Un lever de printemps

Chapitre 9 : Une cascade sur la ville

8308 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 06/09/2021 21:53

Une cascade sur la ville


Le haut du crâne de l’ignominie servant de monstre signature à Selmir râpa la voûte bleutée, masquant la faible lueur des cristaux intégrés aux murs. Réprimant à grand-peine un haut-de-cœur, Alan lâcha sa flasque d’alcool, balbutiant une série de mots parfaitement incompréhensibles, prononcés trop bas pour que Saraya parvienne à en saisir plus que des bribes chuchotées.

Derrière le Koyal transformé, une poignée d’autres créatures de la Horde apparurent, toutes au minimum une bonne demi-fois plus larges et deux à trois fois plus grands qu’une femme normalement constituée. Comme s’ils attendaient patiemment un ordre de leur chef de groupe, elles s’arrêtèrent quelques pas en arrière de Selmir, serrées étroitement les unes contre les autres, leurs cris et claquements de mâchoires résonnant étrangement sous l’espace confiné d’Ilasidrel. Pour le moment, ils ne paraissaient guère avoir causé davantage de dégâts à la ville désertique ; peut-être restait-il une chance de récupérer une preuve, même minime, de son existence, songea machinalement Saraya, les monstres agglutinés sous ses yeux lui évoquant irrésistiblement une marée nauséabonde sur le point de déferler.

Sautant du dos de son complice transformé, le troisième homme figurant parmi leurs poursuivants humanoïdes atterrit souplement au sol, levant son regard vers les majestueuses structures d’Ilasidrel, sans cacher ce qui ressemblait à une admiration sincère. Sans pour autant prononcer le moindre mot.

Puis, son regard se posa sur le trio de fugitifs, s’attardant plus particulièrement sur les deux femmes, et la haine déforma ses traits durcis par une colère perpétuelle.

– Décidément, on dirait que vous ne tombez jamais au bon moment, déclara Selmir, surprenant Saraya, persuadée sans savoir pourquoi qu’il ne pouvait parler sous sa forme monstrueuse.

Une lueur gourmande brilla dans ses nombreux yeux, un reste de relief sanglant de son dernier repas collé à sa mâchoire inférieure.

Sans attendre de connaître le sort leur étant réservé, l’escorte jeta son bras en avant.

– Aveuglement ! invoqua-t-elle, une violente lueur immaculée enflant, jusqu’à exploser en une multitude de fragments nitescents, forçant leurs ennemis à se couvrir le visage.

Empoignant la manche de l’aubergiste, juste le temps de lui indiquer la voie à suivre, elle retourna sur ses pas, lancée en pleine course. Nerea, ayant baissé le nez à la seconde où elle avait entendu le nom de l’attaque de sa mère, se hissa bientôt à leur hauteur, la pointe de sa lance se plantant dans la gorge d’une créature leur barrant involontairement le passage.

– L’esplanade ! s’exclama la jeune femme. De là, nous aurons le choix entre toutes les directions de la ville !

Saraya approuva, emboîtant le pas de sa fille, laissant l’aubergiste jeter toutes ses forces dans la course, grignotant autant de distance que possible. Derrière eux, la luminosité s’estompa brutalement, libérant leurs ennemis de leur immobilité forcée. Dans un hurlement guttural, Selmir s’envola, les créatures de la Horde bondissant sur les toits, envahissant les avenues latérales, accélérant afin de rattraper leurs proies.

– Bon Dieu, ces choses ne nous lâchent pas, ahana Alan, trottinant aussi vite que le lui permettaient ses jambes alors que le trio débouchait sur l’esplanade.

– Par là ! rétorqua Saraya, ignorant l’humain. Dans le bâtiment sur votre droite, la taille de Selmir ne lui permettra pas de nous atteindre !

Personne ne jugea bon de protester, s’engouffrant par la voûte servant de porte d’entrée, superbe d’architecture aérienne mais déjà partiellement détruite. Dédaignant les ouvertures, toutes aussi imposantes, leur faisant face et autrefois majestueuses fenêtres, Saraya grimpa les marches encore debout de l’escalier menant au premier étage, ses compagnons sur les talons. Sans ralentir, elle courut vers le pan de mur ne tenant plus que par miracle, laissant à la vue des orifices assez grands pour contenir deux chevaux.

Si elle mettait assez de force dans son saut, elle pourrait pénétrer directement au sein du bâtiment adjacent, sans prendre le risque de parcourir les allées, bien trop dangereuses, de la ville. Plus que quelques pas.

Maintenant !

L’escorte s’élança, traversant les restes de vitraux désormais bien inoffensifs, se réceptionna en une roulade s’achevant à un petit pas d’un des rares meubles encore debout.

Dans un cri d’effort, Nerea rejoignit sa mère, se redressant instantanément. Moins chanceux, Alan, poussant un hurlement probablement voulu plein d’auto-encouragements, dérapa sur la corniche usée par les ans, rattrapé de justesse par la jeune femme avant le grand plongeon. D’un coup sec, Nerea le tira à l’intérieur de ce qui ressemblait à un temple gigantesque, Saraya repoussant à coup de masse les quelques créatures s’avisant de tenter de profiter de leur faiblesse momentanée.

Malgré l’agacement profond qu’elle ressentait envers l’humain, l’escorte n’ajouta rien, reprenant seulement sa course à travers les couloirs, poursuivie par les battements furieux d’un Selmir jetant ses bras à travers la moindre faille, tentant de saisir ses proies.

Enfin se découpa, sur un reste de fresque représentant un combattant en pleine action, les hauts reliefs de l’esplanade.

– Encore, un effort, nous y sommes presque ! cria l’escorte, inquiète de n’entendre plus que des ahanements douloureux dans son dos.

Pas le temps de se retourner. Priant brièvement Keres de ne pas se trouver tenté par une mauvaise blague, Saraya enjamba l’encadrement aux dorures passées, le cuir de ses bottes claquant contre le pavé tel un gong énonçant la sentence. Nerea et Alan, portés par l’urgence, ne tardèrent pas à sauter à ses côtés.

– Oh non, il ne peut pas retourner chez sa grand-mère celui-là ? grogna l’aubergiste, fixant la rue qu’ils venaient de quitter.

Gagnant du terrain, le troisième homme déboula sur l’esplanade, quelques mètres à peine derrière eux. Il accéléra encore la cadence, poussant sur ses jambes quelques secondes, avant de ralentir presque imperceptiblement, reprenant ensuite de la vitesse. Étrangement, de l’inconnu et du Koyal, c’était le premier qui semblait doté d’une agressivité impitoyable, s’efforçant non pas, tel le monstre signature de Selmir, de réduire ses proies à l’impuissance, mais de lutter contre une rage puissante, viscérale, afin de ne pas les éliminer sans autre forme de procès.

Sourcils froncés, l’escorte tenta de discerner les traits du colosse sous son épaisse chevelure. Elle connaissait parfaitement cette technique de poursuite, pour l’avoir enseignée à ses propres filles. Quand la longueur de la course commençait à brûler les muscles des jambes, augmenter la cadence mettait tant ces dernières au supplice que ralentir très légèrement, même si l’on ne revenait qu’en réalité à sa vitesse initiale, octroyait un soulagement vivifiant. De mémoire, elle n’avait jamais entendu parler d’autres peuples utilisant cette méthode drastique au-delà des barrières de l’armée de son peuple !

Note pour plus tard, prévenir Juàn que visiblement, quelques espions Hildenerven s’étaient glissés au sein des leurs. Tout en exigeant le droit de les exécuter personnellement.

Les hautes tours et autres minarets défiant les lois de l’architecture, que les habitants d’Ilasidrel étaient parvenus à construire en dépit des conditions climatiques extrêmes, voyaient leurs hauts toits s’écrouler sous le poids des monstres de la Horde s’en servant comme appui pour se projeter plus loin, éventrés par les griffes de Selmir frôlant le dos de Nerea, la jeune femme se jetant de justesse derrière une sorte d’immense salle de réunion inachevée afin d’éviter l’assaut, distordus par les créatures rampantes appuyant sur les vitraux encore intacts pour qu’une pluie de verre coloré s’effondre sur les fuyards. Et tout cela sans avoir pu s’emparer de la moindre preuve de son existence !

Bien plus lent que ses deux compagnes, en dépit de ses efforts pour rester à leur niveau, Alan poussa un glapissement d’horreur quand le talon du troisième homme heurta l’arrière de son genou. Un craquement bref monta de l’articulation, inaudible dans le vacarme de claquements et de hurlements excités, l’aubergiste tombant brutalement à terre, face contre terre. Refusant de se laisser arrêter pour si peu, il tenta désespérément de se remettre debout, en vain. Réduisant ses espoirs à néant, son agresseur frappa les côtes, ralentissant à peine sa course. Repartant de plus belle, ignorant la toux suffoquée de sa victime comme si elle n’existait que dans son imagination, il bondit, gagnant encore du terrain sur les deux femmes.

Comme s’il savait que jamais ces dernières ne reviendraient en arrière pour tenter de sauver leur compagnon humain s’il était considéré comme perdu. Après tout, l’humain venait de prouver que jamais il ne réussirait à suivre la cadence imposée, bien malgré eux, par leurs poursuivants. Enfin, ils n’étaient pas des Koyals, prêts à affronter toute une armée bêtement pour récupérer les restes d’un membre de leur famille. L’importance d’offrir une sépulture décente à tout prix, inscrite dans la mémoire des belliqueux guerriers, avait parfois parfaitement servie pour remporter quelques batailles, songea l’escorte, sans parvenir à déterminer si elle se sentait fière de cette stratégie des plus efficaces, ou mal à l’aise.

Le troisième homme referma enfin la main sur la lanière orangée de son arme. D’un geste souple dénonçant l’habitude, il lança son poignet vers l’avant. Droit sur ses proies. Instinctivement, Saraya se décala brutalement, heurtant sa fille de l’épaule. Déséquilibrée, Nerea la fixa une fraction de seconde avec surprise, sautant sur le côté pour ne pas subir un sort analogue à celui de l’aubergiste.

La morsure du fouet de plasma, pourtant dépourvue de douleur, s’enroula autour de sa cheville, serpent courant autour de sa proie d’insupportables secondes, sans se presser afin qu’elle prenne pleinement conscience d’être pour de bon prise au piège. Tirée vers l’arrière, l’escorte perdit inévitablement l’équilibre, forcée de tenir peu glorieusement sur un seul pied. Incapable de courir, Saraya se baissa, tanguant sur son appui, enroulant la fine lanière autour de son poignet, forçant le troisième homme à lâcher un peu de mou pour ne pas être à son tour entraîné, le temps de rectifier sa prise. Profitant de ce léger débord, Saraya put poser sa seconde botte contre le sol, à demi-agenouillée. Rien de bien confortable pour son début d’arthrite, réalisa-t-elle en grimaçant, raffermissant son poing. Si Nerea continuait sa course, peut-être l’une d’entre elles pourrait prévenir Juàn de ce qui se tramait dans les profondeurs.

– Maman ! cria Nerea, plantant ses iris furieux dans ceux de l’ennemi.

Freinant sa course, la jeune femme sortit son X-Reader de sa pochette, pointant l’extrémité du petit appareil en sa direction, sans prêter attention à l’aubergiste se relevant tout juste, dans sa ligne de tir directe. Et semblant croire que si elle se persuadait qu’elle possédait encore de l’énergie intérieure, cela suffirait à lancer des attaques en dépit de la logique.

– Pauvre petite idiote ! lâcha Saraya, le visage crispé par l’angoisse. Continue de courir ! Maintenant !

Peu intéressé de connaître l’issue d’une telle invective, le troisième homme plongea la main sous son manteau. Une seconde sphère d’énergie surgit de sous l’épais tissu, s’ouvrant en quatre parties égales illuminées d’une mince aura intérieure, la lueur provenant des cristaux d’Ilasidrel accentuant encore davantage les traits extatiques de son possesseur. Un chasseur prenant le temps d’admirer l’embout du fusil qui abattrait très prochainement ses proies apeurées. Voilà tout ce qu’était cet homme : un chasseur, qui ne pouvait vivre sans l’excitation de la traque.

Avant que Nerea n’ait pu esquisser le moindre geste, la lueur orangée de la sphère jaillit de son cocon de métal turquoise, se transformant à son tour en une lanière plus fine encore que la précédente. Sans relâcher la pression sur l’entrave de Saraya, surveillant attentivement ses mouvements, le troisième homme frappa, le sifflement d’agonie de l’air sonnant comme une douce symphonie à ses oreilles.

Nerea poussa un cri de douleur, ouvrant par réflexe les doigts quand le fouet frappa sa main, y laissant une large estafilade sanglante. Son X-Reader tomba bruyamment au sol, immédiatement entouré par le fouet du troisième homme. Poussant un cri de dépit rageur, Saraya abandonna sa prise sur son propre lien, refermant son poing sur la fine courroie, tranchant la paume de sa main aussi efficacement qu’un couteau de boucher, à quelques centimètres du X-Reader de Nerea.

Hors de question de le laisser s’emparer d’attaques de tanabris ! Les Hildenerven causaient suffisamment de problème pour ne pas leur donner de boulets à leurs canons !

Un bref cri de soulagement s’échappa de sa gorge quand elle sentit le contact froid, familier, de l’appareil sous sa chair, tâchant l’écran de gouttelettes carmin. Une fraction de seconde plus tard, les mains du troisième homme s’en saisirent également, un mince sourire éclairant son visage sans qu’aucun son triomphant ne parviennent aux oreilles de Saraya. Relevant le coude, l’escorte visa la glotte de son assaillant, ce dernier se poussant juste assez pour que ce soit sa tempe qui reçoive le coup.

Pour la première fois depuis leur rencontre, Saraya put enfin dévisager le troisième homme, uniquement séparée de lui par son avant-bras, toujours levé devant son visage en guise de protection sommaire. Un homme d’âge moyen, constata-t-elle, entre trente-cinq et quarante ans sûrement, une véritable masse musculaire en dépit de sa taille dans la norme, une haine et un désespoir se disputant inlassablement son regard. Un œil plus clair que l’autre, muni d’une pupille irrégulière rappelant irrésistiblement une étoile ayant éclaté en des centaines de minuscules fragments, à se demander s’il parvenait à voir réellement…

Le souffle coupé, Saraya écarquilla les paupières, comme si le temps se déroulait au ralenti.

– Ravenor ? murmura-t-elle plus qu’elle ne le dit clairement.

Les sourcils de l’homme se froncèrent, un voile de colère brillant au fond de ses pupilles. Il la reconnaissait, à présent qu’elle pouvait l’observer de près, c’était évident ! Pourtant…

Profitant de son bref instant d’hésitation, le troisième homme se dégagea de l’emprise de l’escorte, frappant du plat du pied son ventre tendu par l’effort. Triomphant, il se recula vivement, levant moqueusement l’appareil devant le visage de Saraya. Incertaine de ne pas devenir complètement folle, Saraya s’éloigna promptement de lui, jusqu’à se hisser à genoux. La coupure de sa paume pulsait douloureusement dans sa chair, pourtant, elle ne la sentit qu’à peine, tant elle s’efforçait de conserver un semblant de calme intérieur. Le seul moyen d’espérer pouvoir analyser efficacement la situation.

Alors que ses attaques s’étaient faites bien plus discrètes depuis un petit moment, Selmir déploya ses ailes puissantes, son poing démesuré s’enroulant autour du torse de Nerea, n’ayant aucune peine à entourer totalement la jeune femme, sa lance, désormais inutile tant que sa porteuse ne pouvait la saisir, appuyant douloureusement sur son flanc. Pour autant, Nerea ne laissa pas échapper le moindre cri, se débattant violemment dans la poigne du monstre, ne s’immobilisant que quand la pression sur ses côtes, en guise d’avertissement, fut impossible à supporter. Toisant Selmir transformé de mépris, elle sembla lui promettre muettement de lui faire payer cet affront tôt ou tard. Brutalement, une pâleur soudaine envahit ses traits fins, la jeune femme baissant le regard sur son corps emprisonné, une angoisse profonde crispant ses muscles. Encore mal assuré sur ses jambes, Alan la fixa intensément, les poings serrés devant son impuissance. Par chance, il ne tenta aucun mouvement héroïque, et néanmoins parfaitement stupide, en dépit de sa proximité avec le troisième homme.

Retenant un geste de colère, Saraya s’efforça de conserver une neutralité extérieure aussi parfaite que possible. Ne pas se laisser ébranler pour si peu. D’accord, tout semblait perdu, et ce n’était pas le cercle de créatures de la Horde, rassemblées joyeusement autour de celui qui semblait les commander, qui allait remonter le moral de ses troupes. Mais en restant attentive, elle pourrait certainement trouver une ouverture, ou un moyen de faire diversion, libérant ainsi ses compagnons et leur assurant la fuite. Il n’y avait donc aucune raison de paniquer, n’est-ce pas. Bon sang, qu’il était parfois difficile de se convaincre soi-même !

– Je comprends mieux pourquoi tu n’as jamais répondu à mes lettres, déclara finalement Saraya, se tournant vers le troisième homme – s’agissait-il réellement de Ravenor ? –. Difficile d’écrire quand on est occupé à trahir son propre peuple. Et dire que je te croyais en garnison, dans les contreforts des Monts Naufragés !

L'intéressé s’immobilisa. Sur son visage maculé de traces de poussière, la haine et l’incrédulité se disputaient la primauté, regrettant de ne pouvoir l’achever sur-le-champ.

– Espèce de lâche, tu n’as rien à dire ? Pas même un discours fanatisé pour justifier un tel revirement ? En plusieurs décennies d’absence, tu devrais pourtant détenir matière à raconter de belles histoires !

Décidément, les choses allaient de mal en pis. Dans son souvenir, Ravenor ne savait certainement pas manier le fouet, se contentant de se perfectionner à l’arc tout en se distinguant par sa fichue manie de fourrer son nez là où on ne l’attendait pas. Une manière de rassembler de précieuses informations afin d’assurer ses arrières, à tout hasard. Compagnon favori de Téléis, le frère de Juàn, tout le monde avait cru qu’il avait volontairement choisi de se démobiliser aux postes-frontières, anéanti par la perte de son ami, incapable de continuer à subir la vision de son meurtrier sans pouvoir se retourner contre lui.

Visiblement, cette dernière supposition se révélait des plus erronées.

– Oh, vous ne parviendrez qu’à l’énerver davantage, la prévint Selmir, sa voix atrocement déformée faisant naître une grimace dégoûtée sur le visage d’Alan. D’autant qu’il ne peut pas vous répondre.

– Est-ce que je vous ai sonné, vous ? s’agaça l’escorte, ne daignant guère regarder directement le Koyal.

Étrangement, au lieu de s’échauffer de ce qui était considéré comme un manque de respect flagrant sur ses terres natales, l’intéressé se contenta d’un bref grognement, rappelant vaguement un rire étouffé. Si le rire pouvait ressembler à une fourchette plantée dans un tuyau de métal.

Sans quitter Saraya des yeux, Ravenor leva les mains à la hauteur de sa poitrine. S’adressant à Selmir, ses mains s’agitèrent soudainement, traçant dans l’air une série de symboles évanescents, bien trop rapidement pour que l’escorte puisse en saisir un traître sens. Un langage des signes, et guère celui employé par son propre peuple ? Alors, son ancien compagnon d’arme avait réellement perdu la parole ?

– Il me charge de vous dire que c’est à votre majesté Infanticide qu’il faut demander la raison de son silence, annonça Selmir, la voix guillerette comme si tout cela l’amusait beaucoup.

Ravenor acquiesça, toujours sans émettre le moindre son. Lentement, la lanière du fouet maintenant Saraya toujours enroulée autour de son gant, il leva les bras, posant le bord de ses doigts contre son col remontant jusqu’à son menton. Difficile de croire qu’elle pourrait se débarrasser de son entrave sans en rajouter une nouvelle, soupira intérieurement l’escorte, scrutant avec dépit la courroie enroulée autour de sa cheville.

Il découvrit totalement sa gorge, une fine pellicule de chair de poule se déposant sur sa peau désormais laissée à l’air libre. Une répugnante cicatrice barrait sa gorge, au niveau du larynx, hideuse tant elle donnait l’impression que les chairs avaient été découpées sans aucun soin, uniquement écartées le plus rapidement possible afin de se dégager un accès au véritable objet de l’attention. Malmenée par le froid, la plaie, pourtant refermée depuis longtemps, se violaça rapidement, gonflant légèrement, se mouvant au gré des déglutitions pénibles de l’homme.

– Une blessure de guerre ? souffla Saraya, ne pouvant s’empêcher de ressentir un vague malaise. Pourquoi ne pas être rentré à la capitale ? Tu aurais pu recevoir un traitement approprié.

La bouche de Ravenor se tordit atrocement en un rictus mauvais, redoublant l’animosité de l’homme.

– C’est ironique, puisque c’est votre propre souverain qui a ordonné qu’on lui retire l’entièreté de son larynx, railla Selmir, desserrant légèrement son emprise sur Nerea en s’apercevant qu’elle ne parvenait plus à respirer, sans pour autant lui permettre de bouger. Votre cher Infanticide, que vous serviez avec tant d’ardeur.

– C’est faux ! rétorqua immédiatement Saraya, cette fois toisant avec colère le Koyal. Désormais, ce n’est plus lui qui est au pouvoir, mais Juàn ! Et vous savez très bien qu’il s’est opposé plus que quiconque aux agissements de son père dès qu’il s’est aperçu de la véritable nature de l’Infanticide !

– Trop tard pour lui, rétorqua le Koyal, les efforts produits par sa tentative de maîtriser son impulsivité naturelle faisant trembler sa voix. Votre roi a décidé qu’il avait vu ce qu’il n’aurait pas dû voir, comme il est malheureusement trop commun dans vos contrées. La subtilité de sa cruauté réside dans le fait qu’au lieu de l’achever proprement afin de s’assurer de son silence, l’Infanticide a décidé de le priver de sa voix, tout en le conservant au fin fond d’une geôle pour profiter de son œuvre.

– Nous l’ignorions, ne put s’empêcher de se justifier l’escorte, se tournant pleinement vers le monstre renfermant le corps de Selmir.

– Vous avez choisi de l’ignorer, rectifia celui-ci, traduisant les mouvements saccadés des mains de son compagnon d’armes. Et vous ne vous en êtes pas donné beaucoup de mal pour réparer vos torts. Après, si cela peut vous consoler, rajouta-t-il de lui-même, ce n’est pas vraiment contre vous qu’il en veut, mais à votre peuple tout entier. Alors, n’en faites pas une affaire personnelle.

Saraya se tut, comprenant que ses paroles ne serviraient qu’à entretenir la haine et le fossé la séparant des deux hommes. Hélas, pour certaines personnes, le passé de son peuple était bien trop sombre, trop violent, pour être pardonné un jour. En dépit de sa sincère compassion pour ces âmes tourmentées, disloquées par le règne de l’Infanticide, elle ne put cependant qu’espérer que celles-ci disparaîtraient au plus vite, n’entravant que temporairement les efforts menés pour créer une paix fragile, mais durable, entre les peuples.

À la périphérie de son champ de vision, alors qu’elle mobilisait toutes ses forces pour soutenir les regards accusateurs à la fois du Koyal et de Ravenor, l’escorte aperçut l’étoffe écarlate d’Alan se mouvoir, lentement, si lentement qu’elle douta un bref instant de ne pas avoir mal interprété. En voilà un qu’elle avait failli oublier, empêtrée dans les conséquences des actions de son ancien souverain. Allons bon, cherchait-il à s’éloigner discrètement, espérant sauver sa peau tandis que ces inconnus qui l’effrayaient se disputaient sous son nez ? Quel naïf pour un homme à la vie déjà bien entamée : les créatures de la Horde ne le laisseraient jamais fuir aussi facilement. À moins que sa bêtise ne le fasse dévorer par ces monstres, offrant ainsi une diversion salvatrice ?!

Mimant le geste de tapoter ses cuisses sans bruit, comme pour les encourager, l’aubergiste franchit les quelques pas le séparant de Ravenor sans célérité excessive, mais pourtant bien plus rapidement que ce à quoi elle se serait attendu. D’un bond, il atterrit sur son dos, les genoux de Ravenor pliant sous l’afflux de poids imprévu, écartant les jambes pour conserver son équilibre. Saisissant les cheveux violets à pleine main, l’aubergiste les tira aussi fort qu’il le put, enroulant les cuisses autour de sa cible pour ne pas finir désarçonné sur-le-champ. La bouche de Ravenor s’ouvrit dans un cri muet quand les mâchoires de l’humain se refermèrent sur son cou, jetant le bras en arrière pour frapper l’intrus.

La lanière de sa cheville totalement détendue, Saraya hocha la tête pour elle-même. Ils n’auraient pas de deuxième chance : ou ça passe, ou ça casse.

Effectuant un demi-tour serré, l’escorte bondit en direction de l’X-Reader de Nerea, saisissant le poignet de Ravenor. D’un geste sec, elle tordit violemment le pouce de l’ancien soldat, le forçant à lâcher l’appareil.

Sur le rugissement de Selmir, bien trop vite remit de sa surprise, les créatures bondirent toutes en même temps, les griffes de l’ignoble créature se resserrant dangereusement autour du corps de Nerea, un cri de douleur échappant à la jeune femme.

N’ayant guère le temps de s’emparer de son propre appareil, l’escorte leva l’X-Reader de Nerea au-dessus de sa tête, en direction de la voûte glacée.

Qu’Ilasidrel lui pardonne, mais entre une ville déserte, toute symbolique qu’elle soit, et la vie de sa fille, le choix n’existait seulement pas.

– Déflagration ! clama-t-elle, invoquant la plus puissante attaque de Nerea.

Jaillissant de l’appareil, une vive aura d’un pourpre agressif monta en flèche en direction de l’arche figée, protectrice de la mémoire de dizaines d’habitants désormais disparus. Moins vite qu’une attaque éclair, mais peut-être tout juste plus rapide que les créatures ailées de la Horde prêtes à la déchiqueter.

La glace explosa en un concert de détonations, déversant une pluie d’éclats mortels, au moment où Ravenor levait son poing pour frapper l’escorte. Une cascade rugissante s’engouffra immédiatement par le trou créé par l’impact, élargissant encore ses contours, frappant le sol avec tant de violence qu’il se fissura sous la puissance des trombes. Désormais privée de sa bulle de chaleur, la ville se couvrit d’une fine couche de givre, là le faîte des bâtiments était momentanément hors de portée du déferlement. Le flot tumultueux balaya les intrus, humain, monstres, bipèdes, sans aucune distinction autre que leur seule présence.

Bloquant l’air de ses poumons au dernier moment, Saraya ferma les yeux, s’épargnant de boire la tasse. Ballottée par les vagues sans parvenir à s’emparer du moindre appui, l’escorte battit péniblement des pieds, tentant de revenir à la surface, du moins de parvenir à se stabiliser. Le souffle gelé du courant râpait ses bras nus, engourdissant dangereusement ses membres tandis qu’elle luttait tant bien que mal.

Gênée par le X-Reader de Nerea, resté dans sa main, l’escorte le glissa à côté du sien, tendant la pochette au point qu’elle se demanda si celle-ci parviendrait à supporter une nage vigoureuse sans se craquer au beau milieu du parcours. Bah, elle aviserait plus tard, quand elle ne risquerait plus sa peau.

Violemment tirée en arrière, elle manqua pousser un cri de surprise, rouvrant brusquement les paupières tandis que sa cheville se trouvait cisaillée impitoyablement. Avec toutes ces histoires à dormir debout, voilà qu’elle avait oublié de se libérer ! Un poids se balançant à intervalles réguliers à l’autre extrémité du fouet, l’escorte pria pour qu’aucune créature de la Horde n’ait eu l’idée de s’accrocher à ce qui ressemblait à une éventuelle porte de sortie.

Tournant la tête, dans la vaine tentative de se repérer, même vaguement, elle ne vit que la lumière des cristaux s’assombrir exponentiellement, des bancs entiers de bulles assez grosses pour l’engloutir toute entière se précipitant au gré du courant. Ça et là, elle parvenait à distinguer quelques formes imprécises, supposant, devant les membres surnuméraires aperçus, qu’il s’agissait de monstres bipèdes de la Horde. Il lui sembla vaguement rencontrer en coup de vent Selmir, usant de la force prodigieuse de ses ailes pour s’extirper de ce guet-apens. Nerea était-elle parvenue à s’en sortir ? Hélas, avec le déferlement des flots, elle n’avait guère eu le temps de le vérifier par elle-même.

Baissant le regard, tirant de toutes ses forces sa jambe contre sa poitrine, l’argent de ses pupilles croisa le vert sombre de celles de Ravenor. En dépit du choc, l’homme n’avait pas lâché la lanière retenant l’escorte, mobilisant toute sa volonté haineuse pour l’entraîner vers les profondeurs.

Du moins, c’est ce que crut Saraya, avant de s’apercevoir qu’en réalité, il luttait pour remonter vers sa proie, usant du fouet comme d’une corde, diffusant toujours sa maigre aura orangée en dépit de l’obscurité menaçant de les submerger, comme d’une voie ouverte directement vers elle.

Alors qu’il prenait appui sur un brusque contre-courant pour se projeter en sa direction, l’escorte plongea sur le côté, tentant de ne surtout pas penser à la brûlure naissant au creux de ses poumons, lui intimant l’ordre de s’échapper de l’enfer turquoise au plus tôt. Une brusque douleur aiguë naquit sur son flanc, l’éclat d’un poignard d’argent luisant dans la main crispée de Ravenor.

Fendillant le cocon de calme qu’elle s’était efforcée de maintenir à tout prix, la panique menaça de submerger l’escorte. Ce fou ne pouvait-il pas abandonner cinq pauvres minutes ses velléités de vengeance, le temps de sauver sa peau et lui ficher une paix royale ?!

Ravenor revenant à l’assaut, Saraya détendit sa jambe entravée, remontée à hauteur de sa poitrine, lui décochant un coup de pied à l’épaule. L’homme recula très légèrement, trop, profitant de la moindre portée des frappes dans l’eau pour tenter de planter sa lame dans le corps de l’escorte. Peu importait où, visiblement, tant que le sang coulait. La seule raison, sûrement, pour laquelle seul son flanc avait été touché, et pas un organe comme son foie, bien plus problématique.

S’accrochant désespérément au lien entourant sa cheville, Saraya tenta de glisser ses doigts gourds entre sa peau et le plasma, cherchant une faiblesse, une prise qui eut pu lui permettre de se libérer, enfin !

Comprenant son intention, Ravenor se servit de son emprise pour tracter l’escorte, plantant son poignard dans son mollet. La douleur vrillant son cerveau, elle tâtonna fébrilement le long de sa chair, refermant la main sur le poignet de Ravenor, alors que celui-ci s’apprêtait à ôter l’arme de la plaie. Frappant du plat de pied à l’aveuglette, manquant régulièrement sa cible, l’escorte parvint finalement à le forcer à lâcher son arme pour saisir sa jambe dépourvue de lien.

Rejetant le bras de Ravenor, elle s’empara du poignard à son tour, tirant d’un coup sec pour le dégager de ses chairs, l’adrénaline ne diminuant pas assez la vague de souffrance qui remonta le long de son échine, la faisant suffoquer péniblement. Ne pouvant plus se permettre d’attendre plus longtemps, Saraya retourna la poignard dans sa paume, prenant garde à ne pas le lâcher stupidement. Empoignant Ravenor par le col, puisqu’il semblait tellement tenir à se rapprocher, elle jeta son bras le long d’une large diagonale vers le haut.

Mordant impitoyablement le visage de l’homme, la lame se teinta d’écarlate, alors que l’acier déchirait l’œil gauche de son assaillant.

Ravenor ouvrit la bouche en grand, poussant un long hurlement muet, plaquant ses deux mains sur son visage découpé tel un morceau de viande maltraité par un débutant particulièrement peu soigneux, l’eau s’engouffrant dans sa gorge déjà réduite à néant. Un instant, Saraya sentit une pointe de culpabilité percer à travers la peur qui continuait à faire trembler son corps, aussi efficacement que le froid. Avant de secouer fermement la tête, se concentrant presque convulsivement sur le lien l’entravant. Sa colère et sa souffrance ne lui donnait pas le droit de l’achever, Keres dusse-t-il soupirer de sa manie de s’accrocher à la vie.

Une série de points noirs envahissant son champ de vision, l’escorte parvint enfin à ôter le plasma, le rejetant dans les profondeurs abyssales. Ravenor, profitant sûrement de la voir occupée à se délivrer, avait disparu, s’enfonçant dans les ténèbres sans qu’elle ne puisse éventuellement l’empêcher de couler définitivement. Non, autant être honnête, elle l’aurait davantage aidé à s’enfoncer qu’autre chose, ne serait-ce que pour avoir la certitude d’être enfin libérée de la menace qu’il représentait.

Sans savoir par où elle devait se diriger, Saraya opta pour les hauteurs, seule direction à peu près certaine. Son corps finit enfin par se mouvoir, comme si le temps venait ironiquement de se suspendre. Elle n’entendait que de faibles son ouaté, les poumons menaçant d’éclater à chaque brassée, les courants la ballottant tel un vulgaire hochet entre les mains d’un esprit gigantesque. Comme si les fonds marins eux-mêmes voulaient l’empêcher de remonter à la surface, la condamnant à flotter éternellement.

Refusant de s’avouer vaincue, l’escorte continua à battre inlassablement des bras pendant ce qui lui sembla durer des heures, de plus en plus lentement à mesure que le bourdonnement s’amplifiant sous son crâne prenait de l’importance. Seule une multitude de points grouillants lui était désormais visible, alors qu’elle s’accrochait à une unique pensée, incertaine mais pourtant évidente : elle devait continuer de nager. S’assurer que Nerea allait aussi bien que possible, à tout hasard jeter un œil pour voir si Alan avait réussi à survivre au déferlement des flots. Et Juàn, lui dire qu’une fois durant l’histoire, les trois Familles s’étaient unies…

Deux mains se glissèrent sous ses aisselles, alors qu’elle commençait tout juste à réaliser qu’elle ne se laissait plus que porter par les flots, ne bloquant que partiellement sa respiration. L’escorte se débattit par réflexe, avant de s’apercevoir que les doigts enserrant convulsivement le tissu de sa tunique étaient bien trop fins pour appartenir à l’une des créatures de la Horde. Battant avec désespoir des pieds, afin d’aider au mieux la personne qui la tractait, Saraya ne put maintenir plus longtemps son apnée, une vague gelée s’engouffrant par les narines, dernier signe d’une défaite qu’elle avait elle-même provoquée.

Une fraction de seconde plus tard, porté à bout de bras, le visage de l’escorte jaillit à la surface, ne laissant comme souvenir de l’enfer bleu qu’une multitude de bras humides glissant sur sa peau ridée par les ans, tentative désespérée de la ramener dans les songes des divinités aquatiques.

Cette fois, ce fut un bras qui se glissa sous son menton, tandis qu’on la tirait fermement loin de la cascade. Le grondement déchaîné de l’élément se fraya de nouveau un chemin jusqu’à ses oreilles, en partie bouchées par son long séjour sous la surface. Ouvrant largement la bouche, cherchant à aspirer le plus d’air possible en dépit de la souffrance qui inonda sa poitrine lors de ses premières inspirations, elle crispa ses muscles engourdis, seul moyen, le temps de recouvrer ses facultés mentales, pour faciliter le travail de la personne continuant à l’emmener au loin. Le soulagement déferla en elle, se répercutant dans la plus petite parcelle de son être quand elle fut hissée chaotiquement sur une bande de pierre ferme.

Une violente quinte de toux la secoua, alors qu’elle recrachait promptement la totalité de ce qu’elle venait d’avaler, le simple fait de se redresser à genoux semblant un exploit impossible. Pourtant, sans attendre qu’elle ait recouvert une partie de ses forces, sitôt sa toux apaisée, on la saisit de nouveau, glissant son bras autour d’épaules fermes tandis qu’elle franchissait une plateforme de matériau inidentifiable, sur le point de s’écrouler sous l’impact des flots.

Surgissant d’une corniche qui, de son avis, n’aurait jamais pu le contenir, Alan Rupert entra dans son champ de vision, se tordant les doigts d’angoisse. Le soulagement se disputa la part belle à la panique viscérale, quand il aperçut l’escorte, aussi saine et sauve qu’il était possible.

– Vous l’avez retrouvée ! C’est un miracle, s’exclama-t-il en s’empressant de prendre à son tour Saraya.

– De justesse, mais l’essentiel est que j’ai réussi.

Encore hébétée, Saraya fixa un instant le visage de sa fille, penchée sur elle avec inquiétude, sa chevelure d’or et de roux mêlée de manière parfaitement désordonnée là où elle s’assurait chaque matin que tout soit en ordre strict. Nerea… Non seulement elle était en vie, mais elle venait de la tirer d’un très mauvais pas, de son avis personnel.

– Maman ? S’il te plaît, réponds ! Est-ce que ça va ?

Oubliant l’espace d’un battement de cil le danger de se retrouver engloutie, la présence de monstres de la Horde trop proche, la perte du symbole d’une union jusque-là rêvée, et pourtant inconnue, l’escorte se contenta de sourire tendrement, glissant une main sur la joue de la jeune femme.

– Tu grandis beaucoup trop vite, toi, comme tes sœurs, souffla-t-elle doucement.

– Elle délire ! s’écria l’intéressée, cherchant un quelconque soutien de la part de l’aubergiste.

– Et je n’ai plus une goutte sur moi, marmonna ce dernier, fouillant fébrilement dans les poches encore entières de ses vêtements, tremblant par intermittences.

– Cessez de dire des bêtises, je vais très bien ! Enfin, façon de parler, les interrompit Saraya, se massant la gorge en regrettant l’éraillement, peu convaincant, de sa voix. Il faut sortir d’ici, avant de finir pris au piège !

Ce qui risquait d’arriver bien plus vite que prévu… Autour de la plateforme instable sur laquelle le trio se tenait, le niveau des flots ne cessait de grimper exponentiellement. La majeure partie des hautes tours et des minarets disparaissant entièrement sous le tumulte des vagues, une myriade de débris dorés, argent ou turquoise emportés un par un au sein de tourbillons fleurissant à la surface de la glace. Un vitrail, miraculeusement intact, défila sous les yeux du trio, un dragon gigantesque entourant de ses larges ailes un Koyal, l’épaule posé sur un second homme bien plus fin, à la chevelure pâle, évoquant davantage un serf des Dangarwill, aucun homme ne naissant dans les rangs des terribles lancières. Quelques créatures de la Horde se débattaient tant bien que mal, leurs glapissements furieux engloutis par les trombes gelées s’enfonçant dans leurs gosiers. Mais nulle part, de trace de Selmir ou de Ravenor.

– Et la ville alors ? Nous la laissons mourir ? balbutia Nerea, l’émotion embuant son regard.

– Elle est perdue. Tout ce qui compte, c’est filer, déclara doucement Saraya, vigoureusement approuvée par Alan.

– Je suis entièrement d’accord, mais comment ? Je n’ai pas vu de sous-marin dans le coin, déclara piteusement l’aubergiste.

– Il me reste la force de lancer une ou deux attaques, souffla l’escorte, tendant le X-Reader de Nerea, sorti de sa pochette, à sa propriétaire. À votre avis, à combien de mètres sommes-nous de la surface ?

– Beaucoup trop, assura Alan, haussant les épaules, Nerea se contentant de secouer négativement la tête.

Saraya ne put qu’approuver silencieusement. Quelle attaque pourrait éventuellement se révéler assez puissante pour les projeter au-delà des profondeurs, sans pour autant les condamner ? Autant éliminer sur-le-champ les attaques de force, bien trop brutales. Quant aux rapides, leur célérité leur assurerait de fuir avant l’effondrement définitif de la voûte, néanmoins, leur puissance réduite risquait de ne guère suffire. Ne restait plus qu’à tenter de dénicher un X-Drive argent, ceux dont les attaques pouvaient détenir divers effets spéciaux, notamment mentaux, mais lequel ?

– Sans vouloir vous presser, si on arrive pas à sortir de là rapidement, l’océan aura vite fait de nous transformer en sirène, grinça Alan, mordillant l’ongle de son pouce. Et vous ne voulez pas me voir torse nu, croyez-moi !

– Tout va s’effondrer ! traduisit Nerea, pointant le doigt en direction de la voûte, sur le point de céder.

Incertaine sans toutefois le montrer – du moins tenta-t-elle de le cacher aussi efficacement que possible –, Saraya s’empara de son propre X-Reader, faisant défiler du pouce les attaques qu’il contenait.

– J’ai peut-être une attaque qui fera l’affaire, mais ce sera notre unique chance. Attachez-vous les uns aux autres !

Sans attendre l’avis de ses compagnons de galère, l’escorte décrocha la ceinture resserrant sa tunique sur ses flancs, ne laissant que celle maintenant ses armes autour de sa taille. Nerea l’imitant, elle en noua une extrémité au poignet ne tenant pas son X-Reader, fixant la seconde à la ceinture de l’aubergiste, bientôt emprisonné de la même manière par Nerea.

Tirant une fois sur le lien improvisé, décidant que cela devrait suffire, ou les couler, Saraya tendit les mains devant elle, visant le sol de la plateforme, disparaissant sous les vagues léchant à présent leurs cuisses.

– Retenez votre respiration ! Si cela fonctionne, nous n’auront pas à attendre longtemps, mais nous risquons de boire un peu la tasse malgré tout, cria-t-elle par-dessus le craquement sinistre de la voûte, avant de se détourner : Cyclone !

Obéissant à son appel, des vents surgirent de nulle part, se mêlant les uns aux autres dans une danse infernale, enfermant le trio en leurs bras intangibles. Une brume d’argent se faufilant à travers le rugissement violent des rafales, le corps de l’escorte ne tarda pas à se soulever, imité par celui des deux autres. Comme si un signal, connu du kaïru seul, venait d’être lancé, ils se retrouvèrent violemment catapultés dans les airs, Saraya luttant pour maintenir juste assez son attaque. Il s’agissait de correctement viser : si elle ratait l’ouverture percée par ses soins, ne serait-ce que de quelques centimètres, elle n’aurait plus à se soucier de grand-chose.

Il ne restait plus que quelque mètres, la cascade rugissante se rapprochant promptement, bien trop promptement, son image de sereine menace se précipitant sur la rétine de l’escorte. Une fois à l’intérieur des flots, elle n’aurait plus qu’à prier pour que l’attaque tienne.

Au moment où elle pénétra au sein du rideau de glace liquide, Saraya eut l’impression qu’elle heurtait de plein fouet un mur de brique, recouvert de minuscules feuilles de papier de verre. La ceinture nouée autour de son poignet se tendit brusquement, lui donnant l’impression que son épaule allait se disloquer d’une seconde à l’autre.

Pourtant, ils ne perdirent miraculeusement pas de vitesse.

Les couleurs défilèrent devant ses yeux restés à demi-ouverts : noir de l’obscurité des profondeurs, de longues secondes, durant lesquelles elle ne put qu’entrapercevoir, par intermittences, l’imposante masse d’Ilasidrel achever de s’enfoncer dans la noirceur des abysses, définitivement à l’abri de la folie des êtres vivants cherchant sans cesse à la détruire. L’espace d’un instant, Saraya eut la nette impression que des dizaines et des dizaines de silhouettes, d’hommes et de femmes, l’observaient à travers les fenêtres, les rues, l’esplanade de la ville miraculeuse, d’un air lourd de reproches.

Je devais nous sauver, se justifia-t-elle silencieusement, sans parvenir à déterminer si le manque d’oxygène affectait définitivement ses facultés mentales.

Ils franchirent le trou béant de la voûte à peine plus lentement qu’ils ne s’étaient élancés dans l’abîme. Un long moment, Saraya ne put rien distinguer, seul le hurlement du cyclone résonnant à ses oreilles peu à peu bouchées, emportée par les ondulations verticales du vent.

Progressivement, la violence des rafales générées par l’attaque diminua, le faible éclat d’une clarté nouvelle entourant le trio. Trop rapidement, ou juste assez pour les ramener à la surface ? s’interrogea Saraya, l’angoisse nouant ses entrailles.

Enfin, son visage creva la surface de l’océan, la libérant de l’écrin salvateur de son attaque kaïru. Aspirant goulûment de longues bouffées d’air pour la deuxième fois, l’escorte ne put s’empêcher de sourire vaguement quand sa fille jaillit à son tour, rapidement suivie d’Alan.

Dans un dernier effort surhumain, les trois compagnons avisèrent un large morceau de glace, flottant mollement sur l’océan nouvellement libéré. Jetant leurs forces dans une tentative de synchronisation de leurs nages respectives, ils agrippèrent avec ferveur le rebord gelé. Glissant une première fois, Saraya dut s’y reprendre une seconde, avant de parvenir à se hisser sur la croûte gelée, recouverte de poudreuse qui se colla immédiatement à leurs habits, se laissant rouler sur le dos avant de s’immobiliser, épuisée.

Redressant la nuque, en dépit d’une petite toux persistante, elle observa les alentours, peinant à croire en sa survie. Allongés à quelques pas de là, Nerea et Alan achevaient de cracher leurs poumons, se relevant bancalement. Autour du trio, de nombreux morceaux de glaciers ballottaient lentement au gré des flots, le déferlement de tonnerre les ayant détachés de ce qui fut une seule terre unie dans les glaces. Au loin, la structure principale ayant résisté au choc des éléments dressait toujours ses collines de poudreuse vers le ciel, disparaissant au fur et à mesure dans le brouillard, comme autant de doigts tendus à leur agresseur.

– Est-ce qu’il y a des morts ? parvint enfin à articuler l’escorte, à tout hasard.

Totalement sous le choc, l’aubergiste resta immobile, la main posée sur les deux nœuds de sa ceinture, observant sans comprendre Nerea, secouée de soubresauts nerveux.

– De toute façon, je vais probablement y rester, avec ces histoires de palier de décompression, ce genre de conneries, marmonna-t-il.

N’y tenant plus, la jeune femme éclata d’un rire sonore, sans se soucier de la moindre discrétion, tendant les bras au ciel comme pour le remercier de cette survie inespérée.

Soupirant lourdement, Saraya laissa retomber sa tête, fixant sans y prêter attention le ciel, redevenu d’un blanc immaculé, se contentant de dénouer la ceinture à son poignet sans se relever.

– Je suis bien trop vieille pour ce genre de bêtises… conclut-elle à haute voix, sentencieuse.

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