L'achronie

Chapitre 1 : L'achronie

7758 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 15/08/2021 15:37

L’achronie


La brise ondulait en délicats friselis, sans pour autant parvenir à rafraîchir les quelques corps encore éveillés, perchés tout en haut de remparts autrefois acérés. Au passage de l’autan, les visages se fripèrent, des mains ornés de gantelets protecteurs se portaient aux nez heurtés. Quelques-uns se détournaient, respirant avidement par la bouche afin de maîtriser les hauts-le-cœur tordant les boyaux malmenés. Les esprits, sensibilisés par des années de batailles, puis de siège, ne parvenaient progressivement plus à supporter les relents du charnier, alimentés par les chairs en putréfaction abandonnées à la hâte au-delà de la ligne de front, là où il n’était plus possible de récupérer les restes de ceux qui étaient tombés afin de leur offrir une sépulture décente. À moins que cela ne provienne des carcasses animales graisseuses, invisibles sous le couvert nocturne, abandonnées chaque jour à portée de vue des habitants, disposées en une sorte de tableau artistique issu de l’imagination d’un peintre dérangé.

Pour le moment, le niveau des provisions n’atteignaient pas le stade critique. La diminution de la population avait contribué à la survie des vivants, et la famine restait tenue à l’écart grâce aux cultures intérieures, suffisantes pour nourrir ceux qui restaient. Cependant, l’orgueil supportait mal ces provocations narquoises, attisant la colère et le dépit, maintenant une sorte de tension permanente qu’il fallait enterrer, ou du moins contrôler, à la racine, pour ne pas pousser les hommes et les femmes à la faute, sur un coup de sang.

Il ne subsistait, de la splendeur d’antan des remparts, que de maigres éclats, ici et là, aux rares endroits qui ne se trouvaient pas criblés de fissures hilares, grignotant à chaque nouvel assaut un peu plus des scellées maintenant les blocs de pierre les uns aux autres. Néanmoins, les murs silencieux détenaient pour eux la réputation d’être imprenables, les maîtres kaïru capables de maîtriser, même partiellement, la roche, s’alliant aux artisans encore capable de marcher pour construire, nuit après nuit, quand les salves d’assauts s’atténuaient enfin, une nouvelle fois le dernier obstacle empêchant la destruction pure et simple des derniers représentants des peuples qu’il abritait. Juste après les pièges installés tout du long du large terrain, découvert à force de soulèvements, entourant le bastion de la survivance. Depuis huit ans déjà, jour après jour, les murailles tenaient leur pari millénaire, repoussant impitoyablement les assauts comme elle offrait de multiples portes de sortie, conçues pour ne s’ouvrir que de l’intérieur, quand la nécessité d’espionnage ou de repérage des lignes ennemie se faisait urgente.

Se faufilant entre les forges installées dans la cour, évitant machinalement les silhouettes, en partie dissimulées par la nuit, s’activant vigoureusement afin de modeler de nouvelles pièces d’armures, de lames, ou tout autre trucs dont il n’avait pas la moindre idée de l’utilité, Tekris atteignit enfin l’escalier menant à la première couche des remparts. Jetant un regard par-dessus son épaule, il s’assura que Marc, à la fois bras droit des Radikor et chef des manœuvres aériennes, continuant de le suivre sans se faire distancer. Bien plus petit que le colosse, le seul humain des environs devait trottiner pour suivre la cadence, ses boucles châtain encadrant son visage encore légèrement arrondi, strié de minuscules rides aux coins de ses yeux noisettes. En temps normal, l’homme, que Tekris connaissait depuis l’adolescence, recueilli par son équipe une vingtaine d’années auparavant, donnait physiquement l’impression d’être resté bloqué à ses dix-huit ans. Pourtant, sous la lueur falote des lampes électriques, dont la lueur vacillait dès que les assistants cessaient de tourner la manivelle, soigneusement graissée, permettant de fournir de l’électricité aux appareils à proximité, l’éternel enfant paraissait terriblement rattrapé par le poids des années.

Accédant enfin au palier de l’escalier, Tekris porta ses doigts à ses lèvres, émettant un sifflement bref. Les deux derniers membres de l’équipe des Radikor, penchés sur une carte étalée sur le sol, et maintenue dans les coins par des pierres ramassées aux alentours, se redressèrent. Assise sur le rebord du rempart, Zair leva ses iris smaragdin pâle en direction de la voûte nocturne, plissant les paupières afin de s’assurer que rien ne venait encombrer les cieux, le casque qu’elle enfilait habituellement sagement posé près de ses jambes croisées en tailleur. Fâché de se trouver ainsi interrompu, Zane darda un regard onyx sur son coéquipier, portant machinalement la main à son coude, là où la peau vert clair cédait la place à un large hématome violet. Dédaignant rapidement le colosse, gêné d’être ainsi la proie d’un tel examen visuel, il l’ignora volontairement, s’adressant d’abord au garçon, essoufflé, se tenant à ses côtés.

– Alors, Marc, sens-tu quelque chose ?

– Rien, à part des traces dans nos camps d’entraînement, là où les combattants se sont échangés leurs techniques.

Zane se détendit presque imperceptiblement, intrinsèquement soulagé. Si le don de Marc, capable de ressentir l’énergie kaïru, ne lui permettait pas de savoir quand l’ennemi allait charger sur terre, il pouvait détecter, une poignée de secondes avant qu’elles ne s’abattent, les attaques aériennes, voir, en se concentrant, l’endroit d’où elles émaneraient. Selon Zair, c’était parce que ces dernières nécessitaient une quantité de kaïru plus importante, contrairement aux attaques plus conventionnelles. Et pourtant, contrairement à tous les pronostics, Marc n’avait jamais réussi à faire jaillir la masse d’énergie que les Radikor sentaient en lui, en dépit de quelques capacités surprenantes.

– Au moins, le stern ne semble pas vouloir attaquer cette nuit non plus, déclara Zair.

Un lourd silence accueillit les paroles de la combattante, Marc se dandinant d’un pied sur l’autre en scrutant les ténèbres opaques engluées autour de leurs silhouettes, comme si sa simple évocation détenait le pouvoir de l’invoquer, ici et maintenant. Tirant sur le col de sa tunique de nuit, Tekris se força à déglutir le plus calmement possible, agacé de constater que ses deux coéquipiers conservaient bien mieux leur sang-froid, présentant à leurs amis une façade de neutralité presque dérangeante. Du moins voulut-il le croire, imperceptiblement soulagé quand un grognement tout ce qu’il y avait d’habituel brisa le mur menaçant de s’ériger, sans qu’il n’ait eu le courage d’énoncer à haute voix la raison de sa venue.

– Mhm, marmonna Zane, peu convaincu. Ça ne m’empêchera pas d’ordonner de renforcer la garde.

Il roula la carte, étalée sous ses yeux un instant auparavant, écorchant au passage les lettres ébènes marquant l’emplacement de la cité. Intérieurement, Tekris l’en remercia. Il n’avait pas besoin de constater, sous forme de cercles et de lignes rouges, imprimés si fortement dans le papier que l’encre manquait les traverser, ce qu’il constatait déjà de lui-même. L’ennemi continuait de progresser, inexorablement, mettant chaque fois plus à mal les défenses. Sauf si un miracle absurde venait à se produire, renversant contre toute-attente les pronostics que les Radikor savaient, mieux que quiconque, mal engagés.

Un miracle que Zane et Zair paraissaient terriblement déterminés à provoquer, coûte que coûte.

Prenant son courage à deux mains, Tekris s’avança d’un pas, entrant dans le cercle de lumière composé des quelques torches achevant de se consumer. L’électricité étant réservé aux machineries indispensables, et à l’éclairage des plaines dévastées les entourant, certaines méthodes primitives revenaient à la mode ces derniers temps. Un peu comme tout, d’ailleurs, conclut intérieurement le colosse.

– Je ne veux pas abandonner, pas maintenant, alors que la situation est critique. Je refuse d’être celui qui tournera le dos à ses responsabilités !

– Pitié, ne t’avise pas de faire l’enfant maintenant, siffla Zane.

D’un geste, Zair lui demanda de la laisser intervenir, avant que la discussion ne s’envenime. En toute franchise, c’était exactement ce à quoi Tekris s’attendait, carrant les épaules comme s’il s’apprêtait à livrer bataille. Sauf que cette fois, céder lui apparaissait comme tout bonnement impossible !

Quittant le promontoire sur lequel elle se tenait, sa coéquipière décroisa les jambes, s’interposant entre les deux hommes. Elle planta ses iris pâles droit dans ceux, masqués par d’épaisses montures de la même couleur grisâtre que sa peau, du colosse, une gravité inhabituelle peinte sur son visage.

– Au train où vont les choses, notre ennemi sera là dans deux semaines à peine, un mois grand maximum. Et personne ne sait comment le contrer.

Levant un sourcil, Zane observa sa coéquipière comme si elle venait de lâcher une évidence inutile. Effleurant le tissu de sa tunique, les épaules de Marc se mirent à trembler, manifestation de la peur viscérale s’installant dans ses entrailles. Tekris tenta de le rassurer silencieusement, frottant amicalement son dos du plat de la main, hélas, cela ne fit que remplacer la terreur de se savoir acculé par la honte de cette peur. En tant d’années de vie commune, et la rigueur de son entraînement proche de celui d’un combattant, le garçon ne parvenait toujours qu’imparfaitement à surmonter l’angoisse s’emparant de lui chaque fois qu’il entendait parler de leur ennemi.

Et au travers de ses consolations maladroites, Tekris était forcé de constater que cette crainte, profonde, enfouie, qui refusait de lâcher son ami, n’était que le reflet de celle qui, à mesure qu’ils perdaient du terrain, le tenait éveillé de longues heures durant, là où le sommeil aurait dû accomplir son œuvre bienfaisante. En effet, comment battre une énergie, qui ne se contrait qu’au travers des projections physiques, tels que les blocs de rochers, qu’elle générait ? Comment vaincre, quand les flèches et les lames transperçaient la pire manifestation de cette énergie, des corps animés uniquement par sa volonté, prenant le visage de la représentation personnelle que chacun se faisait de la mort ? Certes, certains ennemis fabriqués par l’énergie détenaient suffisamment de consistance pour tomber à force d’acharnement, mais certains restaient proprement immatériels, se dissipant quand on les frappait pour se reconstituer un peu plus loin.

Au moins le kaïru obscur, une énergie destructrice créée spécialement par leur ancien maître, Lokar, pouvait-elle être maîtrisée par qui en détenait la compétence, au-delà de sa vocation destructrice.

Le stern, lui, ne pouvait être tenu à l’écart de la ville que grâce aux boucliers kaïru maintenus en amont par son équipe, et les quelques autres de leurs alliés maîtrisant quelconque forme de magie. Quand les protections ne cédaient pas partiellement sous un assaut vorace, obligeant à les reconstruire en catastrophe avant que le stern ne franchisse la distance le séparant des remparts. Placer des boucliers directement sur la ville avait été une erreur, stupide erreur, que les Radikor n’avaient pas commise une seconde fois.

– J’ai foi en ma puissance, et en la vôtre aussi d’ailleurs, reprit Zair, mais ça fait des mois que nous utilisons nos pouvoirs en presque permanence pour les boucliers, en plus des combats. Et les autres ne tiendront pas très longtemps non plus.

– Excepté si l’on parvient à fermer la porte du plan d’existence du stern avant qu’il ne s’échappe, renchérit Zane, comprenant où sa sœur voulait en venir. Presque vingt ans en arrière. Et le seul moyen d’y parvenir est d’utiliser l’achronie. Avec son énergie larvée, Marc est capable de mobiliser assez de puissance pour le stimuler et activer ses fonctions d’extensions ou de ralentissements temporels. Suffisamment pour, après les tests de ces dernières semaines, renvoyer l’un d’entre nous en arrière. Demain, nous effectuerons une ultime tentative, à tout hasard, pour projeter un de nos chiens, Bruticon, dans le passé. Et si, comme nous l’espérons, nous modifions ce dernier suffisamment pour que son souvenir se grave dans nos mémoires des années avant que nous le rencontrions réellement, ce sera la preuve que nous pouvons tenter le coup avec une personne vivante. Ce qui sera fait la semaine prochaine. Pas plus tard, car nous ne pouvons pas maintenir une entité aussi volatile plus longtemps.

– Je sais tout ça, j’étais là quand nous en avons discuté, s’énerva Tekris, balayant l’air d’un large mouvement d’humeur. Ce n’est que de la théorie, fondée sur une logique dont nous ignorons si elle fonctionne. Mais vous n’avez pas le droit de me demander de fuir, de me cacher n’importe où alors que le combat est ici, maintenant ! Je fais partie de l’équipe, et je défends les nôtres depuis aussi longtemps que vous !

– C’est pour ça que tu dois y aller, coupa Zair. Parce que tu as suivi cette triste histoire depuis le début, et que tu es le plus qualifié pour faire en sorte que nous ne reproduisions pas les mêmes erreurs. Qui d’autre, durant notre adolescence, pourrions-nous croire en-dehors de notre propre coéquipier ?

– Et Marc alors ? S’il est capable d’activer l’achronie, ça risque de lui bouffer tout son pouvoir ! Qu’est-ce qu’il se passera si ça le tue, ou s’il déclenche une réaction en chaîne qui le laisse vidé de son énergie ?

Contre toute attente, ce fut cette fois Marc lui-même qui prit la parole, du ton bas et doux qui apaisait, sans le vouloir, les tensions au sein du groupe d’un cran ou deux.

– C’est ma décision, Tekris, pas la tienne, et j’ai donné mon accord. Je veux le faire, surtout si ça nous donne une chance de gagner. Si la ville tombe, nous sommes quasiment condamnés à coup sûr.

– Alors pourquoi moi, et pas Zane, qui est plus puissant ? Ou Zair, plus stratégique ? C’est bien ça, aussi !

Bien loin de partager les quelques notions de tact de Zair, Zane répondit immédiatement, sans aucune hésitation.

– Le temps que tu parviennes à trouver une solution, il faudra continuer le combat ici. Or, Zair est la plus apte à fabriquer des boucliers, et je ne peux pas m’éloigner sans affecter le moral de ceux qui me suivent. Quant à Marc, la réponse est évidente. Je ne veux pas dire, se radoucit néanmoins l’homme, que tu n’es pas indispensable, au contraire. C’est seulement le meilleur choix. Ou plutôt, le moins pire.

– Mon cul ! Vous ne voulez pas abandonner le combat, alors c’est tombé pour ma pomme ! J’ai tout autant de légitimité que vous pour tenir les remparts !

Zane le toisa de haut en bas, doucement, tendant sans regarder la carte à sa coéquipière. Exceptionnellement, il avait dénoué sa chevelure, lui qui avait pris l’habitude de l’attacher depuis qu’elle lui tombait en-dessous des omoplates, et les remous de la faible brise nocturne rabattaient, à intervalles réguliers, les quelques mèches folles sur son visage, morcelant son visage en une myriade de fragments de chair.

– Le combat, ce n’est pas courir au-devant du danger pour se faire massacrer, mais tout faire pour s’assurer de la survie de quelques-uns, finit-il par déclarer. Et c’est justement ça ta mission, mettre tous ceux que tu rencontreras en sûreté. Tout en restant en vie, si possible, ça nous arrangerait.

– Après, si tu parviens à découvrir pourquoi le stern s’acharne autant sur nous, une petite explication sera la bienvenue, plaisanta à demi Zair, la lourdeur de l’atmosphère s’allégeant très légèrement à ses paroles.

Tekris savait pertinemment tout cela, pour se le répéter, encore et encore, dans l’espoir de finir par y croire. En vain jusqu’ici. Pourtant, en dépit de sa colère d’avoir été désigné sans qu’aucune autre possibilité ne soit envisagée, le colosse ressentait confusément qu’ils avaient raison. L’ensemble de leurs compagnons étaient trop jeunes, ou impliqués dans cette tourbe miasmatique depuis trop peu de temps pour pouvoir remonter à l’origine du problème, les éliminant d’office. Quant à Marc, le seul, excepté les Radikor, à avoir assisté à la libération du stern, il se trouvait bien trop inoffensif à cette époque pour leur procurer l’aide dont ils avaient désespérément besoin.

Son obstination lui apparut soudainement comme un caprice malvenu, alors que son devoir était d’empêcher, autant que possible, d’éviter le drame se jouant jour après jour sous ses yeux. Il se plaignait de son impuissance la veille encore ? Eh bien, après tout, il s’agissait peut-être du meilleur moyen de protéger les siens…

– Vous saviez déjà que j’accepterai, n’est-ce pas ?

Quittant leurs postures assurées, coulant sur leurs peaux telles des mues de serpents, ses compagnons baissèrent presque imperceptiblement le nez, l’aveu gravé sur leurs traits engloutis par la pénombre.

– Tu es beaucoup de choses, mais certainement pas un lâche, alors oui, déclara Marc avec ferveur, un sourire de soulagement s’étalant sur son visage.

Il le prit dans ses bras, l’enlaçant avec une force et une tendresse qui se grava dans la mémoire du colosse, et il sut que quoi qu’il se passe, ce moment reviendrait le hanter. Lorsque le jeune homme desserra son étreinte, il ouvrit la bouche, voulut distribuer quelques mots, peut-être grommeler pour la forme. Mais déjà les corps s’étiraient, à présent que la résignation commençait son long travail d’acceptation, retournaient dans les ténèbres qu’éclairaient tout juste les flambeaux encore allumés, Zair empoignant le bras de Marc au vol, leurs chambres se trouvant dans la même direction. Tekris resta un instant immobile, les regardant disparaître au pas de course, empoignant la rambarde tout en marmonnant d’inaudibles aménités sur la dangerosité des escaliers taillés à même la pierre.

– À demain, fit Zane, pressant brièvement le bras de son coéquipier, comme s’il l’encourageait de vive voix. Enfin, si vous avez assez de cran pour vous réveiller, évidemment !

Tekris se contenta d’un bref hochement approbateur, sans esquisser un mouvement alors qu’il quittait à son tour le palier. Parce qu’il ne savait pas quoi répondre. Parce qu’il ignorait si son chef d’équipe plaisantait avec le mauvais goût qui, parfois, jaillissait sans prévenir, son mécanisme de défense personnel pour ne pas céder au désespoir. Ni, plus ardu encore, au minuscule espoir qui chevillait étroitement les esprits des derniers rescapés, leur empêchant de baisser définitivement les bras. Ou si, au contraire, il s’agissait d’un de ces brefs éclats de sincérité, fréquents à mesure que l’issue paraissait s’obscurcir davantage.

Distinguer l’humour noir de la raison pure devenait de plus en plus difficile, à mesure que les jours s’écoulaient impitoyablement.

Dès qu’il se glissa sous les lourdes couvertures de son lit, l’angoisse l’assaillit de nouveau, fidèle compagne qu’il haïssait sans parvenir à s’en débarrasser. Ne restait plus qu’à vivre avec, elle et la ronde de questions brûlantes l’entourant chaque fois. À commencer par la plus importante : était-il possible de réussir ?!

Après tout, les connaissances autour de l’achronie, et plus encore de son fonctionnement, restaient terriblement vagues. Chaque découverte arrachée à cette étrange entité ne leur assurait qu’une chose : qu’ils ne savaient rien. Ou presque. Qu’il s’agit d’une créature vivante, même si elle n’en a pas l’air, sous-branche des dichrones. Qu’elle se nourrit d’énergie, peu importe son matériau de base, mais plus efficace encore devant du kaïru. Qu’elle possède une sorte de pouvoir métamorphique, agissant sur son environnement, le sol, les cieux, l’eau, la chaleur, etc. Proche – enfin, la plupart du temps, car elle arrivait parfois à influencer des zones à plusieurs kilomètres de l’endroit où elle se trouve, sans que personne ne comprenne ce qui déclenchait pareille manifestation. Ou même s’il en existait une, de raison.

La particularité de l’achronie étant qu’elle influençait l’écoulement même du temps. Étendre celui-ci à l’infini, ou au contraire le contracter au point de menacer les corps d’implosion. Le désordonner, le figer, et surtout, surtout, le remonter. L’idée avait germé dans l’esprit des Radikor presque un mois auparavant – déjà ?! Pourtant, tout s’était passé tellement vite… – : lorsque, à l’issue d’une bataille difficile contre les soldats générés par le stern, l’achronie était apparue sans crier gare, provoquant le repli presque immédiat de l’énergie ennemie. Avant que l’un d’entre eux ait pu lui venir en aide, l’énorme noyau, dans sa course tranquille, avait englouti Marc, à terre suite à un coup d’estoc, la jambe en sang. Tout le monde avait cru que, comme lors des précédentes rencontres avec une achronie, le jeune homme allait finir figé à jamais dans un écoulement temporel distordu, ou exploser dans une gerbe sanglante. Voir disparaître sans laisser de traces, une option revenant par moments.

Pourtant, non seulement le garçon avait été rejeté de la créature, intact, mais quand Zair l’avait retourné, afin de déterminer s’ils venaient de perdre un de leurs meilleurs éléments (idéal pour porter le coup de grâce au moral, songea Tekris, se remémorant l’angoisse et le désespoir qui l’avait envahi en observant son ami, à quelques pas seulement de lui, soustrait à sa vue), ce n’était plus le même Marc qui se tenait à quatre pattes, dans la terre. Ou plutôt, si, vu qu’il conservait se souvenirs et ses capacités d’aujourd’hui. Sauf que son visage se trouvait dépourvu des cicatrices récoltées ces trois dernières années, le charcutage de sa jambe compris. Tout comme son armure légère (il n’avait jamais eu la force d’en porter une intégrale, comme la plupart de ses camarades) paraissait désormais presque neuve.

Le deuxième détail surprenant fut qu’au lieu de repartir dans un fracas digne de fin du monde, l’achronie était restée presque immobile, dérivant doucement sur le champ de bataille. Assez passive pour que Zair l’emprisonne dans une bulle de kaïru, merveilleux réflexe. Relier cette tranquillité inhabituelle à la brusque descente d’énergie intérieure de Marc n’avait été qu’un pas rapidement franchi, d’autant plus quand, deux jours plus tard, l’achronie s’était mise à grignoter sa prison. Jusqu’à maintenant, la maintenir en place, bien cachée dans les souterrains de la ville, nécessitait un équilibre et des rattrapages de bêtises de justesse assez conséquents, mais pour la première fois, les Radikor avaient eu une piste. Quelque chose de plus efficace qu’apprendre à maîtriser en accéléré des techniques ancestrales, presque perdues à force de temps, pour repousser tant bien que mal le stern. Zane avait d’abord pensé à utiliser l’achronie comme une arme : après tout, si elle permettait de ramener les choses à leur état d’antan, les soldats du stern ne les vaincraient désormais plus, eux qui ne vivaient que dans l’instant. Plus mesurés, Zair et Marc avaient continué à expérimenter les possibilités de la créature, plus prudents à mesure que les innombrables potentialités se révélaient à eux. Et tout aussi conscients qu’un jour, Marc, seul capable de se charger de cette mission sans subir de contre-coup permanent, ne pourrait plus apporter à l’achronie l’énergie dont elle se nourrissait pour rester stable.

Jusqu’à ce qu’un beau jour, sans comprendre d’abord pourquoi, Tekris ne se lève en songeant que cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas vu le bâton de combat de Zane. Avant de se rappeler que son ami n’avait jamais détenu d’arme de ce genre, bien plus affectueux des épées, poignards et fouets acérés. Quand il s’en était ouvert à ses coéquipiers, chacun avait eu la surprise de constater qu’ils partageaient tous un souvenir semblable, trop habitués à vivre dans le présent pour s’inquiéter d’un détail du passé : un bâton de combat, surgit de nulle part au beau milieu du passage de Marc quand ils étaient encore adolescents, et réquisitionné d’office par Zane. Légèrement plus autoritaire à l’époque. La raison d’une pareille bizarrerie finit par être découverte : la veille, lors d’une phase de test nécessitant une quantité importante d’énergie, Zair, fâchée de n’obtenir aucune réaction de l’achronie, avait tenté de la stimuler d’une manière plus physique, empruntant un bâton de combat confisqué à cause de bagarres intempestives à cet effet. Et devant le lâcher en catastrophe si elle ne voulait pas, à l’instar de l’arme, finir totalement absorbée par la créature.

Sauf qu’un problème demeurait : le bâton de combat, victorieusement transporté dans le passé, n’avait jamais atteint leur époque, pour une raison ou pour une autre. Tout comme le livre suivant, le sac de billes, la casserole n’avait jamais atteint leurs souvenirs, mais le chiot si (Zane, qui une nouvelle fois à l’adolescence avait récupéré l’animal, peina à se remettre de la peine d’un chien qu’il se rappelait impitoyablement avoir aimé, mais sans connaître la sensation de l’avoir tenu une seule fois dans ses bras).

Dans un grognement agacé, le colosse se retourna, glissant un bras sous sa tête, les entrailles nouées. Divers expérimentations et autres charabias auxquels il ne s’intéressait, jusque-là, que dans la mesure où ils pourraient trouver une solution, ne suffiraient guère à la fois à le rassurer sur une éventuelle réussite, et ôter l’amertume de fuir le combat en laissant tous les siens derrière lui.

Vaincu par son impuissance, Tekris finit par s’endormir lourdement, d’un seul bloc.

Lorsqu’il ouvrit de nouveau les paupières, groggy de n’avoir quasiment pas dormi, il se redressa lentement sur son lit, une main soutenant sa nuque fatiguée. Évidemment, un autre cauchemar semé de morts, de hurlements de douleur et de défaites cuisantes, histoire de changer ses habitudes, trop atroce pour que son cerveau puisse accepter plus longtemps cet ersatz de repos.

Un cri de terreur pure résonna brutalement, de l’autre côté de la cloison, figeant le colosse. Juste après, l’alarme retentit dans l’ensemble de la ville. Stridente, comme toutes, mais, pour la première fois, elle ne s’arrêta guère une fois lancée.

Une invasion ! Le signal qu’il craignait chaque jour de sa putain de vie d’entendre ! Et il fallait justement qu’il retentisse en pleine nuit !

Il s’extirpa en catastrophe de son lit, s’emparant de l’imposante hache à double-tranchant, posée contre le montant de chêne, qui ne quittait jamais vraiment son propriétaire. Au même moment, une violente explosion retentit, le forçant à s’accrocher au rebord de son armoire pour ne pas tomber à la renverse. L’air, en un clin d’œil, se retrouva saturé de poussière brûlante et d’une odeur nauséabonde, le mur maintenant autrefois la porte de sa chambre réduit à l’état d’ouverture béante. Dès que les secousses furent suffisamment faibles pour lui permettre de tenir debout, Tekris se redressa, essuyant machinalement le sang de son bras, là où un éclat l’avait atteint. Les cris ne cessaient pas, et ils redoublèrent encore davantage au moment où le soldat du stern franchit le seuil décapité. Son visage, sans cesse mouvant, indiquait une créature dématérialisée, qui s’effriterait au premier coup porté pour réapparaître plus loin, quand il ne s’attendrait pas à la voir surgir. Elle s’attarda une fraction de seconde sur le lit vide, son armure lourde n’émettant pas le moindre son.

Une terreur sourde s’empara du colosse, alors que la chose balayait rapidement la pièce du regard, tétanisant ses membres, le picotement de larmes contenues brouillant sa vue. À demi dissimulé derrière le meuble, Tekris avait désormais tout le loisir d’observer ses traits se fixer enfin, alors que son regard se posait sur eux. Il pouvait observer les traits que prenait la Mort à ses yeux.

Conscient que s’il attendait une seconde de plus, la peur prendrait définitivement le pas, Tekris s’élança hors de son abri inutile, poussant un hurlement destiné à l’encourager, plus qu’à effrayer son ennemi. La chose para le premier coup, levant les mains dans le but de lui asséner une déflagration d’énergie mortelle, mais elle ne fut pas assez rapide pour esquiver le revers.

La créature éclata en une myriade de volutes de fumée, s’éloignant de quelques pas. Mais au lieu d’attendre une ouverture propice, comme à son habitude, elle se précipita sur Tekris, seul son visage de ténèbres s’offrant à la vue du combattant.

D’un bond, il se retrouva dans le couloir, invoquant d’une main une onde de choc. Une attaque rapide, particulièrement efficace pour repousser son ennemi. Pas assez pour le vaincre cependant.

Un ciel étoilé, se teintant progressivement de soufre à mesure que les bruits du combat montaient à ses oreilles, l’accueillit narquoisement. La gorge sèche, Tekris resta paralysé devant le spectacle s’étendant désormais devant ses yeux. En contrebas, les bâtiments n’étaient plus, pour la plupart, que ruines, des pans entiers de murs, quand ce n’était pas l’entièreté de la demeure, effondrés. Des départs d’incendie apparaissaient partout dans la ville, alors que des combattants, vêtus uniquement de leur tenue de nuit pour la plupart, quelques-uns, de garde peut-être, ayant eu la chance de conserver leurs armures, luttant de pied ferme contre les créatures de stern, partout, peu importait où il posait le regard. Les artisans travaillant d’arrache-pied sur l’esplanade principale gisaient dans leur presque totalité à terre, le nez dans une flaque sombre, que Tekris ne put associer qu’à une chose.

Son souffle se bloqua dans sa gorge, quand il vit l’un des mur d’enceinte, censés protéger le peuple encore survivant, pulvérisé, réduit à l’état de gravats projetés sur la lande dévastée entourant la ville. Non ! Tout mais pas ça ! Pourquoi fallait-il que ça arrive maintenant ?!

Un grondement sourd résonna dans son dos. Alors qu’il se retournait, arme levée, prêt à se lancer à l’assaut de la créature remise sur pieds, le souffle d’un torrent de flammes ébènes fouetta son visage, s’enroulant, vorace, autour de la silhouette fantomatique. Elles dévorèrent allègrement son corps d’énergie, incapable de se dématérialiser sous l’assaut de corruption recouvrant la forme pure du feu. Une poigne puissante s’empara de son épaule, le forçant à se retourner.

– Par tous les diables, grogna Zane, une large estafilade courant de son front à sa mâchoire, dis-moi que toi, tu n’es pas blessé !

– Non, je… (une seconde passa, durant laquelle Tekris s’efforça de reprendre son souffle) Je crois que je suis entier. À nous deux, on peut…

– Non, Tekris. Suis-moi, avec ce que je viens de lui envoyer, il ne pourra pas se relever avant un moment !

Craignant de mal entendre, le colosse le fixa étrangement, incertain de la conduite à adopter. Ce devait être la première fois, ou presque, que Zane refusait le combat d’une manière ou d’une autre.

Devant l’onyx terne de ses pupilles, habitées d’une résignation douloureuse, Tekris comprit qu’il valait mieux ne pas insister. Peut-être qu’en le raisonnant, sans en avoir l’air, il pourrait pousser son coéquipier à repartir à l’assaut. Zane repartant au pas de course en sens inverse, il le suivit promptement, la colère d’entendre les appels de désespoir tout autour sans venir en aide d’aucun.

– Comment est-il entré ? souffla-t-il juste assez fort pour être entendu.

La réponse fusa, instantanée, le glaçant alors qu’il comprenait que non, il n’existait plus aucune issue.

– Trahison ! Il, ou elle, ont attendu que le tour de Zair de maintenir les boucliers s’achève, pour les baisser volontairement ! De là, ces enfoirés ont probablement ouvert l’une des portes extérieures !

– C’est impossible…

– Va le dire aux cadavres !

La hache du colosse vola en direction de son ami, Zane s’écartant sans poser de questions, avant de s’encastrer avec fracas dans le corps d’une créature de mort. Le vert leva la main, rageant de n’avoir pas réagi plus vite, et envoya une nouvelle salve brûlante sur l’immondice, engloutissant dans l’assaut trois de ses comparses. Deux d’entre eux s’effondrèrent sous leur propre poids, vaincues, tandis que leurs jumelles s’évanouissaient, stagnant dans le couloir en attendant, cette fois, le moment propice pour se matérialiser à nouveau. Peu désireux de s’ajouter à la liste des victimes, Tekris continua sa course, récupérant au passage son arme. Il s’arrêta juste à temps pour ne pas heurter son vis-à-vis, une main posée contre le parquet noirci.

– Alors quoi ? Le traître, la traîtresse, fait partie de nos combattants ?! De nos sorciers ?

– C’est la seule explication. Recule ! fit sèchement Zane.

Connaissant la vélocité de l’homme à lancer ses attaques, le colosse sauta en arrière, surveillant les alentours au cas où d’autres créatures viendraient à tenter de les surprendre. Pourtant, au moment où la décharge de kaïru lancée par son coéquipier frappa le sol, il ne put que mettre un genou à terre, plaquant les mains sur ses oreilles alors que le bois déchiqueté émettait un gémissement douloureux.

Il se mit à tousser comme un perdu, clignant des paupières afin de dissiper les volutes occultant sa vue.

– Zane, tu ne crois pas qu’il y avait assez de dégâts ? finit-il par demander, observant sans vraiment comprendre le puits qu’il venait de créer, la poussière soulevée l’empêchant d’en distinguer le fond.

– Ça devrait suffire à nous mener jusqu’aux souterrains, se contenta de répondre Zane. Si je ne me trompe pas, le couloir menant à l’achronie se trouvera dans les parages. Dépêche ! termina-t-il, prenant appui sur les lattes rompues pour sauter à l’étage inférieur.

– Qu’est-ce que tu comptes faire ?! l’interrogea Tekris, le rejoignant en un bond.

– Tout ce que je peux encore. Zair a réussi à bloquer l’infiltration d’énergie, mais elle ne tiendra pas. Quant à Marc, il… est trop loin pour nous aider, marmonna l’intéressé comme pour lui-même. C’est ce soir ou jamais.

– Attends, de quoi tu parles ? Tu ne penses pas à l’achronie, j’espère ?

– Nous avons une mission, et si nous voulons l’accomplir, il va falloir bousculer nos plans. Si le stern a pu envoyer des assassins droit sur nous, il doit aussi connaître son emplacement. Il va essayer de la détruire, Tekris ! Et avant que tu ne me dise qu’avec ce trou, ils vont nous rattraper encore plus vite, je te répondrai que tu ferais mieux d’activer le mouvement!

– Mais comment on va faire pour déclencher son pouvoir ?! Seul Marc détient assez d’énergie pour enclencher la distorsion temporelle, et s’en sortir indemne !

– Je m’en chargerai.

– Tu n’y arrivera pas, lâcha immédiatement Tekris.

– Bien sûr que si. Ce sera juste la dernière chose, ou presque, que je ferai. Avec retrouver les traîtres et les immoler, histoire de leur faire comprendre que personne ne s’en prend à mes affaires sans en subir les conséquences.

– C’est ce que je dis, tu n’y arrivera pas ! Arrête de jouer sur les mots !

– Alors quoi ? Je devrais échanger ma place avec le premier venu ? Que j’envoie quelqu’un se faire dévorer par l’énergie à ma place, c’est ça ?

Tekris ne sut quoi répondre, la plante de ses pieds entrant subitement en contact avec le calcaire, râpeux, recouvrant les couloirs des souterrains, courant sur des dizaines de kilomètres de long. Une boule se forma au creux de sa trachée, refusant de se dissiper en dépit de ses déglutitions pénibles, alors qu’il continuait de suivre, mécaniquement, son coéquipier.

Il était de toute manière trop tard. Un instant plus tard, Zane tournait la roue, presque aussi grande que lui, maintenant la porte blindée derrière laquelle était maintenue l’achronie, s’escrimant avec force grognements d’effort. Quelques secondes plus tard, il ôtait déjà les verrous cadenassés à l’aide de la clé qu’il portait en permanence autour du cou. Pour gagner du temps, lui aurait pu utiliser sa jumelle, le métal froid s’imprimant douloureusement sur la poitrine du colosse, là où elle reposait. Au moins aurait-il fait autre chose que rester planté là, à observer Zane mettre en place les dernières bribes de leur espoir.

Mais la vérité était qu’il n’avait aucune envie de pénétrer dans cette pièce ! Il ne voulait pas non plus que Zane y entre, qu’il parvienne à ses fins ! Tout comme d’un autre côté, il ne souhaitait qu’une chose : que tout cette histoire se termine, et vite. Réussir ce qu’il repoussait depuis longtemps déjà. Parce que c’était son devoir de s’échapper de ce traquenard, et porter en soi la mémoire de tous ceux restés derrière lui. Parce que cela valait mieux de s’accrocher à n’importe quoi, que d’abandonner définitivement sans rien tenter. Parce qu’à bien y réfléchir, frissonnant dans ces souterrains humides, mal éclairés car personne ne pouvait s’occuper d’allumer les torches, ses dernières réticences tombant les unes après les autres à mesure qu’il saisissait l’ampleur du désastre qui les guettaient, il préférait être celui qui porterait la souffrance du souvenir, alors même qu’il s’en voulait affreusement d’être celui qui peut-être survivrait. Qu’il se sente prêt ou pas à assumer cette charge.

Elle était bien là. L’achronie, à cinq, six, sept ? Mètres d’eux, immense noyau d’énergie tourbillonnante, tout juste assez compacte pour mériter le nom de structure. Quelque chose comme trois mètres de haut, au moins autant de large, sa surface d’un doré fluctuant. De près, on distinguait des milliers de petites particules évoquant autant de grains de sable, glissant à la périphérie pour s’enfoncer à nouveau dans les profondeurs opaques, invisibles pour l’œil nu. Par moments, les particules s’aggloméraient, formant des figures complexes, de simples lignes tracées à main levée, avant de se diviser en des dizaines de minces segments freluquets, se disloquant afin de retourner à l’immensité de la carapace. Rien qui ne ressemblât réellement à de la matière organique, ni même supposait que la chose qui se tenait devant lui était vivante. Et plus encore, rien qui ne lui donnait envie de se jeter dedans tout entier.

Malgré lui, Tekris recula. Se ressaisit, avança de nouveau.

Sur sa droite, Zane a fini de refermer la porte blindée, et se positionne à la périphérie de la cordée délimitant une large zone autour de l’achronie. Tekris ne put s’empêcher de sourire à la vue de ce dispositif, censé éviter toute blessure si jamais le noyau d’énergie débordait, et pourtant d’un manque de sécurité évident. Personne, cependant, n’avait cherché à remettre en cause cette organisation, ni à la renforcer. Peut-être parce que tout le monde savait que si jamais l’achronie cherchait à s’échapper, rien ne saurait l’en empêcher, quoi que l’on fasse.

– Dis donc, t’as fini de lambiner ? Je ne risque pas la peau de mes inestimables fesses juste pour te regarder béer comme un imbécile !

Hochant la tête, brutalement revenu à la réalité, Tekris enjamba sans effort la cordée, marchant jusqu’à se retrouver à hauteur de la créature, ondulant lentement sur elle-même. Sa rotation, doucement paisible, paraissait presque incongrue au regard du massacre que le colosse savait se dérouler à peine un étage plus haut.

Derrière lui, la lueur écarlate, veinée d’onyx, caractéristique du kaïru intérieur de Zane, envahit brutalement l’espace, envahissant la pièce d’un réseau d’énergie se tenant à distance de l’achronie, jusqu’à former un enchevêtrement étroitement serré, dont chaque partie s’unissait à une autre dans un tressage complexe, aussi solide que l’homme pouvait le construire dans le temps qui lui était alloué. Construire un maillage parfaitement stable, structuré mais étendu, était impératif pour ne pas se retrouver englouti par l’achronie avant d’avoir pu mener à bien leur projet suicidaire. L’ensemble, une fois efficacement retenu par Zane, fusa, entourant le noyau doré. Une faible pulsation troubla sa surface parfaitement lisse, le kaïru convergeant progressivement en direction de la forte dépense d’énergie en un anneau sablonneux tournoyant, irrésistiblement attiré.

Un instant avant de concentrer son pouvoir sur l’achronie, Zane braqua son regard dans celui de son coéquipier, lui indiquant d’un geste saccadé qu’il ne pouvait plus reculer. Une déflagration sèche heurta brutalement la porte blindée, accompagnée d’un concerto de cris qui n’avaient rien d’humain, alors que Tekris effleurait du bout des doigts la surface de la créature.

Au dernier moment, indécis, le combattant se retourna vers son coéquipier, les mots se bousculant sur ses lèvres sèches sans ordre précis. Seul un début lui venait, incertain, sans trop réfléchir à ce qu’il pourrait bien ajouter ensuite.

– Zane, je voulait te dire… commença-t-il, précipitamment.

– Je sais, le coupa Zane, se forçant à lui renvoyer un sourire crispé. Tu me diras ça quand on se reverra.

Puis, son visage se tordit sous la douleur, alors que l’énergie d’or de l’achronie entrait en contact avec la sienne, remontant le long de ses bras en laissant dans son sillage des sillons acides, nécrosant puis rajeunissant la peau à sa portée, avide de nourriture capable de la stabiliser davantage. L’hématome sur son coude se réduisit à une tâche à peine visible, avant de s’élargir tout aussi rapidement, s’étalant exponentiellement sur la chair claire. Incapable de supporter plus longtemps cette vue, Zane mordant sa lèvre au sang pour s’empêcher de hurler, de toute la force de ses poumons, Tekris plongea tout entier dans le noyau, retenant par un réflexe stupide sa respiration. Le cocon d’or se tordit, prenant la forme d’un cylindre, avant de se changer en œuf, optant finalement pour une sorte d’étoile aux branches ondulantes, emportées par un centre entraîné par sa propre gravité. Un sifflement de sourdine monta de l’achronie, se généralisant à l’ensemble de la pièce, et puis ce fut le silence, un long moment, si long que Tekris se demanda s’il avait seulement quitté les souterrains.

La première sensation qu’il put identifier clairement, dans l’amalgame de sentiments et de chocs impossibles qui le secouaient en tous sens, fut d’avoir plongé dans un bassin d’eau gelé, se solidifiant tout autour de lui jusqu’à compresser ses os jusqu’à la rupture. Alors qu’une luminosité éclatante, insoutenable, se répandait sur sa peau, l’absorbant par portions avec la régularité d’une scie à métaux, le forçant à fermer les paupières, la souffrance éclata sous son crâne. Par fierté, orgueil mal placé, il lutta pour rester éveillé, savoir où il atterrirait si leur tentative échouait – peut-être, dans ce cas, l’endroit qui l’emprisonnerait aurait une sortie, quelque chose pour lui permettre de reprendre sa route ?! –, ou même en apprendre un peu plus sur le fonctionnement de l’achronie !

Il y réussit, une poignée de secondes, le temps qu’il fallut pour que son esprit, en écho à son corps martyrisé, rongé parcelles par parcelles, choisisse de sombrer pour ne pas perdre la raison.

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