Par une belle nuit d'été

Chapitre 1 : Par une belle nuit d'été

8575 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/04/2021 15:17

Par une belle nuit d’été


Le crépuscule étendait ses sombres bras intangibles sur les parois acérées de la montagne avoisinante, la plongeant dans une pénombre teintant de bleu sombre et d’ébène les reliefs abrupts. Dans le ciel, d’étranges nuages à la fois lourds d’une moiteur étouffante, et aussi vaporeux que la brume matinale emplie de rosée, engloutissaient la lune gibbeuse se hissant lentement au firmament. De fait, seules les silhouettes en contrebas, des quelques constructions humaines, et autres pièges naturels ou non, étaient discernables. Impossible de se faire une idée précise des environs, pas avant d’attendre la levée de l’astre solaire terriblement paresseux en ces contrées.

À moins que l’on observe en silence, depuis plusieurs heures déjà, les contreforts rocheux, patientant précisément pour que l’argenté masqué de la lune dissimule toute présence intruse.

Une succession de crêtes aux arêtes tranchantes composaient le paysage. Davantage d’un vert moussu que grise, la roche formait un ensemble certes irrégulier, mais limpide, tout du long de la chaîne de montagnes, les ombres induites par l’heure tardive accentuant tel creux, ou au contraire faisant disparaître aux yeux indiscrets les crevasses lointaines où une cheville mal placée aurait très bien pu se briser. Seul l’un des flanc dénotait au sein de cette ambiance sauvage. Alors que ses comparses semblaient créées d’un seul tenant, la montagne en face de laquelle se tenaient les deux enfants se creusait abruptement, ses parois comme déchiquetées par la pioche hargneuse de quelconque géant frappant au hasard. Dans le ravin ainsi découpé se tenait un petit groupe de maisons à plusieurs étages comme Zane n’en avait encore jamais vu. Toutes possédaient un toit composé de tuiles rouge vif, encore parfaitement visibles en dépit de la luminosité déclinante, et s’agençaient de telle manière que les arêtes inférieures rebiquaient vers le ciel. Si la plupart des bâtiments ne possédaient que deux étages, massés par groupe de cinq ou six, l’édifice central ressemblait davantage aux innombrables tours jalonnant le sol résolument plat de sa planète natale, si ce n’était qu’il paraissait composé de deux maisons posées l’une sur l’autre. Et encore, ces étrangetés restaient minimes devant la stupeur des enfants quand ils découvrirent le tapis cotonneux et smaragdin entourant comme un écrin chacun des bâtiments, disparaissant rapidement à mesure que la roche reprenait ses droits. Ce ne pouvait pas être une nouvelle sorte de bouclier propre à la Terre, puisqu’il bougeait au gré des rafales, là où une protection se devait d’être impassible face aux éléments ! Mais jamais, de leur vie, les deux enfants n’avaient vu une telle singularité. Par précaution, Zane avait hésité à s’arrêter dans cet endroit si bizarre, rempli d’inconnues, mais qui savait quand ils rencontreraient de nouveau un semblant de ville dans les environs ?

Et encore, Zane, et il savait que Zair partageait son avis, ignorant s’ils pouvaient vraiment parler d’une ville, en face de cet étalonnage de bâtiments, comme si la montagne elle-même était découpée en plusieurs étages. Le plateau supérieur était le plus fourni, avec quatre ou cinq assemblées de bâtiments entourés de leur boîte toute verte, reliés par des escaliers comme taillés à même le granit, à la pente assez raide pour briser les jambes de l’imprudent qui raterait une seule de leurs marches. Plus les plateaux creusés au creux des ravins descendaient vers le sol, plus les maisons se raréfiaient, passant de deux groupes de quatre, à quelques bâtisses isolées au sein de ce que Zane apprendrait, plus tard, à reconnaître comme des bosquets, jusqu’à disparaître complètement.

Avant de pouvoir atteindre les premières habitations, il aurait fallu à Zane et Zair passer un dernier col, escalader les contreforts, jusqu’à atteindre le premier escalier conduisant au plus gros de la « ville ». À pied du moins. Heureusement, les enfants comptaient bien utiliser leur capacité à voler pour gagner de précieuses heures d’escalade proprement superflues.

– Au lieu de perdre du temps à nous entraîner, on ferait mieux de reprendre des forces, souffla Zair, la voix fatiguée, avant d’ajouter : je déteste déjà cette planète… Oh, et arrêter de trouver à manger la nuit.

Arraché à sa contemplation, Zane réfléchit soigneusement à sa réponse. S’il faillit lui rétorquer que piquer des vivres sous le nez de quelqu’un, en plein jour qui plus est, était des plus idiot, il se retint de justesse. Pas la peine de se montrer cruel, songea-t-il intérieurement, ils allaient devoir rester unis s’ils voulaient reprendre le contrôle de la situation. Passer d’enfant prodige à fuyarde traquée, et certainement pas pour que quelqu’un lui offre des bonbons, était déjà suffisamment éprouvant pour la petite fille sans qu’il n’en rajoute.

– Nous nous reposerons plus tard, murmura-t-il, observant les ruelles s’étalant en contrebas d’un air soupçonneux. On va se débrouiller. Ce sera vite fait, une fois qu’on aura trouvé une bonne cible.

Dérangée par les petits graviers picotant ses côtes, la jeune fille s’épousseta sommairement, avant de se rallonger à nouveau sur le ventre, visage posé entre ses mains. Encore sous le choc de son brutal changement de statut, elle se contentait de laisser son frère prendre les choses en main, ouvrant sur cet envers du décor un regard naïf de dépit. Certes, Zane avait voulu, des années durant, protéger sa sœur en lui dévoilant peu à peu la vérité sur ce qui se tramait derrière les promesses de conquête en échange d’une obéissance absolue aux principes inculqués… mais pas de cette manière.

Dans un élan de tendresse rare, il tendit la main vers la jeune fille, caressant doucement les boucles épaisses de ses cheveux. Pour avoir vécu pareil désillusion quelques temps auparavant, il se doutait qu’elle aurait besoin d’un peu de temps avant de revenir de la tornade émotionnelle l’agitant en ce moment.

Dans les histoires racontées inlassablement sur sa planète artificielle, protégée par le puissant Dôme de kaïru, l’arrivée sur la Terre était toujours accompagnée de chants victorieux, de batailles vigoureuses et de défaites écrasantes des ennemis. Cette planète bleue se trouvait d’ailleurs décrite comme l’étape finale de leur longue errance à travers les voies de l’Univers, l’Eden revenant de droits à son peuple, un paradis de richesse et d’opulence ne demandant qu’à être arraché des mains de ceux l’ayant arbitrairement attribué à leur service. Enfant, Zane se voyait à la tête d’un contingent armé, né pour le pouvoir et le commandement, soumettre à sa volonté ces « humains » au nom prononcé avec dégoût, brisant sans efforts les assauts désespérés de ces créatures pour se repaître d’une fausse liberté imaginée. À la limite, pourquoi pas une rivalité naissante et formatrice avec sa jeune sœur, pressentie pour être l’une des guerrières de Thiers les plus exceptionnelle de son temps ?

S’il avait renoncé des années auparavant à l’idée de servir encore une fois les intérêts de sa planète, préférant s’imaginer sa future quête du pouvoir solitaire, il pensait qu’au moins la Terre tiendrait les promesses de son enfance, quitte à dissimuler sa disgrâce aux agents postés de l’autre côté le temps de rebondir. Autant dire que découvrir le lieu de son arrivée, en sus de tout ce qu’il avait déjà vécu, fut une déception sans nom. Peut-être était-ce seulement une exception, songea-t-il alors qu’il se redressait, faisant signe à sa sœur de le suivre. S’il rêvait toujours de conquérir une bonne fois pour toute la Terre, puis l’Univers, il savait depuis longtemps que ce ne serait pas en grande pompe, ni à l’aide de vaillants soldats prêts à mourir pour lui. Mais encore pensait-il que Zair s’opposerait tôt ou tard à lui, tentant de lui barrer la route dans le vain espoir d’obéir aux principes inculqués dès le premier jour de sa naissance dans sa petite tête toute frisée. Enfin, avoir Zair à ses côtés n’était pas négligeable pour l’avenir. Au moins, ainsi, il était certain de pouvoir la protéger, s’il la gardait près de lui…

Mais le destin joua un bien étrange tour aux deux enfants, âgés respectivement de neuf et dix ans. Au lieu de se dresser en travers de son chemin, la fillette trottinait aux côtés de son frère, serrant presque convulsivement sa main. Guère d’opposition ou de défiance dans son regard ; elle suivait sans regimber les ordres pressés du garçon, le visage hagard, voilé par un mélange d’incompréhension, de colère et de peur. Tenaillée par l’angoisse, elle ne cessait de jeter des regards en arrière, en hauteur, n’importe où, alors qu’elle agissait parallèlement encore comme si elle était prête à en découdre avec le premier quidam osant se mettre en travers de son chemin. Un contraste que Zane supposait venir d’un déni encore présent, quoique inconscient, de la situation actuelle. Elle ne réalisait donc pas que la confrontation, du moins pour le moment, restait la pire option possible ? Il leur fallait trouver un moyen de se mettre à l’abri, rester les plus discrets possible, avant de revenir en grande pompe sur le devant de la scène.

Somnolant, Zair étouffa un lourd bâillement avec la paume de sa main. Elle n’avait pas lâché plus de trois mots depuis leur fuite sur Terre, au travers d’un portail créé en catastrophe par son frère. Leur seule option s’ils ne voulaient pas finir sacrifiés sur l’autel des ambitions avortées des Maîtres du Dôme. Qu’en était-il aujourd’hui, de cette organisation si parfaitement rodée, maintenant qu’une poignée de personnes décida de renverser l’ordre établi ?

Il observa en silence sa petite sœur, perdue dans d’obscures pensées connues d’elle seule. S’il ne connaissait pas les moindres recoins de la demeure familiale, ou n’avait pas été relégué à un rang bien inférieur à celui de sa naissance, il serait arrivé trop tard. Et en dépit de ses capacités prometteuses pour son jeune âge, Zair ne pouvait gérer toute une flopée d’agresseurs armés des pires intentions à elle seule…

Soupirant de dépit, Zane laissa promener son regard sur les bâtisses de pierre claire, une matière encore connue des livres seuls quelques jours auparavant pour lui, qui n’avait jusque là rencontré que le métal, le kaïru, et quelques autres matériaux bien trop pénibles à récurer selon lui.

À leur arrivée sur Terre, ils se retrouvèrent tous les deux à l’intérieur d’un étrange bâtiment, aussi délabré que les loges punitives réservées aux servants. Composé d’une seule tour aux murs spiralés teintés de nuances de doré, argent et ocre en alternance tout du long de sa façade rayée et ternie par les affres du temps, l’édifice était composé d’une bonne centaine d’étages, aux moulures et autres circonvolutions témoins d’un passé autrefois glorieux, mais désormais réduit à néant. Presque tous les meubles avaient disparu, ne laissant derrière eux que des traînées de poussière plus minces que la couche recouvrant l’entièreté des environs. D’autres traces ovales ou rectangulaires, sur les murs, laissaient supposer la présence de tableaux désormais confisqués. Le pire fut sûrement l’affreuse odeur montant du parquet vermoulu, un mélange âcre de poussière et de pourriture prenant à la gorge, poussant les enfants à tousser comme des perdus, inhalant plus de saletés à chaque inspiration. Les moisissures s’étalant paresseusement le long du bois des portes, installées là depuis des décennies, n’inspiraient guère la confiance, aussi s’empressèrent-ils de quitter la pièce où ils avait débouché, une main sur le nez dans l’espoir de pouvoir respirer à nouveau.

Cheminant le long de couloirs aux fenêtres nombreuses, toutes taillées à même la façade et dépourvues de vitres, ils durent revenir à plusieurs reprises sur leurs pas, nerveux, craignant chaque fois de découvrir le visage d’un ennemi à chaque tournant de couloir. Un nombre incalculable de petites pièces, ressemblant à des chambres, ou peut-être bien des bureaux, leur firent perdre un temps précieux, tandis qu’ils tâtonnaient pour trouver le chemin menant hors de l’édifice. Posant le pied sur une planche bien trop fragile, Zair cria de surprise quand son corps traversa le sol comme un boulet de canon, les étages inférieurs en tout aussi piteux état cédant sous son poids. Zane, horrifié, tenta de la suivre aussi vite que possible en sautant de pièces en pièces, suivant la trace formée par la chute ; hélas, déjà fragilisés, les bords de la soudaine excavation craquèrent à leur tour, l’entraînant à la suite de sa sœur. Alors qu’ils s’enfonçaient à une vitesse vertigineuse vers les tréfonds de l’édifice, leur grand saut proprement involontaire cessa brusquement, leurs dos, ou flancs, heurtant sans ménagement la dureté de ce qui ressemblait fortement à une cave.

Gémissant de douleur, ils peinèrent à se relever, leurs muscles déjà souffrants criant grâce. Serrant les dents en dépit des blessures marquant son corps, Zane s’était relevé en premier, sous le regard surpris, et vaguement admiratif, de sa compagne. En tant qu’aîné, et instigateur de cette fuite précipitée, il lui fallait bien montrer l’exemple ! Hors de question de trahir la moindre faiblesse, autant extérieurement, qu’au fond de lui-même. Sinon, ça finirait bien par revenir sans qu’il ne puisse le contrôler…

Oui, la maîtrise de soi, voilà tout ce qui importait ! Et que son cœur batte violemment à ses oreilles, encore effrayé de la chute qu’ils venaient de subir, n’entrait pas en ligne de ses considérations !

Encouragée par son frère, Zair s’était levée à son tour, boitillant dangereusement de la jambe gauche. Bras dessus, bras dessous, sans qu’aucun ne puisse dire qui soutenait qui, le frère et le sœur sortirent de ce lieu de malheur, une attaque kaïru leur dégageant promptement la voie maintenant qu’ils se trouvaient suffisamment bas pour s’enfuir. L’édifice trembla dangereusement sur ses bases sous l’impact, poussant le duo à accélérer plus encore, sans qu’heureusement aucun morceau de bois ne vienne s’écraser sur leurs crânes déjà bien éprouvés. Aussi, ce fut avec soulagement qu’ils quittèrent enfin ces lieux envahis par la vieillesse, dégageant une impression d’inexorabilité et de désespoir pesante, sans parler des dangers induits par l’insalubrité.

Tandis qu’ils empruntaient le petit chemin de pavés de pierre rondes menant à l’entrée de l’édifice, Zane se retourna une dernière fois, afin de vérifier l’absence d’éventuels poursuivants. Si l’un d’entre eux parvenait à rouvrir son portail en utilisant la trace kaïru laissée derrière lui, il ne pariait pas sur leurs chances de s’en sortir indemnes.

Par chance, s’il pouvait bien parler ainsi, il ne vit rien. Au sens littéral du terme. Là où se tenait censément le haut bâtiment sur le point de tutoyer le ciel, avec ses rondeurs montant en flèches de plus en plus fines, seule une plaine recouverte d’une herbe grasse, tendre, pointait les bout de ses brins vers les hauteurs. Et celles-ci, bien qu’atteignant facilement les genoux des enfants, restait bien loin de la hauteur majestueuse de la… Tour ? Bref, du chose dans lequel ils avaient atterrit.

Passée une bonne minute, durant laquelle une torpeur stupéfaite les avaient envahi, Zane décida de ne pas s’attarder outre mesure. De plus, si elle parut surprise de ce phénomène sur le moment, Zair s’en était déjà désintéressé, comme s’il n’y avait rien d’extraordinaire à observer. Une constatation insistant plus encore sur l’ignorance du garçon des subtilités du kaïru, faisant monter en lui un agacement aussi piquant que l’aiguillon d’un dard de scorpion.

Trois semaines qu’ils avaient échoués sur cette planète, s’entraînant quand ils n’avançaient pas. Zane voulait absolument que sa sœur continue à se battre, afin de ne jamais se trouver dépourvue face à ses adversaires. À part quelques jours de repos forcé, le temps de panser leurs blessures, ils ne s’étaient pas arrêtés une seule fois, souhaitant mettre le plus de distance possible entre le danger et eux, quel qu’il puisse être. Trois jours également, qu’ils marchaient à travers des plaines offertes par intermittence aux caprices des crachins se transformant, au gré des envies, en pluies torrentielles, et aux bises glacées chuchotant au creux de leur cou, les faisant grelotter de froid et de dépit. Au moins les averses leur permirent-elles de boire un peu, alors que le vent se contentait de les frigorifier sur place.

– J’ai faim, souffla Zair, guettant avec envie les faibles lueurs émanant des bizarres maisons aux toits rouges. Et je suis fatiguée. J’en ai marre de me battre, de reproduire des exercices qui ne veulent plus rien dire.

– On va trouver quelque chose, répondit Zane avec toute l’assurance dont il se sentait capable. Et nous trouverons un moyen de continuer à étudier le kaïru, quoi qu’il en coûte. Hors de question de vivre comme des fugitifs, alors que nous pouvons devenir plus forts ! Et de perdre nos compétences.

Il comptait bien reprendre le contrôle de ses pouvoirs, là où tout un chacun décida plus prudent de lui empêcher de pratiquer sa magie.

– Et si notre formateur est un espion qui s’empressera de me dénoncer ? rétorqua sa comparse.

De nouveau, Zane prit un moment avant de répondre. C’était une possibilité. Les Yeux, fameux informateurs de leur planète, restaient inconscients de leur rôle jusqu’à ce qu’un haut placé dans le Pouvoir ne décide de les réveiller. Et ce pouvait être tout et n’importe qui… Comment, dans ce cas, lui en vouloir pour la si intense nervosité de sa sœur ? Si seulement il connaissait le moyen de manipuler à sa guise le sort lancé sur la mémoire des Oreilles, il pourrait s’en servir comme sous-fifre, afin de protéger ses arrières, et celles de sa sœur ! Patience, s’exhorta-t-il, bien qu’il détestât ce mot. Pour le moment, la priorité était de se trouver quelque chose à manger. Et de comprendre comment ces humains se nourrissaient.

– Comment on va payer notre nourriture ? reprit soudainement Zair. On a pas un rond sur nous !

Son frère fronça les sourcils, intrigué. C’était une plaisanterie, n’est-ce pas ? Depuis les premiers jours, il se chargeait de leur procurer de quoi manger, et Zair n’ignorait pas que sa manière de procéder n’avait rien de légale. À moins qu’elle ne pensât que comme cette fois, elle l’accompagnerait, il avait une autre idée en tête.

– Bah il suffit de la voler, déclara-t-il, d’un naturel qui déconcerta la jeune fille.

– Voler ? (Zair hésita entre son refus de s’abaisser à un acte aussi vulgaire, et la faim tenaillant son estomac).

– C’est ça. Soit on entre dans une maison et on pique ce qu’il y a dedans, soit tu distrais quelqu’un pendant que je récupère ses vivres.

– Si j’utilise mes pouvoirs, peut-être que je pourrais bien, admit-elle à contrecœur.

Et à dire vrai, l’idée n’enchantait guère la petite fille.

– Surtout pas ! Tu te souviens de ce qu’on a dit ? Pas touche au kaïru avant d’avoir trouvé un endroit fait exprès pour ça ! C’est le meilleur moyen pour finir dans les donjons du palais, ou pire !

– Mais une toute petite utilisation ne dérange pas la Source…

– Même pas ! Hors de question de prendre le moindre risque !

– Mais je ne sais pas faire ça !

– Ne t’inquiète pas Zair, sourit le jeune extraterrestre, tapotant le crâne de sa sœur. C’est pour ça que je suis là. Je vais m’en occuper personnellement.

Relevant le museau, l’intéressée posa sur lui un regard à la fois admiratif, et désapprobateur. Malgré ses réserves naturelles, Zane ne put que se sentir ravi de constater qu’il était le seul, pour le moment, à pouvoir les sortir d’affaire. En effet, Zair n’avait jamais eu besoin de se sustenter alors que l’entièreté des réserves de nourriture étaient consignées pour l’un des grands festins de la maisonnée, particulièrement réguliers en cette période. Rapiner deux ou trois pains dans ce trou perdu méritant à peine le nom de village était sûrement bien moins compliqué – et les conséquences moins douloureuses – que de piquer un des plat de résistance sous le nez du Maître des Cuisines.

– La seule chose à faire, maintenant, c’est de savoir où trouver de la nourriture, conclut Zane.

D’un bond, il se mit sur ses pieds, imité plus lentement par sa sœur. Il ne leur restait plus qu’à se faufiler au sein des bâtisses quand la lune cesserait totalement d’éclairer les environs, afin de rester discrets dans leur atterrissage. En espérant qu’ils trouveraient suffisamment de choix pour nourrir leurs estomacs affamés.

Qu’importe ! Il leur fallait à tout prix trouver quelque chose !


µµµ


C’était un soir comme les autres dans le petit village de Kizuki, du moins c’est ainsi que Tekris vit les choses, alors que l’éclat lunaire disparaissait pour la énième fois derrière l’uniforme couverture d’ébène voilant sa lumière. Les seules sources empêchant les rares passants de se cogner les uns contre les autres résidaient en de petites lanternes balancées dans le vent, leur pâle lueur oscillant d’avant en arrière avec une lenteur presque délibérée. Dans son quartier natal, composé d’un amas de quelques maisons regroupées à flanc de la montagne, la seule animation une fois la nuit tombée s’incarnait dans la maison au sein de laquelle il habitait depuis sa naissance. Avec sa façade criarde, recouverte de fresques incompréhensibles à ses yeux de garçon de neuf ans, peinturlurée en jaune, safran et grenat, elle attirait irrémédiablement tous les hommes des environs, du temple rempli de moines peu regardants au sommet de la montagne, aux paysans habitant à ses pieds de granit. Ce qui était très étrange, quand la maison en question était remplie de femmes, toutes âgées de moins de quarante ans. Enfin, sauf Nannie, la tenancière, et Okuro, son bras droit. Parfois, une femme venait jusqu’ici, hurlant des injures ou jetant des boîtes entières de fruits pourris et d’œufs sur la façade. Surpris de ce comportement (après tout, chaque fille s’entendait bien avec sa voisine, dans ce petit endroit où tout le monde connaissait tout le monde), Tekris en avait demandé la raison à sa copine préférée, Ezya.

Dans un grand éclat de rire, la petite brune aux yeux d’un bleu pailleté de vert déclara que les femmes ne savaient pas tenir en laisse leurs maris, ce qui, au fond, ne l’avançait pas plus que cela. Devant son insistance, elle avait finit par lui tapoter le bout du nez, clamant, appuyée par ses compagnes paresseusement étendues sur des coussins non loin de là, qu’un petit homme ne devait pas trop poser de questions. Et qu’il lui faudrait, un jour, trouver à son tour une jolie fille à aimer, s’il ne voulait pas finir comme elle. Une autre affirmation que Tekris comprit encore moins que la précédente. Tout comme il ne comprit pas pourquoi, au milieu des ricanements de gorge joyeux, Ezya avait parut soudainement si triste. Enfin, tant que le jeune garçon restait le « petit homme » de la maison, ça lui allait très bien ! Évidemment, à force de vivre depuis de longues années dans la maison Zaki, Tekris devinait plus ou moins la nature des prestations des jeunes femmes de l’habitat. Mais à ses yeux, il s’agissait de son train-train quotidien, une normalité toute relative qui ne l’inquiétait pas le moins du monde.

Détournant un instant son regard ensommeillé des premières bribes de fatigue de la soirée, il lorgna avec envie le matelas posé à même le sol, un peu plus confortable qu’il ne le laissait penser de prime abord. La perspective d’une bonne sieste, quitte à ne se réveiller que le lendemain matin, l’enchantait au plus haut point ; hélas, Nannie lui avait interdit de s’endormir ce soir-là, déclarant que quelqu’un d’important viendrait les voir à la maison, et qu’il serait terriblement malpoli de ronfler pile durant l’heure de sa visite. En d’autres occasions, Tekris se méfierait des déclarations de la vieille femme comme la peste.

Acariâtre et particulièrement rancunière, elle n’avait jamais caché qu’héberger le fils fort malvenu de l’une de ses filles ne lui apportait aucun bénéfice, maintenant que la maman en question ne pouvait plus travailler deux fois plus afin de payer l’hébergement de l’enfant. En plus d’une occasion, elle tenta même d’envoyer le petit à l’autre bout de la ville, dans l’orphelinat de Kizuki. Jusque-là, Ezya et quelques autres filles s’étaient toujours arrangées pour payer les dépenses du garçon, tout en déjouant ses divers plans afin de le garder près d’elles. Comme la mère de Tekris le leur avait demandé, apprit récemment ce dernier. Son père aurait promis, des années auparavant, de revenir les chercher une fois qu’il aurait trouvé de quoi les faire vivre décemment. Une promesse à laquelle l’enfant de neuf ans, contrairement à l’adolescent qu’il deviendrait, croyait encore.

Ezya pourrait-elle venir avec eux, une fois que son père l’emmènerait avec lui ? C’était une question qu’il se posait souvent. Presque aussi régulièrement qu’il rêvait à une chambre digne de ce nom. Oh, il ne se plaignait pas de l’espace, aménagé dans les combles et arrangé par les soins de sa meilleure amie, cet endroit recelait de précieux souvenirs. Mais il souhaitait, peut-être très égoïstement, posséder plus qu’un sol de bois dur tapissé de quelques tapis dans les tons de marron et de jaune, une petite commode pour ranger ses vêtements, et deux ou trois jouets destinés à lui faire passer le temps, en sus des petits moments durant lesquels Ezya lui apprenait à lire et écrire. Par exemple, la balançoire des voisins, qu’il entendait régulièrement grincer, l’attirait bien plus que les doudous rapiécés entassés dans un coin. Enfin, sauf Didi, son lapin auquel il avait dessiné un large sourire aux ciseaux.

Soupirant tout en dépliant ses jambes, déjà bien plus grandes que celles de ses camarades, il releva encore le store en papier de l’unique fenêtre de sa chambre.

Plissant le front (sa vue était mauvaise, depuis que sa tête avait heurté le rebord de la margelle l’année de ses six ans ; voulant à tout prix suivre la voiture funèbre emmenant sa mère, il avait voulu s’échapper de la maison en passant par la gouttière, celle-ci cédant sous son poids), il scruta plus intensément encore le ciel. L’espace d’un instant, il lui avait semblé voir, à la faveur d’un brusque rayon lunaire perçant la voûte nuageuse, un petit point dans le ciel , se dirigeant à toute vitesse vers le village. La seconde d’après, la montagne plongeait de nouveau dans les ombres de la vie nocturne, l’empêchant de distinguer quoi que ce soit d’autre. Collant son nez à la vitre (il n’avait pas le droit d’ouvrir les fenêtres, ou même de faire du bruit, quand venait le soir et la ribambelle de clients masculins), il tenta de scruter plus attentivement encore les rochers, les silhouettes des maisons avoisinantes, le ciel surtout, sans succès. Demain matin, quand il pourrait de nouveau mettre les pieds dehors (s’il ne se trompait pas, ce serait Izzie qui l’accompagnerait, à moins qu’elle n’accepte de le laisser vadrouiller à sa guise), il se promit d’être encore plus attentif à son environnement ! Juste au cas où…

Son cœur manqua un battement. Et si c’était son père qui venait enfin le chercher ?!

Presque aussitôt, une charrette s’arrêta devant la porte de la maison Zaki, un homme aussi solidement charpenté qu’un menuisier en descendant sans grâce. Les pâles lumières des lanternes ne permettaient de distinguer que la silhouette de l’individu, pourtant Tekris n’eut aucun mal à reconnaître le tenancier de l’auberge, monsieur Djela, située tout en bas de la montagne où quelques voyageurs viendraient à tenter l’escalade jusqu’à Kizuki. Autant dire que son commerce n’était pas très florissant… Il l’avait vu très souvent à la maison, ces derniers temps, mais toujours seul et à pied. Peut-être avait-il demandé l’une des filles en mariage, d’où la présence de la charrette ? C’était le rêve de plus d’une des demoiselles habitant en ces lieux. Tant qu’il ne s’agissait pas de sa Ezya, Tekris voulait bien lui souhaiter tout le bonheur du monde.

Le jeune garçon n’eut pas le loisir de s’attarder sur la question. Il entendit les bruits de pas lourds d’un homme sur le palier inférieur, accompagné de quelques rires féminins sonores. Quelqu’un s’empressa de monter les escaliers menant aux combles, bien plus discrètement que précédemment. La porte s’ouvrit précipitamment, Tekris retenant péniblement un mouvement apeuré. Heureusement, ce n’était qu’Ezya, plus pâle encore que la lumière lunaire.

– Mon petit homme, souffla-t-elle sans lui caresser la joue comme à son habitude, il va falloir partir, et vite.

– Partir ? Où ça ? s’étonna Tekris, grattant son front sans comprendre. Et quand ?

– Maintenant ; tu as toujours les anneaux de Lyena ?

Comprenant de moins en moins la situation, Tekris plongea la main dans sa poche, en sortant deux anneaux argentés. L’un était gravé du nom de son père, l’autre était vierge. Selon la tradition de la planète natale de sa mère, le prénom de chaque futur époux devait être inscrit à l’intérieur de l’anneau de son promis. Une règle à laquelle seule sa mère avait souscrit.

– C’est très bien, murmura Ezya. Rappelle-toi de toujours les garder avec toi.

Traversant la petite pièce à grandes enjambées, elle décrocha la barre de plastique maintenant le store en place, déposant ce dernier en prenant maintes précautions, s’en servant pour bloquer hasardeusement la porte. Puis, elle ouvrit une trappe menant au toit, débouchant près du réservoir d’eau. Enfin, elle jeta un regard inquiet dans la ruelle obscure, faisant signe à Tekris de s’approcher.

– Passe par les toits, et sort du village le plus vite possible. Dépêche-toi !

– Attends ! Tu ne viens pas avec moi ?

– Voyons, mon petit homme, je suis bien trop grande pour te suivre, rit-elle doucement, le regard brillant. Et surtout, ne reviens jamais, tu m’entends ? Plus jamais !

– Quoi !? cria presque le petit garçon. Non ! Je veux rester !

– Tu ne peux pas, rétorqua la jeune femme (baissant d’un ton, elle pinça les lèvres en entendant les bruits de pas se rapprocher). Écoute, un homme est venu. Pour toi.

– Monsieur Djela ? Je croyais qu’il n’allait voir que les filles !

– Il n’est pas là pour… ce que nous proposons habituellement. Nannie… (elle passa la langue sur ses lèvres, crachant presque ce mot) Elle t’a vendu. Soi-disant que cet aubergiste de malheur manque de personnel !

Sans comprendre, Tekris résista instinctivement à la poussée que lui imprima la jeune femme pour le faire monter à l’échelle de la trappe. Savoir que Nannie avait finalement décidé de se débarrasser de lui une fois pour toutes le peinait affreusement, bien qu’au fond cela ne l’étonnât guère. Il aimait beaucoup les femmes de la maison, toujours très gentilles avec lui ! Et puis, il s’agissait de l’endroit où il avait vécu depuis sa naissance. Mais pourquoi Ezya paraissait-elle si effrayée ? Ils se verraient beaucoup moins, bien sûr, mais de temps en temps l’un pourrait faire le chemin afin de venir voir l’autre, non ? À moins que Nannie leur interdise de se voir ?!

– Tu sais, même si tu ne peux pas me rendre visite, je m’arrangerais toujours pour te rencontrer ! s’écria-t-il. Et même si monsieur Djela n’est pas très gentil, si je travaille bien il ne pourra pas m’empêcher de me promener ! Je ne veux pas partir pour toujours, ça veut dire que je ne te verrais plus ! Et… et puis je suis bien trop petit pour vivre tout seul !

– Oh, Tekris ! gémit la jeune femme. Tu ne comprends pas… Si tu suis Djela, tu ne verras jamais le sommet de la montagne ! Tu sais très bien qu’il n’a pas besoin d’aide, et qu’il ne s’encombrera pas d’une bouche inutile seulement parce que Nannie le lui a demandé. (tendrement, elle lui caressa le haut du crâne) À peine vos derrières seront hors de vue, qu’il te précipitera dans le premier fossé venu.

– Mais pourquoi ? Je ne lui ai rien fait !

– C’est la loi de la vie, murmura Ezya. Si tu n’es pas utile, ça ne sert à rien de continuer à s’encombrer de toi. Pourquoi crois-tu que les filles trop vieilles quittent la ville, sans revenir ? Maintenant, va-t-en mon petit homme ! Essaie de survivre…

Trop sonné pour répondre, ou esquisser le moindre geste, Tekris se laissa cette fois porter, puis glisser à travers la petite ouverture. L’envie de pleurer piquait ses yeux presque aveugles, sans qu’aucune larme ne s’en échappe pourtant. En dépit de son environnement particulier, il fut jusqu’à présent encore à peu près épargné par la cruauté des êtres vivants. Se prendre la réalité de l’existence en pleine face, aussi brutalement… Il ne sentait plus qu’un grand vide en lui, complètement perdu.

– Heureusement que tu n’es pas bien gros, sourit Ezya dans une vaine tentative de plaisanter. File, maintenant. Merrie ne pourra plus le retenir longtemps, aussi puissants soient ses… arguments.

– Je ne peux pas partir sans Didi ! plaida le petit garçon.

Même lui savait que ce n’était qu’une protestation creuse, seulement destinée à retarder l’instant fatidique.

– Trop tard ! Pars, je te dit ! Tu n’auras pas d’autre chance.

Cédant enfin, le petit garçon attrapa la poignée de la trappe, se hissant péniblement sur le toit. Un claquement sec, derrière lui, l’informa qu’Ezya venait de remonter l’échelle, condamnant toute possibilité de retour en arrière. Un instant, il resta collé aux tuiles criardes, serrant les dents pour s’empêcher de pleurer une bonne fois pour toutes. À tout moment monsieur Djela, Nannie ou même Okuro pouvaient ouvrir de nouveau le passage derrière lui, apparaissant soudainement devant son visage.

Il mourait de peur, mais il lui fallait bien dominer celle-ci, s’il voulait continuer à vivre encore un peu.

À quatre pattes sur l’arête du toit, il glissa lentement sur son long, le coeur battant la chamade chaque fois que les tuiles s’entrechoquaient, résonnant d’un bruit semblable à celui d’un carillon agité par la brise. Forcé de se déplacer très lentement, Tekris ne cessa de tourner son regard vers le ciel, priant pour observer de nouveau l’étrange apparition de tout à l’heure.

Pitié, que ce soit son papa qui revienne, pour l’arracher aux griffes de ses poursuivants !

Manquant glisser à cause de la pluie, rendant glissants les carrés de terre cuite sous ses doigts, il fut bien forcé de se concentrer sur ses actions. Ezya lui avait dit de passer par les toits. Mais dans la nuit noire, il ne voyait aucune issue pour redescendre sur la terre ferme. Le toit de la maison était bien trop haut, et trop à-pic pour s’en servir comme un toboggan. Une fois, Tekris avait vu un enfant être projeté dans les airs à cause de la courbure parant chaque bord de toit, atterrissant bien plus loin qu’il ne l’aurait dû.

Cette réminiscence amena un long frisson le long de l’échine du garçon. Chassant de sa mémoire ce souvenir manquant de le paralyser sur place, il atteignit la limite de la maison. En contrebas, environ trente centimètres plus bas, le toit suivant formait une grosse masse informe. Avalant sa salive, il passa précautionneusement une jambe par-dessus le rebord, attendant de sentir les tuiles sous son pied avant de poser à son tour son jumeau. Continuant à passer de toit en toit, il tentait de maîtriser la panique montant lentement en lui. De la rue montaient des conversations étouffées, ponctuées par moments de rire gras et fortement avinés.

Couvrant le chuchotement des innocents bruits de couloir, une porte claqua brutalement, quelques bâtisses plus loin. Sans avoir besoin d’entendre le cri empli de rage de l’aubergiste, Tekris sut qu’il s’agissait de la maison Zaki. S’immobilisant sur une arête, il fouilla les environs du regard, cherchant désespérément un moyen de descendre, avant de s’enfuir à toutes jambes. Alors qu’il avait presque abandonné l’espoir de s’en sortir, il aperçut la cour de ce qu’il savait être l’épicerie. À cette heure-ci, tous les clients devaient soit être partis au bar le plus proche, soit passer un peu de temps à la maison. Avec un peu de chance, il atteindrait la gouttière, et pourrait se laisser glisser jusqu’au gigantesque chêne faisant la fierté du propriétaire des lieux. À condition de ne pas tomber dans les rosiers, ou de ne pas se retrouver le pied coincé dans le lierre courant le long des murs…

Encore hésitant – et s’il glissait sans pouvoir se rattraper ? –, Tekris n’eut pas à décider s’il devait ou non s’engager sur cette voie. L’exclamation (de moins en moins aimable) d’un monsieur Djela des plus mécontent de perdre ainsi son temps décida pour lui. Enjambant en catastrophe le faîte du toit, il cala son pied dans un interstice à peine assez grand pour le contenir. S’agrippant de toutes ses forces, il tâtonna à la recherche d’une autre prise pour son deuxième pied. La silhouette massive de son poursuivant se profilant déjà au bout de la rue, il jeta aux orties toute prudence. Inspirant profondément, il se tourna à demi, sautant aussi loin que possible en direction de la gouttière.

Bien évidemment, rien ne se passa comme prévu. Au moment où il s’élançait, son pied trébucha sur une tuile rendue glissante par la bruine, déviant drastiquement sa trajectoire. S’étalant lamentablement contre le revêtement, la mâchoire claquant contre la terre cuite, Tekris se mit à glisser, sans réussir à se rattraper à quoi que ce fut à sa portée.

Dans un ultime élan désespéré, alors que son corps fut sur le point de subir le même sort que le petit garçon qu’il avait vu auparavant, ses doigts rendus gourds par la peur saisirent le rebord de la gouttière d’une main. Suspendu dans le vide, le monde sembla s’arrêter de tourner pendant une seconde. Le temps qu’il fallut à Tekris pour se demander pourquoi il respirait encore. Et pour qu’il entende un affreux craquement, plus terrifiant que ce qu’il avait pu ouïr précédemment.

Soudain, le morceau de gouttière qu’il serrait à s’en briser les doigts ne fut plus relié à rien. Comme si quelqu’un avait passé un film en accéléré, Tekris vit le ciel agresser brutalement sa rétine, le plongeant dans un noir et effarant silence. Pendant qu’il tombait, son œil capta quelque chose, une image si brève qu’il ne put l’analyser sur le coup, celle d’une petite fille, peut-être un peu plus jeune que lui, observant sa chute avec une surprise des plus cocasse. Il eut le réflexe de se protéger la tête à l’aide de son bras, s’efforçant de ne pas hurler de terreur.

Durant un long moment, aucune pensée cohérente ne parvint à se frayer un chemin dans son esprit. Peut-être perdit-il brièvement connaissance, tandis qu’il fixait stupidement les rares étoiles ayant percé la chape étouffante bloquant le ciel. Une seule idée l’obsédait, rebondissant douloureusement contre les parois de son crâne : debout, relève-toi, tu dois t’enfuir. Il aurait tout donné pour effectuer sur-le-champ cette pensée, en vain. Étrangement, alors que ses joues se mettaient à le brûler, l’avant de son corps semblait comme anesthésié, alors que tout l’arrière, qui avait heurté le sol, n’était plus que douleur.

Enfin, son esprit accepta de se reconnecter à la réalité quand le visage buriné, orné d’une affreuse moustache sans cesse garnie d’un petit morceau de nourriture, de monsieur Djela se retrouva penché sur lui, déclarant quelque chose, tout sourire, que le petit garçon n’arrivait pas à saisir.

L’impasse de la situation explosa dans la tête du jeune garçon. Mobilisant ces dernières forces, il roula sur le côté, les branches du chêne qu’il avait apparemment entraîné dans sa chute craquant sous son poids. Pourtant, il ne se souvenait pas d’avoir vu le majestueux végétal sur sa trajectoire ? Peut-être, alors, que ses branches l’avaient en partie ralenties ?

Se remettant maladroitement debout, il distingua le corps de Djela le suivant sans se presser, chacun de ses pas semblant engloutir la distance les séparant avec une facilité déconcertante. Une poigne d’acier se referma sur son bras, coupant toute retraite. Gémissant autant de douleur de dépit, Tekris se débattit mollement, le monde tournant encore comme une toupie tout autour de lui. C’était fini, l’ogre des contes pour enfants venait de l’attraper ; plus jamais il ne reverrait Ezya, ou les filles de la maison…

Un glapissement surpris retentit. Le jeune garçon mit un long moment avant de comprendre que son bras était de nouveau libre. Incrédule, il tourna et retourna ses mains devant ses yeux, incapable de comprendre. Se tournant vers son agresseur, il saisit encore moins ; comme soudainement possédé par un quelconque démon, le lierre ornant la façade de l’épicerie s’entortillait autour du corps massif, ce dernier grognant de frustration tout en saisissant son glissant adversaire comme il le pouvait, cassant les tiges à sa portée dans un craquement évoquant irrésistiblement le bruit des os que l’on brise.

Fuir ! Il devait partir, avant que l’homme ne se libère, et…

Clignotant des paupières, il réalisa enfin que l’espèce de bourdonnement résonnant à ses oreilles ne provenait pas que des tréfonds de son imagination. Tournant précautionneusement la tête vers la droite, il aperçut quelque chose de petit, très fin, et qui lui faisait de grands signes.

Maudissant sa mauvaise vue, il plissa les yeux… avant de les écarquiller.

La fillette qu’il avait vaguement distingué pendant qu’il tombait… se tenait là, entre deux maisons, lui indiquant de la rejoindre tout en lui conseillant implicitement de se presser. Un instant plus tard, un deuxième garçon, un sac posé sur son épaule, jaillit des ombres, visiblement contrarié.

Au fond, qu’avait-il donc à perdre ? La fille venait bien de le tirer d’un sacré mauvais pas, alors pourquoi ne pas tenter de voir ce qu’elle pouvait lui dire d’autre ?

Clopinant tant bien que mal, s’appuyant contre le mur proche, le jeune garçon se précipita vers sa sauveuse inespérée, et son étrange compagnon. Gémissant, il manqua s’effondrer contre le sol dans les derniers mètres, vaincu par son corps perclus de douleur.

Une mince silhouette masculine, plus petite que lui mais un chouïa moins remplumée, presque maigre, vint caler son épaule contre le creux de son aisselle, bougonnant des paroles que Tekris, dans sa semi-conscience, ne comprit qu’à moitié. Au moins put-il saisir une partie de la conversation.

– Est-ce que tu crois que c’était vraiment le bon moment ? grogna le garçon, traînant son tout nouveau fardeau à l’écart. Maintenant, on va avoir le village à dos !

– Et alors ? rétorqua une voix fluette. Je ne pouvais pas le laisser se faire battre !

Un lourd silence ponctua cette dernière déclaration. L’autre sembla réfléchir intensément, tandis que le trio s’éloignait promptement du lieu de la confrontation.

– On pourrait le laisser au pied de la montagne ? proposa finalement le garçon.

– Mais Zane, il n’est pas bien, tu le vois quand même ?!

– Justement, il ne se rendra compte de rien. Regarde-le, je ne suis pas sûr qu’il nous entende seulement ! On ne peut pas se charger d’une bouche en plus à nourrir !

– Je peux être utile, souffla Tekris, la gorge plus sèche que du parchemin.

Son porteur marqua une petite pause, surpris que son fardeau soit finalement doué de la parole. Tekris le sentit hausser des épaules, lâchant un soupir agacé. Pourtant, le jeune garçon crut percevoir de l’hésitation dans ce soupir, et une grosse pointe d’inquiétude.

– Tu entends ça Zair, ça parle ce truc !

– Je suis juste à côté, je te signale.

– Bref, alors, tu dis que tu peux nous aider, c’est ça ? reprit le garçon, s’adressant cette fois à Tekris.

Être utile… Ezya avait raison, c’était la clé de la survie…

– Je peux… vous indiquer le chemin le plus court pour sortir des montagnes. Et vous dire où vous ravitailler, comment en sortir le plus vite possible…

– Pas besoin de connaître les chemins, nous avons nos propres méthodes pour quitter cet affreux endroit, répondit le garçon, énigmatique.

– On ne sait jamais, intervint la fille – Zair s’il se souvenait bien, quel drôle de prénom ! Gardons-le au moins le temps qu’il puisse aligner deux phrases correctes !

Un grognement contrarié lui répondit.

– S’il-te-plaît, souffla-t-elle encore.

Même dans la pénombre, et avec sa vue déplorable, Tekris put voir l’étincelle du regard de sa sauveuse. Pleine d’espoir. Le souffle de son porteur se bloqua un instant, muscles tendus à l’extrême.

Puis, il se relâcha en même temps qu’il poussa un second soupir désabusé, haussant une nouvelle fois les épaules.

– Si tu y tiens… mais si jamais il nous attire des ennuis, ce sera de ta faute !

Tekris n’entendit pas la réponse de sa vis-à-vis, probablement enthousiaste. Une seule pensée l’obsédait : il allait quitter Kizuki. Il était sauvé. Mais il ne reverrait plus jamais Ezya. Et son père ne pourrait venir le chercher.

Emmuré dans un silence chagriné, il ne prit pas garde aux courants, soudainement bien plus violents que sur le chemin emprunté pour échapper au poursuivant du jeune garçon. Tout comme il crut être tombé en plein délire provoqué par sa chute, quand il vit ses deux nouveaux compagnons décoller du sol, Zane pestant en déclarant que s’il devait le porter encore longtemps, il finirait par le laisser tomber en plein vol. Sans se douter que bientôt, ce serait à son tour de s’envoler avec eux.


--------------------------------------------------


Bonjour, ou bonsoir !


Cet OS est intégré à l’univers de mon autre fanfiction « Une autre version de l’histoire », dans laquelle vous pourrez suivre les péripéties des Radikors adolescents. Néanmoins, vous pouvez aussi le prendre comme une histoire à part entière, enfin, j’ai essayé de faire en sorte que l’un et l’autre soient possibles !


En tout cas, j’espère que vous avez aimé cette histoire, et, pourquoi pas, qu’elle vous aura donné envie d’en découvrir plus ! N’hésitez pas à me faire part de vos impressions, je suis toujours ravie d’avoir des retours !


Sur ce, bonne journée ou soirée !


Laisser un commentaire ?