Au nom de ma fille

Chapitre 6 : Embrasse tes ténèbres

Chapitre final

12020 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 26/08/2021 13:26

Et voilà la seconde fin, on va dire moyennement bonne. Bonne lecture ! N’hésitez pas à dire en commentaire quelle fin est votre préférée !


Embrasse tes ténèbres


Remuant lentement la tête au rythme de la musique bourrine, crachotant en permanence dans ses oreille continuellement bouchées, Zaya massa distraitement ses tempes encore douloureuses de sa dernière crise de migraine. Certes, la douleur avait disparu, cependant elle peinait encore à abandonner ses fidèles écouteurs, ramenés en catastrophe par Tekris quand, en dépit de l’assurance des médecins quant à l’efficacité des médicaments promptement administrés, les Radikor n’avaient pu que se rendre à l’évidence de leur inefficacité. Une idée de Zair ça, la musique : l’un des seuls moyens pour sa tante de ne plus penser aux crampes abominables qui lui pliaient le ventre chaque mois quand survenaient ce que Zaya murmurait pour elle-même « l’enfer féminin ». Au grand dam de sa tante, qui pour rien au monde ne voudrait avoir le moindre enfant, et ne voyait pas pourquoi toutes les femmes de l’Univers devaient partager cette « foutue douleur uniquement utile à bourrer le crâne de l’idée qu’une femme doit souffrir pour pondre un gosse ! ».

Au moins, combinées au gant de toilette imbibé d’eau froide apposé sur son front, les bienveillantes notes parvinrent à apaiser son mal de crâne peu à peu, la fillette accueillant avec reconnaissance ce petit miracle de la journée. Tout est bien qui finit bien, se répéta-t-elle pour la énième, tentant de se persuader qu’aucune rechute ne viendrait troubler la nuit en préparation. Enfin, à deux détails près. Déjà, son orgueil de Radikor ne se remettait pas de s’être vidé les tripes à plusieurs reprises devant son père, au point de devoir le laisser tenir la bassine tant elle ne parvenait pas à la saisir, les bras encore faibles de sa dernière chimiothérapie. Et le personnel médical, qui de base n’appréciait pas particulièrement les mouvements d’humeur et accusations de bêtise congénitale venant de Zane, le détestait plus encore après le scandale qu’il venait de provoquer, à une heure avancée de la soirée.

En même temps, tout le monde, au niveau des Radikor, comprit instantanément que venir demander au père de la fillette tout juste rétablie de quitter la pièce parce que l’heure des visites était achevée, ne pouvait mener qu’à une nouvelle catastrophe. Visiblement ignorant de la réputation de son papa, l’humain finit par fuir la pièce en oubliant sa dignité, terrorisé par ce fou furieux prêt à le réduire en charpie si Zair ne l’avait pas retenu. Ses supérieurs, alertés par le vacarme, n’obtinrent guère plus de résultats, sinon à rameuter davantage de curieux autour de la vitre de plexiglas.

Peu désireux de provoquer un scandale, le personnel hospitalier décida que, finalement, laisser le père dormir exceptionnellement avec sa fille n’était pas une si grande entorse… À condition que ses comparses fichent le camp, et fissa.

L’expression purement triomphante de Zane n’avait fait qu’attiser plus encore l’animosité à son égard, à l’exception de l’infirmière préférée de Zaya, Cecily, qui se contenta de secouer la tête d’un air désapprobateur, sans cesser de sourire. Quant à la petite malade, elle se sentait terriblement fier de son papa, et un peu de ses deux acolytes aussi mais surtout de son papa, le plus fort du monde évidemment puisqu’il avait réussi à triompher du système abject sociétal pour imposer sa volonté. Ou un truc du genre. Bref, il était le meilleur, et elle ne s’était pas gênée pour le lui dire, une fois le calme revenu.

Une petite tape sur sa jambe attira son attention, coupant sa rêverie en plein élan. Vaguement agacée, elle leva le nez, croisant le regard sombre de son père. Relevant les mains, il indiqua de l’index ses propres oreilles, insistant jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus faire semblant de ne rien comprendre sans perdre sa crédibilité.

Maugréant intérieurement – ou peut-être un peu aussi tout haut, si elle se fiait à l’expression amusée de son père –, la fillette finit par retirer lentement le long plastique blanc de ses écouteurs, l’interrogeant muettement quant à la raison d’une telle interruption non caractérisée.

De longues secondes durant, elle se figea, la crainte d’une récidive migraineuse la tenant silencieuse. Zane profita de son immobilité passagère pour baisser le son du baladeur, continuant de diffuser sa mélodie proche de celle d’un concert de casserole, puisqu’elle ne daignait pas esquisser le moindre geste en direction de l’appareil.

Non, il ne restait que le bruit du silence, agrémenté des quelques allées et venues des infirmiers de garde, à mesure des besoins des patients, discutaillant parfois si fort que Zaya se demanda comment ils comptaient espérer le sommeil des malades, s’ils continuaient à jouer les poulaillers. La vrille continue, précédant sa migraine de la journée, s’était enfin tue, ne laissant derrière qu’un vague grésillement passager, disparaissant ponctuellement, dès qu’elle se concentrait sur autre chose.

Un soupir de soulagement franchissant la barrière de ses lèvres, elle se tourna vers son père. Tout aussi immobile que sa fille, le jeune homme attendit son signal muet pour prendre la parole, usant de toute la maigre patience qu’il était capable de mobiliser pour ne pas interrompre son examen auditif. Silencieusement, il admirait le profil si pur, si délicat de son enfant, avec une minutie presque rêveuse. Bouleversée par l’amour, d’une sincérité qu’il n’aurait pu nier en cet instant, se peignant sur les traits de son père, Zaya posa la joue sur la poitrine chaude, se calant entre les bras qui se refermèrent instantanément autour de son corps amaigri, maugréant sèchement à cause de l’accoutrement de plastique recouvrant le corps de l’adulte. Une précaution qu’elle supportait de moins en moins.

Vraiment, ce n’était pas juste de ne pas pouvoir juste apprécier la fraîcheur de l’air nocturne sur sa peau, trottinant aux côtés de sa famille, main glissée dans celle de son père en appréciant le calme de la Terre au sein des sous-bois entourant la maison. Sûrement Zair, devançant les autres de son pas habituellement nerveux, finirait par la taquiner sur ses petites jambes frêles, comme elle aimait à le faire, avant que Tekris ne prenne la fillette sur ses épaules et n’accélère le pas, jusqu’à dépasser sa coéquipière protestante. Et son papa courrait après le colosse, le menaçant des pires tourments s’il osait seulement secouer un peu trop sa « petite puce », sans pouvoir masquer l’inquiétude pliant ses traits soulignés par la lueur blafarde de l’astre lunaire.

Curieuse, Zaya passa une main sur son crâne presque nu. Qu’est-ce que ça faisait, au juste, de sentir le vent au-dessus de sa tête ? Comme si quelqu’un soufflait dessus ? Est-ce qu’elle pouvait s’enrhumer du cerveau ?

– Tu m’as entendu, petite puce ? résonna soudainement la voix de Zane, la tirant pour la deuxième fois de ses pensées. Ou tu es encore parti dans la lune ?

– Tu ne crois pas si bien dire, sourit Zaya, dégageant son visage pour le tourner vers son père.

Finissant par se rendre à l’évidence qu’il n’obtiendrait pas plus d’explications, Zane reprit, levant les yeux au ciel. Perdant son sourire, Zaya ne put s’empêcher de le scruter avec une attention d’entomologiste, la gorge nouée. Il lui avait menti tout ce temps, en assurant ne pas savoir ce que sa mère, sa véritable mère, était devenue, étouffant ses futures questions d’un « je ne sais pas » terriblement morne. Tout ce qu’elle savait d’elle, était qu’elle était partie un beau jour, à la naissance même de l’enfant, la laissant à la seule garde du père. Combien d’autres choses son papa lui cachait-il, maintenant qu’elle savait qu’il taisait une chose si importante à ses yeux ?! Si Zaya n’avait pas subi, ressenti toute la gêne que Maya éprouvait à son égard, peut-être aurait-elle mis en doute la parole de son père.

Oui, mais voilà : elle ne pouvait douter que cette femme ne l’aimait pas, pire, qu’elle…

– Tu devrais baisser un peu le volume, ma puce. D’ici, j’entends toutes tes chansons.

Juste une petite indication de rien du tout, quelque chose qui aurait pu la prémunir contre ce rejet atroce qui ne cessait de lui broyer douloureusement le cœur chaque fois que la scène repassait dans son esprit ! Et malheureusement, elle ne cessait de hanter ses nuits, flottant devant ses paupières closes comme un ricanement incessant, chargé du dédain froissant les traits si délicats de sa mère. Car, elle se désolait de l’admettre, cette femme, si élégante dans son kimono de jour, ne pouvait qu’être louée pour sa beauté, la douceur de ses traits, quand elle ne posait pas son regard d’or sur Zaya. Malgré elle, malgré la souffrance de n’être rien d’autre qu’un détail encombrant que l’on cherche à dissimuler aux yeux du monde, Zaya ne pouvait s’empêcher de désirer s’approcher encore de ce corps si harmonieux, se demander ce que les mains fines, trop semblables aux siennes et que la fillette cachait sous des gants trop grands hérités de son père, quittaient un instant le plateau qu’elle tenait pour caresser les cheveux d’un bleu sombre. Parfois, la fillette songeait qu’elle aurait plus facilement détester cette femme si elle avait été affreuse, hideuse au point d’effrayer les petits enfants, si répugnante que jamais elle n’aurait pu quitter le monastère pour épouser elle ne savait quel imbécile qui, de toute manière, ne vaudrait jamais son père !

Malheureusement, Maya se révélait d’une beauté certaine, toute en courbes harmonieuses et en traits parfaitement proportionnés. En un sens, Zaya comprenait parfaitement que son papa ait cédé aux charmes de la demoiselle, aussi puissamment tentait-elle de réunir toute sa peine pour haïr l’humaine. Ça aussi broyait sa poitrine d’une douleur mêlée de culpabilité. Douleur, car si tout expliquait comment son père avait choisi cette femme, le rejet de l’humaine ne pouvait être que de son fait à elle, la fille surgie dans leurs vies. Et si, jusque-là, les deux jeunes gens de l’époque vivaient une idylle passionnée ?! Après tout, Zane n’avait pas su toujours dissimuler les sentiments qu’il avait éprouvé (qu’il éprouvait encore ?! Zaya ne savait plus) pour cette inconnue lui ayant donné son enfant. Au final, rien dont elle ne pouvait lui faire directement reproche. Et pire encore, elle ne pouvait pas l’accuser de toute la peine, trop lourde, pesant sur elle, réussir à évacuer une partie de sa frustration douloureuse en la rejetant sur son père, forcée de porter toute seule le poids de son échappée, de sa naissance sur ses frêles épaules.

Et culpabilité, parce qu’elle s’en voulait de chercher un prétexte pour se décharger du résultat de ses propres actions, dents serrées devant son comportement irréprochable (enfin, à sa manière, mais impossible de nier son implication et son inquiétude paternelle pour la petite). Elle comprenait à présent pourquoi Zane ne lui avait jamais parlé en détail de sa mère, comprenait qu’au fond il n’avait pas eu tant le choix que cela, ou du moins un choix assez atroce pour inévitablement mener au désastre, un jour ou l’autre.

Et pourtant, au fond d’elle, pourquoi ressentait-elle encore cette colère, une rage qu’elle ne parvenait pas à analyser et dont elle ne savait pas vraiment contre qui elle se dirigeait ?! Pourquoi ?!

Tout doucement, la fillette serra les mâchoires, plongeant dans l’apnée afin de ne pas faire entendre ses reniflements à son père, la large pogne du jeune homme resserrée sur son biceps.

Inquiet de n’entendre aucune réponse à ses sollicitations répétées, Zane s’écarta légèrement, glissant une main sous le menton de sa fille, lui redressant le visage. Immédiatement, Zaya haït l’expression inquiète qui se peignit sur ses traits, fort mal dissimulée derrière une scrutation intense, à la recherche d’une explication sur son soudain affaissement, Zaya se laissait complètement aller contre le large torse paternel. Depuis longtemps déjà, elle avait la fâcheuse manie de repousser sans ménagement les étreintes un peu trop passionnées, au grand désarroi de Tekris, déclarant que ce genre de traitement convenait bien mieux à des bébés – ce qu’elle n’était bien évidemment pas. La voir réclamer d’elle-même un câlin, aussi tordue puisse se révéler la situation, devait terriblement perturber son pauvre papa.

Peu désireuse de révéler le contenu de ses sombres pensées à qui que ce soit, la fillette tenta un second sourire, laissant échapper un soupir agacé quand Zane, absolument pas convaincu, voulut la forcer à avaler le thermomètre buccal, dérobé elle ne savait où par sa tante. Nan mais ils allaient arrêter de vouloir lui coller l’embout plastique, au goût absolument répugnant, au fond de la gorge ou bien ?!

– Je n’ai pas de fièvre, je te dis, protesta-t-elle, plus vigoureusement encore. C’est… je crois que la piqûre de Cecily n’est pas assez forte.

Plus que dubitatif, Zane plissa le nez, remettant en ordre les rares touffes encore présentes sur le crâne de sa fille. Pourtant, il joua le jeu, sautant sur l’occasion pour se livrer à son jeu préféré.

– Ces humains, tous des incompétents congénitaux, pathétiques créatures tout juste bonnes à se prosterner devant plus puissant que soi !

– C’est ce que tu dis toujours, grommela Zaya, jetant un regard oblique au large sac que Zane glissait dans un coin de la petite chambre.

– Et pour cause. Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre, assura le jeune homme, foudroyant du regard l’objet de tissu, réticent à se caler de la manière désirée, comme s’il le tenait pour responsable de tous les maux.

– Par contre, je suppose qu’une peut récupérer beaucoup de l’espèce en question, rétorqua Zaya avec humeur.

Surpris par l’animosité soudaine perçant dans la dernière déclaration de sa fille, Zane plissa le front, abandonnant momentanément la lutte avec l’impudent sac polochon, retournant se poser sur la chaise installée près du lit, accompagné des incessants bipeurs, troublant l’espace réduit de tics réguliers que Zaya haït, ne supportant plus que très difficilement leur sourdine permanente.

Le corps crispé de toutes parts, une expression de défi au visage, elle attendit nerveusement la salve de questions qui, immanquablement, ne pourrait que suivre son reproche sous-jacent. Que son père essaie de la gronder, pour voir ! Après tout, au fond, il n’était pas exempt de fautes non plus !

– Ma puce, d’après le médecin, une émotion violente aurait pu accélérer le déclenchement de ta crise.

Prise au dépourvu, Zaya battit bêtement des cils. Quoi ? Quel rapport avec…

– Et d’après Connor (Zane, les lèvres soudainement retroussées, cracha plus qu’il ne dit le prénom du maître, s’attirant un regard noir lourd de sens. Elle l’aimait bien, elle, le maître, le seul à peu près acceptable du Redakaï !), tu es partie sans prévenir du monastère.

Si le mot « fuite », qui aurait pu provoquer l’énervement immédiat de la fillette, ne fut prudemment pas prononcé, il plana entre eux un long moment, s’imprégnant de l’atmosphère brutalement alourdie, s’insinuant sous les pores de la peau de la fillette en soupirant doucement d’aise.

– Zaya, il est temps de me dire ce qu’il s’est vraiment passé là-bas, acheva Zane, bras croisés sur la poitrine.

– Rien que tu ne saches déjà, je suppose.

– Par les Enfers, arrête de me prendre pour un imbécile !

Se taisant brusquement, Zane serra les poings sur ses biceps, inspirant profondément, un léger tremblement commençant à agiter ses membres de mouvements saccadés. Sans se départir de son air de défi, Zaya releva le menton, s’asseyant en tailleur sur son lit pour gagner quelques centimètres bienvenus. De cette manière, elle dépassait de peu son père, toujours installé sur sa chaise.

S’apercevant avec agacement de son manège, Zane se mordit la lèvre inférieure, retenant sûrement une invective sanglante, jugea Zaya, avant de quitter son perchoir pour dominer de nouveau l’espace. Frustrée de perdre le maigre avantage tout juste concocté, la fillette se renfrogna, s’efforçant de regarder tout ce qui pouvait traîner dans la chambre, à l’exception de son père.

– Chérie, ma grande, je veux bien essayer de me montrer patient, mais là tu dépasses les bornes, reprit-il d’une voix plus calme, mais d’où sourdait l’impatience. Qu’est-ce que tu es allée faire au monastère ?

– À ton avis ? s’entêta-t-elle, les yeux brûlants, sans qu’elle ne sache pourquoi.

De nouveau, une pause, un peu plus longue cette fois. Cette fois, la lèvre supérieure y passa, le temps que Zane retrouve un semblant de contrôle de soi. Rarement l’avait-elle vu perdre aussi facilement son sang-froid, la colère exsudant de lui comme une eau crevant le couvercle de sa soupape. Peut-être les récits de Zair et Tekris, sur les crises de nerfs de son père, n’étaient-elles pas toutes fausses après tout…

– D’accord, reprenons autrement, tu veux ? Qu’est-ce qu’il se passe exactement ? Pourquoi est-ce que tout à coup, me contrarier est devenu ton sport préféré ? Ça ne m’amuse pas, mais alors pas du tout, ta soudaine crise d’adolescence en avance !

– Moins fort, tu vas réveiller tout l’hôpital si tu continues !

– Eh bien, que l’hôpital aille se faire enculer, pour ce que j’en ai à faire ! rétorqua Zane plus fort encore, levant les bras au ciel en oubliant toute surveillance langagière.

– C’est sûr que toi tu préfères enculer Maya !

Un vent de panique soufflant en elle, Zaya se planta violemment les ongles dans la paume de sa main. Trop tard. Brutalement, son père s’affaissa, choqué, sans qu’elle ne sache exactement si c’était la faute de son écart de vocabulaire, ou sa déclaration. Peut-être un peu des deux.

– Pardon ? reprit enfin Zane, d’une voix blanche. Qui a pu te mettre une idée aussi stupide…

– Elle-même ! Elle était au monastère, et je l’ai vu ! Elle me déteste, elle ne voulait qu’une chose, que je parte ! Alors je suis partie, comme elle le voulait ! Avoue-le, c’est elle ma mère !

– Cette fois j’en ai assez ! tonna Zane, jetant aux orties toute volonté de discrétion en même temps qu’il frappa de toutes ses forces la table de chevet, seul moyen de maîtriser un tant soit peu la colère brûlante luisant au fond de ses pupilles onyx. Je ne te permets pas de me parler de cette manière, et tant que tu seras sous ma responsabilité, tu vas montrer un peu plus de décence ! Maintenant, j’en ai assez soupé de ton petit jeu : dis-moi une bonne fois pour toutes ce qu’il s’est passé aux monastère !

En d’autres circonstances, Zaya se contenterait d’obéir, comprenant que continuer sur cette voie ne lui apporterait qu’une flopée de réprimandes – et surtout la privation de ses jouets favoris. Voir d’entraînement kaïru. Mais la culpabilité, la frustration, la peine engendrées par son escapade ratée, du rejet de sa mère, ancré au fer rouge dans ses veines, explosèrent sous son crâne, ravivant une douleur autant physique que psychologique, l’entraînant dans un tourbillon fouettant ses os avec violence.

Si elle ne hurlait pas son dépit là, maintenant, elle finirait par imploser !

Alors tint-elle tête à son père, le fiel aux lèvres et la souffrance au cœur, refusant de baisser pavillon. Elle se fichait d’être raisonnable, elle se fichait de faire de la peine, elle n’en pouvait plus, juste plus de tout garder pour elle, ses doutes, ses reproches, son existence entière…

– Tu me croyais trop faible pour supporter la vérité. Pourtant, toute ma vie je me suis demandée pourquoi est-ce que moi je n’avais pas de mère, et pourquoi je n’ai pas pu poser cette question qui me brûlait les lèvres avant mes six ans, et encore parce que j’avais fugué dans une bibliothèque ! Et là encore, tu ne m’as pas dit la vérité, tu t’es contenté de ce qui était le plus avantageux pour toi ! Tu ne sais pas ce que c’est que de se demander qui peut bien être sa mère, tout en idéalisant une vraie maman des années et des années !

Tout ça pour découvrir que le doux visage, s’excusant d’être parti si longtemps et revenant à la maison auprès de son papa, la détestait plus qu’un chewing-gum sous un crampon, tant d’illusions parties en fumée en un seul instant…

– Ce n’est pas… tenta vainement de protester son père.

– Arrête de me mentir, j’ai vu ta boîte dans le placard, et je sais aussi que tu étais un combattant du monastère quand tu étais jeune, et ça aussi tu me l’as caché ! Alors, arrête de me mentir ! répéta Zaya, des rivières salées coulant sur ses joues pâles.

– Tu as fouillé dans mes affaires ?! Comment est-ce que tu as su… Tu m’as espionné ?! Combien de fois je t’ai interdis de jouer à la petite fouineuse ?

– Tu savais très bien que j’allais le faire quand même, parce que je te ressemble trop, gémit la fillette, la voix entrecoupée de sanglots.

– Par les Enfers, tu ne t’es pas dit, pas un seul instant, qu’il y avait peut-être une bonne raison à cela ! explosa Zane, une myriade de gestes larges et saccadés accompagnant ses paroles. Une explication évidente quant au fait que cette boîte était cachée ? Sauf là-dessus, je ne t’ai jamais menti, Zaya, jamais, et ce n’est pas pour rien ! Je voulais te protéger ! Te protéger de… d’elle !

– Parce qu’elle ne voulait pas de moi ? Ce n’était pas de la protection, juste de l’égoïsme et du ridicule…

– Alors c’est ça que tu me reproches ? D’avoir voulu te préserver, aussi loin que possible ? C’est absolument faux : tu es ma fille, et s’il fallait t’emmener dans une Tour coupée du monde, là où personne ne t’aurais trouvé, je l’aurais fait ! Mais… Tu étais si avide de liberté… Si pleine de vie… C’était évident que te contraindre n’aurait que précipité ta fuite. Alors je t’ai laissé vagabonder librement, avec une seule restriction : ne pas te rendre au monastère, parce qu’ils sont nos ennemis. Et toi, qu’est-ce que tu as fais ? Tu as foncé tête baissée là-bas, pour en revenir complètement escamotée !

– Parce que j’avais besoin de savoir ! J’avais besoin de comprendre d’où je viens, pourquoi est-ce que j’ai ces marques sur le ventre, pourquoi est-ce que tu ne voulais pas me parler de ma mère. Et au moment où j’avais le plus besoin de toi, de tes réponses, tu as préféré mentir ! Comment as-tu pu m’abandonner comme ça ?

– T’abandonner ? répéta lentement Zane.

Tâtonnant de la main derrière lui, il réussit miraculeusement à s’emparer du dossier de la chaise, se laissant choir sur le plastique grinçant, complètement hébété.

– Pourquoi tu m’as abandonné comme ça, papa ? Je sais que… Je sais que je t’ai toi, que j’ai Zair et Tekris, et que tous les trois vous m’aimez plus que tout, mais j’avais besoin de savoir… De connaître mes origines, d’où je viens, au lieu de me perdre dans des questions auxquelles je ne pouvais pas apporter de réponses…

Elle se tut brutalement, portant les mains à son visage, incapable de retenir plus longtemps le vortex infini d’émotions la traversant impitoyablement. Sans bouger, sans mot dire, son père restait immobile, les yeux perdus dans un vide qu’elle connaissait, parce qu’il survenait parfois, quand quelque chose, même un détail insignifiant, paraissait rappeler à l’homme une autre scène passée, qu’il préférerait oublier. Un regard qu’elle avait appris à détester. Autant que son père devait la maudire, maintenant. Des années passées à élever la fille que personne ne voulait, pour se retrouver rejeté du jour au lendemain ! Sûrement regrettait-il amèrement son choix, et réfléchissait à un moyen de la renier, de la laisser en arrière ! Oh, qu’est-ce qu’elle n’aurait pas donné non pas pour revenir en arrière, mais pour avoir une preuve que malgré tout, malgré ses accusations, elle continuerait d’être aimée, ou même la preuve que ses doutes n’étaient pas juste une stupidité insondable qui dégoûtait ceux qui l’avaient élevée, ou alors…

Un hoquet de surprise lui échappa, quand les bras gainés de plastique se refermèrent, pour la seconde fois, autour d’elle. Sanglotant de plus belle, elle se jeta contre la poitrine de son père, ramenant les jambes contre son torse pour les entourer avec force. Si elle parvenait à se glisser toute entière dans cet étroit espace, peut-être que rien ne pourrait plus l’atteindre, et qu’elle pourrait dormir, dormir encore et encore, sans se réveiller toutes les minutes d’un sommeil médicamenteux apportant plus de fatigue que de repos.

La voix de son père, étrangement tremblante, résonna alors que la bruine tombait lentement sur son crâne nu.

– Je… Je savais qu’un jour ou l’autre, ça arriverait, mais je ne pensais pas que ça te perturbait autant, murmura Zane, si bas que Zaya faillit ne pas comprendre. Je suis désolé, ma chérie.

– Je sais que tu m’aimes pour de vrai, et je comprends, enfin je crois, les raisons pour lesquelles tu m’as caché l’identité de ma mère ? Je te jure que je comprends… Et je sais que tu n’avais pas le choix, si tu voulais tant me protéger. Mais je ne l’accepte pas ! cria-t-elle presque, l’étreinte autour d’elle se resserrant si fort qu’elle respirait avec effort. Et ce n’est pas juste qu’elle ne m’aime pas, qu’elle ne veuille pas de nous, alors que moi je sens très bien que j’aurais pu l’aimer ! Sauf si tu l’as forcé à…

– Certainement pas ! Je suis beaucoup de choses, mais pas un violeur ! C’est seulement que… Nous étions en mission, nous avons été tous les deux séparés de nos équipes, et comme personne n’a réussi à rejoindre les autres avant la nuit, le froid et l’obscurité aidant, enfin, je ne vais pas faire un dessin. J’ai conscience que présenté comme ça, ça peut paraître banal. Mais écoute-moi, très attentivement : tu es tout, sauf banale. Je t’aime, plus fort que je n’ai jamais aimé quelqu’un, et personne ne pourra nous enlever ça !

– Je sais papa, je sais, mais je me sens tellement en colère, j’ai tellement mal, et je ne sais pas comment arrêter ça !

– Chut ma puce, là, ça va aller, chuchota tendrement Zane, caressant doucement son dos du plat de la main, embrassant avec force le front de la fillette. Tu es ce que j’ai de plus cher, trésor, et pas un jour ne s’est passé sans que je ne m’émerveille de tes prouesses, sans que je ne sois heureux de t’avoir avec moi, à mes côtés. Et je ne laisserai personne, tu m’entends ?! Personne t’enlever à moi !

Zaya ne répondit rien, ne cherchant plus à retenir ses larmes alors qu’elle se collait plus étroitement encore à son père. Bien sûr qu’elle rêvait que ses paroles soit vraies. Et bien sûr qu’elle regrettait son brusque emportement, en l’appréciant plus encore.

Incapable de démêler ses sentiments clairement, elle se laissa bercer doucement contre le large torse de son père, écoutant avec application les battements tantôt réguliers, tantôt s’affolant cognant contre son oreille.

Sans remarquer la rage pure noyant l’onyx des iris paternels, sous un flot de promesses amères.


µµµ


– Pourquoi tu ne lui as pas dit, que le médecin la laissera sûrement sortir pour Noël si les prochains examens sont positifs ? questionna Tekris à travers le combiné, la voix rendue pâteuse par le sommeil inhérent à une journée de travail acharné. Ça pourrait la calmer un peu, et ne pas finir ta visite sur une note négative.

Vaguement désolé de déranger son amant à une heure aussi avancée de la nuit, Zane se retrouva à court d’arguments, la bouche entrouverte sur des mots ne parvenant à s’échapper. Après la rude discussion menée tambour battant, le jeune homme avait longuement patienté que le sommeil vienne enfin accorder un léger répit à sa petite puce, trépignant sur le fauteuil proprement inconfortable installé près de la tête de lit. Incapable de trouver le sommeil, la colère sourdant atrocement au cœur de ses veines, il n’avait pu se résoudre à s’étendre sur les couvertures disposées à la va-vite sur le sol. Et sans pouvoir marmonner à sa guise contre la stupidité de l’Univers, qui décidément en voulait personnellement à sa famille, puisque la petite dormait d’un sommeil de plomb. Il aurait bien pu croire qu’après tout ce que les lois de la vie leur avait fait, et leur faisait subir encore régulièrement, n’importe quelle instance divine un tant soit peu miséricordieuse daignerait leur accorder un semblant de repos, juste le temps de souffler un instant dans leurs quatre existences Radikor. Mais évidemment, pourquoi lâcher la vache, quand le lait continuait à couler ?!

À la fin, n’y tenant plus, le jeune homme s’était silencieusement éclipsé de la chambre aux murs majoritairement transparents, se débarrassant de l’attirail de plastique l’empêchant de respirer correctement. Bon, ça allait encore être drôle pour se vêtir avant de rentrer de nouveau dans la chambre, mais le désir de respirer librement, quittant l’atmosphère des combinés des couloirs pour humer longuement la fraîcheur nocturne, l’emportant sur sa paresse à répéter l’opération une nouvelle fois.

Dès le seuil de l’hôpital franchit – l’entrée principale, fermée, ne l’arrêtant guère plus qu’un détour –, Zane céda inexplicablement à l’envie d’entendre la voix de son coéquipier, de parler de petites choses toutes bêtes, oublier un instant les chimiothérapies, les traitements à payer, les visites avec d’éventuels spécialistes qui de toute manière ne lui annoncerait rien de plus que ce qu’il connaissait déjà.

Soit il appelait son amant, soit il se grillait une cigarette, alors autant opter pour le moins dangereux pour sa santé. À sa surprise, alors qu’il s’attendait à ne rencontrer que la voix robotique du répondeur, Tekris ne mit qu’une demi-douzaine de sonneries avant de décrocher, balbutiant un « allô » à peine compréhensible, avant d’enchaîner sur un galimatias difficilement compréhensible sûrement destiné à lui assurer que non, le colosse ne dormait pas, et qu’il ne le dérangeait pas non plus malgré les trois heures du matin de la pendule.

Heureusement, passées les premières politesses, Tekris n’eut aucun mal à comprendre le besoin de Zane de juste écouter, assumant presque tout seul le semblant de conversation, le vert se contentant de quelques précisions ou commentaires brefs. Enfin, ça, c’était ce que Zane espérait, ou voulait se persuader. Avec un peu de chance, cela se rapprocherait un peu des véritables intentions de Tekris.

Ne se formalisant du manque de participation de son amant, le colosse attendit quelques secondes, avant de reprendre son presque monologue, sans se formaliser de n’obtenir aucune réponse, son interlocuteur n’écoutant les quelques phrases que d’une oreille distraite.

Par les Enfers… Durant toute son enfance, et une grande partie de l’adolescence, son seul but, le moteur faisant que jamais il n’avait abandonné, continué à avancer, fut la pensée de se venger une bonne fois pour toutes de tous ces salopards qui avaient fait de sa vie, puis de celles de ses coéquipiers, une succession de catastrophes et d’opportunités brisées impitoyablement. Mettre à genoux tous ceux qui pourraient, dans le futur, blesser encore davantage un corps qui, déjà, avait souffert du manque d’affection de sa propre mère, peu attachée à ceux qu’elle considérait comme des poids inutiles, associé à une malnutrition évidente faute de moyens (et encore, lui avait eu une année de plus que sa sœur pour profiter des quelques ressources offertes par son « foyer ». Zair, elle, garderait définitivement sa petite taille et son apparence frêle comme stigmates de cette période pénible de leur vie), de l’abandon, puis des traitements douteux de l’orphelinat surchargé. Fuir cette prison censée les préserver, lui et sa sœur, avait été son premier exploit.

Découvrir leur don mutuel pour maîtriser l’énergie kaïru, un signe du destin, lui indiqua la voie qu’il se devait d’emprunter pour mener à bien ses ambitions de conquête. Après tout, si tant de misère évoluait autour de lui, pourquoi en serait-il autrement dans le reste de l’Univers ? L’expérience lui prouva qu’en tous les cas, sur Terre, il en allait de même, en plus des quelques planètes traversées durant son périple. À la différence que les humains, outre une haine ancrée en eux envers les peuples venus d’ailleurs (quand ils ne crevaient tout simplement pas de peur), déployaient des trésors d’horreurs pour s’enrichir. Après tout, ce n’était pas pour rien qu’il avait récupéré Tekris au beau milieu d’un trafic d’êtres vivants, croyant stupidement qu’une maigre enfant extraterrestre leur ayant échappé ne pourrait égorger un à un les gardes de la cage de son frère.

Si ces pathétiques créatures gargouillantes pouvaient établir un empire, démunies du moindre don, lui, Zane, pouvait parfaitement les asservir avec son don. Un peu de patience pour en apprendre les arcanes, Zair et Tekris sous ses ordres quand il ne pouvait accomplir ses tâches seul. Et il contrôlerait un jour l’Univers, mené par ses compétences guerrières et la puissance de ses ambitions.

Du moins, avait-il toujours suivi ces préceptes avant la naissance de sa Zaya. De toutes les manières possibles, sa petite puce avait rebattu les cartes dans sa main, le forçant à adopter un point de vue différent du sien s’il ne comptait pas répéter les mêmes erreurs que ses parents. Sans savoir, quand l’enfant s’était retrouvée dans ses bras pour la première fois, ce qu’il désirait réellement. Bon sang… En quelques mois, toute sa vie s’était effondrée, entraînant la chute de son esprit. Finalement, le choix fut évident, quoique injuste : il ne pouvait élever sa fille au milieu d’un combat acharné pour la conquête de l’Univers. Étant lui-même un enfant de la guerre, fils, paraissait-il quand sa mère décuvait assez pour bramer quelques maigres informations sur son père, d’un soldat repartit sitôt les combats reprenant, il refusait d’imposer une existence pareille à son propre enfant. Tout comme il avait refusé de l’abandonner dans un orphelinat, traumatisé par sa propre expérience. Peut-être, un jour, pourrait-il reprendre le fil de ses fantasmes de domination…

Un ricanement amer résonna sous son crâne, alors qu’il se contentait de répondre par onomatopées aux questions sincères, mais parfaitement bateaux, de Tekris. Même lui, n’y croyait plus. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait plus songé à ses anciennes illusions de jeunesse… Si longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi révolté, furieux contre l’Univers entier non plus, à dire vrai. Se contenter d’une existence de combattant, luttant contre les forces monastèriennes car dépourvu de maître pour continuer son enseignement, ne lui convenait guère. Parfois même, la banalité de cette réalité, si opposée à ce qu’il croyait être sa destinée, l’étouffait atrocement. Et pourtant…

Pourtant, la fierté de regarder grandir joyeusement cette petite boule d’énergie combla d’une manière absolue ces quelques manques taraudant son esprit douloureux. Il se souvint de la toute première fois où l’orgueil paternel, inarrêtable, l’avait submergé alors qu’il remarquait avec plaisir à quelle point Zaya lui ressemblait physiquement : rarement remporter une bataille, aussi éclatante soit-elle, lui avait procuré un ravissement égal ! Bon, excepté peut-être la fois où il avait battu Baoddaï à plate couture bien sûr (même celui-là, il n’eut guère le plaisir de le terrasser, songea-t-il amèrement, grognant d’agacement. À l’autre bout de la ligne, Tekris se tut brutalement, à l’affût du moindre reproche pouvant lui être adressé). Et son étonnement quand, à seulement quatre ans, elle tint magnifiquement tête à sa tante qui venait de lui confisquer les balles qu’elle s’amusait à jeter n’importe où. Un caractère bien trempé, digne du sien, et donnant un sacré fil à retordre à ses coéquipiers !

Une surprise qui ne valait rien comparée à celle ressentie quand, après deux longues années de doutes, de remises en question, de souffrance et d’une névrose frôlant dangereusement la dépression par moments, il avait posé le regard sur la petite, tranquillement déposée dans son parc, entourée d’une multitude de joujoux tous plus bigarrés les uns que les autres (le désavantage de les fabriquer soi-même, faute de moyens). Ce jour-là, une digue avait cédé en lui, alors que rien de particulier ne venait troubler l’instant. Juste le bambin, assis sur le début du patchwork de Zair, occupée à cogner un bâton de bois gravé sur une poupée un peu asymétrique. Et pourtant, à ce moment précis, il sut avec une certitude désarmante qu’il aimait sa fille, plus profondément qu’il n’avait pu souhaiter dominer, qu’avec elle, il apprenait la véritable signification du verbe « aimer ».

Constater le bonheur de sa Zaya, si éloigné des tourments de sa propre enfance, et cela sans disposer du moindre modèle parental un tant soit peu valable, finit de le convaincre que certes, il ne serait pas le dictateur magnifié dont il admirait secrètement l’image, mais il avait la joie de vivre chaque jour aux côtés de celle qui, plus que l’ensemble de ses pouvoirs, était et demeurerait toujours la meilleure part de lui. Et jamais elle ne souffrirait de la guerre, et ne porterait pas le poids d’être la fille de celui qui réduisit l’Univers à na servitude. Il voulait continuer à l’observer grandir, à rire avec elle, à assister à tous ses anniversaires et à ses réclamations concernant les cadeaux qu’elle n’avait pas obtenu, toutes ces petites choses magnifiques uniquement freinées par le travail, et les semaines scolaires.

Perdu entre ces deux visions contradictoires, illustrées par la seule présence de son enfant, il peinait toujours à savoir si, en dépit de son amour pour Zaya, elle avait été sa rédemption, ou au contraire son échec le plus lourd, la perte définitive du trône dont il rêvait depuis toujours.

Au fond, qu’est-ce que cela importait ?! Il adorait sa fille, et ne pouvait pas laisser une bête maladie humaine la lui prendre ! Non, tous plus stupides et pessimistes les uns que les autres, les médecins ne connaissait pas Zaya, ignorait tout de la force combattante l’habitant ! Elle, elle pouvait surmonter tous les obstacles, atteindre un jour ses objectifs, comme elle le prouvait en découvrant, seule, qui…

– Zane ? Réponds-moi, est-ce que ça va ? céda finalement Tekris à son inquiétude.

Non, ça n’allait pas, mais pourquoi imposer à ses coéquipiers le poids d’une vérité qu’il s’efforçait lui-même de leur dissimuler ?!

Peut-être parce que, pour la première fois, il ressentait le besoin de partager ce qu’il ressentait. De se prouver que Tekris pouvait être le soutien qu’il attendait, et pas seulement parce que son chef d’équipe exigeait sa présence, son corps au creux de son lit. L’idée que son coéquipier ne partage sa couche que par respect, par crainte de sa réaction, lui effleurait régulièrement l’esprit. Or, ce n’était pas ce qu’il voulait… ou du moins, peu importe la vérité, il voulait se persuader qu’il comptait davantage pour Tekris.

– J’ai menti, lâcha Zane dans un souffle. Enfin, je n’ai pas tout dit. Le médecin…

Un rictus atroce déforma son visage trop vieux, à travers les sanglots nouant sa gorge inconsciemment. Et dire que les Radikor se saignaient pour payer ses consultations censées « réputées » !

– Quoi ? Ne me dis pas qu’il veut garder Zaya pour les Fêtes ?! Tu sais, je suis certain que Zair ne sera pas contre une petite opération « évasion clandestine », termina le colosse d’un ton conspirateur.

Malgré lui, Zane pouffa faiblement, imaginant sans peine la posture de son amant, penché sur le combiné, une main devant sa bouche dans une parodie de discrétion grotesque et parfaitement inutile. Exactement le genre de mimique que le colosse empruntait pour proposer à Zaya de distraire l’attention de son père le temps qu’elle aille piquer le pot de chocolat dans la cuisine.

Cependant, la réalité s’empressa de le rattraper, arrondissant ses épaules, les doigts crispés contre le téléphone collé à son oreille. Il avait beau essayer d’oublier quelques minutes la maladie de sa fille, celle-ci ne cessait de se rappeler à son bon souvenir, submergeant toute autre pensée cohérente pour se polir, s’agrandir encore devant son œil mental. C’était plus fort que lui, plus puissant encore depuis peu. Il en prenait de plus en plus conscience, alors il n’essaya pas de lutter. Peut-être parce que la fatigue finissait lentement par s’emparer de son esprit plus épuisé qu’il ne le crut d’abord.

– Non, au contraire, répondit enfin Zane, la voix vibrante de colère. D’après lui, il ne peut plus rien faire pour Zaya. Tout ce qu’on peut faire, c’est ralentir la progression de la maladie, en croisant les doigts pour un miracle ! Donc, qu’elle sorte ou pas pour Noël, cela n’a plus vraiment d’importance.

– C’est une blague ?! lâcha Tekris.

– Tu crois que je plaisanterais quand la vie de Zaya est en jeu, espèce de crétin ?! gronda Zane, le kaïru coulant dans ses veines brûlant sa peau de rage.

– Je vais lui casser la gueule, répondit le colosse, très calme.

Un ange passa, Zane tentant d’assimiler les derniers mots de son compagnon. Pardon ?

– Heu… Répète ?

– Je vais lui casser la gueule. Attends, je termine d’enfiler mon pantalon et je prends ma voiture. Je sais grosso modo où il habite, il va voir ce qu’il en coûte de sous-estimer une Radikor !

Ah. Donc, il avait bien entendu. Eh bien, si on lui avait dit que son doux amant déciderait en un claquement de doigt de mettre à profit sa musculation avantageuse pour Zaya, il l’aurait mis dans son lit plus tôt.

– Arrête ça tout de suite, déclara néanmoins le vert, bien que l’idée lui paraisse terriblement séduisante. Il a failli expulser Zaya de l’hôpital quand j’ai à moitié détruit son bureau, alors si tu vas le démolir, nous n’aurons plus personne pour la soigner. Et tu sais très bien que tous les hôpitaux n’acceptent pas les non-humains.

– Parce que en plus, il a menacé Zaya ?!

– Par les Enfers, est-ce que tu as au moins écouté ce que je viens de te dire ?!

– D’accord, mais on s’en fiche puisqu’il l’a déjà condamnée !

– Non, on ne s’en fout pas, c’est de ma fille dont il s’agit !

– Je sais bien, mais qu’est-ce que tu veux que l’on fasse ? On ne va pas la laisser mourir juste parce que personne ne croit en ses chances ? Ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne la vire, de toute façon !

Zane gémit lourdement, se laissant choir au pied d’un bosquet affreusement mal taillé. Bien sûr qu’il le savait ! La loi voulait que les lits soient en priorité distribués aux humains, et plus particulièrement en chambre stérile, plus rares que tout le reste. Alors une métisse au destin funeste ? Évidemment que tôt ou tard, il recevrait un courrier suivi, lui annonçant qu’il n’était plus possible de garder sa fille ! Ou alors, il faudrait payer un supplément pour continuer le traitement, un supplément que les Radikor ne pourraient assumer. Mais que pouvait-il faire d’autre ?

Zane tourna la tête en direction du haut bâtiment aux larges baies vitrées, éclairées par intermittence, là où les humains, insouciants de la peine endurée par leurs patients, languissant en attente d’une relève toujours trop lente à venir. Il le toisa d’un regard méprisant, maudissant de tout son être les ridicules créatures peuplant leurs murs. Oui, si jamais sa fille, son unique lueur infaillible, peu importe les épreuves, mourrait, il commencerait par réduire en cendres les étages, tutoyant les filasses célestes nocturnes, vengeant sa pauvre petite. Tout comme il détruirait cette femme – Maya, susurra insidieusement son esprit pervers – qui avait osé traumatiser son trésor au point de la clouer aux matelas aseptisés. Si elle s’était contenté d’un bref signe, même insignifiant, laissant un pauvre espoir à sa Zaya, elle n’aurait pas fui de la sorte, et sûrement ne serait pas tombé d’aussi haut, éprouvant son organisme déjà affaibli sans que nul ne le sache !

C’était de sa faute aussi, si sa fille était dans cet état ! À quoi bon se vanter de ses dons dans la maîtrise du kaïru, si elle blessait aussi profondément sa propre enfant ?!

Une petite seconde…

En dépit de la colère brûlant ses veines, Zane se figea, se rendant à peine compte n’avoir pas que pensé ces quelques mots. Des dons dans la maîtrise du kaïru… Non, cela dépassait ce simple entendement. Maya détenait une connexion profonde avec l’énergie mystique, dépassant les connaissances actuelles pour atteindre un niveau que même elle, détentrice de ces capacités, ignorait jusqu’où elles s’étendaient.

Un lien profond qu’elle semblait avoir transmis à sa fille. De plus, le kaïru n’était-il pas considéré comme « l’énergie vitale de l’Univers », octroyant aux combattants une résistance et une régénération accrue, bien utile pour éviter les accidents mortels, autrement bien plus répandus, dans le cadre des combats ?!

Lentement, une esquisse de plan se dessina sur le tableau mental de ses réflexions.

– Tekris, nos réserves de kaïru, à quel niveau sont-elles ?

– Je ne te suis pas, là.

– Contente-toi de répondre à ma question, chéri. Quel niveau ?

– Ché… Attends, je vais voir, reprit Tekris, la voix soudainement adoucie.

Peinant à tenir en place, Zane tira une cigarette de la poche arrière de son pantalon, la découpant consciencieusement à mesure que les secondes s’écoulaient. Enfin, au bout d’une attente qui lui parut interminable, un bruit sec lui indiqua que son amant venait de se ressaisir de l’appareil.

– Tu es toujours là ?

– Où veux-tu que je sois, andouille ?! Alors ?

– Ben, tu vois les cylindres de Lokar, où il conservait son kaïru obscur ?

– Oui, et alors ?

– On doit en avoir deux comme ça, à peu près.

Zane grimaça, vaguement déçu. D’accord, les monastèriens détenaient l’avantage du nombre d’équipe, et de posséder un vaisseau, mais il espérait tout de même leur arracher un peu plus de kaïru que cela…

Un sourire cruel étira ses lèvres, un sourire comme il n’en avait pas eu depuis la naissance de sa fille.

Celui d’un prédateur venant de décider quelle sera sa prochaine proie.

– Est-ce que tu sais si Zair a continué ses recherches, concernant la reproduction de spectres de Lokar ?

– Ben… Tu lui as interdit de continuer parce que… Parce que tu ne voulais pas, fit platement le colosse.

Parce que justement, ça te rappelait trop Lokar et tes rêves passés, songea Zane, complétant mentalement la phrase de son amant. Ce qui, malheureusement, était bien trop vrai.

– Va la réveiller. Et dis-lui de me concocter une armée de spectres, aussi rapidement que possible.

– Waouw ! Enfin, je veux dire, ça fait longtemps que tu n’as pas été aussi…

– Réveillé ? Moi-même ? Tu as raison, et j’ai eu tort. Mais personne ne me prendra ma fille.

– D’accord, je m’en occupe. Mais, par hasard, est-ce que tu peux me dire ce que tu comptes faire ?

– Très bien, concéda Zane – après tout, il n’avait pas envie de mentir à Tekris, ni à Zair : il allait avoir besoin de leur soutien, total. Si la médecine classique ne peut pas sauver Zaya, le kaïru le pourra peut-être. Si notre puce vit entourée de kaïru, à un point presque absolu, l’énergie retardera sûrement plus efficacement la maladie, du moins elle sera bien moins fatiguée que maintenant. Et peut-être… Certainement, nous pourrons trouver un moyen de la guérir grâce à lui.

– Jusque-là, ça paraît à peu près logique, mais on n’est sûr de rien, tenta de tempérer Tekris, un grincement sourd indiquant à Zane qu’il venait d’ouvrir la porte de la chambre conjugale.

– C’est le meilleur que j’ai en stock, répondit doucement Zane, refusant de laisser sa haine, nouvellement revenue, contre l’incompétence humaine malmener son amant. Le kaïru peut accomplir des miracles, et c’est de ça dont nous avons besoin. Bon sang, pourquoi je n’y ai pas pensé avant ?!

– Tu crois que les spectres de Lokar pourront nous fournir de l’énergie en continu ? Parce que si tu as raison, nous n’avons pas assez de kaïru pour sauver la petite.

– Non. Les spectres vont nous aider à récupérer une grande quantité de kaïru. J’ai laissé le monastère tranquille trop longtemps.


µµµ


Trois semaines plus tard


Droit sur la colline surplombant un imposant lac, Zane laissa promener son regard sur l’eau étale, les yeux perdus dans le vide. Faisait-il le bon choix en renonçant à ses promesses de tranquillité ?

La réponse lui apparut immédiatement, évidente. Bien sûr que oui. C’était le seul moyen pour préserver sa petite Zaya. Que valait l’entièreté de la Terre comparée à sa fille ? Le choix du juste ne l’intéressait guère. Uniquement celui qui permettrait à sa fille de vivre.

Il ressentit plus qu’il ne remarqua l’immense silhouette, deux à trois fois plus grande que lui, s’approcher de lui. Un cri guttural, à mi-chemin entre le grognement et le sifflement, l’interpella, le tirant de ses pensées. Une dernière fois, il observa intensément l’unique habitation existant à des kilomètres à la ronde, un superbe château irlandais, perché sur une île artificielle au beau milieu du lac. Entouré d’une muraille naturelle de courants presque inexistants, et pourtant trompeur tant la profondeur du lac se creusait exponentiellement. De base, une protection idéale, puisque le seul moyen de traverser était soit d’actionner un mécanisme abrité derrière les hautes murailles – dans ce cas inaccessible –, ou d’utiliser une flottille de bateaux. Auquel cas, les catapultes automatiques installées sur tout le pourtour des remparts détruisaient immanquablement toute embarcation osant s’aventurer sur les eaux limpides sans autorisation des maîtres des lieux. Mais que pourraient-ils bien faire contre des ennemis capables de voler, la majorité immatériels et ne pouvant, par conséquent, être abattus par des moyens conventionnels ? Oh, il ne se berçait pas d’illusions, Maya, avec ses talents, parviendrait à détruire quelques-uns de ses spectres, mais contrer l’entièreté de son armée restait illusoire. Quant à Kieran, son cher époux, dépourvu de la moindre capacité kaïru, il ne pourrait guère les menacer avec sa bête épée.

Encore un peu d’énergie, et les Radikor termineraient de mettre au point leur premier prototype de chambre kaïru qui, peut-être, sauverait la vie de Zaya. Entièrement baignée dans l’énergie vitale, sous-tendant l’Univers, conçue de manière à empêcher l’énergie, extrêmement volatile, de s’échapper, cette pièce serait comme un concentré de pouvoir, imprégnant la moindre parcelle de l’habitation progressivement, jusqu’à s’infiltrer dans l’organisme de Zaya pour lui apporter l’aide nécessaire à sa survie. Les premiers tests furent concluant : apportant en toute discrétion un pot de miel bourré de kaïru, s’inspirant d’une mission vécue par les Stax (pour une fois qu’ils servaient à quelque chose, ceux-là), Zane put constater une légère amélioration de l’état de sa fille, un peu moins assommée par les médicaments. Deux semaines à lui donner quotidiennement sa friandise préférée, et un mince duvet recouvrait déjà le crâne autrefois nu de la petite. Néanmoins, arrêter, même une journée, de la nourrir ainsi ramenait Zaya à sa santé première. Raison pour laquelle Zane ne tenterait rien d’ambitieux avant de détenir toutes les clés en main.

Bientôt, il pourrait entrer triomphant dans l’hôpital, non pas en angoissant quant à la survie ou non de sa fille, mais pour l’arracher aux griffes des humains pour la conduire bien à l’abri. Bien sûr, les premiers temps, Zaya ne pourrait pas quitter leur précieuse maison dans les bois, mais ce n’était que temporaire, le temps que sa famille trouve le moyen d’étendre efficacement l’emprise du kaïru sans qu’aucun imbécile heureux ne se ramène en espérant récolter une quantité phénoménale de pouvoir.

Une quantité phénoménale insuffisante, même avec les réserves monastèriennes, pour assurer indéfiniment la survie de sa petite puce sans l’enfermer à jamais. Il refusait de priver son enfant de sa si chère liberté pourtant. Heureusement, il savait exactement comment remédier à ce désagrément.

Zair avait déjà accomplit une prouesse en recréant, en deux semaines à peine, les spectres de Lokar, précieux alliés dans sa conquête du monde kaïru. Ses compagnons eurent beau lui fournir toute l’aide possible de leur part, la jeune femme ne prit que quelques rares heures de sommeil entre chaque essais, d’une humeur exécrable quand l’un de ses coéquipiers venait l’interrompre sans raison valable. Apprendre la gravité de l’état de sa nièce l’avait plongé dans une fébrilité inépuisable, plus encore dès qu’elle sut qu’elle ne resterait pas juste impuissante, à voir la fillette s’éteindre à petit feu.

Impatiente d’achever ce pourquoi ils étaient venus, Zair soupira exagérément, tandis que Tekris, plus diplomate, posait une main apaisante sur son épaules.

Quittant sa contemplation, Zane hocha la tête. Ses coéquipiers avaient raison. Il n’était plus temps de traîner.

D’un sifflement sec, il donna le signal de l’assaut. Aussitôt, les spectres s’élancèrent, envahissant le ciel d’une nuée meurtrière occultant la clarté solaire, accompagnés des Radikor. Tout aussi promptement, les catapultes de Kieran s’armèrent, projetant leurs jets mortels droit sur l’ennemi.

En un claquement de doigts, Zane aurait pu ordonner à ses créatures de détruire eux-mêmes les engins de siège. Pourtant, il n’en fit rien, déchaînant sa colère et son inquiétude croissantes à mesure qu’ils paraissaient gagner du terrain sur la maladie à travers une infinité de frappes d’énergie, d’une violence peu commune, même à son échelle. Nerveux à propos de sa sécurité, sûrement désapprobateur de le voir s’exposer autant, Tekris l’accompagna, escorte fidèle à sa gauche détruisant impitoyablement les boulets osant s’approcher trop près de son amant.

À peine le pied posé sur les remparts, une bonne moitié des catapultes détruites, Zair s’élança à l’opposé de ses compagnons, une poignée de spectres à ses trousses. Elle comprenait le besoin de ses compagnons de se défouler, avant la confrontation imminente.

– Je vais sécuriser les couloirs pendant que vous terminez ici, lança-t-elle, disparaissant par une entrée latérale.

Zane l’entendit à peine, continuant de massacrer brutalement tout ce qui se trouvait sur son passage.

Ce ne fut que quand le silence retomba enfin, uniquement troublé par le halètement saccadé du jeune homme, qu’il se décida à pénétrer au sein du château. Doucement, Tekris fila à sa hauteur, tamponnant avec tendresse son menton du bout de sa manche. Surpris de sentir une douleur aiguë transpercer sa chair, Zane jeta un regard au vêtement de son amant, une fois sa tâche achevée. Du sang ? Bon, Kieran pourrait toujours se dire que ses bêtes machines l’ont un peu écorché. Heureusement, Tekris paraissait ne souffrir d’aucune blessure particulière, n’était quelques impacts joliment jaunâtres s’étalant sur ses bras nus et sa joue droite.

– Mon doux imbécile, rassure-moi, tu ne t’es pas empressé d’encaisser les coups à ma place ? demanda-t-il ironiquement.

L’air pas du tout repentant de Tekris valant la plus sincère des réponses, il n’ajouta rien, acceptant sans rechigner le baiser que lui donna son amant, songeant que le côté guerrier du colosse l’attirait décidément plus qu’il n’aurait fallu.

Remontant les allées soigneusement entretenues – Zair s’étant retenue de causer des dégâts inutiles –, ils ne tardèrent pas à rencontrer leur coéquipière, fermement campée devant une lourde porte à double battant.

À leur arrivée, elle se releva de sa position assise, désignant du pouce « l’obstacle ».

– Ils sont derrière. La salle du trône je crois. Je me suis dis que vous voudriez être là.

Zane approuva silencieusement, se positionnant face à la porte.

En une attaque, il ébranla les battants grossièrement ouvragés. Une seconde les réduisit à néant, projetant une myriade de débris de pierre, de pieux assez larges pour empaler un homme de la corpulence de Tekris et des morceaux de métal forgé, tordus en une ignoble supplique ignorée.

Enjambant sans les regarder les restes de ce qui fut le dernier rempart de la famille habitant ces murs, Zane s’avança au milieu de la gigantesque pièce, ornée de tentures majestueuses représentant diverses scènes épiques, et de babioles royales sans la moindre valeur. Plus amatrice de symbolisme que ses coéquipiers, Zair s’écarta légèrement, usant d’un éclat de kaïru pour déchiqueter le superbe tapis rouge menant à la petite estrade, calée tout au fond de la salle.

Il la vit en premier. Devant le reste des siens, vêtue d’une magnifique robe écarlate brodée de fil d’or, une estafilade courant de sa tempe à sa joue sans que cela ne gâche rien de l’aura de courage qu’elle dégageait. Instantanément, elle le reconnut, sans pourtant paraître le craindre plus que durant leur jeunesse, se contentant de secouer avec agacement la tête, son X-Reader déjà bien utilisé serré dans sa paume gauche. Pourtant, juste derrière elle, Kieran, épée en main, gardait derrière son corps bien frêle deux petits garçons, blonds comme les blés, terrifiés comme aurait dû l’être leur mère alors qu’il resserrait les poings sur le manteau de leur père. Une bouffée de haine envahit Zane, alors qu’il toisait ces deux rejetons royaux. Comment pouvait-elle les aimer eux, et mépriser avec autant de puissance son unique fille !

Non. Zaya était son enfant, certainement plus celui de cette femme. Il l’avait aimé, un jour. Mais cet amour se trouvait désormais totalement perverti en une haine, et une rage puissante qui ne pourraient jamais s’éteindre.

Très calme, Maya descendit les quelques marches menant au pavé détruit par l’offensive de Zair, sans quitter le chef des Radikor du regard. Elle se savait pertinemment perdue. Intelligente, elle ne pouvait ignorer l’envahissement éclair de son château par une horde de spectres qu’elle connaissait déjà, tout comme il était impossible de faire abstraction de la présence des Radikor entre les pierres millénaires. De nombreuses déchirures parsemaient sa tenue, témoins de la bataille qu’elle n’avait pu s’empêcher de mener, désespérée. Une demi-douzaines de créatures ne répondant plus à ses ordres, Zane se doutait très bien de leur devenir. Cependant, rien des troubles devant agiter son cœur de combattante, d’épouse, et surtout de mère, ne se reflétait sur son visage sali, conservant une parfaite dignité.

Oui, en d’autres circonstances, Zane aurait pu l’admirer. À présent, il ne rêvait que d’une chose : en finir.

La seule chance des châtelains de s’en sortir serait que les autres combattants du Redakaï interviennent miraculeusement, rétablissant les forces en présence. Mais lui comme elle savait que cela n’arriverait pas. Avant de rendre visite à son amante d’une nuit, Zane s’était assuré, épaulé de son équipe, de raser le monastère et ses habitants, trop surpris de la brusque invasion, orchestrée en pleine nuit, pour réagir assez vite. Récupérer les cuves de kaïru, arrachées à un Connor forcé de révéler leur emplacement s’il voulait garder son cher Ky, son unique fils, en vie, leur apportait un répit bienvenu pour prolonger les soins de Zaya. Et permettre à l’épaule de Zair et les côtes de Tekris de se rétablir un peu. Ils avaient vaincus, mais non sans mal. Zane s’était réservé le château en dernier lieu. Il voulait que Maya sache qu’il venait pour eux.

La seule chose que Zane regrettait vaguement, de l’ensemble de sa conquête, ne fut pas d’emprisonner Ky pour forcer Connor à coopérer. Ni de détruire dans sa rage la totalité du monastère. Tout cela n’était que tactique. Par contre, éliminer les Taïro restait un gâchis monumental. Nul ne savait comment l’équipe monastèrienne était parvenue à se faufiler derrière les lignes ennemies, ni à jeter les bidons d’essence du X-Scaper, le vaisseau des Stax, en l’air avant de les exploser juste au-dessus des Radikor, les trempant d’une pluie malodorante autant que menaçante. Vraiment, ils auraient pu lui servir.

Sauf qu’il n’avait pas hésité une seconde, en voyant le briquet dans les mains de Djia, à mobiliser son kaïru intérieur pour rediriger le feu droit sur les Taïro. Leurs hurlements furent horribles, certes, mais moins que de perdre la vie stupidement.

Maya s’immobilisa au pied de l’estrade, et sa voix ne trembla pas quand elle s’adressa aux Radikor.

– Alors c’est ça, ta vengeance ? Je savais que ton abandon n’était qu’un écran de fumée. Je suis triste que Maître Connor ait prôné la tolérance.

Doucement, sans daigner répondre, Zane se tourna vers son coéquipier, posant tendrement sa main sur sa joue.

– Tekris, si tu veux, tu peux sortir, je ne t’en voudrais pas.

Zane savait que son amant n’aimait pas particulièrement les démonstrations de force devant des enfants. Et il s’agissait de la partie du plan qui lui arrachait le plus de grimaces, et de soupirs coupables.

Pourtant, le colosse n’hésita pas une seconde avant de s’emparer de sa main, la serrant avec force dans la sienne. Alors que le vert crut d’abord que le colosse le détesterait en voyant lui-même quelles extrémités il était capable d’atteindre, son amant paraissait au contraire se rapprocher de plus en plus de lui, tentant certes de le réfréner par moments, mais le plus souvent se contentait de l’épauler, profitant de leurs étreintes nocturnes pour lui transmettre tout l’amour et le soutien qu’il éprouvait.

Enfin, c’est ainsi que Zane l’interpréta.

– Nous avons commencé ensemble. Nous finirons tout ça ensemble. Je ne te laisse pas.

– Et moi, je ne vous laisserai pas prendre le château de mes ancêtres, ni menacer ma famille ! intervint Kieran, essayant probablement d’arborer une expression féroce.

– Vous, plus un mot, si vous voulez vivre, cracha Zane. Demandez à votre épouse : je n’hésiterai pas à mettre ma menace à exécution.

Cédant au regard suppliant de Maya, le roi déchu finit par obéir, dents serrées. Derrière lui, un des rejetons gémit faiblement, s’accrochant de plus belle à son père.

– Que nous veux-tu ? siffla Maya. Si tu comptes prendre leurs vies, tu devras m’abattre en premier !

– Quel magnifique amour maternel, railla Zane, sa rage péniblement contenue. Rassure-toi, tu vas pouvoir accomplir beaucoup pour les enfants issus de ton ventre.

Si la combattante comprit son allusion, elle n’en laissa rien paraître, hésitant à engager directement le combat. Maigre espoir que celui de créer une diversion pour offrir la fuite aux siens.

– Il me faut du kaïru. Beaucoup de kaïru.

– Nous n’en avons pas, rétorqua-t-elle sèchement. Et tu as pris celui du monastère.

– Mais tu vas m’aider à en récolter, toi et tes chers Stax, ricana Zane, tapotant nerveusement des doigts contre sa cuisse.

Par les Enfers, ce qu’il avait pu l’aimer, ne se l’avouant que trop tard…

D’un signe de tête, il donna son autorisation. La plus rapide de Radikor, Zair se retrouva en un battement de cil derrière Kieran. Frappant son tibia afin de le forcer à mettre genou à terre, elle referma ses doigts sur les bras des deux bambins, les jetant promptement dans les bras de deux spectres.

Au cri apeuré de ses fils, Maya perdit toute contenance, prête à se précipiter vers eux.

– Ne bouge pas, c’est un conseil, intervint Zane, surveillant qu’aucun spectre, prenant la réaction de la mère comme une menace, ne commette un geste malheureux. Toi et ton équipe, vous allez travailler pour moi désormais, ou sinon ce sont tes enfants qui prendront. Ils vivront toujours dans le château, mais sous ma surveillance permanente. Et bien évidemment, tu habiteras ailleurs, et n’auras le droit de les visiter que quand la récolte de kaïru aura été suffisante à mon goût. Quant à Kieran, il visitera les geôles de son propre château, jusqu’à ce que j’en décide autrement.

– Tu es un monstre, lâcha Maya, la gorge nouée, sans pouvoir se détacher de la vision de ses deux fils prisonniers.

Peut-être. Très certainement.

– Je suis prêt à tout pour ma fille.

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