À sueur et à sang

Chapitre 1 : À sueur et à sang

Chapitre final

2695 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/09/2025 23:29

Cette fanfiction participe au Défi du Forum Fanfictions.fr Du sang, des larmes et de la sueur (Septembre à octobre 2025)



À sueur et à sang



Novembre 1942, dans un champ, futur emplacement du duel, Sébastopol, Union des républiques socialistes soviétiques (URSS).

Ludmila Mikhaïlovna était allongée dans les hautes herbes entre deux immenses rochers gris depuis plusieurs heures. La tireuse d’élite soviétique ne bougeait pas, sentant ses muscles se raidir par l’immobilité. Les pierres s’enfonçaient dans sa chair comme des lames, mais cette douleur n’égalait en rien le déchirement qui étreignait son cœur depuis des mois, depuis la mort de son compagnon d’armes et amant, Leonid Arkadievitch.


Son sac à munitions, bien rempli, reposait sagement caché par la pierre, à l’instar de sa cantine. Les quelques rares plantes lui effleuraient les jambes et le ventre bien qu’ils soient protégés par sa gimnasterka — un manteau — et son pantalon. Un zéphyr apportait une fraîcheur avant que le duel ne fasse rage, mais il ne parvenait pas à amener un réconfort en son esprit en ébullition. La jeune brunette retenait son souffle, doigt sur la gâchette par automatisme. Son œil scrutait attentivement à travers la lunette de son arme son environnement uniquement composé de hautes herbes et de pierres sur lesquelles quelques insectes se promenaient. Elle guettait les environs pour localiser son adversaire embusqué, dissimulé quelque part en face d’elle à plusieurs mètres de distance, probablement derrière un arbre ou un rocher d'après les renseignements communiqués auparavant par le Général Petrov, bien avant qu'elle n'accepte cette mission périlleuse.

Elle soupira et s’aplatit davantage derrière la roche puis se tourna sur le dos. Elle avala une gorgée d’eau de sa gourde, tandis que la sueur désagréable collait son uniforme vert olive à sa peau avant de couler et de se déverser sur l’herbe et les pierres. Elle retira prestement son béret vert étoilé pour essuyer la transpiration qui aplatissait ses mèches sur sa peau moite avant de le remettre d’un geste absent à sa place. Un faible sourire s’esquissa sur ses lèvres asséchées. Elle murmura : 

— Pourquoi, Liona(1), tout ce sang et tous ces efforts ?

Des souvenirs lui remontèrent à l’esprit.


Novembre 1941, elle est envoyée en mission avec Leonid Arkadievitch. Elle ose s’aventurer de plus en plus profondément en territoire ennemi, traversant la ligne de front pour demeurer ainsi cachée derrière des arbres et des roches pendant des heures sans le moindre mouvement.

Ils visent avec assurance, communiquant par signes, gestes et regards. Ensemble, ils supportent aussi bien la chaleur estivale que le froid hivernal, se motivant l'un l'autre par leur détermination commune à chasser l'envahisseur nazi du territoire soviétique.

Ludmila lance un regard complice à son amant à chaque tir réussi, malgré le serrement dans sa cage thoracique et l’intense bruit sourd qui résonne dans ses tempes en songeant qu’elle aurait pu être à la place de sa victime. Tout se joue sur la vitesse et la justesse, la vie repose dans une balle.

Un jour, envoyé en mission dangereuse, le duo arrive dans une zone ennemie où des armements lourds sont présents. Depuis le promontoire où ils sont, ils observent à travers la lunette le contrebas. Le tireur d’élite russe observe la situation et commente : 

— Un tir de loin doit être très précis. Pour ce faire, écoute ton cœur et tire entre deux battements.

Elle hoche imperceptiblement et vise, le nazi tombe mort, atteint à la tête.

Que de sang n’a-t-elle pas vu ! Des traînées et des torrents, des morts, des blessés et des handicapés parmi les ennemis et les siens, des nazis qui tombent sous son tir, tout cela la laisse de marbre tellement son regard s’en est endurci, mais pas son cœur.


Elle revint à la rude réalité où Leonid n’était plus à ses côtés. Un sourire amer étirait ses lèvres, son regard était vide. Ludmila avait accepté à contrecœur la mission que lui avait confiée son supérieur le Commissaire Général Petrov, à savoir un duel avec le tireur d’élite nazi Otto von Singer, cet homme même qu’elle guettait depuis ce qui semblait être pour elle une éternité. Cet Allemand la cherchait également, souhaitant éliminer une fois pour toute la Dame de la Mort comme ses compagnons d’armes la surnommaient, celle qui semait la terreur et la mort dans les rangs.

— Pour être honnête avec moi-même, pensa la brunette, je suis fatiguée de toute cette guerre, ce sang et ces morts ! Si ça n’avait tenu qu’à moi, j'aurais lâché les armes ! J’aurais peut-être dû écouter la recommandation de Borya(2) : ne plus revenir au cœur de la mêlée, être loin des tirs et des morts. Mais je ne peux pas abandonner maintenant, c’est l’ordre d’Ivan Efimovitch, Général, qui est en plus ami de mon père ! Je dois obéir, il en va de mon devoir et de mon honneur ! Mon agitation intérieure ne doit pas affecter l’exécution de ma mission ! Liona, au nom de notre amour, je ne peux pas déserter !

Elle demeurait figée, s'abandonnant aux souvenirs encore vivaces dans sa mémoire.

Un peu plus tôt, cet été même, Ludmila et Leonid passent par une pommeraie pour se rendre en mission. Au milieu de celle-ci, son amant s’arrête dans sa marche et s’exclame :

— Luda ? Luda, je…

Et soudain, une mine explose, suivie par d’autres ; les éclats, la terre et les pierres sont projetés dans les airs, dévastant tout sur leur passage. Le couple s’élance jusqu’à perdre haleine, fuyant cette désolation. Les jambes de Ludmila, de plus en plus pesantes, s’alourdissent de fatigue tandis qu’elle protège sa tête de ses mains dans l’espoir d’éviter des fragments. Leonid la suit de près. Parvenu à l’extrémité du champ, il s’effondre délibérément sur Ludmila dans l’intention de la protéger. Par ce geste, il lui sauve la vie, au prix de la sienne.

Ludmila transporte son corps lourd avec tout l’équipement loin de l’endroit miné. L'odeur ferreuse du liquide vital qui s’est écoulé sur elle envahit ses narines. Elle ne sait plus si ce sont les blessures de son amant ou les siennes. Tout devient trop épuisant. Tout devient suffocant. Tout devient gluant.

Elle s’arrête maintes fois dans sa marche et crie : 

— Liona tiens bon ! Ne meure pas !

Elle vérifie son pouls, ne trouve rien et se raidit de douleur car la vie a quitté son ami. Elle demeure prostrée et déverse toutes les larmes de son corps avant de se ressaisir, sonnée. Son monde s’est effondré ce jour-là. Son existence a perdu son sens. Mais elle doit continuer sa pénible marche, mine assombrie.

À plusieurs mètres du campement, elle hurle à se briser les cordes vocales : 

— À l’aide, camarades ! Y a-t-il quelqu’un pour aider les blessés ? À l’aide ! À l’aide !

Elle s’écrase au sol, en sueur et ensanglantée, les jambes trop lourdes. Avant de fermer les yeux, elle a le temps d’apercevoir des médecins, des infirmières et des militaires qui accourent vers eux.


Ses yeux clairs s’agrandirent à ce souvenir. Des larmes coulèrent sur ses joues, tel un torrent qui emportait tout sur son passage et laissait de larges sillons boueux. Des larmes amères qui lui rappelaient la perte de son amant. Elle songea, gorge sèche : 

— Liona, pourquoi ? Pourquoi dois-je continuer à me battre ? 

Un soupir s’échappa d’entre ses lèvres, sa main frappa rageusement l’herbe qui l’entourait.

— Pourquoi tuer froidement les nazis ? Je n’en peux plus ! Mais je dois le faire !

Une légère brise vint éponger son front.

— Je ne peux abandonner maintenant ! Je dois penser à Maka et à Liona ! Au nom de nos efforts ! Je ne les oublierai jamais, Capitaine !

Le triste souvenir du Capitaine lui revint à l’esprit. 


Un jour d’automne 1941, elle se précipite de la base jusqu’à la berge pour recueillir des nouvelles du front où le Capitaine Makarov s’est rendu. Cet homme représentait pour elle un modèle, un professeur et son premier amour. Elle court et devance d’autres militaires pour observer ceux qui reviennent, dans l’espoir de le discerner. Mais au lieu de Makarov, une collègue vient vers elle. Lorsque la sniper reçoit de ses mains l’arme du Capitaine, Ludmila comprend qu’il a été atteint par l’ennemi et lui a légué son fusil. Sa main tremble en prenant l’arme. Elle se promet en son for intérieur d'honorer sa mémoire et son courage en usant de ce cadeau post mortem comme attendu.

— C’est la guerre ! Tu n’as qu’à faire un bon usage de cette arme, lui a répliqué sa collègue en se fondant dans la foule.

Cette promesse l’a maintes fois ramenée à l’ordre et l’a poussée à apporter la mort soudaine à l’ennemi avec minutie, ravivant la flamme de la vengeance.


Ludmila scruta toujours aussi attentivement le paysage environnant, en vain. Elle voulait tant en finir avec ce duel, ne pouvant plus supporter ses souvenirs. Le crépuscule arriva. Toujours aucun mouvement, ni du côté soviétique, ni du côté nazi. Même les oiseaux et les insectes se turent.



***



Le lendemain matin, même endroit.

Réveillée par les premiers rayons solaires, Ludmila était rapidement en position après un petit-déjeuner frugal, doigt sur la gâchette et regard éteint. Elle attendait patiemment pour en finir avec ce combat qui épuisait ses nerfs et qui faisait tarir ses larmes.

— Je dois combattre l’ennemi afin qu’il ne sème plus la terreur dans nos rangs ! C’est eux ou nous ! L’ennemi ou mes camarades ! s’enjoignit-elle en pensée. Aucune alternative n’est possible !


Soudain, avant même qu’elle puisse réagir, la tireuse d'élite soviétique ressentit une douleur lancinante à l’épaule. Une sueur coula dans son dos à laquelle se mêla une substance poisseuse. Elle immobilisa son arme d’un geste expert et glissa la main sous son uniforme. En la ramenant vers elle, Ludmila constata une longue traînée carmin sur ses doigts à l’odeur ferreuse caractéristique. Elle se cacha encore mieux derrière le rocher, grimaçant sous la douleur. Elle serra les dents et les poings pour reprendre courage et ne pas pleurer. Elle ne pouvait abandonner maintenant, si près du but. En relevant la tête, elle prit la résolution de jouer le tout pour le tout, puisant dans les profondeurs de son être la détermination d'agir. Elle porta sa main droite à son front et traça un signe de croix avec le sang encore frais qui s'écoulait de sa blessure. Une lueur de détermination dans le regard, Ludmila sortit de sa cachette et se redressa avec grâce, l’arme pointée vers le nazi. Cette même arme qui appartenait auparavant au Capitaine Makarov.


Cet instant où Otto von Singer apparut enfin dans sa ligne de mire lui sembla durer une éternité. Il s’était levé à son tour, étonné de l’audace de son opposante. Les deux tireurs étaient face à face malgré la distance qui les séparait. Chacun avait le doigt sur la gâchette, chacun avait l’œil rivé sur la lunette observant l’autre, chacun pressentait que c’était leur dernier moment où leur réflexe rapide devait les guider avant toute forme de réflexion.

Une pensée, furtive, traversa l’esprit du sniper soviétique « Liona, c’est pour toi que je me bats encore ! »

Le doigt appuyé sur la détente malgré l’élancement de son épaule et la désagréable odeur du sang qui l’assaillait, elle murmura : « C’est maintenant ou jamais ! Une promesse à tenir ! »


Elle visa le cœur de son ennemi d’un geste précis, actions maintes fois répétées au cours de ses missions. La balle siffla dans les airs, la véloce porteuse d’une mort certaine. Au même moment, son adversaire tira également, l’atteignant à l’autre épaule. Ludmila tomba rudement sous le coup de la douleur. En portant sa main droite vers la partie blessée, elle constata un écoulement de sang qui se coagulait par endroits sur son uniforme.


Les oiseaux se turent et le vent tomba, le champ de bataille devint le tombeau silencieux des hommes, un recueillement pour les défunts.


Quelques minutes plus tard, la sniper se releva malgré la plaie béante de la balle qui laissait son précieux liquide s’enfuir. Elle rassembla tout son courage pour ne pas se plaindre. Elle marcha d’une démarche lourde et chancelante jusqu’au cadavre de l’opposant. Chaque pas déclenchait une douleur provenant de ses récentes blessures. Ludmila, agenouillée, demeura de marbre face au sang intermittent qui s’écoulait lentement au sol depuis le cœur d’Otto, bien que ses mains se soient teintes de la couleur écarlate. Elle fouilla les poches du défunt et trouva des photographies et des lettres diverses, mais l’une d’elles attira son attention : celle d’un mariage. Son regard froid se promena de la photographie jusqu’au corps avant que des larmes ne vinssent couler sur ses joues.

Elle observa le tireur d’élite allemand et s’exclama : 

— Il avait une femme et certainement des enfants, maintenant une veuve et des orphelins ! Que la vie est cruelle ! Trop cruelle ! Nous sommes ennemis ! La guerre nous ôte tout ! Je suis de même une veuve, sans Liona, j’aurais tout abandonné ! Mais je ne peux pas le faire ! Pourquoi la vie est si cruelle ? Pourquoi ?

Elle approcha sa main ensanglantée et tremblante des yeux vitreux d’Otto pour les clore définitivement, laissant des traînées rougeâtres sur son visage.


Elle s’éloigna du corps avec difficulté. Le regard vide, les traits tirés, le sang qui pulsait encore plus fort qu’auparavant dans ses tempes et des sueurs froides dans le dos, elle déambulait comme un mort-vivant pour revenir dans son camp. La brunette affirma :

— Trois cent neuvième nazi…

La Russe s’arrêta dans sa marche, à l’affût du moindre son.

— … Mais combien d’âmes encore périront avant que la paix ne revienne ? 

Elle baissa la tête, la vue embuée par les larmes qui coulèrent d’elles-mêmes.

— Et combien de nos hommes, valeureux Soviétiques, auront rendu leur dernier souffle avant que le fléau nazi soit définitivement éradiqué ?

Elle marcha en écoutant le silence qui devenait aussi oppressant que les souvenirs des défunts anonymes et les espoirs des vivants.

— Liona, tu m'avais bien dit que la guerre est un certain style de vie. Ton conseil lors de notre première mission commune, « Écoute ton cœur. Tire entre deux battements », est gravé à tout jamais dans ma mémoire !

Elle s’arrêta pour déposer son arme à ses pieds ainsi que tout son équipement. Ludmila s’écrasa au sol plus qu’elle ne s’assit.

— Il ne faut pas se laisser aveugler par la vengeance froide, mais être apte à penser et vivre. Maka, j’ai accompli ma promesse avec ton arme ! Liona, j’ai plus que vengé ta mort !

Ludmila se releva et continua sa pénible marche dans un silence assourdissant.



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(1) Liona est le diminutif russe pour Leonid.

(2) Borya est le diminutif pour Boris. Ce dernier est médecin militaire dans le film.

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