Personne ne répond

Chapitre 1 : Personne ne répond

10198 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/07/2022 19:13

Personne ne répond


Cette fanfiction participe au défi d’écriture du forum de Fanfictions.fr : Quelques gouttes d’OS dans l’océan (mars-avril 2022), en Deuxième Chance.


Un petit jour sale se leva, des bourrasques de rage divine secouant les cieux, au risque de faire chavirer le lourd navire, petite ombre seule parmi les traînes blanches qui s’étendaient à perte de vue. L’océan s’agita en de furieuses ruades. Des gifles d’une puissance rare plaquèrent les occupants du bateau contre ses parois, chacun empoignant la corde, la rampe ou les planches détrempées à sa portée afin de ne pas passer par-dessus bord.

Par chance, l’embarcation tint bon, et parvint à conserver une ligne de flottaison suffisante pour continuer à se maintenir hors de l’eau. Contrairement à d’autres qui privilégiaient des navires rapides, mais incapables de naviguer plus de quelques jours faute de place, les Hysiens étaient capables de construire des voiliers massifs, donc lents, mais assez solides pour résister aux caprices de l’océan déchaîné, oscillant doucement là où d’autres se seraient écroulés à la première rafale un peu insistante. Et nombre de bourrasques emportèrent les hommes par-dessus les bastingages, l’écuma broyant dans ses mâchoires mousseuses les imprudents rafiots aventureux qui n’avaient su se préparer. La contrepartie, cependant, de ce type d’embarcation, résidait en ce que rien ni personne ne pouvait l’empêcher de se retourner, quand une vague assez puissante venait le heurter avec assez de violence, dû à sa carrure imposante.

Rien d’étonnant à cette merveille d’ingéniosité marine. Le peuple de Nerea colonisait les mers et les océans depuis la nuit des temps – sa plus grande force militaire restait indéniablement sa marine efficace et ses bateaux légers, capables de couvrir de longues distances en peu de temps, pourvu qu’il y ait assez de fond. S’il lui arrivait de monter son petit hongre, Verln, ou sa jument pommelée Eade, elle préférait sans hésitation sentir le tangage du pont sous ses pieds nus. Quoique ces derniers temps, les températures allant de fraîches à glaciales ne lui permettait pas de se laisser aller à ce petit plaisir.

D’une oreille distraite, elle écouta la voix apaisante de Thera, sa sœur aînée. Contrairement à elle, rousse à la crinière flamboyante, cette dernière possédait une chevelure d’ébène qui tombait jusqu’à ses omoplates, et tranchait avec son regard sinople. Pourtant, ce n’était pas ces critères, qui en faisaient une femme convoitée – enfin jusqu’à son mariage – que Nerea enviait, mais plutôt sa grande taille, à peine plus petite que les plus imposants des hommes de son peuple.

– Pourtant, et même si leurs clans se haïssaient du plus profond de leur cœur, il n’existait aucune menace assez terrifiante, ni d’obstacle qu’ils puissent franchir, capable d’empêcher les deux jeunes gens de s’aimer et de se retrouver. Aussi, profitant du sommeil des leurs, chacun prenait une barque magique, qui les guidait vers leur âme sœur pourvu qu’ils en prononcent le nom.

Une histoire d’amour, évidemment…

Pourtant, apaisés par les contes qu’inventait Thera, bercés par celle-ci, Héméra ou Aphaïa, les enfants ne montraient aucun signe de peur.

À l’arrière, Agôn tenait d’une main ferme le gouvernail, attendant les instructions de Nerea sur la route à emprunter. Encore indécise, elle retourna à ses appareils de calculs, consciente qu’il lui faudrait bientôt prendre une décision. Un rôle dont elle se serait bien passé, se sachant meilleure exécutante que chef de cortège. Pourtant, ses trente-deux ans la propulsaient doyenne des derniers survivants de la petite troupe, à l’exception de leur navigateur Agôn, vingt ans plus vieux. Mais celui-ci avait été recueilli un peu trop tard, suite au naufrage de l’Eustos, le plus gros navire de la flotte qui se réduisait maintenant au seul navire qu’ils partageaient tous ensemble. Aussi Nerea avait-elle déjà été implicitement désignée comme dirigeante, bon gré mal gré, et Agôn s’était plié sans protester à une hiérarchie qui ne le dérangeait guère.

Le fait que Saraya soit sa mère avait sans aucun doute favorisé l’élection de Nerea à ce poste.

La mer revêtit une apparence zinzoline et sombre, les traces laissées par le navire disparaissaient dans ses profondeurs, englouties par des créatures auxquelles aucun adultes censés ne devraient croire. Des racontars destinés à effrayer les enfants. Pourtant, tout le monde sans exception regardait par-dessus son épaule, scrutant une poignée de seconde les flots menaçants, avant de retourner à ses activités, bêtement rassuré.

Si tout se passait comme prévu, songea Nerea, un doigt suivant les lignes ambrées tracées sur sa carte, dans trois ou quatre jours les terres d’Hysmine, là où tout le monde la connaissait. Cela faisait bien six années qu’elle n’était revenu en ces lieux. Qu’est-ce qui serait changé, immuable ? Reconnaîtrait-elle, progressant plus en avant du port, les lieux où elle avait grandi ? Sa mère et son père allaient-ils bien, étaient-ils seulement en vie ? Thera, lors de son arrivée dans les contreforts des Monts Naufragés, lui avait assuré que de ce côté-là rien ne devait l’inquiéter : Saraya conservait son caractère inflexible, et son époux se contentait de sourire avec tendresse, apaisant si besoin sa moitié de sa voix de basse.

Mais Thera résidait avec elle depuis presque trois ans. Beaucoup de choses pouvaient se métamorphoser en si peu de temps. Ou rester à leur place.

En attendant, ils devraient croiser les premières terres colonisées par les Hysiens, et pouvoir se ravitailler comme il se devait en attendant d’atteindre leur véritable destination. Il restait dans les cales encore quelques bêtes, capables de leur fournir la nourriture nécessaire jusqu’à la prochaine étape, mais Mieux valait ne pas tenter le diable. Et puis, les enfants avaient besoin de se reposer un peu, après des semaines passées sur les eaux rageuses, à tressaillir au moindre roulis qui les bousculait sur leurs jambes, encore mal assurées sur le pont d’un bateau. Après les expéditions dans les montagnes et l’expansion du territoire d’Hysmine, les côlons installés sur les lieux nouvellement conquis avaient donné naissance à une génération de petits certes doués pour la grimpette, et ce dès leur plus jeune âge, mais, au contraire de leurs aînés, l’océan et ses merveilles leur restait inaccessibles une large partie de leur vie.

Aussi, l’exil forcé des jeunes composait certainement la plus grande épreuve de leur existence. Enfin, jusqu’ici. Au moins la plupart avaient cessé de vomir leur tripes.

Nerea posa un regard attendri sur la fillette que portait Thera sur ses genoux, l’une des plus âgées du groupe de bambins. Dents serrées, mains plaquées contre son ventre, Galène luttait pour conserver un semblant de stature impérieuse, levant vers le haut son petit menton volontaire. Malgré ses six ans, la petite avait un orgueil fort développé, et refusait d’admettre que, si ses compagnes et compagnons maîtrisaient à peu près leurs estomacs, elle continuait à ne pouvoir ingérer que de faibles quantités de nourriture.

Le paradis d’enfance de Nerea, ce fut pourtant l’océan.

Elle aimait le vent violent sur ses jambes nues, qui menaçait de la jeter à bât sur le pont quand elle ne tenait que par miracle sur ses jambes potelées. Les silhouettes imposantes des falaises autour des criques de roches grises, ambres, parfois couleur rouille même, desquelles les enfants n’avait pas le droit de s’approcher – une précaution que ni elle, ni ses sœurs ne respectaient vraiment, obéissant au bon vieil adage du « pas vue, pas prise ». Le grondement sinistre de l’autan mugissant au creux des grottes qui piquetaient les parois escarpées d’un kaléidoscope d’ombres indistinctes, propices à faire naître les légendes les plus farfelues au creux des caboches des têtes blondes assemblées en cercle autour de la bouche béante.

Un de ses défis préférés, naïf, consistait à s’approcher le plus près possible de l’entrée de la grotte pour prouver sa valeur, avant de fuir à toutes jambes quand les rugissements furieux reprenaient de plus belle. Les filles de Saraya étaient réputés pour leur caractère bravaches, et Nerea s’enorgueillissait de s’être aventuré d’un pied entier sur le sol mouillé par les embruns. Record qui ne tint que jusqu’à ce que sa sœur Igdys, avide à se hisser en tête de podium (qu’il s’agisse de montrer son courage ou éplucher le plus vite les pommes de terre), ne se décide à la vaincre en duel singulier. Nerea avait bien boudé, oh, trois jours avant de n’exprimer qu’un dédain outré pour l’importune – qui, pour son malheur, conta son exploit un peu trop près des oreilles de leur mère.

Elle aimait aussi le chlouf-chlouf des vagues heurtant les récifs alentours, si fort qu’elle crut parfois en devenir sourde. Se jeter dans leurs rondeurs bleuâtres pour se laisser porter par les vaguelettes. Oui, d’aussi loin qu’elle se souvenait, l’océan avait été synonyme d’heures de jeux intenses, de pêches à la crevette ou aux œufs d’eiders qu’elle gobait souvent tièdes, ne rapportant à la maison que les plumes du nid.

– Quand est-ce qu’on arrive ? questionna Biar de sa voix fluette, levant son regard sombre vers les adultes, à la recherche d’une vraie réponse.

– Bientôt, sourit Héméra malgré la pâleur de ses joues. Tu vois le grand tumulus, là-bas ?

Le petit tordit le cou, la peau rougie par les flocons mordant la moindre parcelle à sa portée. Imité de ses compagnons de jeux, il opina vigoureusement du chef, incapable de se détacher du gigantesque monticule. Installé sur un récif presque minuscule en comparaison de sa majesté grave, seule construction visible à des kilomètres à la ronde, la suprême beauté du marbre gris qui le composait inspirait un silence presque religieux à l’équipée. De longues minutes durant, personne ne prononça un mot, Agôn dirigeant le navire de manière à s’approcher le plus possible sans finir happé par les courants traîtres, favorisés par les récifs disposés irrégulièrement alentour. Même Nerea, moins sensible que d’autres à l’histoire de ce monument, dut admettre que sa solennité l’impressionnait.

Seul un enfant daignerait briser la bulle respectueuse qui s’était formée, poussé par sa curiosité, plus forte que tous les recueillements d’adultes.

– Qu’est-ce que c’est, maman ? chuchota Galène, qui s’extirpa des couvertures pour glisser sa main gantée dans celle de la rousse.

L’intéressée lui dédia un sourire rassurant, refermant ses doigts autour des siens. Par les dieux qu’elle était petite, même pour une enfant de six ans ! Si fragile que la rage de l’océan pourrait la balayer d’un revers de son bras d’écume, sans peut-être s’apercevoir que quelque chose habitait le domaine mis à sac.

– Autrefois, c’était un site sacré pour les nôtres. Hum… En gros, bien avant que les Mac Aznar, les fondateurs de nos royaumes, se soient installés ici, le plus aventureux d’entre eux, Blàs Mac Aznar, décida que les quelques champs possédés alors ne lui suffisaient plus.

– Blàs comme le prince ? balbutia Biar, front ridé sous la concentration.

– Même qu’il avait vu des gens sans kaïru ! cria avec entrain Hédonée, ravie d’exposer ses connaissances.

Fâchée que l’histoire se trouve interrompue, Galène lui tira la langue, son amie répondant par un large sourire dévoilant le trou remplaçant son incisive, tombée trois jours plus tôt.

– Ça n’existe pas d’abord ! Le kaïru c’est vi-tal, donc tout le monde est avec kaïru !

– Si, c’est maman qui l’a dit !

– Si vous ne vous calmez pas immédiatement, vous n’aurez pas la fin de l’histoire, intervint Thera, les mains glissée sous les aisselles d’Hédonée pour l’empêcher d’aller se battre.

La menace eut l’effet escompté, les fillettes râlant pour la forme, avant de retourner se coller l’une à la grande amie de son père, l’autre contre la jambe de sa mère. Nerea passa sa langue sur ses lèvres, puis roula la carte, qu’elle ne quittait plus depuis un moment, qu’elle passa à sa ceinture. Le temps de sortir des îles Ouranos, il lui restait une heure, maximum, avant de devoir annoncer la suite de la route à Agôn. En cette saison les glaces hiémales dériveraient le long du canal principal menant à Hysmine, et ils ne pouvaient se permettre d’être autant ralentis, voir bloqués dans les icebergs. Mieux valait tenter un détour par les terres Céto, en dépit des créatures que les légendes attribuaient comme enfants à la déesse, moins engorgées. Et surtout, comme elle l’avait prévu auparavant, plus d’Hysiens avaient colonisés ces terres, et seraient susceptibles de leur fournir vivres et vêtements neufs. Si le vent se maintenait, trois ou quatre jours pourvoiraient à ce qu’ils rejoignent les premiers avant-postes.

Il ne restait plus qu’à espérer que l’ascendance de Nerea et de Thera soit suffisante pour endormir la méfiance suscitée par leur statut de réfugiés.

Était-ce le bon choix ? Ou, plus clément que les années passées, l’hiver ménagerait-il un espace suffisant dans le canal pour que la massive embarcation puisse se faufiler entre ses dangers.

– Oui, Blàs est aussi le nom de notre prince, reprit finalement Nerea, quittant le bastingage pour venir s’asseoir parmi les enfants.

Neuf petites têtes, de brunes à châtain foncé au roux cuivré de sa fille, se mirent à la fixer. À l’exception des bébés, occupés à se réchauffer dans les bras d’Héméra. Sans enfants, la domestique de Thera reportait son affection sur tous les petits qui l’entouraient. Galène, Biar, Hédonée, Béroée, Adras, Nilos, Elétée, Hespéris et Chimone, les quatre derniers frères et sœurs, petits-enfants d’Aphaïa. Leur seule famille depuis que leur mère, malade depuis la naissance de son unique fils, refusait de se lever avant même qu’ils quittassent les côtes des Monts Naufragés. Allongée à l’écart, elle observait les flots sans les voir, marmottait entre ses dents des psalmodies macabres que Nerea cessa d’écouter depuis longtemps.

Quant aux autres, leurs parents étaient, pour la plupart, sur les six autres vaisseaux qui composaient la flotte à l’origine. Nerea et les quatre autres adultes ne cessaient de les rassurer en prétendant que leurs familles les rejoindraient à Hysmine, la destination finale de tous et toutes, mais la vérité était qu’ils n’avaient aucune idée de l’endroit où les embarcations avaient dérivées, ni si, au contraire de l’Eustos, tous ne nourrissaient pas les monstres marins.

Sauf qu’aucun adulte n’eut le courage, jusque-là, de révéler les craintes qui les habitaient aux plus jeunes. Ce n’était pas le moment de les traumatiser encore davantage, se répétait Nerea pour cacher sa lâcheté à son propre œil interne. Fuir en catastrophe des montagnes était suffisant pour qu’ils soient préservés, au moins le temps d’atteindre les côtes. Et puis, peut-être retrouveraient-ils quelques visages connus là-bas.

– Blàs – notre ancêtre – décida alors d’embarquer, avec ses plus proches amis, pour découvrir des terres nouvelles. Mais durant une tempête, la plus violente que vous puissiez imaginer, seul son bateau, guidé d’une main de maître par son épouse Méroé qui tenait la barre, et Blàs qui indiquait le chemin à prendre, s’en tira sans dégâts. Avide de continuer son exploration et trop impatient pour attendre la fin des réparations, il décida de continuer son chemin, promettant à ses compagnons que s’il trouvait un endroit favorable il créerait un signe si impressionnant que personne ne pourrait le manquer.

Un vent violent se leva, charriant des nuages noirs qui gonflèrent les voiles, tendues comme un ventre de femme enceinte. Agôn crispa les mains sur le gouvernail, sans que son visage ne trahisse l’étendue de l’effort fourni. Peut-être n’était-ce pas si inquiétant… Sinon, il aurait eu davantage de réaction…

– Mais trop impétueux, il ne sut voir les signes avant-coureurs d’une catastrophe. Les jours suivants se montrèrent calmes, juste ce qu’il fallut pour le mettre en confiance. Et au moment où l’équipage relâchait sa vigilance, vlan ! Ce qu’il avait cru être un sacré grain, et qui avait poussé ses amis à accoster, n’était rien comparé à ce que lui et les siens subirent. Ils dérivèrent des jours entiers, parvenant miraculeusement à éviter les glacier de plus en plus nombreux. C’est le matin du huitième jour que Méroé, raide à force de se crisper sur la barre, aperçut au loin une forme sombre…

– Le tu-mu-lus ? demanda Hédonée, captivée.

– Pas encore. C’était une néréide immense, à la queue aussi grande que notre navire, au ventre d’un bleu lumineux, si brillant qu’elle crut d’abord à une apparition divine !

– Y’a des bnéréides ? s’excita Galène, bien plus intéressée par l’océan maintenant.

– Justement, normalement non ! C’est pour ça que Méroé pensa d’abord être devenue folle, à cause de la tension nerveuse. Mais lorsqu’elle appela son mari, puis le reste de l’équipage, tous virent la même chose. Seulement elle n’était pas une baleine ordinaire, ah ça non ! C’était la Dame… Touchée par le courage des Mac Aznar qui continuaient de braver les flots, elle se rappela son amour perdu, sa chère épouse. Trop entêtée, celle-ci décida un jour être plus puissante que les enfants de l’Océan, et s’en alla prouver sa valeur en annonçant à la Dame qu’elle atteindrait le palais divin des Titans marins. Hélas, personne ne brave impunément les divinités et la force des courants, et l’épousée ne revint jamais.

Toujours sensible aux histoires d’amour qui se finissaient mal, Biar renifla avec conviction.

– Aussi décida-t-elle d’aider nos ancêtres en difficulté. Elle fit barrière de son corps immense (avec les bras, Nerea mima une arche capable d’engloutir leur propre navire), et de sa queue apaisa les courants environnants. Plus encore, elle guida les marins, éloignant les rochers, jusqu’au petit bout de terre sur lequel se trouve le tumulus. Alors là, Blàs et Méroé purent enfin mettre pied à terre avec leur équipage, déchargeant le bateau de toute sa cargaison puisqu’il ne tenait plus que grâce à leur volonté de se battre. Il ne leur restait plus qu’à attendre le retour des leurs… Qui finirent par arriver, eux aussi guidés par la Dame. Alors, pour la remercier, Blàs et Méroé lui firent offrande des meilleurs et des plus rares morceaux de leurs vivres. Mais, généreuse, elle refusa. Désireux de montrer sa reconnaissance, le couple décida de construire un monument à la hauteur de la bonté de la Dame, érigeant avec leurs compagnons le tumulus que vous voyez.

– Comment elle s’appelle en vrai, la Dame ?

– Personne ne le sait, à part son amour perdu. Depuis, cet îlot nous guide et nous indique précisément à quel endroit nous nous trouvons sur l’océan, et nous renseigne sur la route à prendre.

Silencieux, les enfants semblèrent oublier quelques instants leurs angoisses. De toute manière, les nourrissons somnolent par intermittence dans les bras de leurs protectrices. Décidant que l’immobilité ne lui convenait guère, Galène quitta les jambes de sa mère, et s’avança vers la mère de la fratrie, le charme du conte parti dans les tréfonds de sa curiosité. La petite peinait toujours à se concentrer davantage qu’une poignée de minutes sur un sujet en particulier, avant de finir happé par un détail, une réflexion fournie par son imagination. Et pour le moment, les monologues incompréhensibles de la mourante captaient tout son intérêt.

Nerea apaisa les questions qui fusèrent des autres petits d’une tape sur le crâne, rassurée de constater qu’Aphaïa se chargea à la fois de renvoyer la fillette à des occupations de son âge, et de rajouter une couverture sur le corps, déjà presque immobile, qui parut ne pas l’apercevoir. Lorsqu’elle fut parvenu au difficile choix de décider qui, de ceux qui composaient son entourage proche, embarqueraient avec elle sur le navire, Nerea avait longuement hésité. Aussi cruel cela soit-il, son instinct lui murmurait qu’embarquer la mère, dont personne ne lui connaissait de nom, ne ferait que les ralentir, mettant en danger la vie des autres.

D’un autre côté, elle avait assisté aux souffrances qui jalonnèrent la vie de cette femme, martyrisée par son époux, avide d’être père d’un fils qui ne venait pas, même après trois filles et deux fausses couches. Quand Nilos, aujourd’hui âgé de six mois, la mère crut avoir accompli un devoir. En effet, enfin satisfait de son engeance, le géniteur se soûla trois jours durant, confiant la nouveau-né à sa servante, et ne s’occupa plus de son épouse. Prise de pitié depuis qu’elle avait vu cette femme entourée de ses trois filles, malade, Nerea avait refusé de la laisser en arrière. Elle ne se le serait pas pardonné.

Par chance, l’ancienne capitaine du navire ne lui chercha pas chicane, acceptant l’impotente à bord sans plus de questions. D’abord reconnaissante, celle-ci ne parvenait plus à distinguer un visage d’un autre quand sa conscience revenait à la surface. Au point de confondre Agôn avec son ancien époux.

– Capitaine, est-ce que je peux vous parler ? résonna la voix du navigateur.

Nerea sursauta, surprise de l’entendre si proche d’elle. Si son mouvement de surprise fut perçu par l’homme, il ne le montra pas, immobile devant le gouvernail qu’il avait contourné. Elle le remercia intérieurement, le chuintement de ses semelles humides claquant contre les lattes du pont.

– Bien sûr. Je souhaitais justement vous informer de la route à emprunter. La saison est trop mauvaise pour nous permettre d’emprunter le canal principal, et de toute façon il est sûrement fermé à cette époque de l’année. Nous allons contourner les îles pour atteindre les terres de Céto.

– Et pourquoi ne pas longer les côtes, vers le cap à l’extrême sud d’Hysmine ? Le chemin sera plus court, et un peu plus clément.

– Les courant sont traîtres. Nous sommes en équipage réduit, et l’une d’entre nous doit garder un œil sur les enfants. Ce qui fait que vous êtes notre seul navigateur, et trois paires de bras pour manœuvrer l’ensemble du navire. Il est peut-être partiellement automatisé, mais pas autonome.

Le navigateur n’insista pas, se tourna vers les reliefs que le ressac paraît de sillons blanchâtres comme pour y dénicher la solution d’un mystère connu de lui seul.

– Quelque chose ne me plaît pas, souffla Nerea.

– Nous aurions du croiser les premières habitations de colons depuis longtemps, continua Agôn. C’est de cela que je voulais vous parler. Il serait peut-être temps que vous établissiez l’inventaire de nos réserves de nourriture.

– Attendons encore un moment, et si besoin j’en parlerai à Thera, c’est elle qui se charge de la gestion des stocks…

– Nerea ! Viens voir ça ! claironna Héméra, les pans de sa cape voletant autour de sa frêle silhouette.

L’intéressée salua brièvement le navigateur, avant d’accourir auprès de sa compagne. S’il n’y avait pas eu cette intonation particulière de ceux qui, afin de ne pas perturber les plus jeunes, feignait l’intérêt enjoué, son ventre ne se serait pas tordu en un entrelacs nerveux.

– Que se passe-t-il ?

Sans ouvrir la bouche, la jeune femme tendit l’index en direction d’une échancrure de roche, vers le sud-ouest. Un beffroi s’élevait depuis le rivage, symbole des villages d’insulaires. D’autres bâtiments, un peu plus loin, ressemblaient à un croisement entre des fermes et des châteaux de petits seigneurs, capables d’accueillir plusieurs générations sous le même toit tout en ayant les bêtes et autres travaux nécessaires à la survie à portée de main. Mais de trace d’activité, aucune. Si l’absence d’allées et venues entre les bâtiments s’expliquait par les températures glaciales, un feu ou quelconque autre lueur aurait du se trouver allumée au sommet de la tour, afin de guider les navires.

– Peux-tu aller me chercher la longue-vue ?

L’intéressée se mordit la lèvre inférieure, sans pour autant parvenir à masquer son inquiétude, scrutant le visage de sa capitaine. Déçue de ne trouver aucune réponse – mais qu’espérait-elle bien voir dans ses traits ? Excepté la fatigue qui tirait ceux de tout le monde –, la trentenaire s’empara de l’objet réclamé, posé un peu plus loin. Une de ses tresses acajou s’échappa de son chignon, noué à la base de la nuque, produisant un effet comique étrange. Silencieuse, elle fixa les mèches rebelles d’une épingle disposée à la va-vite tandis que Nerea observait le paysage.

Plus inquiétant, l’herbe qui permettait aux toits de conserver une certaine étanchéité ne paraissaient plus entretenus depuis un moment. Plusieurs s’effondraient même sous le poids des pluies, pas assez inclinés lors de leur construction. Et ce n’étaient pas les seuls à souffrir du manque de soins, songea la capitaine devant les fissures qui se propageaient le long du beffroi. Elle descendit l’objectif, s’attarda sur les étables. Les ballots de foin disposés dans les mangeoires étaient détrempées, voir envahis par la moisissure si elle se fiait aux colorations anormales. Sans compter l’anormalité de les voir laissés à l’extérieur. Aucun mouvement ne venait démentir l’impression d’abandon du village.

Non, il y avait bien quelque chose !

Elle s’avança un peu plus, plissant le nez comme si cela lui permettait de mieux voir. Sur la façade du bâtiment principal – la demeure du maître de ces lieux, sûrement –, un amas de fourrure s’agitait au gré des souffles gelés, immobile pourtant quand il se trouvait dépourvu de sollicitations. Un des animaux était parvenu à s’échapper de son enclos malgré la surveillance des humains ? Dans ce cas, pourquoi le clouer à la porte et le laisser pourrir, au lieu d’en profiter pour préparer un repas consistant ?!

Enfin, elle comprit. Ce n’était pas une bête.

Nerea se détourna vivement, l’esprit rebelle à tout examen plus approfondi. Un goût âcre souilla l’arrière de son palais, alors que son corps se penchait au-dessus du bastingage, au cas où elle ne parviendrait à maîtriser la nausée qui lui tordait les tripes. Qui avait bien pu… ?

– Nerea ? Qu’est-ce qu’il se passe ? accourut Thera une fois les enfants confiés à Aphaïa.

Son aînée tendit la main vers la longue-vue, décidée à comprendre par elle-même ce qui perturbait tant sa compagne puisque celle-ci n’articulait pas un mot.

La rousse se redressa, s’éloigna de quelques pas afin de mettre l’objet hors de sa portée.

– Non, asséna-t-elle, tâchant d’insuffler à sa voix toute l’autorité dont elle se sentait capable.

Mais elle avait oublié que pour Thera, elle resterait toujours la petite sœur. Poings sur les hanches, la brune claqua sèchement de la langue, comme chaque fois qu’elle s’apprêtait à la sermonner pour son immaturité.

– Agôn, reprit Nerea avant que Thera n’ait pu ouvrir la bouche, changement de cap. On va droit sur les îles Céto. Occupe-toi de dresser l’inventaire de nos stocks, et nous établirons un plan de route pour que nous ayons assez de provisions jusqu’aux côtes de la capitale. Je t’expliquerai plus tard.

Par miracle, sa sœur n’insista guère, non sans lui avoir décoché un regard promettant qu’elle n’oublierait pas.


µµµ


Dès le matin suivant, le temps empira. Le firmament charria des nuages sombres, si longs que bientôt personne ne put en apercevoir la fin. Les vagues perdirent leur apparence ondoyante et se transformèrent en gueules déchiquetées et bondissantes, s’écrasaient sur le pont avec la violence des fouets d’esclavagistes. Comme pour signifier au petit équipage qu’il n’était rien de plus que cela, des corps bons à l’amusement des flots, vivants tant qu’il continuerait à les distraire.

La clarté devint quasiment nulle, et Agôn dut ralentir la vitesse du navire pour ne pas s’échouer sur les récifs ou les blocs de glace qui commençaient à dériver, de plus en plus nombreux. Armée de la longue-vue et de son regard naturellement perçant, Aphaïa cessa de s’occuper des plus jeunes pour scruter l’horizon sur les hauteurs du mât, alertant des dangers les plus immédiats. Cependant, une traînée sanglante envahit le ciel un bref instant, au milieu de l’après-midi, présageant pire encore. Nerea douta que l’agile Hysienne puisse demeurer encore longtemps là-haut, en dépit de ses services précieux.

La nuit tomba un un clignement de paupière, et les engloutit pour de longues et pénibles heures. La mère impotente grelotta de plus belle, et ne parut plus réussir à sa réchauffer malgré les couvertures et les protections installées, en désespoir de cause, tout autour d’elle. Ce fut le premier jour durant lequel nul ne put prendre de nourriture chaude, personne ne réussit à alimenter quelconque source de chaleur sans que celle-ci ne soit soufflée par les rafales de plus en plus nombreuse. Galène serrée contre son flanc, endormie malgré les conditions climatiques, Nerea s’interrogea une fois de plus sur sa décision. Qui que ce soit à l’origine du massacre du village, ils ou elles devaient être partis depuis des lustres. Peut-être aurait-il fallut s’abriter un jour ou deux, étant donné la tempête qui se préparait.

Certes, mais cela aurait impliqué de nettoyer sommairement l’endroit avant que les enfants n’entrent. Et rien n’assurait qu’ils ne tombassent pas sur un reliquat horrifique, qui aurait échappé aux adultes. Ni que les auteurs ne soient pas plus proches qu’il n’y paraissait.

Le lendemain, lorsqu’elle ouvrit les yeux, Nerea mit de longues secondes à déterminer si l’aube s’était levée ou non. Le vent n’avait eu de cesse d’augmenter, au point que les bourrasques aveuglaient les regards et donnaient l’illusion d’une nuit prolongée. Une forte houle battait l’étrave, vomissant des gerbes d’écumes sur le pont. Inquiète pour les enfants, Thera les couvaient d’un œil acéré, les éloignant du bord dès qu’ils commençaient à jouer avec trop d’ardeur. Néanmoins, l’obscurité dévorante entravait la joie de vivre des jeunes, qui chuchotaient si bas qu’on ne les entendait qu’en tendant l’oreille, comme s’ils craignaient de réveiller une créature de légende, prête à les dévorer de sa fureur perpétuelle.

Le troisième jour après avoir dépassé les caps des premiers colons, une pluie perçante martelait les silhouettes et piquait les paupières. Des abris furent déployés, les bêtes s’affolèrent du tintamarre, mais les barrières des enclos tinrent bon, et elles finirent par se calmer. Les adultes déployèrent les abris destinés à protéger des frimas, mais il fallait les déplacer à intervalles réguliers, l’abat chassant dans toutes les directions. Se réchauffer devint une mission herculéenne, les corps grelottaient.

À l’aube du quatrième matin, la brume se leva, si dense que Nerea parvenait à peine à distinguer sa main au bout de son bras tendu. Quant à distinguer les extrémités du navire… Sans la boussole et la carte, que la capitaine ne quittait plus, le navire aurait pu passer à quelques centimètres d’une terre sans l’apercevoir. Et encore, elle n’était pas totalement certaine que cela suffise.

Elle s’efforça de ne dévoiler aucune de ses hésitations, indiquant avec fermeté le cap à Agôn.

Comme chacun, Nerea guettait le signe qui indiquerait qu’ils approchaient des côtes d’Hysmine. Si d’après ses calculs ils traversaient effectivement les îles Céto, comme prévu, il fallait encore que la température de l’eau change brutalement, et que sa couleur passe de l’ébène à l’émeraude. Afin de tenir un peu les enfants qui n’en pouvaient plus de trembler et d’attendre sans remuer, Thera confia le soin de scruter l’horizon et les blocs de glace, promettant une belle récompense à celle ou celui qui parviendrait à distinguer quelque chose à travers la brume. Et s’il s’agissait d’un oiseau quelconque, il ou elle pourrait même choisir le jouet qui leur plairait !

Alors qu’elle s’attendait à un concert de protestations au bout de quelques minutes, la patience des petits ne lui apparaissant guère prolifique, seule Galène lâcha un soupir excédé, et secoua sa cascade cuivrée en trottinant près de sa mère. La petite ne la dérangea cependant pas davantage qu’un quart d’heure de questions qu’elle babilla si vite que Nerea n’en comprit qu’une moitié, avant de retourner observer la malade. Cette fois, personne n’eut la force ou le courage de lui enjoindre de s’éloigner.

Rien ne vint soulager les exilés dans leur quête. Aucun repère naturel, ou relief qui indiquait qu’ils se rapprochaient. Cela ne faisait que quatre jours depuis leur dernier repère, ils étaient encore dans les temps, se répéta Nerea, plus pour elle-même que pour n’importe qui d’autre, le regard rivé sur la carte humide. Parfois, un puissant courant émanait de l’archipel d’îlots traversé en ce moment même, et poussait les navires vers l’est. Nerea avait aussi compté sur ce coup de poker pour raccourcir la traversée et éviter les pires intempéries. Mais ce n’était visiblement pas leur cas. Au contraire, les vents contraires et les courants sous-jacents les avaient sûrement poussé à la dérive, forçant les adultes à rectifier sans cesse la position de la proue pour ne pas s’égarer définitivement.

Le sixième jour de navigation happa les marins plus vite que prévu. Béroée, âgée de quatre mois, toussait depuis la veille, sa petite poitrine se soulevant irrégulièrement. Héméra avait pris le nourrisson sous ses vêtements trempés, à même sa peau, frictionnant le petit corps avec vigueur. Le cœur serré, Nerea ordonna le rationnement de l’eau potable, la recherche de terres favorables devenait effrénée à mesure que les signes de mauvais augure s’accumulaient. Et toujours pas de changement, ou de vie pour indiquer le salut. Ils n’étaient plus très loin, ils ne devaient plus être très loin, ou elle ne donnait pas cher de leurs peaux. À commencer par les plus fragiles.

Deux dangers principaux semblaient les menacer particulièrement, depuis deux jours. La dérive des glaces flottantes, dont plusieurs avaient déjà frotté la coque à plusieurs endroits, sans réussir à l’endommager de manière grave, et des sables de vase, semblables aux sables mouvants, capables d’engloutir toute structure se perdant en son sein. S’ils tombaient dans ce piège, ils ne pourraient en réchapper. Soit parce qu’ils finiraient noyés, soit parce qu’ils perdraient leur seul transport, et donc chance de survie.

Préoccupée par ces évènements suspendus au-dessus de leurs têtes, Nerea avait négligé la gravité de la tempête.

Celle-ci s’amplifia de manière exponentielle durant la huitième nuit. Aux pluies battantes s’ajoutèrent une neige drue, qui se colla à toute substance à portée, et le grésil. Tels des volées de flèches acérées, ils ne laissèrent aucun répit aux voyageurs. Seuls les abris, encore debout, empêchaient une déroute totale des habitants du navire, et évitait qu’ils ne soient décimés par la fureur du firmament. Cependant, trempés jusqu’aux os, la fièvre commença à s’installer dans les corps fatigués de lutter sans cesse. Les yeux se mirent à luire, et Béroée toussa sans plus discontinuer, pleurant d’énervement jusque dans son sommeil. Mais Héméra n’abandonna pas, resserrant encore son étreinte chaleureuse, et Nerea ordonna qu’elle puise dans leurs réserves tout les médicaments dont elle avait besoin pour essayer de soigner la petite.

– Il faut sortir de cette enfer, souffla Aphaïa, plus pâle que jamais.

– Il faut surtout garder espoir. Nous ne sommes plus très loin.

– Tu en es certaine ?

L’intensité du soulagement qui brilla dans les iris noisettes fut aussi tranchant que la lame d’un poignard pour Nerea. Pourtant elle n’hésita pas une seconde à mentir.

– Bien sûr. Tu vois la boussole ? Elle m’indique que nous voguons droit vers la côte.

Aphaïa sourit enfin, avant de s’éloigner pour ne pas la déranger plus longtemps. Bouleversée par la confiance aveugle qu’elle affichait, Nerea se dirigea jusqu’à Agôn, lui murmura de redresser la barre pour qu’ils n’empirassent pas leur dérive.

Le jour ne se levait plus. À peine un rai de lumière fusait-il entre deux noirceurs, acclamé par les cris des enfants et maudits par leurs imprécations quand il disparaissait. S’il restait encore assez d’eau potable pour tenir quelques jours, Nerea ordonna de récupérer l’eau de pluie, voir d’en user pour apaiser sa soif en priorité. La mère était si affaiblie que par moments, elle paraissait ne plus respirer. Pourtant la capitaine ne pouvait se résoudre à la condamner, pas encore, et ce malgré les moues désapprobatrices de sa sœur chaque fois qu’elle lui faisait porter de l’eau, ou un morceau de nourriture. Au moins celle-ci ne manquait pas tant que ça, les bêtes tombaient les unes après les autres. Galène, prise d’affection pour un agneau, partageait sa pitance avec lui, et avait obtenu de le garder près d’elle pour le réchauffer.

Le jour suivant, Nerea était si étourdi par le vent qu’elle peina à se mouvoir, transie de froid. L’eau continuait de se déverser sur le pont, glacée, coupait la respiration quand quelqu’un avait le malheur de la subir de plein fouet. À croire que l’océan possédait une volonté propre, et avait décidé de les couler à la force de ses vociférations.

Aphaïa ne montait plus en haut des mâts, et se rapatria à aider à manœuvrer les voiles. Mais les voiles étaient devenues si raides, si lourdes que trois adultes suffisaient à peine à les maîtriser. Au moment où Nerea faillit ordonner de les replier, dans la crainte qu’elles ne se déchirent sous la pression, les bourrasques redoublèrent, claquèrent dans le tissu épais. Tenter de les affaler aurait été suicidaire, aussi se contentaient-ils de les orienter autant que possible, priant pour qu’elles tiennent.

Devant la quantité d’eau brassée dans la navire, au gré des courants, Nerea choisit de sacrifier tout ce qui n’était pas de première utilité pour le soulager. Le regard qu’envoya Thera en direction de la malade la fit frissonner, sans qu’elle ne se sente capable de réagir davantage.

Cela fonctionna, un bref instant. Jusqu’à ce que l’ouragan ne s’amplifie, et ne soulève des trombes d’eau à une hauteur que Nerea n’aurait pas cru possible. Même Agôn, qui ne montrait que peu de réactions, imperturbable, déglutit avec difficulté. Des courants d’une violence inouïe soulevèrent le navire comme s’il se fut agi d’un vulgaire fétu de paille. Les enfants avaient cessé de guetter les signes de la terre, et avaient été rassemblés au milieu du pont, sous les abris qui ne tenaient que par miracle. Héméra, Béroée contre sa poitrine, avait implicitement endossé les rôles de nourrice et de garde-malade, empêchant les enfants de courir après le danger tandis que les autres adultes s’activaient pour maintenir l’embarcation à flot.

Enfin, son agneau bêlant de terreur contre ses côtes, Galène poussa un cri perçant.

– Maman, maman ! Regarde, là-bas !

Nerea suivit le doigt pointé par sa fille, persuadée qu’elle se trouvait victime d’hallucinations. Elle se figea un bref instant, avant de lâcher un soupir d’espoir. À quelques encablures de là, un rivage paraissait leur tendre les bras, à peine visible dans la brume. Mais quelle terre cela pouvait-il être ? Avaient-ils enfin atteint Hysmine ? Ou une autre île plus hostile encore que les flots ?

Quoique, cela serait bien difficile.

– Aphaïa ! D’après toi, combien de temps le bateau tiendra-t-il si nous continuons à naviguer ?

– Tout dépend de si les voiles tiennent le coup… Et si le gouvernail ne cède pas. Dans ce cas-là, je dirais quelques jours, peut-être trois ou quatre si nous avons de la chance. Dans le cas contraire, je ne nous donne pas une journée pour que, privés de direction, nous ne nous écrasions contre un récif.

– Et est-ce que tu penses qu’ils peuvent durer, dans ces conditions ?

La moue de l’Hysienne, accompagnée du grognement d’Agôn, à portée d’oreille, fut plus évocateur que la réponse qui suivit.

– Non. Le vent est trop violent, quant au navire… Ce n’est qu’une question de temps.

– Je vois. Ce n’est pas tellement un choix. Alors cap sur la terre !

Luttant contre les éléments en jetant leurs forces dans la bataille, Nerea, Agôn et Thera s’arc-boutèrent contre la barre afin de faire virer le bateau de bord, et le diriger vers cette providence inespérée. Dans la nuit noire, une nouvelle fois la boussole fut seule à pouvoir les guides, un long moment durant. L’île apparaissant un instant, avant de disparaître tout aussi rapidement, dévorée par l’obscurité. Puis, son image devint plus claire, plus distincte malgré les éléments, accompagnée d’une écume blanche des brisants qui indiqua aux exilés qu’ils s’approchaient, petit à petit.

Mais l’environnement redoubla de fureur, de l’eau qui se déversait sur le pont aux vagues se brisant contre la coque. Aphaïa était désormais seule pour écoper l’écume et maintenir les bêtes en place, les voiles abandonnées depuis peu aux caprices des bourrasques, impossibles à manipuler. Une seconde, Nerea relâcha sa pression sur la barre, cédant au désir de lui venir en aide quand elle trébucha, à quelques centimètres que sa tête ne heurtât le coin d’une caisse dont elle vérifiait l’amarrage. Peine perdue, personne ne pouvait manœuvrer la barre seul. Quitter ses compagnes et compagnon maintenant risquait de les condamner.

Ce n’était plus seulement une tempête, un orage ou la tourmente, c’était indescriptible, une chose qu’elle n’avait jamais connu, même lors de ses expéditions de jeunesse – et les dieux seuls savaient les grains affrontés auprès de sa mère. Tout n’était que grondement permanent, déchaînement incessant, au point que les oreilles ne puissent plus distinguer les ordres criés dans les rafales de celles-ci. Les pleurs des plus jeunes se perdaient eux-mêmes dans les hurlements de l’océan. Galène serrait contre elle son agneau, les larmes sillonnaient son petit visage, mais sa bouche se tordait pour qu’aucun son ne s’en échappa. Sans l’entendre, Nerea savait que Béroée n’avait plus la force que d’émettre de faibles couinements. Nilos avait commencé à tousser à son tour, et Biar se plaignait, avant que tout ne soit que déferlement, de maux de ventre.

Des vagues géantes surgirent des profondeurs du ventre aquatique, s’abattirent de tout leur poids contre le pont. Thera a poussé un cri d’angoisse en voyant les abris détruits : même eux ne purent résister à la déferlante. Les lèvres serrées sur sa propre terreur, Nerea suivit néanmoins son regard. Souffla de soulagement en apercevant les têtes brunes, terrifiées mais éloignées du carnage. Héméra, dans un suprême réflexe, avait deviné ce qui se profilait, et évacué les enfants avant qu’ils ne finissent écrasés. Mais ils n’avaient désormais plus aucun abri, et s’accrochaient où ils le pouvaient, guidés par des paroles de l’Hysienne que Nerea devinait apaisantes, sans les entendre pour autant.

L’eau atteignait la taille des petits, les genoux ou l’aine des adultes. Fallait-il hisser les jeunes sur le toit ? Au risque de les voir emportés par une lame ? Nerea abandonna cette idée, trop effrayée à l’idée de les voir emportés par une des vagues qui lacéraient la coque, encore et encore, se retirant pour mieux se fracasser. De toute façon Héméra semblait gérer la situation. À bout de souffle, elle n’entendait plus que les cris des rafales, le rugissement du ressac, les haines vociférées de…

Un cri étranglé s’échappa de sa gorge quand un heurt violent vint ébranler l’édifice. Un craquement suivi, comme un long pleurs de douleur. Nerea cria en direction d’Aphaïa, avait-elle aperçu quelque chose ? Mais dans l’obscurité et l’agitation, même la vue perçante de la veilleuse n’avait rien pu voir. Les voiles, autrefois leur chance d’atteindre plus vite les côtes, sont un danger depuis qu’elles sont devenues incontrôlables, empêchant le navire de reculer pour s’éloigner des formes qui l’entourent, et menaçant de l’éperonner à chaque changement de courant.

À ce rythme, elles allaient signer leur arrêt de mort.

– Coupez les mâts ! hurla Nerea. Ou nous allons être projetés contre les récifs !

– Quoi ? répondit Aphaïa, qui tenait à peine sur ses jambes.

– Abattez les mâts ! répéta Agôn, sa voix, plus puissante, parvenant à traverser les bourrasques.

Aphaïa fit signe qu’elle comprenait, courut comme elle le put en direction du système installé au pied des mâts, et qui permettait, en déployant une lame aussi large que la base, de l’abattre d’un seul coup à l’aide de levier pour le trancher. Avec le degré d’humidité, il faudrait plusieurs coups vigoureux, mais elle devait pouvoir le faire, elle était plus costaude qu’il n’y paraissait ! D’un large geste de la main et de hurlements vigoureux, Aphaïa parut ordonner à Héméra de s’éloigner avec les enfants, pour qu’ils se retrouvent pas coincés sous la masse de bois.

Alors qu’elle tentait de repérer les alentours, les évènements achevèrent d’échapper au contrôle de Nerea.

Un feulement, suivit d’un mugissement déchirant, coupa l’air vicié. Tous ceux qui n’étaient pas assez bien maintenus s’envolèrent, heurtant qui les caisses, qui les bêtes affolées. Plusieurs passèrent par-dessus bord. Seule la barre permit à Thera de rester debout, tandis qu’Hédonée rattrapa de justesse Adras, qui éclata en lourds sanglots. La pauvre mère impotente avait basculée, la main qu’Héméra lui tendait se referma sur le vide. Aphaïa, sonnée, avait lâché la scie. Elle émit un gémissement de douleur, ses paupières papillonnèrent alors qu’elle se relevait avec peine.

– On s’est fracassé contre les récifs ! réalisa Nerea.

Malgré leurs efforts, le navire était arrivé de travers, heurtant de plein fouet les pièges qui entouraient la terre promise. L’entièreté des planches se mit à trembler, vacilla. Le mât, dont Nerea avait exigé l’abandon, tangua une poignée de seconde, comme une ultime fierté. Il se brisa avec une lenteur inouïe, pourtant trop prompte. Il allait s’écrouler sans contrôle, risquer de rebondir sur le pont, de broyer tous les survivants. Dans un réflexe universel, tout le monde recula, horrifié, à la recherche d’une échappatoire. Un choc sourd souleva le navire, suivi d’un cri étouffé.

Assommée par l’extrémité du mât, Aphaïa s’est écroulée. Le bateau est tombé sur le flanc : en équilibre précaire, l’Hysienne se trouva à deux doigts de rejoindre les moutons perdus un peu plus tôt. Elle glissa le logndes planches mouillées, insensible aux voix qui époumonaient son nom. Mal assurée sur ses jambes, Nerea trébucha, abandonna la barre qui de toute façon ne servait plus à grand-chose. Elle savait qu’elle arriverait trop tard, qu’il fallait que sa compagne de voyage se réveille !

Du coin de l’œil, elle aperçut Galène, cou tendu en direction de l’évanouie. Vit l’hésitation dans son regard alors qu’elle observait Aphaïa couler. Nerea devina une fraction de seconde avant les intentions de sa fille. De toutes ses forces elle lui hurla de reculer, en vain. La petite s’était déjà élancée vers l’adulte, s’aidant des cordages déchirés pour progresser. Elle arriva à la hauteur d’Aphaïa juste avant que celle-ci ne bascule, planta sa petite main sur le levier censé actionner la scie, attrapa de l’autre la manche de la naufragée.

La fillette glapit, surprise par le poids, n’ayant pas tenu compte de la charge qu’ajoutait l’eau. Elle lutta, essaya de tirer son amie vers elle, sans résultat, sentit sa poigne s’échapper de sa prise, entraînée à son tour vers les profondeurs vengeresses.

Dans un dernier élan, Nerea atteignit les deux filles, entoura la taille de la plus jeune de son bras tandis qu’elle accrocha la ceinture d’Aphaïa, le pied la maintenant en équilibre sur le reste déchiqueté de la base du mât. D’une main tremblante mais ferme, elle secoua sans ménagement l’évanouie. Un gémissement s’éleva, alors qu’Aphaïa rouvrait péniblement les paupières. Un long filet de sang coulait le long de sa tempe, terminait sa course sur son menton.

– Accroche-toi ! commanda Nerea.

L’adrénaline lui conféra juste la force nécessaire pour tirer à elle l’Hysienne, et referma ses paumes encore mal assurées sur le levier que tenait déjà Galène. Par chance, l’instinct de survie permit à Aphaïa de le saisir dans un pur réflexe, s’enroulant autour comme sur une bouée de sauvetage.

Un bêlement atroce retentit. Privé de son appui humain, l’agneau que la fillette avait pris sous son aile n’avait pu résister à la violence du courant. Impossible de rien voir, de deviner où il avait pu chuter.

Galène poussa un cri de désespoir, s’effondra contre sa mère, en pleurs. Les larmes s’accumulèrent au coin des yeux de l’adulte, qui caressa avec douceur les cheveux ébouriffés de sa fille.

Le niveau de l’eau ne cessait de monter, impitoyable. La côte n’était plus très loin : leur seule chance de survie était de mettre leur seule barque à l’eau, et de prier pour qu’elle ne se renverse pas.


µµµ


Des dizaines, des centaines de fois les survivants furent sur le point d’abandonner, de céder enfin à la prière létale des éléments. Même Nerea, qui encourageait du plus profond de son être les naufragés, perdit peu à peu son espoir. Ils perdaient le dernier navire de la flotte, sans être certain de se trouver sur les côtes d’Hysmine. Sa fille pleurait à chaudes larmes contre elle – la souffrance de la petite seule drainait son énergie autant qu’elle la galvanisait –, et les courants perfides les empêchaient d’accoster sur leur seul planche de salut. Ils ne pouvaient pas passer. Chaque fois l’océan dressait ses barrières mauvaises devant leur frêle esquif, dissimulait un bloc de glace ou une falaise dévoilés au dernier moment, puis, enragé, repoussait la barque au large, en direction de l’épave qui se craquelait de seconde en seconde. Quand il ne s’en emparait pas, pour le rejeter sur la crête de ses vagues, puis dans des gouffres au fond desquels il fallait redoubler d’ingéniosité pour trouver une sortie.

La ruse devint leur dernière arme, la visibilité étant catastrophique, pour user des vents, des vagues et des courants pourtant meurtriers. Agôn dévoila toute l’étendue de ses connaissances, plié sur sa rame alors qu’il scrutait la surface. Blessée, Aphaïa avait pourtant refusé de se reposer et pagayait avec ses maigres forces. Mordue par le froid, la peau des mains arrachée par l’effort, Nerea continuait ses propres efforts, encore galvanisée par ce qu’elle considérait comme un modèle de courage. Héméra avait été obligée d’abandonner sa protégée aux mains des plus âgés des enfants et s’échinait également, les reins brisés, recrachant avec colère et peine la masse mouvante et agressive des flots. Sans cesse l’océan ballotta la petite embarcation, la souleva pour la faire retomber contre l’écume, la força à frôler les récifs, avant d’essayer de les aspirer par le fond, tentacules invisibles enroulés autour des naufragés comme pour sucer leur énergie.

Dans un dernier effort brutal, le fond de la barque toucha pourtant la grève. Un instant personne ne réagit, personne ne pouvant croire qu’ils y étaient parvenus. Puis Thera se leva, les pressa à débarquer au plus vite.

– Nous avons encore le temps de retourner au navire pour un second voyage ! Il faut que nous prenions le plus de provisions possibles !

– Impossible, protesta Nerea. Nous n’aurons pas la force de…

– Par tous les dieux, regarde ! s’exclama sa sœur, désignant du doigt les quelques sacs de nourriture que les adultes avaient pu prendre avec eux. Ça ne sera pas suffisant si nous devons encore marcher plusieurs jours.

Ébahi, la rousse la dévisagea un instant. Elle se sentait dénué de toutes forces, et ne rêvait que de reposer ses muscles épuisés après avoir frôlé la mort, et pourtant Thera lui parlait déjà de reprendre la route ? Était-elle complètement folle, ou détentrice d’une force de caractère incroyable ?!

Elles n’eurent pas à trancher. Les planches du navire principal se démantelèrent les unes après les autres, dans un vacarme assourdissant, déjà emportées par le courant. Sans avoir rien pu récupérer d’autre.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? intervint soudain Agôn, le doigt pointé vers de petites formes indéfinissables à fleur de surface.

Nerea plissa les yeux. Une demi-douzaine de bêtes, encore vivantes, encore luttant pour leur survie, battaient la surface de l’eau à quelques brassées du rivage. Galène poussa un petit cri perçant, les yeux rivés sir les formes si fragiles.

– Maman !

Plus que des supplications, ce fut cette exclamation, venue des tréfonds du cœur de sa fille, qui décida Nerea.

– Agôn, nous sommes tous les deux les meilleurs nageurs. Suis-moi !

Insensible aux hurlements de ses camarades, Nerea se campa dans l’eau, avant de plonger, les courbatures de son corps reléguées dans le lointain de son esprit. Elle but la tasse, lutta pour remonter, manqua de perdre pied. Enfin elle creva la surface de l’eau, à quelques mètres d’une chèvre bêlant de toutes ses forces, un chaton fauve miaulant de terreur sur son dos. Elle les rejoignit, les hissa sur ses épaules, fouilla les alentours du regard. Agôn l’avait-il suivi dans sa folie, ou l’avait-il laissé se débrouiller seule ?

Elle le vit enfin, un peu plus loin, qui tirait un mouton par les pattes avant, une autre créature sur ses épaules qu’elle ne parvint pas à identifier, usant des récifs qui avaient manqué le briser pour s’appuyer et rejoindre le rivage. Agacée de n’avoir pas pensé à cela d’elle-même, Nerea l’imita, consciente de n’être pas capable de réitérer son geste.

Elle atteignit la rive, lâcha sur la roche la bête tremblante qui manqua s’effondrer. Un instant plus tard, Agôn surgit à son tour, le souffle court, accompagné des deux seules bêtes qu’il avait pu sauver.

Nerea ouvrit la bouche pour le remercier, s’arrêta net. Le dos courbé par l’effort, ahanant, Thera venait de briser les flots à son tour, portant sous son bras un deuxième mouton. À la nuée de questions qui se pressait dans les yeux de sa vis-à-vis, elle répondit avec difficulté.

– Qu’est-ce que tu crois ?! Je me suis précipitée pour t’empêcher de te noyer, mais tu étais déjà trop loin. Alors plutôt que de me mouiller pour rien, autant récupérer une de ces bestioles !

La brune s’arrêta un instant, le temps de reprendre son souffle. Ses pupilles se posèrent sur le chaton, qui refusait de descendre de la monture qui lui avait sauvé la vie.

– Sérieusement, Nerea ? Un chat ? Tu n’aurais pas pu prendre un truc qui se mange ?!

Nerea lui dédia un pauvre sourire en guise d’excuse, se retenant de lui expliquer que, s’ils avaient le choix, elle ferait en sorte qu’aucune bête ne soit sacrifiée. Et certainement pas le chat, ajouta-t-elle mentalement en le tendant à sa fille.

Il ne lui restait plus qu’à espérer que ce lieu soit proche du continent d’Hysmine, et qu’ils puissent trouver rapidement un endroit où se reposer. Autant pour épargner les vies animales sauvées, que pour soigner les blessées et les malades.

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