elle lui parlait. Il releva sur elle des yeux reflétant une tristesse si sincère, que Zaya en eut eu de la peine. Adoucie, elle tendit la main pour la poser sur l’épaule de l’adulte, comme elle le faisait habituellement.

Connor se força à lui sourire à nouveau, reprenant la dignité propre à son rang.

– Je suis désolé, petite. L’homme sur cette photo se nommait maître Baoddaï. Il s’agissait de l’ancien maître du monastère. Hélas, il nous a quitté il y a peu.

– Oh… Toutes mes condoléances, murmura Zaya.

C’était la première fois qu’elle n’employait pas cette expression pour taquiner quelqu’un. Et c’était franchement bizarre, presque… gênant.

– Mais, ajouta-t-il devant la mine déconfite de l’enfant, ne sois pas déçue : j’étais moi-même l’un de ses élèves, et celle qu’il aimait comme sa petite fille est exceptionnellement ici également, pour assister aux hommages. A deux, nous pourrons sûrement t’apporter quelques-uns des éclairements tant désirés.

Zaya hocha la tête. Sincèrement désolée pour cet homme qui, elle devait l’admettre en dépit de sa méfiance, lui paraissait si gentil, elle ne croyait pas vraiment au maigre espoir qu’il lui offrait.

Son portable vibra dans son cartable, détournant son attention. Ça, c’était sûrement papa, furieux de s’être fait rouler. Donc, il avait atteint l’école avant son retour !

Pesant une dernière fois le pour et le contre, elle décida finalement de se lancer. C’était sa seule chance d’en savoir plus ! Après cette escapade, si son père ne l’enfermait pas à double-tour dans sa chambre, elle aurait de la chance.

Rassemblant péniblement ses pensées à cause de la fatigue, elle se lança, fixant droit dans les yeux le maître.

– Sur cette photo, il y a trois jeunes personnes en plus de maître Baoddaï. Deux garçons et une fille. Sauf qu’il y en a un qui est ennemi de votre monastère. Ne me demandez pas comment je le sais !

Dépliant entièrement la photographie, Zaya entoura d’un cercle tracé en l’air les enfants en question. Connor retint un petit sourire en les reconnaissant. Si ce n’était pas un aveu silencieux, ça !

– Celui-ci, le brun, c’est mon fils, Ky. C’est un champion kaïru, et l’un de nos meilleurs combattants. Tu l’as peut-être aperçu à l’intérieur de Béhovian ; un jour, il a voulu voir à quoi ressemblait la police là-bas. Et il ne l’a jamais quittée ! Bien sûr, il a fallu adapter un peu ses horaires à cause des reliques.

La petite hocha la tête, très sérieuse. Elle n’avait pas tiqué une seule fois sur les termes spécifiques au kaïru.

– Ensuite, l’autre garçon extraterrestre est un ancien élève de Baoddaï, Zane.

– Qu… Quoi ? Vous plaisantez ?

– Du tout. Malheureusement, il a tenté de maîtriser une attaque kaïru extrêmement dangereuse quand il était encore apprenti, mettant en danger le monastère et ses habitants. Maître Baoddaï a été obligé de le renvoyer, et il s’est engagé au côté de Lokar, dans le camp du mal, pour se venger.

Zaya déglutit péniblement. Comment ça, son papa à elle avait été un gentil ? Elle n’était pas au courant ! Tout ce qu’elle savait de ce Lokar, c’était qu’il avait un beau jour, suite à une défaite, mystérieusement disparu pour ne jamais revenir. Suite à cela, la famille de Zaya, enfin les Radikors, avaient été les seuls à se dresser contre le monastère pour les empêcher d’avoir le monopole du kaïru. Comme une compétition sportive quoi !

C’était plus sérieux que ça alors ?

– Enfin, cette adorable enfant que tu vois là, il s’agit de Maya, une orpheline élevée par notre maître, qui l’a entraînée à devenir l’excellente combattante qu’elle est aujourd’hui.

Zaya ferma les yeux, serrant très fort les paupières. Faisait-elle un rêve particulièrement désagréable ? Ce qu’elle vivait était-il bien réel ? Les pièces du puzzle de ses origines semblaient se mettre en place, et pourtant, l’ensemble était discordant, impossible. Un combattant de Lokar, avec une combattante de Baoddaï ? Tout simplement ridicule à imaginer.

Et pourtant, même son propre prénom paraissait la narguer, lui renvoyant son incompréhension au visage. Zane. Maya. Le mélange pouvait très bien donner Zaya. Une sensiblerie ridicule, exécutée par un adolescent souhaitant garder une trace de son amour ? Mais comment elle, la petite fille d’un E-Teens, pourrait-elle avoir en guise de mère cette Maya ?

Sauf si les marques ornant sa chair n’avait pas de réel rapport avec celles de la femme !

– Mais ces étranges symbole, sur les joues de cette Maya, qu’est-ce qu’ils signifient ?

– Ça, je ne suis pas certain de pouvoir te le dire ma grande. C’est très personnel, tu sais.

– Je ne comprends pas…

– Je sais que le kaïru est une voie difficile, et pleine de questions. Si tu le veux, je peux te guider à travers ses méandres, t’apprendre à utiliser la force qui t’habite.

L’esprit embrumé, Zaya mit un moment à comprendre le sous-entendu de cette proposition.

Puis, elle écarquilla les yeux, le corps tendu, une main passant sous l’anse de son cartable.

– Vous proposez de me former.

Connor acquiesça, même s’il n’y en avait pas besoin. Ce n’était pas une question.

– Dès ton entrée dans cette pièce, j’ai senti l’énergie kaïru en toi, particulièrement forte. Je suis certain que tu as déjà reçu un minimum de formation, car elle ne se manifeste pas sous une forme brute, mais presque disciplinée. J’ignore d’où tu viens, ou la raison véritable de ta venue, et je ne te les demanderais pas. Mais saches qu’ici, tu trouveras un sanctuaire, où tu seras à l’abri, développant tes capacités prometteuses. Je te propose de devenir une combattante kaïru.

– NON !

Le cri avait fusé sans que Zaya ne puisse l’arrêter. Elle ne s’attendait pas à ça. Elle n’y aurait même pas cru. Et maintenant, les ennemis de sa famille lui proposaient de rejoindre leur rang !

Mais qu’est-ce qu’elle était venue faire dans cette galère ?

Cependant, Connor, la voyant paniquée, écarta les mains en geste d’apaisement, se reculant légèrement.

– Calme-toi, jeune fille. Ce n’était qu’une simple proposition. Jamais je ne te forcerais à rejoindre le monastère, il n’y a aucune obligation. Tu restes libre de partir quand tu en auras envie.

Zaya le détailla d’un air soupçonneux. Bien vrai, ça ?

– Mais tu n’as même pas bu ton chocolat chaud. Il devrait arriver d’un moment à l’autre.

– Et si je veux m’en aller tout de suite ?

– Je te l’ai dit, tu es libre, confirma Connor, désignant la porte d’un large geste de la main. Puis, la reposant sur la table, il ajouta : c’est à toi de choisir si tu veux en savoir plus.

De nouveau, le portable vibra, plus longuement cette fois. Zaya peina à résister à l’envie d’ouvrir son cartable et d’accepter l’appel. Là, tout de suite, elle aurait voulu être à la maison, continuer à s’interroger aussi bêtement qu’avant, quand elle se demandait juste qui était sa mère. Comment allait-elle faire pour mimer une vie normale devant son père, avec toutes ces pensées qui se bousculaient dans sa tête ? Pour une enfant de dix ans, cela faisait beaucoup à digérer. Son père, élève de Baoddaï, la quête du kaïru dont le but était bien plus important que ce qu’elle croyait sans savoir pourquoi, sa mère faisant partie du camp des gentils mais l’ayant abandonnée, ses parents même, qui n’auraient jamais dû finir ensemble…Sans parler sa présence au sein du fief des ennemis de sa famille, leur maître cherchant à la recruter, et ses jambes douloureuses qui l’empêchaient de fuir.

Elle avait du mal à imaginer pire situation.

Elle n’en eut pas besoin, car le sort décida de la lui montrer.

La cloison de toile coulissa, indiquant l’arrivée de deux autres personnes.

– Maître Connor, j’apporte le chocolat chaud, que Boomer a essayé de boire d’ailleurs, fit une voix féminine.

– Mhé, t’es pas cool de cafter, protesta l’accusé, prenant un air contrit peu crédible.

Zaya se retourna par réflexe vers les voix… Et se figea.

Tout à coup, ELLE était devant ses yeux d’enfant.

Aussi grande qu’un homme, la taille fine, la peau métisse, aux yeux dorés et aux cheveux bleu foncé noués en queue-de-cheval. Vêtue d’un simple kimono traditionnel long, de couleur pourpre, recouvert en partie par un gilet noir brodé d’argent aux manches, le port altier en dépit de sa récente sortie de sieste. Pieds nus, le froid ne semblait pas la déranger, alors que Zane, frileux, ne se séparait plus de ses bottines fourrées. Elle était belle, personne ne pouvait le nier. Et Zaya, à peine l’eut-elle aperçue, sut qui elle était. La petite fille n’avait pas besoin de comparer ces traits fins aux siens, ces grands yeux aux sourcils parfaitement dessinés, cette bouche fine presque droite. Et surtout, Zaya était fermement convaincue : les marques ornant les joues de la nouvelle arrivant n’étaient pas une coïncidence. C’était ELLE, la grande inconnue de sa vie.

Et ELLE la reconnut aussi, la fillette le lut dans ses yeux emplis de stupeur, dans le pli de ses lèvres qui se pincèrent, bien que la femme réussit à garder son sourire de façade, mains crispées sur le plateau qu’elle apportait. Mais Zaya vit également le froncement de sourcils agacé, le reproche muet qui prit place dans ce regard brûlant. L’enfant gênait. L’enfant dérangeait. L’enfant ne serait probablement rien de plus que cela. Et l’enfant le voyait bien, elle qui avait été éduquée à repérer les signes du corps. Dans ce cas précis, l’enfant n’avait nul besoin d’être très douée. C’était visible comme le nez au milieu de la figure, sous la façade d’amabilité. Et l’enfant le sentait instinctivement également.

Zaya avait mal au plus profond d’elle-même.

Alors, sans un mot, elle prit son cartable, se leva, faisant tout son possible pour ne pas LA regarder. Faisant fi de la douleur tiraillant ses articulations, elle poussa sur ses jambes, détalant au quart de tour. ELLE se contenta de se pousser à la hâte, d’un mouvement fluide. Comme si ELLE savait ce qui allait se passer, et avait anticipé la fuite de l’enfant.

Zaya ignora les appels de maître Connor, ou encore ceux de Boomer. Elle courait droit devant elle, franchissant les couloirs sans prendre garde à ce qui se trouvait devant, derrière ou près d’elle. En moins d’une dizaine de minutes, elle émergea à l’air libre, le coeur affolé.

Ignorant les sanglots montant dans sa gorge, elle réunit toute l’énergie lui restant, parvenant à décoller du sol de justesse.

Mais elle n’alla pas loin.

La fatigue reprit le dessus, et perdant rapidement de l’altitude, elle dû se poser en catastrophe sur l’escalier menant au monastère. Peinant à se réceptionner correctement, Zaya sentit le sol se dérober sous ses pieds, ses membres brusquement incapables de la porter.

Comme au ralenti, elle vit le paysage basculer sous ses yeux, prenant un angle vraiment très étrange. Par réflexe, elle ferma ses yeux aussi fort qu’elle le put.

Sa dernière pensée cohérente avant de perdre connaissance, fut d’espérer ne pas se faire gronder trop fort par sa famille quand elle rentrerait à la maison.


µµµ


Roulant bien au-dessus de la limitation de vitesse, Zane tenta pour la troisième fois de contacter sa fille. Dire qu’il était d’humeur à casser des pierres avec les dents était une vue de l’esprit. Prétendre qu’il était mort de peur, par contre, était bien en-dessous de la réalité. Mais pourquoi sa petite fille s’amusait à le faire passer par tous les états mentaux possibles et inimaginables en quelques minutes ?

Premièrement, la journée avait basculée du côté obscur quand ce maudit policier s’était révélé n’être nul autre que ce fils à papa de Ky Stax. Impossible de négocier avec ce vendu de monastèrien, au contraire, il s’était amusé à lui coller un procès-verbal pour « insultes à agent », qui s’était rapidement transformé en « outrage à agent », puis « menaces à agent ». Au final, il était convoqué dans trois semaines au tribunal pour « coups et blessures sur une personne détentrice de l’autorité » ! Et ce n’était que le début. Retournant écumant de rage vers la salle d’attente du docteur, il avait été interpellé en chemin par la secrétaire. Et cette idiote, d’un naturel trop déplacé pour être feint, expliqua tranquillement que l’ancêtre « j’me mêle de tout », ne pouvant rester plus longtemps, devait lui dire que sa pucette avait mis les voiles ! Soi-disant, elle avait oublié quelque chose de très important à l’école !

L’impression tenace de faire partie d’un film de série B persistait tandis qu’il se dirigeait vers l’établissement scolaire, scrutant au passage attentivement les visages croisés. Pas qu’il croyait une seconde à cette histoire d’oubli, non, pour ça il connaissait trop bien sa fille. Surtout qu’une école ouverte un samedi après-midi, il ne connaissait pas. Seulement, si jamais, par chance, il distinguait une gamine aux mains gantées et avec un cartable sur le dos…

Évidemment, un dieu quelconque avait dû se pencher à sa naissance sur son berceau, se disait « celui-là, je vais le faire chier toute sa vie ! », puisqu’il n’y avait eu aucune enfant correspondant à cette description. Pire encore, la garce – il lui demanda intérieurement pardon de l’appeler ainsi – ne faisait même pas la grâce de répondre au téléphone.

Ralentissant progressivement à cause d’un feu orange visible de loin, il saisit de nouveau son portable. Depuis la disparition de sa fille, il ne pouvait le laisser posé sur son socle plus d’une minute sans le tripoter presque convulsivement.

Bien évidemment, aucun nouveau message ne s’affichait à l’écran.

Soufflant bruyamment par le nez, autant d’énervement que pour une vaine tentative d’évacuer l’angoisse lui tordant le coeur, il sélectionna pour la quatrième fois le numéro de Zaya dans la répertoire.

Comme les fois précédentes, une série de longs bips sonores pulsèrent à son oreille. Moins fort, cependant que le sang qui lui battait les tempes.

Elle n’a pas éteint son portable donc, c’est déjà ça.

Alors qu’il n’y croyait plus, compulsant déjà mentalement tous les lieux encore à explorer, le bruit caractéristique d’un téléphone décroché résonna sèchement.

Cette fois, Zane laissa échapper un profond et sincère soupir de délivrance. C’était comme si un poids écrasant venait d’être enlevé de ses épaules, le laissant respirer un peu plus correctement.

– Tu as intérêt à avoir une bonne explication Zaya ! Et si cela pouvait différer d’un soi-disant livre oublié à l’école, ce sera un peu plus crédible ! Non, avant tout, où es-tu, sacré nom de nom ?!

– …

– Quoi ? Vous n’êtes pas ma fille, murmura le E-Teens, souffle bloqué dans sa poitrine. Qui diable êtes-vous ? Si vous lui avez fait le moindre mal, je poursuivrai vos cadavres au plus profond des enfers s’il le faut !

– …

– Connor ? Mais pourquoi avez-vous ce portable ? Où est la petite fille censée se trouver au bout du fil ?

Zane se tut, écoutant attentivement les explications du maître Redakaï. Mais au fur et à mesure de la conversation, son visage se décomposa lentement. Sa peau déjà pâle devint presque albâtre, ses mains commençant à trembler de manière incontrôlée. Le monde pouvait s’écrouler tout autour de lui, il n’entendait que le son de cette voix grave, pesant consciencieusement chaque mot avant de le laisser franchir la barrière de ses lèvres, que le message qu’elle lui transmettait avec compassion. En temps normal, cela l’aurait irrité, donné l’impression d’être considéré avec pitié. Mais pas cette fois.

Les voitures stationnées derrière lui klaxonnèrent avec férocité sans qu’il ne les entendent. Au bout de quelques minutes, plusieurs le dépassèrent, injuriant au passage le conducteur malappris, même pas foutu de bouger sa caisse de papy. Bientôt, il ne resta plus que la petite Porsche brune démodée à peine en état de rouler sur la chaussée.

Un coup retentit à la vitre. Sursautant, le jeune homme ne saisit pas immédiatement pourquoi le policier en uniforme lui faisait signe, ni ce que cela signifiait.

Comment la vie autour de lui pouvait ainsi continuer alors qu’il avait une telle sensation de vide envahissant son être ?

Il avait envie de hurler à la face du monde, ou à défaut de cet impudent poulet, que rien n’avait plus d’importance à ses yeux.

Zane se contenta de redémarrer la voiture à tout hasard, allant se garer sur le bas-côté. Puis, faisant un effort monumental, s’engagea dans l’artère principale de Béhovian. Son corps entier était de plomb.

Ne surtout pas penser, continuer à rouler. Il devait y arriver.

Dans un étrange paradoxe, le trajet lui parut extrêmement court, et ignoblement long. Son cœur et son esprit hurlaient, formant un arrière-plan sonore sinistre, qu’il mettait soigneusement en sourdine. Dresser une barrière entre sa conscience et la réalité. Juste le temps d’y arriver.

Elle a besoin de moi. Plus que jamais.

La route s’éleva en une pente légère, bâtie de manière à traverser la petite colline défrichée depuis longtemps de la végétation qui l’avait recouverte, il fut un temps.

La même route. Enfin, pas tout à fait, il y a dix ans, son état était déplorable. Béhovian n’était encore qu’une petite ville…


µµµ


Dix ans plus tôt


Zane haïssait les hôpitaux. Et ce depuis son enfance. Cette ambiance aseptisée lui donnait des sueurs froides, envie de fuir. Tendu à craquer, il observait le va-et-vient continuel autour de lui d’un œil méfiant, s’apprêtant presque à voir deux infirmiers baraqués se planter devant son auguste personne, camisole de force en main. Pourtant, cette idée était on ne peut plus idiote. En particulier dans une maternité.

C’était LE jour. Une des assistantes de la sage-femme était venue le voir, expliquant que l’enfant lui serait apporté sous peu. Jusque là, il n’avait pu le voir, ignorant s’il s’agissait seulement d’une fille ou d’un garçon. Au fond, voulait-il vraiment le savoir ? Vaste question, à laquelle il n’avait pas la réponse.

La mère, elle, avait eu le droit de voir le bébé. Maya, lui avait-on dit, avait tenu à lui donner son premier biberon, avant de le confier au père.

Au père. Bon sang, il n’était pas prêt ! Mais il ne voulait pas revenir en arrière. Une part de lui voulait prouver à l’Univers qu’il en était capable, élever cet enfant mieux que n’importe qui, voir se le prouver à lui-même. Conjurer le sort en quelque sorte. L’autre part refusait de l’abandonner, de répéter les mêmes gestes que ceux qu’il avait subit. Il ne voulait pas être pareil.

Zair et Tekris avaient promis d’être présent pour l’arrivée de l’enfant aux tentes, pour l’aider à s’en occuper les premiers jours. Et probablement plus longtemps, si Zane devait être honnête avec sa propre personne. Seul Tekris avait affirmé vouloir venir en personne à l’hôpital. Par curiosité, soi-disant. Ou peut-être était-il sincère, Zane n’en avait aucune idée. Anesthésié, voilà, c’était ça, le mot qu’il cherchait depuis tout à l’heure.

– Monsieur… Zane ?

– C’est moi.

– Il doit y avoir eu une erreur d’enregistrement, nous n’avons pas votre nom de famille.

– Non. C’est… Trouvé.

– Pardon ?

– Vous êtes sourde, murmura sans conviction l’adolescent. Je m’appelle… Zane… Trouvé.

L’avouer lui arracha les lèvres. Le nom de famille donné depuis des siècles par les maisons de charité aux enfants abandonnés. Un soir, sa mère, alcoolique plus que notoire, incapable d’élever ses deux enfants en restant sobre, les avaient emmenés, lui et Zair, « faire une petite promenade digestive », alors que rien ne fut avalé au dîner, faute de moyens.

Durant tout le trajet, elle était restée étrangement silencieuse, ne leur rabâchant pour une fois pas les oreilles à propos de sa jeunesse gâchée, de son corps si beau déformé trop tôt par deux grossesses, ou par leur père parti en claquant la porte suite à une énième dispute, et qui serait resté sans ces maudites bouches inutiles à nourrir. Aucun des deux enfants n’avait ouvert la sienne, trop heureux de ne pas entendre ces éternelles remontrances. Leur planète natale avait des nuits réputées pour être les plus sombres de l’Univers, aussi aucun des bambins n’avait pu distinguer l’enseigne placardée sur le haut mur du bâtiment, paré d’une grille en fer forgé tout aussi imposante.

Leur mère les avaient pour la première fois pris dans ses bras pour grimper plus vite les marches menant au portail.

Elle les avaient déposés sur la pierre glacée, à ses pieds, recommandant de ne pas faire de bruit. Quelqu’un allait bientôt venir ouvrir, une personne très gentille, qu’il faudrait suivre sans protester. Cette personne les hébergerait, et les deux petits pourraient prendre un bon repas chaud, avec une assiette chacun. Cela leur avait mis l’eau à la bouche, Zair se collant plus étroitement à son frère pour profiter de sa chaleur corporelle. Mais, avait rajouté leur mère, il ne fallait pas venir les mains vides, aussi devait-elle les laisser afin d’acheter un petit quelque chose en remerciement. Cela lui prendrait du temps, alors il ne fallait pas s’inquiéter et rester très sages. Elle pouvait leur faire confiance, n’est-ce pas, ils étaient grands maintenant ? Bien sûr.

Elle était repartie, les laissant assis sur les marches de marbre, grelottant à mesure de l’avancée de la nuit. Enfin, peu avant l’aube, un puissant grincement les avaient réveillés en sursaut. Une femme, la plus grande jamais vue de leurs yeux d’enfants, les avait observé avec une surprise qui ne dura pas plus de quelques secondes. Puis son visage s’était teinté de ce que les deux gamins reconnaîtront bien plus tard comme de la pitié. Craignant de se faire gronder, Zane s’était empressé d’expliquer que sa mère était partie acheter des cadeaux pour la grande dame, et qu’elle reviendrait bientôt, qu’il ne fallait pas se fâcher. Avec un sourire désolé, la géante s’était agenouillée jusqu’à se trouver à leur hauteur. Secouant la tête, elle avait murmuré, les prenant chacun par la main.

– Vous êtes à l’internat de charité de Roträn. Votre mère ne reviendra jamais.

S’appeler Trouvé avait été vécu comme une honte par l’adolescent, plus encore quand il se rendit compte ne plus se souvenir de son véritable nom de famille.

Visiblement, l’infirmière de la maternité devait connaître la signification de ce nom, puisque son visage se fripa comme la surface d’un étang dans lequel une pierre aurait été jetée. Devant son air indécis, Zane soupira, sortant un papier de sa poche.

– J’ai été émancipé, et la mère du bébé m’a accordé la garde. Elle ne veut pas le reconnaître.

– Oui, c’est ce qu’elle nous a dit, confirma la femme en plaquant un sourire professionnel sur son visage.

Néanmoins, elle vérifia tout de même les documents, avant de faire signe de la suivre.

La porte de la chambre s’ouvrit dans un silence mortuaire. L’enfant avait déjà été séparé de sa mère, placé dans un petit berceau en plastique transparent. Avant que Zane ne puisse s’approcher, l’infirmière souleva un petit paquet déposé sagement à l’intérieur, puis le lui mit délicatement dans ses bras, lui expliquant comment la tenir.

La, donc, c’était une fille.

Il ne parvint pas à lui sourire, observant le petit truc gigotant contre son torse. Une fille, peut-être, mais aux traits très prononcés, un visage aux arêtes très marquées pour un bébé. Le tout donnait presque un air garçon manqué. Impossible de nier sa paternité : son enfant lui ressemblait terriblement.

Sa poitrine se réchauffa étrangement un peu, mais l’extérieur de son corps restait figé malgré lui.

Il n’avait pas l’impression d’être là, ce n’était pas vraiment lui se tenant dans cette pièce aux murs trop blancs, à l’odeur trop neutre, indéfinissable. C’était son bébé, mais il avait tellement la sensation de se trouver au milieu d’un film de série B, qu’il ne parvenait pas à assimiler la situation.

– Comment s’appelle-t-elle ? demanda l’infirmière, prenant un calepin.

Zane n’hésita presque pas. Il y avait déjà pensé. Une idée d’adolescent peinant à voir s’éloigner son premier amour définitivement. Tout ça pour la petite chose toute verte, habillée d’un affreux body rose à nuages.

– Zaya.

Zane et Maya. Zaya. Un dernier sentimentalisme, pour se rappeler malgré tout celle qui lui avait offert cette enfant, acceptant de lui faire confiance.

Brutalement, la petite se mit à pleurer, et il se crispa immédiatement. Il vit, comme au travers d’un écran, l’infirmière lui montrer avec un sourire encourageant comment bercer le bébé pour la calmer. Tentant de mimer ses gestes, il ne pouvait y mettre vraiment du cœur. Se sentant ridicule, il n’avait qu’une envie, la lâcher et s’en aller loin. Mais il ne pouvait, sinon, c’était l’orphelinat qui attendait ce petit bout hurlant de toute la force de ses petits poumons.

Heureusement, devant ses difficultés, l’infirmière lui proposa de la bercer la première fois, le temps pour lui de s’y habituer. Sans un mot, il lui tendit l’enfant, qui se calma rapidement. Comme pour le narguer. Ou lui prouver son incompétence totale.

Un goût amer emplit sa bouche, lui donnant envie de cracher. Il le savait, il n’était pas fait pour avoir un enfant, surtout si tôt, il n’était pas fait pour être père. Comment pouvait-il bien être papa sans avoir eu de papa ?

D’une voix blanche, il avait demandé si ses amis pouvaient venir dans la chambre. Devant la réponse positive, il ajouta désirer rester seul avec le bébé pour faire connaissance, et que son ami Tekris, qui allait bientôt arriver, le rejoigne rapidement afin de planifier ensemble la suite des choses.

La femme n’était pas particulièrement d’accord, mais elle acquiesça, ressortant de la chambre.

Zane s’était penché sur le berceau, dans lequel la petite avait été reposée avec professionnalisme. La contemplant sans ressentir aucune émotion, il finit par s’asseoir, pensif sans parvenir à se concentrer.

Enfin, Tekris était entré aussi doucement qu’il en était capable, sans frapper au cas où le bébé dormirait. Tenant une boîte de chocolat entre ses grandes pattes, il paraissait plus embarrassé que jamais. Et cela ne s’arrangea pas quand il aperçut son chef d’équipe, prostré sur une chaise, inexpressif.

– Hum, salut ! Donc… il est né, c’est bien ça ?

– Elle. C’est une fille.

– Oh, cool ! Ça sera plus facile alors. Non ?

– Je ne sais pas. Elle est là, si tu veux la prendre.

Le colosse sourit largement, déposant son cadeau pour trottiner jusqu’au berceau. Zane sentit son coeur se serrer. Tekris semblait heureux de caler la petite dans ses bras. Et avec lui, elle ne pleurait pas. Plutôt, elle était surprise de se trouver si haut, déposant sur les alentours un regard inquisiteur.

Ravi, Tekris s’approcha de Zane avec la petite. Son sourire diminua en remarquant le léger mouvement de recul de l’adolescent. Cependant, il continua jusqu’à se trouver devant lui.

– Elle est superbe. Tu veux la prendre ?

– Non ! s’écria Zane d’un ton abrupt, mauvais.

Tekris s’arrêta, sans montrer aucune émotion à son tour. Il connaissait son ami. Mal à l’aise comme il l’était, il chercherait la petite bête pour se sortir d’une situation qui lui échappait. Ce n’était pas le moment de montrer de la surprise, ou de la désapprobation.

– Pourquoi ? Elle est adorable, chou comme tout.

– Ah ! Elle est mignonne avec toi, mais avec moi, elle pleure dès que je la prends.

– C’était sûrement la faim, ou quelque chose comme ça. Un bébé, ça pleure tout le temps en plus, enfin je crois ?

– C’est pas ça. Elle ne m’aime pas. Je le sais, c’est tout.

Tekris s’autorisa un soupir, mais renchérit de suite, empêchant Zane de sauter sur l’occasion de changer de sujet.

– Tu en fais un peu beaucoup quand même. Tu la connais depuis, quoi ? Cinq, six heures ? Je suis certain qu’elle t’aime aussi. Et toi aussi, tu l’aimes. Ne proteste pas, sinon tu serais allé faire un tour en la laissant seule, sans t’en soucier. Essaie de la prendre dans tes bras, au lieu de te braquer.

Son vis-à-vis le foudroya littéralement du regard. Tekris s’attendait à une réplique cinglante en réponse à son impertinence. Mais il n’en fut rien. Posant les yeux sur la petite endormie, Zane avait l’air affreusement perdu. Ainsi médusé, son visage faisait vraiment petit garçon, à peine adolescent. Tekris lui avait sourit d’un air encourageant. Surmontant sa méfiance, en dépit de ses barrières internes à deux doigts de se briser, il tendit les mains vers le minuscule paquet de chair.

S’agitant, l’enfant commença à geindre, ses yeux se fixant avec insistance dans ceux de l’homme la tenant presque à bout de bras. Elle finit par pleurer, son père se raidissant plus encore. Il tenta de la bercer doucement, comme l’avait fait l’humaine, lui murmurant des paroles qu’il voulait apaisantes d’une voix tremblante.

Sans crier gare, ses protections mentales cédèrent, et Zane s’était effondré sur le sol, tenant la petite à bout de bras, le plus loin possible de lui. Tekris s’était précipité pour la récupérer, craignant de la voir tomber, permettant à l’autre adolescent de couvrir son visage de ses mains.

– Je n’y arriverai pas ! hoqueta Zane, les larmes coulant sans discontinuer le long de ses joues.

Reposant momentanément le bébé dans le berceau, Tekris s’était assis à ses côtés, le prenant tendrement dans ses bras pour tenter de le calmer. C’était la première fois que Zane pleurait devant son ami, et cela les bouleversaient autant l’un que l’autre.

– Je ne suis pas fait pour ça ! Je peux pas ! Je ne sais pas ! Oh, pitié, aide-moi !

– Shh, je t’en prie, ne pleure pas. Écoute-moi (il prit son visage en coupe, le forçant à le regarder de face) : ce sera dur, la plus grande épreuve de notre vie. Mais tu y arriveras, tout comme tu as réussi à gagner nombre de défis kaïrus. Il y aura des jours de doute, des jours de chagrin, des peurs incontrôlables et incontrôlées. Il y aura des peines et des douleurs, des impressions de ne plus pouvoir continuer. Il y aura des matins où tu auras du mal à te lever, d’autres où tu auras envie de la faire taire à jamais. Mais la vie continuera. Et tu t’accrocheras. Tu t’accrocheras, car tu ne seras pas, jamais seul. Parce que s’il le faut, nous nous chargerons de cette petite. Jusqu’à ce que tu l’acceptes. Parce que tu le feras. Parce que tu l’aimes au fond. Il y aura des rhumes, des crises, des journées de travail harassantes. MAIS… Mais, il y aura aussi des rires, des joies, des sourires étincelants, des anniversaires, des rentrées des classes, des petits caïds à corriger. Des moments de bonheur infinis, qui sait, un chien ? Des regards d’ange qui nous feront craquer, des punitions impossibles à donner parce que tu l’aimeras trop. Il y aura tout ça, et nous serons encore tous les quatre. Et un jour, tu réaliseras que cette petite, que ce bébé hurlant aujourd’hui dans tes bras, ce sera en réalité bien plus de fois roulé en boule pour dormir confortablement. Un jour où, malgré tout ce que nous aurons traversé, ce que tu auras traversé, tu te diras que, quoi qu’il se passe, quoi que tu aies cru, tous ces moments pêle-mêle valaient la peine d’être vécus. Et que ces moments sont à toi, pour toujours.


µµµ


La silhouette de l’hôpital se découpa dans le lointain. Zane gara la voiture à la hâte, prenant à peine le temps de la verrouiller. Jetant un œil sur son portable, il constata avec surprise avoir déjà envoyé un message groupé à Zair et Tekris. Quand donc ? Il n’en avait pas le souvenir.

Pénétrant dans l’enceinte, ce fut dans un brouillard qu’il aperçut la silhouette de maître Connor s’avancer vers lui. Évidemment, l’homme était resté l’accueillir. Zane répondit machinalement aux questions, le remerciant mentalement de ne pas insister sur sa paternité nouvellement découverte.

– Où est-elle ?

Le plus âgé évita son regard. Néanmoins, il lui fit signe de le suivre. Des couloirs plutôt beige que blanc. Du carrelage au sol, bien usé en dépit de la mise en service récente du bâtiment. Du personnel partout. Ce qui était logique. Ils remontèrent trop de couloirs pour que Zane, uniquement concentré sur l’état dans lequel il allait retrouver sa petite, n’y fasse longtemps attention. À peine nota-t-il la maternité, qu’ils dépassèrent en hâte. Que n’aurait-il donné pour se retrouver ici, plutôt que là-bas !

Il crut s’effondrer quand ils arrivèrent enfin. Il s’attendait à entrer dans une de ces affreuses chambres insupportablement lisses. Il n’en resta qu’à l’entrée. C’était une pièce semblable à toutes celles prévues pour les patients de l’hôpital, à l’exception que sur le mur face à eux était formé d’une porte coulissante de plastique transparent sur toute sa hauteur, au lieu de l’habituelle pierre. Un fauteuil était disposé sous la fenêtre du mur opposé. Dans le coin au fond à droite, un lavabo avec un savon dans un pressoir. Celui le plus proche d’eux était occupé par une petite table rabattable sur le côté, et celui à gauche par un petit chariot. Enfin, au centre, se tenait un lit d’une blancheur impeccable. Et à l’intérieur, un corps d’enfant, couverte de bleus et de coupures, le cou solidement maintenu par une minerve, encore endormie.

Connor eut la délicatesse de faire mine de vérifier quelconque chose, afin de laisser le jeune homme reprendre le contrôle de son corps, qui s’était mit à trembler impulsivement.

Plus que jamais, Zane ressentait intimement l’étroite ressemblance entre le sommeil et la mort.

– Elle a simplement perdu connaissance, fit doucement Connor, regardant toujours ailleurs. Elle a tenté de s’envoler du monastère, hélas, elle est tombée dans les escaliers menant à son entrée. Par chance, Boomer est parvenu à la rattraper avant qu’elle ne dégringole jusqu’en bas.

– Pourquoi est-elle enfermée à l’intérieur de cette prison ? Pourquoi la porte est verrouillée ?

– Les médecins lui ont fait une prise de sang pour déterminer son groupe sanguin, au cas où. Cependant, son taux de plaquettes est anormalement bas. Elle… a fait une hémorragie, et risque d’en faire de nouveau s’il n’y a pas de précautions prises.

– Elle avait mal aux jambes. Je l’emmenais chez le médecin. J’ai dû la laisser seule quelques minutes. Pourtant, je la connais ! J’ai préféré m’occuper d’une bagnole bonne pour la casse, plutôt que de ma propre fille.

– Ne sois pas si dur avec toi-même.

– Laissez-moi seul, Connor.

Hochant la tête, le maître lui posa une main encourageante sur l’épaule. Zane n’y prêta guère attention. Il regardait son enfant, sa petite Zaya, victime de sa négligence, étendue sur ce matelas maudit, sans mouvement, elle qui était toujours si épuisante d’énergie. Il leva les yeux. Des écritures noires indiquaient « Unité maladies du sang, unité stérile ».

Reportant son regard sur l’intérieur de la petite chambre, ce fut comme si tout le poids du monde venait de s’effondrer sur ses épaules. Bientôt, il y aurait les médecins qui viendraient lui parler, expliquer ce qui se passait, ce qu’il allait falloir faire. Il commençait à en avoir une idée précise, si douloureuse qu’il lui fallut un moment pour seulement la formuler dans son esprit.

Bon sang, sa petite puce ne méritait pas ça ! Pas si jeune !

Il eut du mal à respirer correctement.

Un appel l’arracha à sa contemplation muette. Quelqu’un l’appelait. Une voix qu’il connaissait bien.

Tu t’accrocheras, car tu ne seras pas, jamais seul.

Comme un robot, Zane s’avança presque en courant vers Tekris, apparut au bout du couloir.

Le cœur en peine, il se jeta dans ses bras. Le colosse le serra avec émotion, lui transmettant toute sa force, tout son soutien.

Son vis-à-vis se recula. Il le regarda, indéchiffrable.

– J’ai besoin de toi. Aide-moi, murmura-t-il.

Prenant le visage de celui qui l’avait sans faille soutenu des années durant, il approcha ses lèvres des siennes, les scellant dans un baiser aussi demandeur que désespéré. Zane avait besoin de ce soutien, ici et maintenant. Le serrant plus fort, Tekris lui répondit avec ferveur, posant une main sur sa nuque.

Se séparant à regret, Zane se blottit contre la poitrine du colosse, bien suffisamment large pour le laisser s’y reposer. Il savait qu’il était dangereux de construire une relation sur d’aussi instables bases. Mais s’il ne tentait rien maintenant, et qu’il arrivait quoi que ce soit à sa Zaya, jamais, il ne réussirait à s’accrocher, il le savait.

Pensée sans nul doute très égoïste. Seulement, il fallait qu’il puisse trouver la façon de tenir encore un peu.

Si seulement il avait pu y arriver sans avoir l’impression que son être tout entier se déchirait…

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