Quand Sonne le Glas

Chapitre 12 : – Chapitre XI –

5819 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/01/2020 23:01

– Chapitre XI –

 

 

Lorsque Marie rouvrit les yeux, elle se trouvait dans une pièce blanche à l'allure impersonnelle, semblable à une chambre d'hôpital. Elle était couchée sur un lit plutôt grand, de forme ovale, et aux côtés duquel se trouvaient bon nombre de machines médicales, toutes éteintes. Un coup d’œil à ses bras l'assura qu'aucune perfusion n'y avait été plantée, ce qui la fit pousser un soupir de soulagement.

Elle peina cependant à identifier l'endroit où elle était. Ses souvenirs étaient vagues. Elle avait poursuivi cette jeune femme vêtue d'un Symphogear argenté, jusqu'au parc Monceau, et après... Plus rien. C'était le trou noir.

 

Elle entendit des voix non-loin d'elle. Les personnes discutant devaient sûrement se trouver de l'autre côté de la porte.

 

« Est-ce que tu penses que c'est sans risque ?

Je ne peux le dire. C'est la première fois que je vois ça...

Elle ne fait que dormir, pas vrai ? Tu n'as pas constaté de blessure ou quoi que ce soit d'autre ?

Commandant, il faut la renvoyer chez elle au plus vite. Elle est en danger ici.

– Je le sais bien. Mais nous ignorons tout de ce qui s'est produit. Il faut la garder un peu en observation. »

 

Il était aisé de comprendre qu'ils parlaient d'elle. Elle avait identifié trois voix, deux de femmes et une d'homme, tous trois d'âges différents, à en écouter les timbres.

 

« Je pense qu'il faudra l'interroger à son réveil, reprit l'homme de sa grosse voix caverneuse.

Elle vient de France, reprit la voix de femme. Il n'y a aucune chance pour qu'elle parle japonais. Se faire comprendre est impossible.

Maintenant que j'y pense... »

 

Les deux adultes se turent pour écouter leur camarade.

 

« Les filles n'avait-elles pas dit qu'elles s'y faisaient parfaitement bien comprendre ? »

 

Il y eut un long silence, qui fit naître en Marie une profonde inquiétude, bien qu'elle n'en connût la raison. Elle s'était redressée dans son lit, et fixait la porte d'un œil absent. Elle avait à peine relevé le fait que ses vêtements reposaient sur une chaise, parfaitement pliés, et qu'à présent elle portait une blouse d'hôpital de teinte bleutée qui se fermait dans le dos. Elle frémit simplement à l'idée que quelqu'un l'avait dévêtue alors qu'elle était inconsciente, idée qu'elle n'appréciait pas réellement. Mais c'était peut-être mieux ainsi...

La porte s'ouvrit, laissant paraître une enfant de petite taille. Quel âge avait-elle ? C'était à peine si elle mesurait plus qu'un mètre. Elle devait sûrement avoir entre huit et dix ans.

 

« Je vois que tu es réveillée, fit la jeune personne en la dévisageant d'un regard fatigué. Tant mieux. Est-ce que tu te sens bien ?

– Je... Je crois... »

 

Elle la dévisagea avec curiosité, et nota quelque chose dans un calepin qu'elle tenait dans sa main gauche.

 

« Sais-tu où tu te trouves ?

– Je... n'en ai pas la moindre idée. »

 

Plus le temps passait, plus la tête de Marie lui faisait mal. Elle réfléchissait à toute vitesse, sans lui laisser de repos.

 

« Quels sont tes derniers souvenirs, avant que tu ne te réveilles ici ?

– J'étais à Paris, avec Raphaël... On s'est fait attaquer dans le métro, quelqu'un est venu se battre pour nous sauver. Ce n'était pas quelqu'un que je connaissais. Une femme, qui portait un Symphogear argenté... »

 

Elle porta sa main à son front. Elle faisait de son mieux pour ressasser ses souvenirs, mais c'était assez douloureux.

 

« Elle a pris la fuite alors on l'a suivie... Et une fois au parc, elle s'est dirigée vers un portail, on dirait... Et après, plus rien... »

 

L'enfant acquiesçait au fil de ses paroles, et prenait encore des notes dans son calepin.

 

« Qui êtes-vous ? finit par demander Marie en la dévisageant. Et où suis-je ? »

 

Elle esquissa un sourire, qui contrastait avec l'air fatigué qu'affichaient ses yeux bleu-vert aux légères teintes violettes.

 

« Tu te trouves dans l'une des salles médicales du QG de S.O.N.G., au Japon. Je me nomme Elfnein. Mon rôle est d'assurer le bon déroulement des missions qui nous sont confiées, ainsi que de prendre en charge nos candidates afin qu'elles restent en bonne santé. Je suis aussi l'alchimiste attitrée de l'organisation, entre autres.

– Je... D'accord... »

 

Marie était quelque peu perdue et confuse. Comment une si jeune personne pouvait se voir confier des tâches aussi compliquées, et autant de responsabilités ? Son mal de crâne empirait...

 

« Et toi ? Quel est ton nom ?

– Je suis Marie... Marie de France. Je suis la fille de la duchesse Élisabeth de France. »

 

Elles restèrent toutes deux silencieuses quelques instants, avant que Marie ne reprît la parole et brisât la tranquillité qui s'était installée.

 

« Je ne suis plus dans mon monde, n'est-ce pas ? »

 

*

 

La lumière claire du jour laissa peu à peu place à une ambiance verdâtre peu rassurante. Alors qu'elle rouvrit les yeux , Chris sentit l'odeur métallique des portes blindées du sous-marin lui piquer le nez. Son Symphogear se désactiva, laissant à nouveau place à son uniforme scolaire, qu'elle épousseta brièvement, avant de s'avancer jusqu'à la porte. Sitôt s'ouvrit-elle qu'une créature se jeta sur elle et la saisit au cou.

 

« Chris-chan ! Tu m'as tant manqué ! Je suis si contente de te retrouver !

– Lâche-moi, abrutie ! »

 

Elle donna un sec coup de coude à son assaillante, une adolescente aux cheveux châtain clair.

 

« Tachibana, calme-toi. Bon retour parmi nous, Yukine. »

 

Cette voix appartenait à Kazanari Tsubasa, l'une des plus éminentes utilisatrices de Symphogear, et mentor de Chris. La jeune femme avançait à grandes enjambées en leur direction, et tendit une main amicale vers l'adolescente, qui la serra après une certaine hésitation. Ses yeux bleus la dévisageaient avec sympathie, c'était ce qu'elle appréciait le plus chez elle ; bien qu'elle pût paraître dure et froide au premier abord, après avoir fait plus ample connaissance elle devenait une camarade sur qui on pouvait compter.

 

« Le commandant attend ton rapport. Viens. »

 

Toutes trois se rendirent dans la salle principale du sous-marin. Alors qu'elle suivait à la trace son aînée, elle admirait sa chevelure bleue et raide qui virevoltait au fil de ses pas.

 

« Bon retour parmi nous, Chris-kun.

– Ouais, me revoilà. Il se passe beaucoup trop de choses, il faut que je vous en parle.

– Alors nous t'écoutons. »

 

Tsubasa, Hibiki et le commandant Kazanari se tenaient debout devant elle. Elle voulut commencer son rapport, mais s'abstint, en constatant qu'il manquait des membres.

 

« Où sont Elfnein et Maria ?

– Elfnein est dans l'aile médicale, elle s'occupe d'une nouvelle venue. Quant à Maria, elle a dit qu'elle avait des choses à régler de son côté. Nous leur transmettrons ton rapport, ne t'en fais pas pour elles. »

 

Chris haussa un sourcil. C'était étrange, d'habitude Elfnein ne quittait pas le poste de contrôle, toujours affairée à diverses recherches afin d'améliorer leurs conditions d'utilisation du Symphogear, et Maria restait constamment aux côtés de Tsubasa. Tant pis.

 

« Il y a eu une forte affluence de noise tout à l'heure. Nous avons dû avoir recours au Ignite Module. Il faudrait peut-être refaire nos stocks de LiNKER pour les filles.

– Tu sais que nous en avons de moins en moins...

– J'en suis consciente. Mais je m'inquiète pour elles. Elles font de leur mieux, et parfois elles en font trop, ces abruties. On a pu venir à bout de tous nos ennemis, mais... »

 

Elle soupira. Son cœur se serrait au souvenir du visage terrorisé et ravagé par la tristesse de Kirika.

 

« Nous faisons face à un nouveau type de noise. Et il a l'air terriblement dangereux.

– Qu'a-t-il de particulier ? lui demanda-t-on.

– Si on oublie son apparence qui change un peu de ceux qu'on a à combattre d'habitude, ils provoquent des hallucinations. L'un d'eux a dégagé une fumée noire, et Kirika a eu une hallucination dans laquelle elle blessait à mort Shirabe. Il a profité de sa vulnérabilité pour tenter de la tuer.

– Du noise qui provoque des hallucinations ? C'est étrange, » fit le commandant en se tenant le bouc.

 

Tsubasa et Hibiki affichaient elles aussi des mines graves, réalisant l'ampleur du danger que de tels spécimens représentait.

 

« Je pensais l'appeler noise illusoire, pour le différencier des autres. Bien que j'aurais préféré ne pas avoir à baptiser un truc pareil

– Est-ce qu'il se vainc comme les autres ?

– Il m'a fallu lui tirer dessus à plusieurs reprises pour le détruire. Mais il n'a pas nécessité d'attaque conséquente. »

 

Le commandant Kazanari resta silencieux quelques instants, avant de dire qu'il fallait qu'elles restassent prudentes et alertes. Si l'un d'eux venait à apparaître leur priorité était de le détruire afin de protéger les autres, mais aussi elles-mêmes.

Chris poursuivit son rapport, annonçant que le bâton de Solomon existait dans cet autre univers, et qu'il avait été dérobé, et très probablement activé. Il était également très probable qu'il fût à l'origine de toute cette histoire. Lorsqu'elle eut fini d'en parler, elle mentionna l'incident qui avait eu lieu, et qui était à l'origine de sa visite.

 

« La personne qui nous héberge, la duchesse Marie de France, a traversé le portail. Le seul témoin est son camarade, Raphaël. Et d'après sa description, il semblerait que la personne qu'elle ait suivie jusqu'à travers ce portail soit Maria. Qu'est-ce que ça veut dire ? »

 

Le commandant prit un air sérieux, et même grave, bien plus qu'à l'ordinaire.

 

« Elle va bien ; Elfnein est avec elle en ce moment-même. Quant à la raison de la venue de Maria...

– Ici aussi nous avons eu une affluence sans pareille de noise, répondit sobrement Tsubasa. Nous sommes parvenues à tous les détruire à trois, mais ça n'a pas été simple.

– Alors nous avons pensé que vous aussi aviez besoin de renforts. Maria s'est proposée pour accomplir cette tâche. Mais nous ne pensions pas qu'elle nous ramènerait quelqu'un de cet univers, qui plus est ne possède pas de gear. Ça a été une vraie surprise pour tous. »

 

Chris sentit son sang ne faire qu'un tour. Elle fulminait.

 

« T'es sérieux le vieux !? Tu crois que je peux pas m'occuper correctement de ma mission ?

– Chris-kun, écoute...

– Quoi « écoute » ? Ça se voit que vous avez pas confiance en nos capacités, s'écria-t-elle, complètement hors d'elle. Les filles et moi on fait de notre mieux ! Ça vous suffit pas peut-être ?!

– Peut-être que cette fois-ci ce sera plus dangereux que les autres. Nous avons déjà eu affaire à beaucoup d'ennemis de ce genre, voulant manipuler le noise pour parvenir à leurs fins, ou tout simplement des organisations bien implantées avec les moyens de vous vaincre. Je ne veux pas vous perdre. »

 

Il lâcha un soupir. Ses épais bras musclés posés sur son torse se levèrent en même temps que celui-ci lorsqu'il se gonfla d'air. Sa voix rauque gronda quelque peu lorsqu'il expira tout cet air emmagasiné.

 

« Évidemment je vous laisse vous occuper de cette mission. Mais si les choses se gâtent, sachez que les autres pourront vous rejoindre à tout moment pour vous prêter main forte. »

 

Chris ne répondit pas. Elle détestait qu'on la crût plus faible que ce qu'elle n'était réellement.

 

« Boooon, fit Hibiki d'un air jovial, je crois que ton rapport est fini, non ? Alors allons voir Marie ! Je pense qu'elle t'attend !

– Je comptais aller la voir de toute façon, répondit sèchement l'adolescente. Pas besoin de me montrer le chemin, je le connais bien. »

 

Elle tourna les talons et prit la direction du couloir, sans se retourner une seule fois. Elle ne vit pas que, adossé à un des tableaux de bord, le commandant Kazanari la fixait avec un air quelque peu inquiet et préoccupé.

 

*

 

Raphaël, Kirika et Shirabe, suivis par un Fondue trottinant gaiement, rentrèrent d'un pas lent jusqu'à l'appartement du rouquin. Les semelles de ses chaussures frottaient contre le goudron, tandis qu'il gardait les mains dans les poches de son jean, les épaules basses. Les deux jeunes adolescentes ne semblaient pas plus gaies, et se regardaient mutuellement avec inquiétude. Elles ne demandèrent pas pour quelle raison ils ne prenaient pas le métro pour rentrer – il semblait vivre si loin de ce parc – et restèrent silencieuses jusqu'à parvenir, après une longue marche, à l'entrée d'un immeuble vivement éclairé. Il tapa machinalement le code d'entrée pour pénétrer dans le hall, où deux garnements courraient en criant, suivis par un parent souriant ; peut-être allaient-ils se promener, voir un film au cinéma ou bien plus encore. Il ne s'en préoccupait guère, il avait l'habitude de croiser cette famille lorsqu'il rentrait de cours ou bien de son emploi à temps partiel, c'était devenu sa routine depuis bien des années à présent que d'entendre les deux enfants piailler de joie ou de colère dans les parties communes de l'immeuble. Il haussa légèrement les épaules, et s'avança jusqu'à la porte de son appartement, dont il tourna la clé dans la serrure. Elle s'ouvrit dans un faible grincement, laissant place à une pièce de vie faiblement éclairée par une simple fenêtre cachée par un rideau de couleur beige. Il invita les deux Japonaises à s'installer sur le canapé, et leur proposa de boire quelque chose. Elles déclinèrent poliment son offre, et après avoir ôté leurs chaussures sur le paillasson, elles s'assirent sur le vieux canapé-lit qui semblait avoir connu de meilleurs jours.

Quant à Raphaël, il alla se servir un verre d'un jus de fruit qui traînait dans son frigo depuis certainement bien trop longtemps, et le vida d'une gorgée, peu soucieux de sa date de péremption. Puis il vint se poser dans un vieux fauteuil en cuir qui devait autrefois appartenir à son grand-père ou peut-être même arrière-grand-père, et mit son coude sur l'accoudoir rembourré. Il jeta un coup d'œil nonchalant à l'horloge, et soupira en voyant qu'il n'était que trois heures de l'après-midi. Il n'avait rien avalé depuis le petit-déjeuner – qui avait été composé d'un croissant et d'un café achetés à la boulangerie du coin – mais la faim ne le tenaillait pas tant que ça. Il demanda par pure politesse aux deux adolescentes si elles voulaient manger quelque chose, ce à quoi elles répondirent par la négative. Ça l'arrangeait, il n'avait plus grand-chose dans ses placards.

 

« Puisqu'on est coincés ici pendant un moment, autant s'occuper non ? Vous savez jouer aux cartes ? » demanda-t-il en forçant un sourire.

 

Bien trop inquiet au sujet du sort de Marie, il n'avait pas tellement l'esprit à se divertir, mais il ne pouvait pas passer tout son temps à se morfondre. C'était peut-être l'occasion d'en apprendre un peu plus sur ces filles, leur organisation, et leurs réelles intentions. Il se leva pour aller chercher son vieux jeu de tarot dont les cartes avaient perdu de leur éclat, et par endroits de leurs illustrations ; il devait bien avoir au moins quinze ans.

 

« Vous jouez à quoi ? Tarot ? Belote ? » demanda-t-il en s'asseyant de nouveau sur son siège, en sortant les cartes de leur paquet pour les mélanger.

 

Les filles froncèrent les sourcils, et avouèrent ne pas connaître ces jeux. Il soupira de déception, et réfléchit quelque peu.

 

« Vous connaissez le pouilleux ?

– Non... Mais si c'est simple, on peut y jouer, death !

– C'est facile. On mélange les cartes et on en enlève une. Le but est de se débarrasser de ses cartes en faisant des paires de couleur – cœur avec carreau, pique avec trèfle – et de même valeur. On pioche dans le jeu des autres pour essayer de faire des paires. Et le perdant c'est celui qui a la dernière carte, celle qui n'a pas de pair.

– Ah, oui, on connaît, sourit Shirabe. On l'appelle baba nuki au Japon, et la carte sans paire c'est le joker. Mais tes règles ont l'air amusant, il y a plus de suspense.

– Va pour un pouilleux alors, » souffla Raphaël en retournant les cartes afin d'enlever les atouts, qu'il avait laissés dedans avant de mélanger.

 

Il tendit les cartes aux Japonaises, en leur demandant de les mélanger, tandis que lui alla chercher de quoi s'abreuver. La tête penchée dans le buffet où il rangeait des bouteilles aux divers contenants, il leur demanda si elles ne voulaient pas pimenter un peu le jeu en mettant en jeu des shots d'alcool.

 

« Les cœurs s'ouvrent plus avec l'ivresse, dit-il avec un sourire amusé, quoiqu'un peu triste. Ça vous dit ?

– C'est que... nous sommes encore mineures...

– Ah, c'est vrai. Dans ce cas si vous voulez j'ai du jus de fruit. Ça peut faire l'affaire, sans que vous ne finissiez ivre mortes. »

 

Il sortit trois verres à shots, qu'il posa sur la table basse en bois foncé du salon, avant de déposer à leurs côtés une bouteille de vodka presque vide, et une bouteille de jus d'orange à peine entamée. Il entreprit de servir chaque verre, et leur proposa de trinquer une fois pour se mettre dans l'ambiance. Il vida son premier shooter en faisant un peu la grimace, mais reprit son air habituel très rapidement. Il soupira ; il en avait bien besoin.

 

« Bon, la règle c'est, dès qu'on ne fait pas une paire pendant son tour, on boit. Et celui qui perd la partie, il prend double. Ça vous va ? »

 

Elles acceptèrent, bien que l'idée qu'il bût un alcool si fort les inquiétât quelque peu. Voyant leurs mines soucieuses, il affirma qu'il ne perdait jamais à ce jeu, et trouvait toujours le moyen de boire le moins possible.

 

Leur partie commença paisiblement. La défausse du début de partie, où il fallait ôter de sa main toutes les paires distribuées ne comptant pas pour les verres à ingurgiter, Raphaël se donnait à cœur joie de se délester de la quasi-totalité de ses cartes. C'était Shirabe qui avait distribué le jeu, et avait de fait ôté une carte qui restait face cachée sur la table. Ils firent quelques tours, au cours desquels les filles avaient modérément bu, sans que Raphaël ne touchât à son verre. Au bout d'un moment, il se dit qu'il manquait des amuse-gueule sur la table, problème auquel il remédia immédiatement après avoir récupéré une boîte de Pringle's de son placard. Son stock venait de plusieurs larcins ; s'il payait ses courses la plupart du temps, il lui arrivait assez fréquemment d'en dérober plusieurs articles en les glissant sous ses vêtements ou dans son sac de cours. L'illusion était parfaite, et de fait il possédait une certaine quantité de bières et autres alcools divers, mais aussi de viandes qu'il mettait à congeler pour pouvoir la consommer plus longtemps.

Quand vint le tour final, il fut surpris de voir la remontée fantastique des Japonaises, qui parvenaient à toujours lui remettre entre les mains le trois de trèfle ; c'était là la carte à ne surtout pas avoir. Il dut ainsi enfiler cinq shots de vodka, et deux de plus lorsqu'elles posèrent leurs dernières cartes sur la pile de défausse.

 

« Riez tant que vous le voulez, fit-il en vidant la bouteille en préparation de son prochain shot, avant de se lever pour en récupérer une autre dans le meuble, mais les prochaines ne se passeront pas comme ça ! »

 

L'alcool le rendait quelque peu joyeux, si bien qu'elles ne sentaient plus la moindre trace de méfiance ni d'animosité envers elles. Elles commencèrent à de détendre en sa présence.

 

« Bien. Jouons-la sérieux cette fois-ci, fit-il en se rasseyant et en enlevant d'une manière quelque peu sensuelle sa cravate, avant de déboutonner le col de sa chemise, et doublons la mise. »

 

Kirika et Shirabe suivirent le jeu sans broncher. Après un premier tour au cours duquel chacun déposa une paire sur le tas de défausse, Raphaël commença à poser quelques questions.

 

« Comment vous l'avez rencontrée, Chris ? On dirait que vous vous connaissez depuis des années, vous avez l'air d'être très proches.

– À vrai dire, répondit Kirika, ça ne fait que quelques mois, death. Et nous étions ennemies au départ. Mam', Maria, Shirabe et moi, on voulait construire un monde meilleur, où personne ne souffrirait. Et elle nous a ouvert les yeux. Grâce à elle, on a vu qu'on se trompait, death.

– Je vois. Elle vous a sauvées... »

 

Son visage prit un air quelque peu attristé le temps d'un instant, avant qu'il ne le chassât d'un bref soupir.

 

« Et toi ? Comment tu as rencontré Marie ?

– Un pur hasard, fit-il en souriant. Un soir je rentrais de mon boulot, et je l'ai croisée sur les Champs Élysées. Elle jouait du violon pour une fillette, elle la consolait. J'ai toujours cette image de l'ange qui brillait de mille feux ce soir-là. J'étais pressé alors je n'ai pas pu lui parler. Mais plus tard ce soir-là, je l'ai recroisée, sur le pont Alexandre III, alors qu'elle était en détresse, je n'ai pu la laisser seule. Ce qui s'est passé il y a deux ans nous a considérablement rapprochés, et je ne peux plus vivre sans elle. Mon destin est de rester à ses côtés, j'en suis certain. »

 

Elles le regardèrent avec curiosité, et se stoppèrent de jouer. Leurs yeux arrondis le suppliaient d'en dire plus. Alors il céda, et leur raconta les événements de l'incident des Jardins Suspendus ; les deux Japonaises buvaient ses paroles et semblaient pendues à ses lèvres. Elles applaudirent même à la fin de son récit ! Décidément, un rien les amusait.

 

« Maintenant que j'y repense, fit Kirika, ça me tracasse depuis ce matin, death. L'inspecteur de police, et ce détective avec qui il était, ils t'appelaient Fantôme R. C'est quoi cette histoire ? »

 

Le visage de Raphaël s'assombrit soudainement. Ses joues, déjà rougies par plusieurs shots de vodka, s'empourprèrent un peu plus. Il regarda d'un air triste son verre, qu'il vida, avant de leur parler.

 

« Il y a cinq ans, mon père a disparu. C'était la personne sur qui je comptais le plus, j'étais dépendant de lui. Il m'a abandonné pour rejoindre une organisation malfaisante, celle qui a causé l'incident dont je vous ai parlé. J'ai découvert qu'il avait dérobé pendant des années des œuvres d'art – la Joconde de De Vinci, le David de Michel-Ange, la Jeune Fille à la Perle de Vermeer et bien d'autres – pour en faire des faux qu'il remettait dans les musées, et pour vendre au marché noir les vrais. Il s'est fait un fric d'enfer, mais a dû tout dépenser pour moi ; j'étais très malade, mes traitements lui coûtaient bien trop cher. Faut croire que c'était ça ou la mort... »

 

Il laissa s'échapper un triste rire. Il vida un autre shooter, avant de reprendre.

 

« Quand j'ai découvert ça, je me suis mis en tête de réparer ses erreurs. Alors j'ai inventé ce personnage, Fantôme R, qui vole les œuvres des musées pour les rendre quelques jours plus tard. Les gens ne savent pas que ce sont des faux, et que je leur ramène les originaux. Ça soulèverait beaucoup trop de questions. »

 

Il se frotta l'œil. Bon sang, voilà que les larmes commençaient à monter.

 

« C'était en rentrant d'un vol que j'ai rencontré Marie. Ça a été le plus mémorable de tous.

– Tu n'as pas de mère ? »

 

Lorsqu'elle vit la moue peinée du rouquin, Shirabe regretta aussitôt sa question.

 

« Ma mère est morte quand j'étais petit. Un accident. Je crois que quelqu'un m'a dit qu'elle était juste plongée dans le coma. Mais quoi qu'il arrive, elle ne reviendra jamais à la maison. »

 

Il lâcha un soupir, évacuant tout le poids émotionnel qu'il avait emmagasiné en ressassant tous ces souvenirs, et les regarda à nouveau en face.

 

« Visiblement cette partie de cartes s'est changée en une discussion des plus intéressantes, fit-il. À vous maintenant. Qu'est-ce qui vous a amenées à faire ce que vous faites maintenant ? »

 

Les filles se regardèrent mutuellement, hésitèrent un instant, et répondirent. Cela serait peu sympathique de leur part si elles ne se révélaient pas en retour ; lui qui avait fait un effort pour leur parler...

 

« Je n'ai que peu de souvenirs d'avant l'orphelinat, commença Shirabe. J'ai perdu toute ma famille, et mes souvenirs. Mon seul repère était un porte-bonheur du sanctuaire Tsuki, à Saitama. Puisque je ne me souvenais pas de mon prénom, on m'a appelée « Shirabe. » C'est ce caractère qui compose le nom du sanctuaire.

– Et moi, pareil. Je me souviens un peu de ma maman, je lui ressemble beaucoup, je crois, mais elle est morte dans une explosion, je crois... J'ai rencontré Shirabe quand elle est arrivée à l'orphelinat, moi j'y ai passé une grande partie de mon enfance. Et là-bas, on a rencontré Maria et sa petite sœur. Et aussi, il y avait Mam', qui s'occupait de nous, death.

– L'orphelinat blanc – c'est comme ça qu'il s'appelle – faisait des recherches et des expériences sur des enfants, pour les entraîner au combat, et faire d'eux des utilisateurs de Symphogear. C'est comme ça que la petite sœur de Maria – Serena – Kiri-chan et moi avons obtenu les nôtres.

– Mais je croyais que Maria aussi en avait un, de Symphogear ?

– Elle ne l'a obtenu qu'après, death. Après le décès de sa petite sœur, Maria a obtenu Gungnir ; après ça, avec Mam', on a rejoint le FIS, une organisation américaine je crois.

– Ce qui nous a menées à rencontrer Chris-senpai et les autres. Grâce à elles, Maria a perdu Gungnir, et depuis utilise la relique que sa sœur portait, Airgetlám. Nous avons rejoint la 2nde Division, aujourd'hui devenue S.O.N.G., lorsque l'alchimiste a frappé. »

 

Raphaël buvait leurs paroles. Elles lui expliquèrent tout, de l'existence des reliques complètes et incomplètes aux événements ayant pris place dans leur univers. Lorsque Raphaël les interrogea sur cette histoire d'alchimiste, elles lui en parlèrent plus en détail, mentionnant l'Alca-noise qu'elle utilisait, qui était une sorte de noise qui pouvait tout détruire, et en parlant – bien qu'elles ne connussent pas tous les détails à ce sujet – de son armure, une Faust Robe, qui ressemblait fortement à un Symphogear.

 

« Wow, finit-il par dire après un long silence. Vous en avez vécu des choses. Et vous êtes si jeunes... »

 

Son regard se porta sur son verre, qu'il vida.

 

« J'ai connu quelqu'un comme vous, je crois. Elle avait vécu des histoires pas possibles, elle était détruite par tout ce qu'elle avait vu et vécu. Elle en perdait la raison... »

 

Il laissa s'échapper un petit rire nerveux.

 

« Peut-être que cette personne n'a en vrai jamais existé, peut-être que je l'ai inventée après mon accident. »

 

Son visage exprimait une tristesse sans pareille. On eût dit que la solitude le rongeait, ainsi que des remords dont il ne pouvait se détacher.

Mais les filles ne purent lui poser plus de questions. Il se releva, reboutonna son col et remit sa cravate, avant d'enfiler sa veste de costume et de remettre son chapeau sur ses cheveux rouge feu. Fondue comprit que c'était l'heure de se dégourdir les pattes.

 

« Je dois aller voir quelqu'un, fit-il en s'approchant de la porte d'entrée. Il y a un double des clés sur le meuble, à côté de la plante desséchée. Utilisez-le si vous sortez. Il n'y a rien dans le frigo, je suis désolé, mais il y a une épicerie et un supermarché pas trop loin. J'ai laissé de l'argent avec la clé, prenez-le pour ce soir. Faites attention à vous. Il y a des livres, la télé, sinon vous pouvez aller vous promener. Je rentrerai plus tard. Passez une bonne fin d'après-midi. Salut. »

 

Il ferma doucement la porte derrière lui, et tourna la clé dans la serrure, avant de s'éloigner.

Kirika et Shirabe se regardèrent, un peu perdues.

 

« Je ne pensais pas qu'il ouvrirait son cœur comme ça. Je me demande ce qui l'a pris.

– C'est vrai, death. Il avait l'air de se sentir très mal. Il doit beaucoup s'inquiéter pour Marie... »

 

La blondinette vit son amie commencer à s'affairer à travers l'appartement. Elle s'était déniché un tablier gris bien trop grand pour elle dans la cuisine, qu'elle avait noué à sa taille.

 

« Qu'est-ce que tu fais Shirabe ?

– Ça ne se voit pas ? Je range et nettoie un peu son appartement.

– Mais ça ne se fait pas, death ! On est pas chez nous... !

– Ça lui fera plaisir. Et puis regarde, il n'a pas l'air de faire le ménage souvent... Hm ? »

 

Elle s'était stoppée alors qu'elle ramassait les verres à shooter et les bouteilles qui avaient servi à les remplir. Si leurs verres sentaient le jus de fruit qu'elles avaient bu, celui du rouquin ne sentait en rien l'alcool. Au contraire, il n'avait aucune odeur. Shirabe vérifia le contenu de la bouteille en en reniflant le goulot, et finit par en goûter une gorgée.

 

« Kiri-chan, regarde. Ce n'est pas de la vodka qu'il buvait... C'est de l'eau.

– Mais... Pourquoi aurait-il fait croire qu'il était ivre ? »

 

Shirabe lança un regard attristé en direction de la porte d'entrée.

 

« Peut-être avait-il besoin de se confier, murmura-t-elle, de soulager son cœur... »

 



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Sidenotes


Cela fait une éternité que je n'ai pas mis cette fic à jour, et je m'en excuse.

Tout d'abord, information cruciale : je ne mettrai plus à jour les keywords et character sheets sur deviantArt pour diverses raisons. Pour pallier ce problème, j'ai créé un dossier sur mon drive, qu'il me sera plus aisé de mettre à jour (lien : https://drive.google[.]com/open?id=1NfBUhcsyb7KkGgYm9R2AaGj2WMo-V2sT ; sans les crochets du [.]com).



Ensuite, les précisions concernant ce chapitre :


Les suffixes en japonais

Les japonais utilisent bon nombre de suffixes honorifiques pour référer à leur interlocuteur, ou bien à une personne de qui ils parlent. Il ne sera fait mention ici que de ceux employés dans la fic (sauf si j'en oublie).

  • chan (ちゃん) : le suffixe -chan est assez informel. On l'utilise pour référer à des petites filles (ex. la fille du voisin que vous connaissez de loin ; Yotsuba-chan), ou bien pour s'adresser à des amies avec qui on partage une certaine proximité. Il est en principe employé pour désigner des personnes de sexe féminin.

kun (くん) : homologue masculin de -chan, -kun est assez informel. On l'utilise pour référer à de jeunes garçons ou bien pour parler à des amis avec qui on partage une certaine proximité. Il est en principe employé pour désigner des personnes de sexe masculin. En revanche, le commandant Kazanari Genjūrō l'utilise pour s'adresser aux candidates malgré le fait que -kun ne s'emploie pas généralement pour des femmes.

  • san (さん) : le suffixe -san est plutôt formel. On l'utilise pour référer à des personnes que l'on respecte ; personnes inconnues, qui nous sont supérieures, ou avec qui nous ne sommes pas proche. À titre d'exemple, on l'utilisera pour parler à un collègue, un voisin, à l'ami d'une amie que vous venez tout juste de rencontrer...
  • sama (さま) : le suffixe -sama est très formel. On l'utilise pour référer à des personnes envers qui nous ressentons (ou devons exprimer) un profond respect, tel qu'une divinité à titre d'exemple. C'est un honorifique assez rarement utilisé dans le contexte quotidien, sauf dans le cas de relations vendeur/client (exemple : l'hôte de caisse vous appellera o-kyaku-sama ("monsieur le client"), tout comme votre coiffeuse lorsqu'elle vous saluera).
  • senpai (先輩) : la société japonaise fonctionnant sur un système de supérieur/inférieur (dans le sens neutre du terme), il est très courant de référer à quelqu'un qui nous est supérieur par un honorifique qui définit ce statut de supérieur. Un senpai est un aîné dans un domaine ou une profession donnée. Par exemple, un étudiant d'une année supérieure sera votre aîné, donc votre senpai, tout comme peut l'être votre collègue qui a été embauché trois semaines avant vous bien qu'il ait deux ans de moins que vous. Le concept d'aîné/cadet (senpai/kôhai) ne prend pas en compte l'âge des individus, seulement leur ancienneté et leur degré de capacité.


Le sanctuaire Tsuki

Le sanctuaire Tsuki, ou Tsuki-jinja (調神社) est un sanctuaire situé dans la préfecture de Saitama, préfecture voisine de la préfecture de Tôkyô. Il existe réellement, vous pouvez le visiter au cours de vos voyages, et a par ailleurs été pris d'assaut par la communauté de fans japonais lorsqu'il est apparu pour la première fois dans l'anime ; les fans ont écrit et dessiné sur des plaquettes sacrées achetées au sanctuaire en hommage à la série.

La particularité du nom de ce sanctuaire est qu'il se nomme "Tsuki" alors que le sinogramme utilisé pour l'écrire est le caractère qui se lit "shirabe", tout comme le nom de notre protagoniste. C'est parce qu'elle avait parmi ses affaires un porte-bonheur provenant de ce sanctuaire, sur lequel était inscrit ce caractère, qui a été mal interprété et lu tel quel, qu'elle se nomme Shirabe. Il est assez courant d'utiliser en japonais des caractères et de leur attribuer des lectures exceptionnelles.

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