Quatorze Juillet

Chapitre 24 : - Partie II ~ Retourner vers le passé - - Chapitre XXIII -

4067 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/06/2019 01:32

- Chapitre XXIII -

L'excitation de Marie était à son comble ; elle parvenait difficilement à tenir en place. Tout le long de la journée de la veille, elle avait fait part de sa joie immense à Josette, qui avait elle aussi pris un air enjoué. Ensemble, elles avaient cherché de quelle manière il était préférable que Marie se présentât à la duchesse –sa mère. Elle avait fini par répéter encore et encore la Princesse de la Lune afin d'être sûre de la jouer correctement, avec l'espoir que cela la convainquît de son identité.

Elle l'avait entonnée une dernière fois, et avec toute la détermination et l'émotion qu'elle avait pu canaliser dans ses coups d'archet, elle l'acheva dans une trille en decrescendo résonnant en rythme avec les battements de son cœur. Elle avait respiré un grand coup après avoir séparé les crins des cordes. Josette l'avait observée silencieusement, d'un air songeur. Elle ne parvenait pas à accepter ce qui arrivait à sa meilleure amie ; bien sûr c'était là la chance de sa vie, mais elle ne supportait pas l'idée de devoir être séparée d'elle. Une fois qu'elle aurait emménagé chez la duchesse, qui veillerait sur elle ? Il fallait aussi dire qu'elle l'enviait ; elle aussi avait toujours rêvé qu'un jour elle aussi trouverait une famille qui voudrait d'elle. Marie avait été cette famille. Et bientôt elle se retrouverait à nouveau seule.

« Oh Josette, je n'arrive toujours pas à y croire ! rit Marie en rangeant son violon dans son étui. Je rêvais de ce jour depuis si longtemps, je commençais presque à perdre espoir !

– Et pourtant, il est venu, sourit la jeune fille en replaçant son bandeau coloré pour maintenir sa tignasse de boucles châtain. Tu vas pouvoir goûter à la joie d'avoir une famille, enfin ! »

Elle faisait de son mieux pour dissimuler l'amertume qui lui brûlait la gorge. Par chance, Marie ne s'en préoccupa pas.

« Je te promets de revenir souvent, fit la jeune blonde en se relevant et en lui faisant face. Rien ne te remplacera.

– J'espère bien, ricana Josette. Ça me tuerait de m'occuper de toi pendant seize ans pour que tu m'oublies comme ça ! »

Elles partirent dans un fou rire retentissant. Jean-François arriva rapidement pour leur ordonner sèchement de se calmer, et sans dissimuler son regard assassin à l'attention de la jeune fille, il renvoya Josette dans sa chambre, lui interdisant d'en ressortir avant le lendemain.

Cela l'arrangeait. Elle ne supportait pas de voir Marie aussi heureuse. Elle devait admettre que la jalousie la rongeait. Elle n'avait jamais souhaité que leur situation changeât.

Elle entendit Jean-François rappeler une énième fois à Marie la chance qu'elle avait de pouvoir retrouver sa mère, grâce aux nombreuses recherches qu'il avait faites pendant toutes ces années, avant de se détacher de la porte de bois, et de rejoindre sa chambre, de l'autre côté du couloir.

L'homme resta quelques minutes à peine, adossé à la porte de la chambre, et lui rappela quelques consignes à suivre pour le grand jour. Marie se contenta d'acquiescer, préférant le laisser tranquille. Elle voyait clairement qu'il n'était pas de bonne humeur, quelque chose avait dû l'agacer dans la journée. Elle espérait juste que cela irait mieux le lendemain.

Et en effet, lorsqu'il fallut partir du couvent le lendemain, il était transformé, un tout nouvel homme. Jamais Marie ne l'avait vu aussi radieux et confiant.

Le rendez-vous à l'opéra avait été fixé en début d'après-midi, avant une représentation d'une œuvre obscure et méconnue. La jeune violoniste crispait sans s'en rendre compte ses doigts autour la poignée de l'étui de son instrument. Jamais elle n'avait autant appréhendé une rencontre de sa vie. L'inquiétude que ça ne fût qu'une erreur la hantait, malgré la main réconfortante de Jean-François posée sur son épaule.

Tous deux cherchaient à travers la foule la silhouette de la duchesse. Ils étaient au premier palier des escaliers ; elle était forcée de passer par là.

Soudainement, Jean-François fit quelques pas en avant, et s'inclina face à une femme élégante à la fine silhouette qui s'avançait sur les marches. Il l'accueillit avec tout le respect qu'on devait à la duchesse, sans pour autant retenir son attention. Elle passa à côté de lui, pour ne se retourner que quelques pas plus loin. Elle jeta un regard froid à Marie, qui n'osait pas la regarder en retour.

« Alors c'est elle, qui prétend être ma fille ? fit-elle avec détachement et mépris.

– Je m'appelle Marie, souffla l'adolescente en avançant de quelques pas vers elle. Êtes-vous vraiment ma mère, Madame ? »

La duchesse lui tourna le dos, faisant tressaillir ses boucles d'oreilles colorées. Elle reprit son ascension des marches, sans accorder plus de temps aux deux individus qui l'importunaient.

« Ne m'ennuie pas avec ces sottises, Jean-François, trancha-t-elle sèchement. Ce n'est pas ma fille. »

Marie avait deviné que sa simple présence n'aurait pas suffi à la convaincre. N'importe quelle fille aurait pu faire l'affaire. Sauf qu'elle disposait de la preuve irréfutable de son identité. Elle s'était hâtée, avait sorti son violon de son étui. Elle n'avait pas pris le temps d'y poser le coussin ; tant pis, elle pouvait se débrouiller sans. Elle tourna rapidement le bouton servant à tirer les crins de l'archet, et joua.

Instinctivement, elle avait entonné le refrain de la Princesse de la Lune. La mélodie avait provoqué un silence total dans le hall de l'opéra, et la duchesse s'était stoppée net.

« Ma mère m'a laissé cette chanson, annonça Marie en se rapprochant encore quelque peu d'elle. Je l'ai répétée chaque jour, avec l'espoir qu'un jour, je pourrais la lui jouer. »

Élisabeth ne daigna même pas se retourner. Elle reprit son ascension des escaliers, en ordonnant à son majordome de la suivre.

Marie sentit son cœur cesser de battre pendant un instant. Elle sentait ses espoirs se briser, réduits à néant. Sa plus grande crainte s'était réalisée, et elle ne le supportait pas. Elle ne put retenir quelques larmes.

Elle sentait aussi le regard des personnes présentes là –quel spectacle ! Des murmures s'élevaient, on parlait d'elle. "Pour qui elle se prend ?" "Ce qu'il faut pas faire pour se faire remarquer." Autant de remarques blessantes qui n'étaient que vraies ; après tout, n'avait-elle pas été stupide de croire qu'elle était la fille d'une personne aussi importante que la duchesse ?

La fuite était sa seule option pour sortir de ce cauchemar. Elle devait quitter les lieux au plus vite.

Et elle devait voir Raphaël. Le besoin de le voir la rongeait ; elle savait qu'il saurait la réconforter, même s'ils ne se connaissaient qu'à peine.

Marie dévala les escaliers, violon et archet à la main –elle ne pouvait simplement pas les ranger, et encore moins les lâcher. Il lui avait dit qu'ils se verraient peut-être. Était-il donc à l'opéra ? Avait-il assisté à cette scène... ?

La foule s'écarta pour la laisser passer. Elle sortit de l'opéra étouffant avec soulagement, comme si une part de ses tracas était restée à l'intérieur, derrière elle.

Une voix attira son attention. Elle ne la connaissait que trop bien.

Elle releva la tête, cherchant l'origine de cette voix éclatante qui lui redonnait espoir. Elle vit une tignasse rousse entre deux arbres. Raphaël était assis là, sur un banc. Le cœur de la jeune fille bondit de joie en le voyant, et elle se précipita pour le rejoindre. Mais elle se stoppa rapidement lorsqu'elle remarqua la jeune femme à ses côtés, avec qui il discutait agréablement. Sa poigne se resserra sur le manche du violon. Il valait mieux ne pas le déranger. N'avait-il pas une vie après tout ? Elle n'était personne pour lui. Pourquoi aller l'embêter avec ses problèmes insignifiants ?

Elle fit demi-tour, et déambula dans les rues. Elle n'avait pas de destination précise, elle n'avait envie d'aller nulle part.

Si elle s'était retournée une dernière fois, peut-être aurait-elle croisé le regard de Raphaël. Peut-être se serait-elle finalement ruée vers lui. Peut-être se serait-il inquiété à son sujet.

« Arrête de la fixer comme ça, taquina Hélène en donnant un coup de coude au jeune homme. On dirait un psychopathe. »

Il secoua la tête. Il voulut se lever, mais elle le retint.

« C'est trop tard, soupira-t-elle en lâchant son bras alors qu'il se rasseyait. Laisse-la aller à Montmartre. Faudra qu'on récupère son violon de toute façon. »

Il haussa les épaules. Il s'en moquait d'avoir à comploter dans le dos de son amie. Ce qui l'inquiétait, c'était de la voir aussi mal, sans pouvoir l'aider de n'importe quelle manière qu'il pût être. Il avait assisté à cette scène l'an passé, et n'avait pu aller l'aider à cause de sa mission, qui était de récupérer le pendentif de la reine porté par Élisabeth.

« T'es sûre qu'on y peut rien ? » demanda-t-il, un pincement dans la gorge.

Hélène croisa les bras sur sa poitrine. Elle colla son dos au banc de bois, et soupira.

« Si jamais tu as de quoi payer le métro, on peut se permettre d'attendre. Et puis, c'est pas comme si tu ne pouvais pas te montrer à elle puisque ton passé va aller la voir plus tard. »

Il se retint de protester. Elle connaissait incroyablement trop bien le déroulement des événements, comme si elle les avait épiés encore et encore. Il frissonna à cette idée, cette fille était vraiment flippante.

« Mais si tu y tiens tant... »

Elle se leva et se dirigea vers l'entrée de l'Opéra Garnier. Elle attendit patiemment sur les marches.

Raphaël hésita à la rejoindre, il ne souhaitait pas qu'un policier ne le reconnût, ou pire, qu'il vînt à croiser son passé. Mais lorsqu'il vit Jean-François sortir par les immenses portes, l'étui du violon de Marie à la main, son instinct lui ordonna d'être présent aux côtés d'Hélène. Qui pouvait savoir de quoi il était capable ? Il était aussi imprévisible qu'elle, si ce n'était plus.

« Je vois qu'il te suit toujours, fit-il avec un air amusé, en jetant un rapide coup d’œil au rouquin. Tu lui as promis quoi ? Son père ?

– Ferme-la JF, grogna-t-elle en retour, en saisissant la boîte de l'instrument. Mes méthodes ne te regardent pas. »

Une expression de mépris se dessina sur le visage de l'homme. Il ne répondit rien de plus, se contenta de reprendre sa route. Il allait certainement prévenir ses acolytes qu'Élisabeth restait réticente à l'idée de reconnaître Marie comme étant sa fille. Il devait probablement avoir quelqu'un surveillant Fantôme R à l'opéra, par rapport au vol du pendentif qu'il avait prévu, ce qui lui permettait de s'en aller tranquillement.

Raphaël frissonna. À bien y réfléchir, Jean-François n'avait pas réellement caché son implication dans cette histoire, il n'avait jamais cherché à justifier ses propos, et encore moins ses escapades hors du couvent. Depuis le début il aurait pu savoir qu'il était contre eux. Il aurait pu empêcher beaucoup de choses, si seulement–

« Bon, je vais récupérer le violon. Tu m'accompagnes ? »

La voix d'Hélène le sortit de ses pensées. Il acquiesça, et la suivit jusqu'aux Halles, en empruntant un raccourci douteux. Face aux tourniquets d'entrée aux rames, elle lui tendit un ticket, avec un sourire complice. Il ne la questionna pas sur sa provenance. Il l'accepta juste. Il avait probablement été volé, elle n'avait jamais eu le moindre argent dans ses poches. Mais au moins, dans un sens, ils étaient en règle, c'était déjà ça.

Les rames étaient pratiquement vides. Au vu de l'heure, la plupart des habitants travaillait, ce qui expliquait ce désert dans lequel ils voyageaient. Mais au fil des stations, petit à petit, de plus en plus d'usagers empruntèrent le métro ; ils furent rapidement séparés par la masse grisâtre et difforme. D'un simple regard, ils se mirent d'accord pour ne tenter de se rejoindre qu'une fois arrivés à Montmartre.

Lorsque les portes s'ouvrirent, Raphaël n'eut aucun mal à se glisser hors du wagon. Hélène dut batailler, se retenir d'insulter allègrement les autres passagers, pour au final se plaindre au sujet de la saturation des transports une fois sur le quai. Elle gardait serré contre elle l'étui à violon ; elle refusa sèchement lorsque le rouquin voulut lui proposer de le prendre. Il n'insista pas plus, et la suivit jusqu'en bas des marches de la Basilique du Sacré-Cœur.

« Je veux juste qu'elle ne te voit pas, dit-elle en tournant le dos aux marches. Il faut éviter qu'elle ne parle de toi à ton passé et foute tout en l'air.

– De toute façon tu vas détruire mon présent en changeant le passé. Je vois pas ce que ça change, grommela Raphaël en croisant les bras sur son torse.

– Écoute... »

Hélène parut hésiter. Elle se mordait la lèvre inférieure. Elle en arrachait même des morceaux de peau.

Elle voulut ajouter quelque chose, mais se retint.

« Tu peux venir, fit-elle finalement en lui tournant le dos, tant que tu restes loin de son champ de vision. »

Elle agrippa la poignée de la boîte à instrument, et commença à escalader l'escalier. Il se contenta de faire le tour, et d'arriver dans le dos de Marie afin qu'elle ne le vît pas. Il s'adossa à un muret, les bras croisés. Il les observait, et les écoutait, sans dire un mot.

Marie parut surprise lorsque Hélène apparut devant elle. Elle la reconnut comme étant la personne qui discutait avec Raphaël alors qu'elle sortait de l'opéra, mais elle fit aussi le lien avec cette fille qui lui avait rendu son étui à violon deux jours plus tôt. Elle la suivit du regard, la dévisageant avec incompréhension alors que la jeune femme s'asseyait à sa gauche.

« On m'a dit de t'amener ça, pour que tu ranges ton violon, fit-elle en posant la boîte entre elles. Si tu veux, je peux le ramener au couvent, c'est sur mon chemin pour rentrer.

– Merci... » souffla Marie en rangeant délicatement son instrument, avec un léger pincement au cœur.

Elle tira la fermeture éclair, et appuya sur les boutons qui maintenaient l'étui fermé, avant de le poser à côté d'elle, à sa droite.

Elle scruta sa voisine ; jamais elle ne l'avait croisée auparavant. Était-elle une pensionnaire du couvent, elle aussi ? Si elle savait où vivait Marie, alors elle devait forcément venir de ce même quartier.

« Je suis désolée, reprit alors Hélène, brisant le silence. Désolée que ça ne se soit pas déroulé comme prévu.

– Ha, ce n'est pas grave, soupira tristement Marie. J'ai eu tort d'y croire autant. C'est en partie de ma faute... »

Elle essuya une larme au coin de son œil.

« Si elle m'a abandonnée, c'est qu'elle ne voulait pas de moi... »

Son visage se tordit sous la douleur. Ses sourcils s'affaissèrent, ses lèvres se crispèrent.

« Alors pourquoi est-ce que maintenant elle voudrait me retrouver ? » gémit-elle dans un sanglot.

Elle se recroquevilla sur elle-même, et pleura. Elle exprimait toute sa souffrance due à ce rejet en laissant couler des larmes salées le long de ses joues.

Hélène la regarda avec hésitation, avant de poser une main réconfortante sur son épaule. Elle glissa ses bras le long du dos de l'adolescente, et la serra contre elle, en la balançant doucement de gauche à droite. Marie s'accrocha à elle ; elle avait le sentiment que cette fille était digne de confiance, sans comprendre d'où venait cette impression.

« Ça va aller, ne t'en fais pas, murmura-t-elle. Ça va s'arranger.

– Comment est-ce que tu peux savoir ? renifla Marie en reculant quelque peu, se dégageant de l'étreinte, la tête relevée, et les yeux fixés dans les siens avec un air fatigué.

– Mon intuition ne me trompe jamais » sourit la rouquine, d'un ton des plus encourageants possibles.

Elle approcha sa main du visage de Marie avec hésitation. Elle glissa ses doigts le long de sa joue, et caressa sa peau du bout du pouce, essuyant les larmes qui coulaient. Le contact la fit frissonner.

« Tout va bien se passer... » répéta-t-elle doucement, comme pour s'en convaincre elle-même.

Ce fut ce moment précis que Raphaël choisit pour passer devant elles, et descendre les escaliers du Sacré-Cœur, la tête baissée, sans rien dire, bousculant même Hélène sur son chemin. Marie voulut l'appeler. La jeune femme l'en empêcha.

« C'est pas celui que tu connais, souffla-t-elle. Oublie-le. Pense à celui qui va venir te chercher. »

Elle se releva, et s'étira légèrement, avant d'emprunter le même chemin que le jeune homme.

À peine était-elle descendue de deux marches qu'elle fit demi-tour.

« Je ramène ça au couvent ; il attendra ton retour dans ta chambre » fit-elle en se saisissant de l'étui du violon, sans perdre son sourire réconfortant.

Marie la remercia timidement.

Peu de temps après que la jeune femme l'eût quittée, Fondue apparut, suivi par un Fantôme R au large sourire.

*

« Pourquoi t'as fait ça putain ? »

Hélène asséna une claque puissante à Raphaël. Il la prit de plein fouet, sans tenter de l'esquiver.

« Merde elle aurait pu comprendre !

– Et alors ? »

Ses yeux bleus naviguèrent entre ceux de Raphaël, passant furieusement de l'un à l'autre. Aucune réponse suffisamment cinglante ne lui vint à l'esprit pour boucler le bec du stupide rouquin. À la place, elle recula, et le contourna, avant de reprendre sa route.

Elle l'avait rattrapé de justesse, avant qu'il ne montât dans une rame de métro. Il avait refusé de répondre lorsqu'elle avait crié son nom. Et là, sur les quais, elle faisait passer sa colère.

Elle sauta dans le premier métro qui arriva, il lui sembla qu'il fit de même.

Adossée aux portes du wagon, Hélène fixait les voyageurs. Beaucoup d'individus portaient des costards, et tenaient fermement leurs mallettes dans les mains. D'autres gardaient leurs yeux fixés sur leurs téléphones. Elle en repéra plusieurs qui, bercés par leur musique crachée à travers des écouteurs ou des casques, ne faisaient plus attention au monde qui les entourait. Le désir de vouloir être de cette catégorie, de ce groupe de gens libres lui envahit pendant un instant l'esprit. Mais le devoir la rappela aussitôt, la stoppant dans sa rêverie, et dans son envie d'échapper à sa mission.

Elle resserra l'étui dans ses bras, le pressant contre elle, tentant de ne pas déranger les autres voyageurs. Elle sentait l'âme du violon résonner –ou du moins, tenter de résonner malgré l'absence de vibrations– face à son pendentif. Elle resta songeuse ; comment était-ce possible que de simples objets, sans âme si la moindre trace de vie, pussent montrer une volonté et provoquer ces lueurs.

Elle vit un homme la fixer du regard intensément. Elle espéra pendant un instant que ce fût à cause de la lumière du collier qu'elle tentait tant bien que mal de dissimuler derrière la boîte. Mais elle comprit assez rapidement qu'il l'observait elle, et non le bijou. Un frisson glacé parcourut son corps. Sa respiration devint difficile, et l'impression d'étouffer n'améliorait en rien les choses. Il fallait sortir. Elle devait sortir.

Le métro se stoppa, les portes s'ouvrirent. Elle ne se préoccupa pas de la station où elle était descendue, elle se contenta de fuir cette rame où elle pressentait un danger. Par chance, personne ne la suivit. Et au détour de quelques rues, elle se retrouva devant l'Opéra Garnier.

Le soleil commençait à se coucher, le ciel avait pris une teinte orangée qui peu à peu se changeait en un rose agréable à observer. Il fallait revenir au couvent au plus vite, elle était exténuée. Par chance, Jean-François ne montait pas la garde ; il n'était pas si impatient de retrouver la fille, alors qu'elle était vitale à son plan. Elle était la seule à pouvoir jouer de ce violon, et sa place d'héritière aux deux civilisations était la dernière condition à la sortie des jardins suspendus. La nonchalance de l'homme la surprenait. Lui qui avait toujours voulu que tout fût réglé selon ses désirs, cela était surprenant.

Hélène gravit rapidement les dernières marches des escaliers des dortoirs, puisant dans ses dernières ressources. Cette ascension était une torture, elle n'avait plus de forces. Elle retrouva facilement la chambre de la jeune fille blonde, et laissa le violon sur sa commode, avant de rejoindre l'étage des garçons, et de s'affaler sur le lit d'une chambre vide, là où personne ne la retrouverait. Le sommeil la gagna rapidement, plongeant dans les ténèbres sa conscience, dans la pièce froide et vide.

*

Elle ouvrit subitement les yeux, et prit une rapide mais brève inspiration. La panique la gagnait ; elle se leva rapidement, et posa les pieds au sol.

Où est-ce qu'il est ?!


Elle avança à tâtons à travers la pièce, cherchant le moindre repère la menant vers la sortie. Elle trouva un interrupteur, celui du plafonnier. Malgré son insistance, la lampe ne s'alluma pas. Sûrement une panne de courant. Au beau milieu de la nuit. Au pire des moments possibles.

Elle trouva la porte de la chambre. Il lui fallut plusieurs fois tirer la poignée et enfoncer la porte avant de pouvoir sortir. Son cœur s'affolait. Ses mains moites tremblaient. Ses jambes se dérobaient presque sous son corps.

Elle se retrouva dans une pièce tout aussi sombre que celle qu'elle venait de quitter. Pas un bruit ne se faisait entendre autre que ceux de ses mains qui palpaient les murs avec hésitation.

Sentant sa gorge se resserrer et sa respiration s'affoler, elle chantonna doucement, comme pour se rassurer, quelques mots, un vieux charme dont elle avait le souvenir. Cela l'apaisa un peu, la baignant dans une impression de chaleur réconfortante issue de vieux souvenirs oubliés. Et, en résonance avec la mélodie, la pyramide renversée du pendentif se mit à briller, d'abord faiblement, avant que la lumière ne s'intensifiât et vînt à éclairer les environs. Elle discerna progressivement autour d'elle le salon de son appartement –comment avait-elle pu y revenir...!?

Elle poussa un soupir de soulagement. Peu lui importait la manière dont elle avait pu retrouver son chez-elle, au moins elle pouvait reprendre le contrôle sur la situation, comme retourner au premier jour et–

Elle se figea.

Debout, face à l'armoire –et au poste de commandes– se dressait une silhouette bien trop familière. Elle recula sous la stupeur, croyant à une apparition. C'était impossible qu'il se tînt là. Après tout...

Elle heurta quelque chose. Ou plutôt quelqu'un. Une version plus jeune d'elle-même, qui la fixait avec de grands yeux inquiets, et une mine interrogative.

Elle regarda autour d'elle. L'appartement avait disparu, elle s'était retrouvée dans un lieu public, cernée par des dizaines de versions plus ou moins âgées d'eux, tous autant qu'ils pouvaient être.

C'en était trop. Elle se recroquevilla au sol, à genoux, les mains plaqués contre les oreilles, les suppliant de disparaître. Sa voix se mua en un cri, un hurlement qui transperça leur silence pesant.

Et d'un clignement des yeux, elle s'éveilla en sursaut dans le lit du dortoir du couvent où elle s'était abandonnée à la fatigue.

Il faisait noir.

Elle était seule.


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