Prisons artificielles

Chapitre 1 : L'homme mort

2849 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 25/08/2020 16:43

L’homme mort


Abandonne tout espoir.

La première fois que Rynoh entendit cette phrase, il venait à peine de fêter ses sept ans. Installé sur le tapis de coton à la couleur grenat passée depuis quelques mois déjà, rugueux à force d’accueillir le petit garçon qu’il était quand il s’amusait avec ses deux amis Zylus et Bash, à faire l’avion, le train, ou plus fréquemment encore simuler un tournoi international de space-ball. Ah, le space-ball… Semblable au rugby terrien de par ses règles et la forme ovale de son ballon, ce sport lui avait apporté de nombreuses heures de jeu plaisantes, à hurler « virilement » en tentant de faire un plaquage à Bash, bien plus massif que la grande tige qu’il était depuis la naissance, se jeter dans les jambes de sa mère alors qu’elle essayait péniblement de ranger la vaisselle, ou de sauter sur le dos de Zylus en lui hurlant qu’il venait de remporter le match ! D’ailleurs, le trio infernal, comme aimaient à les appeler les voisins, n’avait pas tardé à monter sa propre équipe, s’inscrivant aux tournois locaux d’abord, puis gravissant les échelons jusqu’à devenir les plus jeunes champions de space-ball intergalactique, âgés de seulement treize ans. Bien sûr, cette formidable réussite avait nécessité de sacrifier la majeure partie de leurs études au profit d’entraînements tous plus nombreux les uns que les autres, mais le jeu en valait la chandelle ! À quoi bon étudier les sciences, quand seules les statistiques sportives et le bon entretien des joueurs professionnels importait ?

Voilà qu’il s’égarait, encore. Cela lui arrivait souvent, ces derniers temps. Si au début il s’inquiétait de ses difficultés à réfléchir aux sujets les plus simples, à présent, il considérait cela comme une nouvelle constante de sa vie, un détail certes gênant, mais qu’il acceptait parce qu’au fond, cela lui importait fort peu. Après tout, il savait n’être pas particulièrement intelligent – pour ne pas se mentir, il lui fallait avouer que s’il n’avait pas arrêté ses études particulièrement tôt, rien ne prouvait qu’il aurait suivi encore très longtemps le cursus scolaire. Pareil pour le morcellement de sa mémoire en milliers de petits fragments, un bout par-ci, un autre par-là, cela ne lui procurait plus qu’une vague interrogation, par moments. Quand il en était suffisamment lucide pour s’en étonner. Un film composé d’innombrables petites scènes décousues, présentées dans le désordre (quand il ne les oubliaient carrément pas), qu’il s’amusait à tenter de reconstituer par moments. Juste histoire de voir s’il gardait encore une petite part de sa tête bien cabossée.

Mais au fond, il s’en fichait autant que des regards désolés, ou dégoûtés, des passants égarés boulevard du Zoologiste. Parfois, il n’avait pas même conscience de ne pas être seul, dans sa petite bulle de morosité, saupoudrée d’un large soupçon de regrets. Mais rien ne pouvait changer le passé, pas vrai ?

La vie possédait un sens de l’humour très particulier. Puisque personne ne s’intéressait à lui, Rynoh poussa un petit ricanement moqueur, fatigué, avant de toussoter doucement, presque en silence. Dommage, c’était si drôle qu’il aurait aimé en rire jusqu’à se faire péter la sous-ventrière ; tellement hilarant !

La première fois qu’il avait entendu cette phrase, donc ? Ah oui, il regardait un dessin animé, importé de la Terre, justement ! Donc, en salopette bleue foncée recouvrant en partie un T-shirt mauve, avec une petite créature joyeuse dotée de six bras sur le devant faisant un coucou en se dressant sur la pointe des pieds, il observait avec avidité ses héros sur le point de franchir un passage très dangereux, accompagnant des réfugiés n’ayant pu se procurer les billets nécessaires pour un voyage en train. Un bandeau orange, de la même couleur que ses yeux entièrement remplis, dépourvus de pupilles, retenait son épaisse chevelure d’un noir corbeau, aux reflets bleutés. Déjà, sa tignasse lui arrivait à hauteur d’épaules. Une fierté pour sa mère, qui avait toujours regrettée de n’avoir qu’une serpillière sur le crâne. Remarque, songea-t-il en en arrachant une poignée, à présent, il lui ressemblait bien plus.

Juste devant ce passage (le passage du Serpent, se rappela-t-il dans un éclair de lucidité – se sentant, par la même occasion, incroyablement fier sans réelle raison), là, était inscrit ce fameux message.

Abandonne tout espoir.

L’amie du héros, une fille dont il s’était secrètement fait la promesse de l’éprouver plus tard, s’empressa d’exprimer son désaccord quand celui-ci déclara que l’espoir n’était qu’une distraction, et qu’il valait peut-être mieux effectivement l’abandonner. Ce jour-là, le petit garçon avait hoché gravement sa tête dodelinante, juste avant que sa mère ne lui ordonne de s’éloigner un peu de l’écran pour préserver ses yeux. Comment pouvait-on ainsi tout laisser tomber ? s’était-il demandé. Lui, par exemple, comptait bien devenir le meilleur joueur de space-ball de l’Univers, conclut-il en se redressant en position assise, calant son pouce dans sa bouche après avoir vérifié que personne ne le voyait. Pas possible s’il faisait comme l’autre, là, dans la télé. Donc, le petit chauve était complètement bête, et puis qu’il aille se faire dévorer par le Serpent, na ! Bon, la virulence de sa réaction avait peut-être un léger rapport avec l’intérêt que le héros portait à sa future femme.

Mais l’adulte, lui, à l’aube de sa vingtaine, vivait désormais dans un rêve perpétuel. Tout ce qui l’entourait relevait de la distraction, distraction pour ne plus avoir à supporter la vie réelle, distraction pour ne devoir se regarder dans le miroir, comme il se forçait à le faire chaque matin, distraction de la vie et de la mort entourant la ville comme un nuage de pétrole gluant et salissant, s’accrochant à sa peau, à son esprit, à ce qu’il restait de son être comme pour une ordure tout juste bonne à se laisser couler dans le lac.

Dans ce cas de figure, Rynoh pouvait sans mal penser que l’espoir n’était qu’une infime fraction sans importance de cette bulle qu’il se façonnait progressivement, tellement intégrée en son sein qu’au final elle se coulait dans un moule indéfini (et indéfinissable, enfin le supposait-il, réfléchir ardemment devenait bien trop pénible) au point de n’être plus rien. Ainsi, l’espoir, pour les types – et les femmes aussi, remarque – dans son genre n’existait plus. N’était plus permis. S’il lui en restait encore un fragment, qui sait, peut-être aurait-il eu le cran de sortir son derrière du matelas, posé à même le sol de son appartement deux-pièces, pour autre chose qu’aller voir tonton Marek, huit rue du Zoologiste.

Mais cela ne fonctionnait pas comme ça, plus comme ça, depuis trop longtemps maintenant. Aussi, quand Rynoh parvint enfin à réunir assez de forces pour rouler sur le côté, puis s’appuyer sur ses avant-bras, s’extirpant enfin de son lit miteux recouvert d’un simple plaid beige trop fin pour la saison, ce ne fut certainement pas dans le but de dévier de ses petites habitudes.

Il lui fallait se dépêcher, son travail d’ouvriers de chantier commençait dans à peine deux heures. Le temps de se rendre chez Marek, environ une demi-heure. Puis de se retrouver en était de bosser, au moins autant. Ou plus, il avait oublié. Bref, revenir ensuite au niveau de l’entreprise d’import-export que son entreprise construisait, une vingtaine de minute s’il réussissait à choper le bus. Autant ne pas traîner. Si encore il n’était pas d’ores et déjà en retard, évidemment, comme de plus en plus régulièrement ces derniers temps.

Peut-être, mais sans son coup de pouce quotidien, soulever pelle et sacs de béton lui apparaissait comme un effort infaisable.

Soupirant de fatigue, le jeune homme se traîna jusque dans sa petite cuisine, fouillant dans l’un des trois meubles sombres posés à même le sol. Grognant contre la luminosité, déjà forte en ce début de matinée, il mit enfin la main sur une casserole. Bâillant à s’en décrocher la mâchoire tandis qu’il ouvrait le robinet, il mit l’eau pour son café à chauffer. La flemme de se préparer autre chose, se dit-il d’abord.

Dans un suprême effort, cependant, il tendit le bras, saisissant le reste de croûton resté sur le plan de travail, puis marcha vers son frigo, sortant le beurre. Déjà pas bien gros, il avoisinait maintenant l’état squelettique. Garder un certain poids restait sa seule planche de salut pour ne pas se laisser complètement aller. Ce boulot lui était nécessaire, vital. Il ne pouvait pas se permettre de le perdre.

Un peu de confiture avec, pourquoi pas ?

Son regard se promena à travers la pièce. Six mètres carré, au sol composé de lattes grises salies par un entretien trop peu régulier, grinçant sous la plante de ses pieds, dans lesquels s’entassaient trois meubles, tous en acier sans aucun ornement des portes à l’intérieur, formant grâce à une plaque de contreplaqué fixée à leur sommet un plan de travail sommaire. Deux portes s’ouvraient sur la cuisine, l’une à l’est menant à sa chambre, d’où il venait. L’autre, en face, conduisait à la salle de bain. Une fenêtre, sur la gauche du jeune homme adossé au plan de travail, laissait entrer une chiche luminosité d’un jaune mordoré, soulignant la poussière s’accumulant dans les recoins habituellement sombres (tiens, un jour, il devrait penser à économiser pour acheter des rideaux). À sa droite, le réfrigérateur et la gazinière (cette dernière surmontant le four électrique) terminait l’ameublement de la pièce, avec le haut tabouret de fer forgé à demi-rouillé dans le style bar à l’ancienne et l’évier juste à côté, l’ensemble de sa plomberie laissée à la vue de tous. Puisqu’il vivait seul, pourquoi s’embêter à acheter plus, ou à cacher les tares de son logement.

Pour récupérer le pot de confiture, il devait se baisser, le meuble le renfermant désormais derrière ses jambes malingres. Trop d’efforts ; aussi laissa-t-il le beurre sur-place, avalant son sandwich improvisé en mâchant lentement chaque bouchée. De toute façon, ce machin n’avait pas grand goût. À moins qu’il n’y fasse pas attention non plus.

Sur le feu, l’eau déborda de son abri de fonte, débordant copieusement dans un « pshttt » éteignant la moitié des flammes bleues la réchauffant. Décollant son corps du contreplaqué, Rynoh éteignit le gaz, se rappela avoir oublié de se sortir une tasse. Marmonnant tout bas, il récupéra un mug très enfantin dans l’évier, le rinça à la va-vite. Ensuite, il se baissa en grimaçant, attrapant le pot en plastique brun renfermant le café. Versant un peu au hasard la quantité de poudre qu’il pensa nécessaire, il versa ensuite le contenu de la casserole sur celle-ci, savourant l’âcre odeur de la caféine fraîchement délayée.

Se brûlant la langue en tentant de boire le breuvage un instant trop tôt, il reposa en hâte le mug, une main sur la bouche. Pour autant, il ne recracha pas sa gorgée. Au prix que cela coûtait, hors de question de laisser cette saleté gâchée à cause d’une imprudence. D’ailleurs, au final, ce n’était pas si douloureux.

Déglutissant péniblement, Rynoh abandonna sa dégustation, décidant de laisser le tout refroidir un peu. N’ayant rien d’autre à faire pour passer le temps, il retourna dans sa chambre, ramassant quelques vêtements traînants suffisant pour se constituer une tenue passable. De son pas traînant devenu habituel, il traversa la cuisine en sens inverse, filant s’enfermer dans la salle de bain. Guère plus grande que les autres pièces, et construite tout en longueur, celle-ci comportait en tout et pour tout un lavabo sous lequel se tenait un placard de rangement, une douche baignoire au rideau de plastique recouvert d’affreuses fleurs roses (l’odeur de cette chose, mouillée, lui filait par contre une nausée de tous les diables), le panier à linge sale calé dans le coin droit, un miroir de taille moyenne, et, bien sûr, les indispensables toilettes en face de la douche. Ah, sans oublier la petite lucarne, tout au fond de la pièce. Tout cela dans des tons jaune canari, les murs ayant en plus droit à leur liseré kaki caca d’oie côtoyant le plafond. Une véritable horreur, que Rynoh ne voyait même plus.

Ouvrant le robinet à fond, il s’aspergea copieusement le visage, plié en deux à cause de sa grande taille, dans l’espoir d’émerger un peu plus de l’était cotonneux dans lequel il nageait depuis le réveil. Ses nuits se résumaient à une alternance de veille-sommeil plus épuisantes qu’autre chose, mauvaises à cause de lui-même et des bruits environnants dignes des banlieues les plus virulentes, l’empêchaient inlassablement de prendre le repos qui pourtant se révélait de plus en plus nécessaire. Ça aussi, au départ, cela lui était proprement insupportable, manquant le rendre fou tant il ne parvenait à lui supporter. Mais au moins, tout allait mieux depuis qu’il s’était résigné à cet état de fait également. Oh, il n’acceptait pas non plus, mais pouvait garder un semblant de sanité mentale sans hurler à tout bout de champ sur les voisins (Aelig, la femme battue du palier supérieure, quand son époux rentrait et jusqu’à une ou deux heures du matin, ne faisait que hurler en permanence. Il l’aimait bien, et parfois ils prenaient un café ensemble, se plaignant de leurs existences respectives du ton de ceux qui savent que leur situation n’est pas normale, mais qui savent que rien ne changera jamais). Ou sur les crétins brûlant les voitures sur les parking. Chaque fois, cela amenait un boucan épuisant. Surtout quand le propriétaire de l’engin tentait d’obtenir réparation.

Se déshabiller, foncer sous la douche, enclencher le jet d’eau brûlant qui dégoulinait sur son visage émacié, frotter avec le savon qui, une fois de plus, glissa entre ses doigts. Se pencher, lutter contre le vertige, courir aux toilettes rejeter ce qu’il venait juste d’avaler. Taper du poing contre le mur sans autre effet qu’une mince douleur crispant un bref instant ses articulations. Des gestes effectués dix, vingt, cent fois, et qu’il répétait machinalement, sans penser, rien d’autre que l’insupportable connaissance de la misère de son existence.

Enfin, il enfila son pantalon au bas ample, ocre, ses chaussettes blanches sur lesquelles l’inscription « sport club » en rouge n’en était que plus voyante. Son sweat bleu, recouvert d’une veste grise sans manches garnies de nombreuses petites poches. Il se changerait dans le vestiaire du boulot. Sauf pour les chaussures de chantier, elles, attendaient sagement dans l’entrée.

Déverrouillant la porte, il songea vaguement qu’il lui faudrait bientôt passer à la laverie. Pas de machine à laver dans son appartement, le seul moyen d’avoir des fringues propres était de descendre au coin de la rue, là où s’étalait le logo de la laverie en grosse lettres bleu outremer brillant.

Ses mains tremblèrent brusquement, forçant le jeune homme à les plier et déplier plusieurs fois. Plus longue à revenir que d’habitude, sa sensibilité tactile ne revint pas immédiatement, tandis que les frissons se communiquaient progressivement à ses bras, puis ses épaules.

Plus tard ! Pour le moment, il devait absolument se rendre chez Marek !

Le souvenir de la dernière fois qu’il tenta de résister à ce désir impérieux, brûlant ses veines en même temps qu’il gelait la moindre parcelle de sa peau, l’incita à avaler en quelques gorgées pressées son café. Pas question de revivre ça une deuxième fois, non, il ne le supporterait pas…


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