Rhythm Thief et les secrets de Babylone

Chapitre 2 : Chapitre 1, rencontre au clair de lune – Partie A, Marie et Raphaël

13170 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/02/2017 17:54

Chapitre I, rencontre au clair de lune – Partie A, Marie et Raphaël

                              


 

La nuit était descendue à petit feu sur la capitale, mais cette soirée d’été était agréablement douce en cette saison. Le ciel berçait ses diamants, les étoiles, tandis que les lampadaires, secondés par les phares des nombreuses voitures circulant encore à cette heure nocturne, étaient engagés dans une féroce bataille contre l’obscurité. Quelques passants à l’esprit aventurier avaient opté pour se balader dans un «Paris by night », tandis que les personnes les moins courageuses rêvaient déjà sous leurs draps, envolées au pays des rêves. A la surface de la Seine, la lune qui s’y reflétait ressemblait à s’y méprendre à une perle de nacre, bijou du sans aucun doute plus célèbre fleuve de France ; il créait par jeu de reflets une illusion d’optique vraiment étonnante : qui aurait pu imaginer un instant une Tour Eiffel dissimulée sous les eaux ? Plusieurs péniches aux lignes épurées voguaient tranquillement sur l’eau dans l’espoir d’offrir une promenade inoubliable aux invités présents à bord, une balade en bateau de « la capitale de la mode ».

Malgré l’obscurité qui avait élu domicile, on parvenait à distinguer grossièrement les sommets parfois aiguisés des bâtiments les plus imposants si ce n’était les plus connus, de Paris, éclairés par de multiples spots colorés qui donnaient l’impression spectaculaire d’un dancefloor dans les cieux. Il n’y avait pratiquement pas de vent, à peine un souffle d’air, tout comme cela faisait également plusieurs jours qu’il n’avait pas plu un bon coup sur la ville. On pouvait voir, si l’on prenait un peu d’altitude, les lumières de la capitale briller telles des petites lucioles multicolores. Quelques nuages patrouillaient sagement là-haut, bourgeonnants à souhait ; les hiboux et les criquets semblaient s’être accordés sur une longueur d’onde parfaite pour jouer une de ces mélodies dont eux seuls avaient le secret. Bref, une nuit comme tant d’autres à Paris.

Parmi les rues animées de la mégalopole, un jeune adolescent, qui devait bien avoir dix-neuf ans, marchait d’un pas rythmé en compagnie d’un petit berger danois qui trottinait gaiement à ses côtés. Des cheveux roux en bataille, une paire de lunettes noire derrière laquelle ses yeux mordorés brillaient de malice, et habillé d’une veste en tweed bleu assortie à son pantalon gris et à ses baskets noires, qui lui donnaient un style mélange d’élégance et de décontraction, ce jeune garçon à première vue bien dans sa peau ne paraissait pas être un simple touriste curieux de la cité, mais avait l’air de se rendre quelque part. Il avait un rendez-vous un peu particulier, ce soir. Et il n’était pas question de le rater.

L’adolescent aux cheveux roux vifs stoppa sa course quelques instants à une intersection et regarda attentivement autour de lui. Sous la grande coursive qu’il empruntait, des étals vides de toutes marchandises jouxtaient des cages en fers contenant encore des plumes de volatiles. L’endroit était désert, pourtant dès demain il fourmillerait à nouveau de monde – enfin, de clients, plutôt – car c’était ici que se tenait habituellement le marché. Le garçon hocha la tête, confiant. Très bien, il ne s’était pas trompé. A gauche devait se trouver la grande université de la Sorbonne dont la réputation n’était plus à faire, inscrite aux monuments historiques ; on distinguait dans les ténèbres le toit pointu de la chapelle qui donnait l’impression de toucher le ciel. Mais pour l’heure, elle était désespérément vide, désertée de tous ses étudiants comme de ses professeurs et de tous ceux qui avaient l’habitude de la côtoyer ; l’heure n’était pas à étudier. En revanche, s’il tournait à droite au prochain carrefour, il devait en théorie tomber sur l’endroit qu’il recherchait. Alors, pas une minute à perdre. Il aurait su s’y rendre les yeux fermés, et par n’importe quel temps : il connaissait le chemin par cœur, comme une poésie d’enfance apprise sur le bout des doigts. Peut-être avait-il aussi tout simplement une bonne mémoire.


-        Wouf, Wouf ! jappa le berger danois dans un élan d’excitation non dissimulé.

-        Oui, je sais que tu as très envie de la revoir. Moi aussi, tu sais ? Allez viens, Fondue ! répliqua son maître en redressant ses lunettes sur son nez.


Tous deux s’élancèrent avec entrain dans une course effrénée, complètement folle. Ils ne pensaient plus à rien, enivrés par l’air frais qui venait brutalement fouetter leur peau ; ils avaient l’impression d’être les rois du monde, que plus rien n’existait autour d’eux : une pure sensation de liberté identique à celle d’un cheval au galop traversant les prés. Les pas du garçon étaient parfaitement synchronisés avec ceux de son compagnon canin ; malgré leur vitesse, ni l’un ni l’autre ne semblaient s’essouffler, et ils conservèrent la même cadence jusqu’au bout, sans aucune irrégularité. Seul le claquement de leurs pieds contre le pavé leur faisait écho, en cette soirée si intense. Certains passants les regardaient curieusement.

Ils bifurquèrent vivement à l’intersection et ralentirent progressivement pour se retrouver pile à l’endroit prévu, l’air joyeux. Comme beaucoup de gens le répétaient, dans le quartier – et Dieu sait qu’il était tranquille – on ne pouvait pas le manquer. Il y avait beaucoup de maisons à Paris, plus ou moins grandes, originales ou non, mais des comme celle-là, aucune, et tout le monde ici sans exception pouvait l’affirmer. Au moins, on la voyait de très loin, ce qui supprimait toute erreur ou ambigüité sur la destination, faisant disparaître le doute. Le rouquin garda un silence complet, légèrement décontenancé par la majesté du lieu. Il avait toujours été impressionné par la taille de la résidence.

Les deux compagnons avaient en effet atterri devant une immense bâtisse, au toit bleu marine, dont les allures étaient somptueuses, et qui devait bien équivaloir à elle seule plusieurs maisons. D’entrée de jeu, il était clair que les abords de la propriété avaient été entretenus sans relâche, résultat d’un soin extrême. Le temps s’était écoulé, mais strictement rien n’avait changé depuis la dernière fois qu’il avait mis les pieds ici : les murs teintés crème étaient toujours aussi hauts et la résidence s’assimilait toujours autant à un château.

En vérité, c’était un luxueux manoir, érigé dans les règles de l’art : il était entouré d’eau pure et claire, et un pont dont les remparts étaient constitués de briques blanches permettait d’y accéder… en partie seulement, car un haut portail doré finement ouvragé bloquait l’accès aux intrus ou aux fouineurs indésirables. Des tourelles surmontées de lampadaires encadraient l’immense résidence, tandis que sur la gauche se trouvait une sorte de petite dépendance destinée sans aucun doute à l’employé qui était chargé d’accueillir les divers visiteurs. Quant aux fenêtres, elles étaient si nombreuses que les compter toutes en donnait le vertige.

L’adolescent entrouvrit les lèvres mais ne trouva rien à dire, parce que c’était indescriptible. Pourtant, ce n’était pas la première fois qu’il voyait cette habitation, cependant, à chaque fois il avait encore et toujours du mal à si faire, lui qui n’avait connu rien d’autre qu’un simple appartement. Cette demeure était sincèrement imposante, à l’image de sa propriétaire, en fait. Et ce n’était pas peu dire, puisqu’il la connaissait. Enfin, dans un sens. Assez pour dire que la devise « qui se ressemble s’assemble » était idéalement adaptée dans ce cas là. Il fit quelques pas en direction de la grille, et leva la tête.

« Là, je crois que je suis à la bonne adresse… Ça faisait longtemps, mais cet endroit dégage toujours une telle prestance…»


Le jeune homme aux cheveux roux ferma les yeux et secoua la tête. Il ne fallait pas s’attarder et rester concentré ; ce n’était pas possible d’être distrait tout le temps, surtout pour quelqu’un comme lui, pour qui être vigilant était un travail permanent. Il n’était pas là pour admirer le paysage, même si le décor valait le détour. Il fallait quand même avouer que cette demeure ne manquait pas de charme. Il réajusta sans un bruit son gilet, l’épousseta et jeta un coup d’œil aux environs.

Pas de comité d’accueil, à priori mais il fallait rester sur ses gardes. Bien sûr, les portes du grillage étaient fermées ce soir. Tant pis, il faudrait forcer l’entrée, toujours avec prudence. Non pas qu’il aimait le faire, mais si l’occasion se présentait… Pourtant, même s’il était en bons termes avec la titulaire des lieux, le jeune homme n’était pas sûr que cette intrusion nocturne soit du goût de tout le monde. Disons qu’il avait le don de faire des arrivées… spectaculaires. Fantomesques, pour être précis. Cependant il n’avait pas le choix, il fallait qu’il entre, et maintenant ; à tout prix. Il fallait qu’il la voie, elle. Ce soir était un rendez-vous particulier, et il était hors de question de le rater.

Avec une dextérité incroyable, il prit son élan, et accompagné de son chien effectua en prenant appui sur les grilles une pirouette dans les airs assez impressionnante avant de retomber avec maîtrise de l’autre côté du portail, le tout avec douceur. Hof, rien qui sortît de l’ordinaire, pour lui : un peu de souplesse, un brin de gymnastique et un parfait retourné. Il avait déjà fait bien plus complexe, dans d’autres circonstances, ce n’était pas une simple petite porte qui l’arrêterait, lui, et son chien Fondue. Il était prêt à tout. Pour elle. Pour Marie.

Déterminé, dans une expression rayonnante, il s’accrocha à la façade lisse du manoir et se lança dans une escalade, enfin plus une promenade de santé pour un individu comme lui. Son ami à quatre pattes le suivait en se servant de ses griffes, particulièrement acérées. Ce genre d’efforts physiques, ils le faisaient quotidiennement, tous les deux, à diverses reprises. Ils avaient largement ça dans le sang. Leur souplesse faisait tout le travail, même si le maître dû rattraper le chien par son foulard rouge attaché à son cou car il vacillait et menaçait de perdre l’équilibre.


-        Reste concentré, Fondue ! lança t-il dans un sourire.


Mais à ce moment là, il pensait déjà à ce qui l’attendait plus haut. Il avait tellement hâte ! Et cette virée de nuit ranimait les frissons de l’excitation et de l’aventure. Ses mains ripaient un peu sur la surface plane du mur, mais il y était habitué. Ses prises étaient bien assurées. Et puis, il arrivait au bout de la grimpette. Cela signerait enfin les retrouvailles qu’il attendait tant. Et ça, ça lui donnait des ailes. Une énergie débordante brûlait à l’intérieur de lui.

Toujours stable dans son ascension, ses prises choisies avec soin lui permirent d’atteindre une large fenêtre, au verre trempé très résistant. Son ami à quatre pattes était également toujours bien accroché à la paroi du bâtiment, et tous deux tenaient toujours le coup, sans difficultés apparentes. Le jeune garçon prenait le soin de respirer bien profondément. Avec vivacité, il frappa quelques coups contre le carreau. Maintenant, il ne restait plus qu’à attendre une réponse qui n’allait sûrement pas tarder à venir, s’il avait été entendu. D’ici quelques secondes, probablement, la vitre s’ouvrirait et il serait bien au chaud, dans une situation, il devait quand même l’admettre, légèrement plus confortable, et surtout avec la personne avec qui il souhaitait le plus être en ce moment.

Il jura sentir des papillons affluer dans son ventre lorsqu’il vit une merveilleuse silhouette s’approcher avec grâce derrière les carreaux. Ses joues rougirent et il fit un clin d’œil à son compagnon.

 

[…]


La nuit était arrivée depuis un bout de temps déjà, même si j’ignorais depuis quand exactement. Dans ma chambre, toutes les lumières avaient été éteintes, puisque théoriquement j’étais censée dormir depuis un bon moment déjà. Il n’y avait pas un seul bruit, à part moi qui remuait sous les draps. Il fallait dire qu’aujourd’hui, la journée n’avait pas été de tout repos, et je cherchais désespérément le sommeil. Comme d’habitude, j’avais eu bon nombre de cours à suivre, le matin comme l’après-midi : ça allait des mathématiques à la musique en passant par le « savoir-vivre ». Mais mon moment préféré avait été de réussir mon audition pour entrer au Conservatoire, quelques heures auparavant. Personne n’y avait plus été admis depuis cinq ans ! Une chance inespérée, pour moi, qui avait bien cru avoir échoué. De quoi me rendre particulièrement fière et me donner d’avantage de confiance en moi. J’étais en train de suivre le chemin de mon rêve : devenir une célèbre violoniste, peut-être la meilleure de France, voire du monde. Et cette passion, je la tenais de ma mère.

Il y avait environ dix-huit ans, j’avais été retrouvée, alors que je n’étais encore qu’un bébé, déposée au pied d’un couvent, le couvent Saint-Louré, pas très loin d’ici, en fait. A mes côtés, un beau violon en bois gravé d’une marque étrange, ainsi qu’une simple partition. J’avais grandi là-bas, auprès du bienfaiteur, Jean-François, que j’avais quotidiennement fréquenté pendant toutes ces années et grâce à qui j’avais pu prendre des cours de violon. Je m’étais fait des amis, dont Josette, avec qui j’étais devenue très proche le jour où elle avait failli frapper un garçon. Heureusement que je l’avais apaisée avec une boite à musique ! Pourtant, nos caractères étaient très différents : moi j’étais plutôt douce et calme, alors que Josette était franche et impulsive. Là-bas s’était forgée toute mon enfance.

Pas plus tard que l’année dernière, je m’étais retrouvée au cœur d’une aventure incroyable, voire stupéfiante. Un soir calme, en rentrant au couvent après avoir joué du violon sur l’avenue des Champs-Élysées comme j’avais l’habitude de le faire, j’avais croisé le chemin d’une petite fille en pleurs, Émilie, qui avait perdu son ballon. En la réconfortant, j’avais rencontré un garçon élégamment habillé qui s’était enfui, poursuivi par des policiers, avant que j’eusse pu lui parler. Je ne m’attendais pas du tout à le retrouver… avant d’être poursuivie par un Napoléon effrayant sorti d’outre-tombe et son armée de soldats machiavéliques dans Paris ! Le hasard m’avait fait retrouver ce jeune inconnu et grâce à son sens aiguisé du rythme, il m’avait prise dans ses bras et m’avait emmenée chez lui pour me mettre en sécurité, m’invitant à passer la nuit.

En réalité, mon sauveur était le célèbre Fantôme R, rien que ça ! Dans la capitale, il était considéré comme un criminel : il cambriolait les tableaux des musées pour les remettre à leur place… le jour d’après ! C’était à ne rien y comprendre. Faisant plus ample connaissance, tous les deux, nous nous étions lancés sur la quête de la « Couronne du Dragon », un ancien trésor censé appartenir au célèbre empereur de France. Trois morceaux principaux étaient censés la constituer : la couronne en elle-même, le pendentif de la reine et la croix du roi-soleil. Coïncidence, chacun d’eux se trouvait à Paris. Ca avait été le début d’une véritable chasse au trésor. Nous étions curieux d’en savoir plus sur cet étrange objet.

Parallèlement à cela, Jean-François m’avait annoncé, à force de recherches fastidieuses, avoir retrouvé ma mère, après tout ce temps ! Moi qui étais sur le point de ne plus y croire, j’avais été folle de joie. C’était, selon tout ce qu’il avait pu réunir comme informations, la duchesse Élisabeth, une élégante dame capable de mettre mal à l’aise les plus importants de la haute société, y compris les hommes politiques. Et c’était vrai qu’elle avait un comportement parfois vraiment déroutant. D’ailleurs, notre première entrevue s’était passée assez sèchement ; elle avait catégoriquement nié être ma mère, et il m’avait fallu les encouragements de Fantôme R, alias Raphaël, pour me permettre d’aller de l’avant : il était venu me réconforter au quartier de Montmartre en faisant une danse improvisée.

En poursuivant nos investigations pour compléter le diadème, nous nous étions rendus au château de Versailles ; Napoléon avait, de son côté, bien rodé son plan pour d’une part posséder la couronne du dragon totalement achevée, d’autre part me détenir entre ses griffes. C’était là, en m’enfuyant suite à un duel que Napoléon et Raphaël se livraient, que j’avais été brisée d’apprendre que Jean-François complotait avec Bonaparte contre nous pendant tout ce temps, moi qui lui faisait tellement confiance. Je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait exactement, ni d’où tout cela allait nous mener. Et je n’étais pas au bout de mes surprises. J’avais eu très peur pour Raphaël lorsque, en donnant la couronne à Napoléon, il avait tenté de me libérer à la Tour Eiffel ; il s’était quand même écrasé en deltaplane ! Grâce à Dieu, il s’en était sorti, plein de ressources qu’il était.

Le prétendu « empereur », obnubilé par son trésor, avait par la suite menacé d’assassiner sous mes yeux la duchesse, si je ne jouais pas la mélodie de la partition, en prétendant que c’était ma mère ; alors qu’elle-même avait refusé de l’admettre quelques temps plus tôt, lors de notre première rencontre ! En fait, je ne m’en étais absolument pas rendu compte, mais Élisabeth avait monté un ingénieux plan depuis le début pour me protéger ! Non seulement elle était au courant pour Bonaparte et ses sbires, mais, en plus elle connaissait également l’implication de Jean-François dans cette affaire, du moins, elle avait douté de lui très fortement… à raison, malheureusement. Et dire que ces deux là étaient cousins ! Nous avions été trahis par un propre membre de notre famille ! Ca paraissait incroyable ; et ce qui était encore plus fou, c’était que la clé qui permettait d’accéder au trésor de l’empereur des français, hé bien c’était moi. Cette histoire aurait pu très mal se terminer si Fantôme R n’était pas intervenu pour stopper Napoléon et sa folie des grandeurs.

D’ailleurs, ce jour là, j’avais bien vu ma fin en face, et pas qu’une fois. J’avais beau être courageuse et déterminée, je ne savais pas ce que j’aurais fait sans Élisabeth et sans Raphaël ; je tenais bien trop aux gens que j’aimais. Heureusement, tout avait fini par rentrer dans l’ordre, et les festivités de Paris avaient été décalées au lendemain. Quant à Jean-François, il résidait actuellement dans une cellule de la prison du commissariat de Paris. Personne n’avait été blessé, Bonaparte avait disparu, et nos vies avaient retrouvé un semblant de tranquillité, depuis lors.

J’avais appris qu’au bout du compte, je possédais à la fois du sang de la monarchie française du côté de ma mère, et du sang royal de Babylone du côté de mon père ; je portais donc en moi les deux lignées, et pourtant je ne l’avais jamais su ! Mon cousin germain éloigné au premier degré, Jean-François donc, l’avait découvert, et c’était pour ça qu’il était autant à ma poursuite. D’une simple enfant du couvent, j’étais passée au rang de princesse. Quelle découverte ! J’avais changé mon destin, et tout le mérite me revenait, selon Raphaël.


« La Couronne du Dragon règne sur les Cieux, la Princesse de la Lune veille sur le trône, mais seul le sang royal ouvre la voie. »


C’était le texte révélé par la couronne du dragon entièrement achevée, lorsque les rayons du soleil venaient taper contre sa surface. Lorsque ces conditions venaient à se réaliser, le « trésor antique », comme l’avait appelé Napoléon, se déployait : une immense machine couleur de sable capable de gérer le climat et de plonger le monde dans les ténèbres, sous le joug de l’empereur de France. De quoi instaurer un sacré climat de peur. C’était pour éviter une telle catastrophe qu’Élisabeth m’avait laissée aux pieds du couvent. Malgré ses précautions, elle n’avait pas réussi à m’épargner ce spectacle effrayant, je l’avais encore bien en tête. Sur mon violon aussi avaient été gravées des vers du même style « poétique », qui apparaissaient lorsque l’on touchait les cordes dans un certain ordre ; comme pour nous guider sur la piste d’un fameux trésor... qui pouvait rendre la situation dramatique entre de mauvaises mains. Paris en avait fait l’expérience.

Après cette histoire surnaturelle riche en émotions, j’avais dit au revoir à Raphaël, qui était parti, résolu, sur les traces de son père Isaac, qui l’avait abandonné voilà quatre ans maintenant, avec l’intention de comprendre pourquoi ce papa célibataire s’était impliqué dans un cas aussi grave. Son seul indice dans ses recherches résidait dans cette étrange marque identique à celle de mon violon, et au bracelet de Tiamat qu’il portait au poignet. Le lien entre ces objets restait toujours très mystérieux, hormis le fait qu’ils semblaient avoir un rapport plus ou moins direct avec Babylone. Tout revenait lié à ce symbole mystérieux, à priori. Personne n’avait l’air d’en connaître le sens, mais aucun doute que nombre de surprises se cachaient là-dessous. Le spectacle n’était pas terminé, loin de là.

Je n’avais à ce propos jamais réellement parlé de mon père, avec ma mère, sachant juste que c’était un descendant de la lignée royale de Babylone. D’une part, je ne voulais pas être trop curieuse, d’autre part, je n’osais pas ranimer de tel souvenirs, certains points restant sensibles ; même si beaucoup d’interrogations à ce sujet traversaient mon esprit. J’avais quitté le couvent pour venir vivre au manoir avec Élisabeth ; une étape d’ailleurs très difficile pour Josette : elle n’avait pas compris que je dusse faire ma valise subitement, alors que nous avions passé tant de temps ensemble et que personne ne m’avait jamais réclamée. Je lui avais expliqué les grandes lignes de l’histoire et pourquoi maintenant j’allais résider ailleurs. Malgré ma promesse que cela ne changerait rien à notre profonde amitié, elle était restée inconsolable pendant plusieurs jours et son comportement était également devenu très difficile, avant qu’elle n’accepte peu à peu la situation. A cela s’ajoutait le fait qu’elle devait accepter la trahison de Jean-François, pour qui, malgré quelques conflits, elle avait toujours éprouvé du respect.

Pour moi aussi, les choses avaient radicalement changé : j’avais dû m’habituer à un certain nombre de nouvelles choses qui ne m’étaient pas vraiment familières avant. Les notions que j’avais acquises pendant dix-sept ans s’étaient retrouvées totalement chamboulées. C’était en quelque sorte mes premiers pas dans ma vie d’adulte, et quelque peu… déstabilisant.

En particulier les leçons, que c’eût été au niveau musical, ou scolaire. J’avais passé mes examens en juin, et depuis que j’étais retournée vivre avec ma mère, j’avais toujours eu un programme chargé à respecter ; ça s’avérait ne pas être facile tous les jours. En retrouvant ma maman, je ne m’attendais pas à devoir assurer un tel agenda, et à avoir autant de travail non plus, d’ailleurs. Quels horaires ! Et par-dessus tout ça, il ne fallait pas oublier tout ce qui concernait mon éducation, c'est-à-dire s’avoir s’apprêter correctement, utiliser les bons couverts à table, et avoir un bon maintien en toute circonstance, de la simple révérence jusqu’à la valse ; bref, juste la base dans le domaine de l’aristocratie. Le tout enseigné par une foule de précepteurs tous plus sérieux les uns que les autres, que je voyais défiler chaque jour devant moi dans un costume un peu trop serré pour eux. Une bonne chose était qu’ils n’avaient jamais rien eu à redire sur moi : depuis l’enfance, j’avais toujours été une très bonne élève, au comportement exemplaire et aux notes excellentes. Un autre point qui me démarquait de Josette.

Hé oui, descendre de la monarchie française impliquait d’avoir un comportement et une culture irréprochables ! Je n’avais pas mis longtemps à m’en rendre compte. M’adapter à cette nouvelle vie n’avait pas été si simple au début, surtout au niveau de mon emploi du temps, qui se réglait souvent comme du papier à musique ! Mais heureusement, je n’avais jamais déçu ma mère, qui était toujours restée très fière de moi, d’autant plus que nous n’avions pas loin de dix-sept ans de temps perdu à rattraper, toutes les deux. En outre, j’avais tout de même des longs moments uniquement pour moi, et mes journées étaient loin d’être insupportables. Chaque jour était une occasion de m’améliorer un peu plus, surtout que j’étais très ouverte d’esprit.

En revanche, un sacré « privilège » dû à ce genre de statut, c’était de « côtoyer » le luxe quasiment tout le temps, du matin jusqu’au soir. Ma chambre était spacieuse au-delà de tout ce que j’avais pu imaginer, tapissée de soie et de velours ; mon dressing était rempli de vêtements de haute couture sur mesure dont le prix était à même de faire s’évanouir n’importe qui ; même moi je l’ignorais. Et c’était pareil pour toutes les pièces du manoir. Toute cette richesse venait presque à me mettre mal à l’aise, surtout par rapport à Josette. Nous étions pareilles avant, toutes les deux au couvent. A présent, tout avait tenu au hasard, et au fait que je fusse la fille d’une duchesse. C’était une drôle de chance, quand même. En conséquence, j’essayais dans toutes les occasions d’être la plus simple possible. Parce que c’était ainsi qu’était la vraie Marie.

En tout cas, une personne que je n’avais jamais oubliée, même après une année entière, c’était Raphaël. Même si j’avais voulu qu’il disparaisse de ma mémoire –ce qui était hors de question- ça aurait été impossible. J’aurais bien voulu savoir ce qu’il était devenu, même si je supposais qu’il n’était jamais vraiment loin. Je me demandais sans cesse où l’avaient mené ses investigations. La vérité, c’était qu’il me manquait. Un fait qui était surprenant, c’est que ma mère et Isaac, le père de Raphaël, étaient de vieux amis à l’époque. Mais même Élisabeth ignorait pourquoi il avait disparu. Tout ce dont elle était à peu près sûre le connaissant, c’est qu’il devait avoir un plan en tête, ses projets demeurant cependant inexorablement flous.

Pourtant, si Raphaël était devenu Fantôme R, c’était justement pour réparer les erreurs d’Isaac. En fait, ce dernier, à l’époque, faisait des contrefaçons de tableaux célèbres pour une association, qu'il échangeait à prix d’or contre les originaux, pour payer des médecins à son jeune fils alors gravement malade ; il cachait les peintures de valeur dans une cave. Peu après son départ brutal, le jeune garçon avait découvert cette escroquerie, et s’était juré de changer la situation, en réparant le mal qui avait été fait. Voilà pourquoi chaque nuit ou presque, il dérobait des œuvres célèbres, en réalité de simples copies, qu’il échangeait contre les tableaux authentiques. Évidemment, personne n’avait compris, et ne comprenait toujours pas, d’ailleurs, le but de son geste. A vrai dire, avec Fondue, nous étions les seuls dans la confidence. Pour autant, maman était très fine d’esprit aussi, puisqu’elle avait compris d’elle-même un certain nombre de choses qu’une personne ordinaire n’aurait jamais remarqué. Mais le principal problème était : comment expliquer à la police de Paris qu’un adolescent orphelin ne faisait que réparer une ancienne injustice ? C’était purement inconcevable, malheureusement. Un lourd poids à porter.

Et depuis un an, la vie avait repris son cours, dans la ville. La réalité dramatique de l’histoire avait bien sûr était difficile à trouver dans les journaux, comme pratiquement tous les parisiens s’y étaient attendus : il n’y avait pas de mots pour relater un fait d’une gravité de ce genre. Aucun autre incident majeur n’avait été à déplorer depuis, certains regrettaient même l’animation qu’avaient mise les chevaliers diaboliques, sbires de Napoléon, à l’époque ; personnellement, j’étais heureuse qu’ils ne fussent plus à ma poursuite. Il fallait quand même dire que ça avait laissé un sacré remue ménage. Les citoyens étaient tous restés marqués par ces événements, comme une trace indélébile.

Allongée sous d’innombrables édredons blancs, je me tournais et me retournais dans tous les sens sur mon matelas depuis un quart d’heure au moins. Je n’arrivais pas du tout à trouver le sommeil, peut-être à cause de la joie immense d’avoir été prise au conservatoire. En plus, j’avais très chaud, sous toutes ces draperies. Dans l’habitation, j’entendis un peu de bruit ; il devait rester quelques domestiques à travailler malgré l’heure qui était sans doute bien avancée, maintenant. Tout était paisible, et pourtant il m’était difficile de m’endormir. Voilà qui était étrange. D’habitude, le marchand de sable passait sans trop de problèmes, avec moi.

Le silence qui régnait fut brutalement interrompu par quelques coups portés contre la fenêtre, à la fois très secs et très discrets. Je les entendis immédiatement, ils me firent même légèrement sursauter. J’ouvrai les yeux et poussai brusquement ma couverture tout en me demandant ce qui pouvait bien se passer. C’était bien la première fois que ce genre de « visite » m’arrivait ! Peut-être était-ce un intrus qui venait pour nous cambrioler ? Je réfléchis. Non, ça ne paraissait pas très probable ; d’une part parce que cette « effraction » n’était pas très discrète, d’autre part, parce que les coups que j’avais entendu sonnaient comme si quelqu’un attendait qu’on lui ouvre, et non comme si on avait l’intention de briser une vitre.

Derrière les larges carreaux qui scintillaient encore de propreté suite au nettoyage de ce matin, j’aperçus assez distinctement une silhouette que je reconnus sans beaucoup de difficultés. Au début même, je crus m’être trompée, car je ne m’attendais absolument pas à retrouver cette personne. Ca m’avait délivré la sensation d’un électrochoc. Pourtant, il ne s’était pas passé un instant sans que je pensasse à elle. Intimement, j’avais attendu le moment où enfin, elle reviendrait. Mon cœur battait la chamade.

Légèrement tremblante, j’ouvrai la vitre en grand, et l’instant d’après, un garçon de mon âge à peu près s’était propulsé à la vitesse de la lumière dans l’appartement sans être déstabilisé le moins du monde. A côté de lui, un chien majoritairement blanc assis sagement sur son arrière train me regardait d’un œil vif en tirant la langue. Noué autour de son cou, un épais foulard rouge sur lequel le temps ne semblait pas avoir d’emprise. Un couple du tonnerre. Un couple que je ne connaissais que trop bien.

Je fus légèrement déboussolée par cette intrusion, et ne pus m’empêcher de fixer les deux compères d’un regard stupéfait ; mais à côté de ça, un million de pensées me traversait l’esprit. Tout avait été si brutal et si rapide ! Je n’avais pas souvenir d’avoir été aussi heureuse de retrouver une personne qui m’était chère, exceptée ma mère. A cet instant, tout s’était mélangé dans ma tête, et je ne pus rien prononcer d’autre que :


-        R…Raphaël… ?!


Évidemment que c’était bien lui ! Avec son éternel air décontracté, ses cheveux ébouriffés, ses lunettes lui donnant une fausse expression sage, et l’impression que le monde lui appartenait. Les mains dans les poches, il souriait. Je le voyais parfaitement bien, il était à deux mètres de moi, et pourtant, il avait fallu que je cafouille, avec un air tout sauf intelligent. C’était bien ma veine. Devant lui, en plus !

J’avais l’impression qu’une éternité s’était écoulée depuis notre dernière rencontre. Nos chemins s’étaient un peu éloignés, et je savais qu’il avait d’autres priorités. Je lui devais beaucoup parce que personne ne m’avait aidée comme il l’avait fait. Nous étions devenus très proches tous les deux. Il m’avait permis de m’affirmer et d’être plus confiante en moi-même. Et en dépit de tout cela, son agilité et son endurance demeuraient un mystère pour moi. Chacune de ses entrées était plus remarquée que les précédentes. Grâce à lui, j’avais pu entrevoir la voie d’un avenir meilleur.

Il me fallut quelques secondes pour reprendre mes esprits et fermer la fenêtre ; j’avais peur que trop de vent frais ne s’engouffre à l’intérieur. En regardant le ciel, je m’aperçus que la lune était pleine et bien ronde, ce soir. Elle s’était colorée d’un blanc éclatant. La lune, unique gardienne des secrets de la nuit. C’était un décor romantique idéal, pour un rendez-vous amoureux parisien. Bien sûr, ce n’était pas notre cas, mais…

Je me retournai vivement vers Raphaël, arrivant toujours difficilement à croire qu’il soit ici dans cette pièce, avec moi. L’émotion me submergeait et j’avais presque les larmes qui me débordaient des yeux. Cela faisait tellement de temps que nous ne nous étions pas vus ! J’étais soulagée de savoir qu’il allait bien, c’était tout ce que je désirais. Il n’avait pas du tout changé, et ses yeux noisette me fixant avec une telle intensité me firent rougir. La situation devenait paradoxale, parce qu’aucun son ne s’échappait de mes lèvres alors que j’avais une foule de questions à lui poser. Il m’avait tellement manqué !

Aucun de nous deux ne parla, et le calme régna pendant un temps ou deux. Finalement, ce fut Fondue qui s’élança le premier en bondissant joyeusement autour du moi, ce qui eut pour effet de me faire rire aux éclats. Il aboyait joyeusement, tantôt en me reniflant, tantôt en se frottant contre mes jambes, et je m’agenouillai afin de le caresser à son endroit favori : derrière les oreilles. C’était le portrait craché de son maître, ce canidé. Ils étaient bien assortis : exactement le même caractère, et aucune notion de limites, surtout en termes de nourriture, d’après ce que j’en savais. Son poil était néanmoins soigné, et sa truffe fraîche et humide me confirma qu’il était en bonne santé.

Ce n’est que lorsque que le sympathique berger danois cessa de tourner autour de moi que je remarquai la main que Raphaël m’avait tendue dans un grand sourire. Nos deux regards se croisèrent, et ce fut comme si mon cœur s’était arrêté de battre. Une sensation imperceptible pour quelqu’un d’extérieur, mais je l’avais ressentie avec une puissance phénoménale. Ce genre de lien, invisible, mais qui faisait fonctionner tout mon corps à plein régime, c’était un vrai plaisir et surtout ce qui m’avait le plus manqué, après autant de temps. C’était incroyable, d’éprouver ces émotions à nouveau.

Je mis ma main dans la sienne et il m’aida à me relever tout en délicatesse. Sa peau était douce et chaude, il en résultait un contact vraiment très agréable. Mon visiteur me tenait toujours avec assurance. Il s’avança franchement de quelques pas, à peine audibles sur la moquette du plancher ; son nez n’était pas loin de toucher le mien, et mes yeux azur plongèrent dans ses yeux bruns. Je pouvais sentir le souffle chaud de son haleine, mais ce que j’entendais surtout, c’était les battements de mon cœur qui résonnaient avec une ampleur digne d’une secousse sismique dans tout mon être. Et je savais qu’il le savait.

Raphaël cligna brièvement des yeux, et murmura paisiblement, dans un sourire :


-        Voudriez-vous bien m’accordez cette danse, mademoiselle ?


Son regard mêlait à présent bienveillance et détermination. Il faisait relativement clair à cause de la pleine lune, et j’aperçus – sauf erreur de ma part – ses joues s’empourprer progressivement dans l’ombre. Moi, j’étais complètement sous le coup de la surprise. La dernière fois que nous avions dansé ensemble, c’était dans la grande salle de bal du château de Versailles : nous étions à la recherche d’un moyen d’y entrer, car là-bas se cachait le dernier objet de la couronne, la croix du roi-soleil. Pur hasard, un violoniste qui devait jouer dans l’orchestre était tombé malade, j’avais accepté de le remplacer et nous avions pu obtenir des places pour pénétrer à l’intérieur du château. Le chef de l’orchestre m’avait permis d’emprunter une jolie robe blanche avec des gantelets de même couleur. C’est en rejoignant Raphaël après la prestation que nous avions valsé ensemble. Sans lui pour me mener, j’aurais quand même été un peu perdue.

Mais là, il se faisait assez tard ! Qui plus était, je n’étais pas habillée pour la circonstance : je portais juste une ample chemise de nuit en satin avec des chaussons moelleux et confortables qui me tenaient chaud aux pieds. On avait vu mieux comme tenue de soirée ! Mon ventre se serra d’être prise au dépourvu comme cela.

Cependant, ce n’était pas mon genre d’être pointilleuse. Après tout, peu importaient les habits, l’essentiel restait quand même la danse. Et puis, je ne pouvais décemment pas refuser ce plaisir à Raphaël. Après cette séparation qui avait eu l’air si longue, je ne voulais plus souffrir de son absence, je ne voulais plus qu’il me manque. Les jours, j’avais eu le temps de les voir longuement passer, sortir du quotidien ne pouvait pas me faire de mal. Je fermai les yeux en acquiesçant sereinement.

Il me prit aussitôt l’autre main, et nous commençâmes à danser en rythme dans la chambre, serrés l’un à l’autre. L’espace ne manquait pas, et même si mon cavalier me guidait, mes pas n’étaient pas hésitants : le résultat de l’enseignement que je recevais depuis mon arrivée ici me permettait d’avoir des mouvements fluides et assurés. En même temps, mon partenaire aussi avait un avantage : sa mère, décédée dans un accident de voiture, avait été danseuse, d’où la prédisposition de son garçon pour ce domaine.

La valse se révéla être un vrai plaisir. Qu’importait si j’étais en chemise de nuit, qu’importe si ce n’était pas digne d’une princesse, jamais je n’avais passé un moment aussi merveilleux, et j’aurais tout donné pour qu’il dure encore un peu. Même après douze mois écoulés, le jeune adolescent me donnait cette éternelle sensation de sécurité et de dynamisme que je lui connaissais depuis notre première rencontre. J’avais l’impression d’être légère et libre comme l’air, lorsque j’étais avec lui. C’était un moment magique et nous étions vraiment synchronisés, en plus d’être concentrés.

La chorégraphie s’arrêta progressivement, et nous continuâmes à nous dévisager l’un l’autre. Nous étions si proches que je crus même que mon partenaire allait me donner un baiser ! En passant, ça aurait été mon premier baiser. Dès que nous remarquâmes la mince distance qui reliait nos lèvres, nous détournâmes tous les deux le regard en rosissant, en même temps, mais dans deux directions opposées, l’air gêné, en faisant comme s’il ne s’était rien passé. Finalement, Raphaël ôta ses mains des miennes avec douceur, on aurait dit que son sourire à ce moment là éclairait la pièce, tel le plein jour. Il n’y avait pas que la pièce qu’il éclairait, d’ailleurs ; moi aussi ça me faisait quelque chose ce bonheur apparent.

Je retournai m’asseoir au bord du lit, ma nuisette flottant au gré de mes pas. Mon « ami », les bras croisés, me regardait d’un air taquin derrière ses lunettes, dans une posture enfantine. Fondue s’était couché, à côté du siège rangé devant l’imposante coiffeuse calée dans le coin de la pièce. Son regard oscillait entre son maître et moi, et sa queue battait frénétiquement donnant l’impression qu’il attendait quelque chose. Son propriétaire décroisa les bras en s’adressant à moi.


-        Marie, tu danses vraiment bien, s’exclama t-il gaiement. Je voulais te dire…

-        Oui ?


Il n’y avait aucun autre son que j’étais plus heureuse d’entendre. Cette voix si chaude et si familière était devenue quelque chose d’important pour moi. Ca avait été une rencontre qui avait changé ma vie. Sans doute pouvait-on dire que j’étais née sous une bonne étoile. Régulièrement, il m’arrivait de penser à comment aurait évolué ma vie si les événements s’étaient enchaînés différemment, ce qui faisait beaucoup travailler mon esprit.


-        Je suis désolé. Je ne voulais pas te laisser seule comme ça… aussi longtemps.

I

l m’avait rejointe et s’était assis au bout du lit, à côté de moi. Son expression était devenue plus grave et plus triste. Il fixait le mur d’en face d’un air absent, et les muscles de son visage s’étaient détendus. Il se gratta nerveusement la nuque, et quelque chose de lourd lui pesait manifestement sur le cœur. Ses pupilles brillaient, et ses mains étaient posées à plat sur la couette.

Pour ma part, je ne lui en voulais pas. Il était juste parti à la recherche de la seule famille qui lui restait, parti en quête de réponses, et je savais que c’était éprouvant, de ne pas connaître ses parents, surtout si on avait été abandonné. J’avais une confiance sans faille en Fantôme R, et appris des choses importantes à son contact. Je n’éprouvais aucune rancœur à son égard, puisqu’à un moment ou à un autre, c’était évident que nous nous retrouverions.


-        Tu m’as beaucoup manqué… reprit-il doucement. J’aurais dû venir te parler plus tôt. Excuse-moi.

-        Tu sais, je n’ai pas besoin que tu sois là pour savoir que tu penses à moi. Je me doute que Fantôme R n’est jamais loin. Est-ce que tu as trouvé quoi que ce soit d’intéressant ?


Son regard était devenu terne, et un voile de déception accompagné de tristesse traversa son visage, ce qui me fit aussitôt regretter ma question. Jamais je ne lui avais connu un air si dépité. D’ordinaire, il était tout le contraire, motivé et prêt à tenter l’impossible. C’était une de ses caractéristiques : son attitude fraîche et pétillante, mais jamais hautaine. Il n’était pas à négliger que les souvenirs frais de l’année dernière et ceux d’enfance de ses parents remontassent douloureusement à la surface. Fondue, la tête entre les pattes, nous scrutait d’un air inquiet. L’ambiance s’était alourdie d’un coup.

Raphaël poussa un soupir, et s’allongea complètement sur le matelas, les bras en-dessous de la tête, en fixant intensément le plafond ; comme s’il espérait trouver un indice, des solutions à tous ces mystères qui demeuraient encore. C’était vrai que tout n’était pas encore éclairci, dans cette affaire. De nombreux points restaient encore en suspens. Par exemple, si Léonard Bonar n’était qu’un simple imposteur, où était passé le véritable empereur au tombeau volé quatre ans auparavant ? Où se cachait Isaac ? Et d’où provenait le logo présent sur le bracelet, sur le violon, et sur la pièce ? Décidemment, cette ville renfermait trop d’interrogations obscures.


-        Non, pas la moindre piste. Ni sur mon père, ni sur cette marque. Et puis, je dois terminer de restituer les vrais tableaux au musée ; et avec l’inspecteur Vergier et Charlie sur mes traces, ce n’est pas facile.


C’est ce que j’avais cru comprendre, oui ; notamment cette fois là, où, peu de temps après mes adieux avec Raphaël, un jeune individu en imperméable et un homme à la chemise blanche avaient brutalement fait irruption à l’Opéra de Paris en s’époumonant après un mystérieux être chapeauté avec style. Le tout alors que j’étais en plein milieu d’une partition ! C’était là que j’avais clairement assimilé qu’il serait toujours à mes côtés.

L’inspecteur Vergier s’était fait depuis le début la priorité d’arrêter Fantôme R, et ce, à n’importe quel prix. A côté de cela, sa fille Charlotte avait pris l’apparence d’un détective privé dans le même but que son père : stopper celui qu’elle considérait comme son ennemi numéro un. Mais au fond, l’inspecteur avait un grand cœur : il protégeait Paris surtout pour sa femme. Quant à sa fille, même si elle mettait parfois son nez là où il ne fallait pas, son objectif était simplement d’aider à sécuriser la capitale, et ça on ne pouvait pas le lui reprocher. Heureusement qu’elle avait été là pour nous, lorsque nous nous étions enfuis des jardins suspendus de Babylone. Nous serions tombés si sa main ne nous avait pas retenus.

Une idée me traversa sans crier gare l’esprit. Est-ce que l’adolescent avait cherché aux Archives ? Nous nous y étions déjà rendu tout les deux, en particulier pour en savoir plus sur la couronne du dragon, et nous y avions trouvé ce que nous cherchions. C’était une piste qui pouvait valoir le coup, mais je devais d’abord lui poser la question. Il n’était pas exclu qu’il s’y soit déjà rendu.


-        Raphaël, tu es allé faire un tour aux Archives ? Je sais que c’est immense comme endroit, mais pour faire des recherches, ça peut être intéressant d’y jeter un coup d’œil.


Le jeune garçon toujours étendu sur les draps m’observa longuement, avant de se redresser. Cette fois, il avait l’air un tantinet troublé et ses traits s’étaient légèrement tirés. Il caressa distraitement la tête de son compagnon qui, angoissé par l’attitude légèrement défaitiste de son propriétaire, était venu se coller contre lui depuis quelques minutes. Il hocha la tête en signe d’affirmation et se gratta nerveusement la joue en baissant les yeux. Ca sonnait comme s’il se sentait un peu perdu, ne sachant pas trop quoi faire. Ca sonnait comme s’il avait déjà perdu la bataille.


-        Oui, je m’y suis rendu ; mais le volume d’ouvrages regroupés là-bas est impressionnant, et je ne sais pas vraiment par où commencer… En réalité, je me disais que…


Ça ne faisait aucun doute qu’il hésitait complètement. Il cherchait ses mots au fond de sa mémoire, avalait avec précaution sa salive et tapotait vivement la couverture du bout des doigts ; je crus même qu’il n’allait pas se trouver bien car sa respiration était devenue plus forte et une minuscule goutte de sueur, presque imperceptible, dégringolait sur son visage rougissant. Ses lèvres s’entrouvrirent et il regarda Fondue avec une expression qui correspondait à « Je suis désolé, je ne peux pas, c’est au-dessus de mes forces », ou sans doute était-ce simplement moi : il avait l’habitude de « parler » avec son chien et de le comprendre. Son visage se tourna vers moi et il poursuivit, cette fois calmé, d’une voix plus distincte et parfaitement articulée.


-        Élisabeth saurait peut-être quelque chose qui permettrait de faciliter mon « enquête ». Je pourrais déjà commencer par là.

-        C’est vrai que c’est une idée. Je ne doute pas qu’elle sera enchantée de te revoir. Tu peux venir demain si tu veux ? Je crois qu’elle n’a pas de rendez-vous de prévu.


Je n’étais pas certaine que la duchesse puisse aider significativement le jeune voleur, mais elle avait été une très bonne amie d’Isaac autrefois. En interrogeant ma mère, même sur des détails insignifiants, il devait exister une probabilité, infime fût-elle, de déterrer un fond de vérité sous tous ces secrets enfouis. En outre, je ne doutais pas de l’affection qu’elle portait à l’étudiant.

De nouveau, on n’entendit plus aucun bruit. La visibilité restait toujours relativement bonne à cause de la lumière émise par la lune, et la température dans la chambre était idéale. Les domestiques étaient venus faire le ménage, comme chaque matin depuis que je résidais ici. Ca m’avait un peu gêné au début : dès mon plus jeune âge, j’avais appris à être dépendante et à tout faire moi-même. C’était la règle au couvent : chacun s’occupait de ses tâches ménagères et aidait ceux qui avaient des difficultés. Mais je n’avais pas à me plaindre. Après tout, je ne manquais de rien, dans cette nouvelle identité de princesse.

Imperceptiblement, ma main se rapprocha de celle de Raphaël, et nos doigts s’entrecroisèrent pour mon plus grand plaisir. Chacun guetta discrètement l’autre. Je scrutai le fond de ses yeux car il paraissait qu’on pouvait y déterminer la profondeur d’âme d’une personne ; la sienne était tout ce qu’il y avait de plus pur. Et son attitude troublante quelques instants plus tôt quand il s’était senti mal à l’aise, m’intriguait au plus haut point. C’était ce que j’appréciais chez lui : cette sensibilité indescriptible qui m’avait touchée de l’intérieur. On ne sortait pas indemne de ce genre de rencontre.


-        Marie, je suis vraiment heureux d’être avec toi. Je te promets que tu ne resteras plus seule, sans nouvelles de moi, aussi longtemps.

-        Je me sens bien, à tes côtés, Raphaël.


Ce faisant, nous nous étions encore plus rapprochés l’un de l’autre, et maintenant, j’étais blottie contre lui. Je sentais son cœur battre dans sa poitrine, et il dégageait un parfum familier que je connaissais bien. C’était la même senteur que dans l’appartement où il vivait, un mélange d’épices et de savon. Son corps était entièrement chaud, et ses bras, c’était un endroit de rêve que je n’aurais jamais voulu quitter. C’était incroyable ces plaisirs si simples qui embellissaient la vie pour la rendre meilleure. Je ne rappelais plus la dernière fois que j’y avais goûtés.

Je me dégageai à contrecœur de l’étreinte de Raphaël, qui ramena lentement une mèche de mes cheveux blonds derrière mon oreille. Son souffle me chatouillait le nez, mais je ne prêtais plus attention à ce qui se passait autour de moi. Le jeune garçon avait pris mes mains dans les siennes, et se mordit la lèvre avant de déclarer solennellement :


-        J’ai quelque chose pour toi qu’il faut absolument que tu essaie.

J

e me retrouvai aussitôt dans l’incompréhension la plus totale. De quoi parlait-il exactement ? La dernière fois qu’il m’avait fait une annonce de ce genre, j’avais découvert la cave secrète où étaient entreposés tous les tableaux originaux des musées que Raphaël s’était fait un devoir de rendre. Quelle surprise me réservait-il, ce coup-ci ? Décidément, voilà quelqu’un qui était plein de mystère, et ça faisait tout son charme.

L’adolescent sourit devant mon air interrogateur avant d’explorer les poches de sa veste pour en ressortir l’instant d’après quelque chose qu’il me tendit avec assurance. Il clignait beaucoup plus des yeux que tout à l’heure et ses lunettes menaçaient de dévaler son nez pour aller tomber par terre. Il n’y en avait pas deux comme lui.

Je saisis ce qui semblait être une petite boîte des mains du jeune « justicier » afin de l’observer plus attentivement. Elle était précieusement emballée dans du papier de couleur rouge, un symbole de passion. En réalité, après avoir ôté la protection qui la recouvrait, on pouvait constater que c’était un écrin et pas n’importe lequel ; en velours noir pour être précise. De taille moyenne, il avait un aspect particulièrement soigné, digne d’une bijouterie de luxe. Tout cela ne faisait qu’accroître la tension qui me gagnait autour de cet étrange coffret. Il ne me restait qu’une seule chose à faire.

Mon doigt effleura doucement le doux velours du boîtier, avant que je n’ouvre dans un souffle ce dernier avec mille et une précautions, tant il me paraissait fragile. Son contenu devait sûrement être d’une valeur non négligeable, et on m’avait toujours appris à être très soigneuse envers mes affaires, et celles des autres. Mes mains tremblaient légèrement, en ouvrant la boîte.

C’était un collier, et il était entièrement en or. Sur une chaîne finement ouvragée reposait un violon, travaillé lui aussi dans le souci du détail : il portait exactement la même marque bizarre que le mien dans la réalité. Juste à côté se trouvait une lune qui venait également orner le pendentif ; pendentif brillant de tout son éclat dans l’écrin. Il n’y avait pas d’indication qui permettait de le lier à une quelconque boutique d’ornement.

Je n’avais jamais rien vu de tel, et je ne réalisais toujours pas ce que cela signifiait. Une blague de mauvais goût n’était pourtant pas dans le genre de l’adolescent. Mais force était de constater que le collier sous mon nez avait un prix qui ne devait pas laisser un acheteur de marbre. Ma mère aurait pu se le permettre, elle en avait largement les moyens. Mais lui ? Ca m’angoissait qu’il puisse encourir des difficultés uniquement à cause de moi.

 Je voulus articuler un mot, prononcer quelque chose, mais ma voix restait désespérément muette. Il n’y avait peut-être rien à dire, en fin de compte. Mes yeux s’arrondirent et mon pouls s’accéléra rapidement, de manière incontrôlée. Je regardai alternativement l’écrin et l’étudiant. C’était vraiment pour moi ? Bien sûr que j’avais reçu nombre de cadeaux, cette année passée. Mais pas de celui qui comptait réellement à mes yeux. Alors s’il avait vraiment tenu à me faire plaisir, ce n’était pas correct de refuser un tel présent.

Raphaël dû remarquer mon air stupéfait, car il s’empara délicatement du bijou et se leva pour me l’attacher autour du cou dans un geste plein de tendresse, un de ces gestes dont il avait le secret et que je souhaitais interminable. Le bout de ses doigts frôlait ma peau avec cette sensation de printemps de bourgeon qui éclot, comme un réveil de la nature. Enivrée par ce toucher plein d’attentions, je fermai les yeux en me laissant faire. Tout mon corps se relâcha, tandis que je respirais plus sereinement. Le contact du métal froid me fit tressaillir. Je ne pouvais décidément pas être plus heureuse qu’en cette nuit d’été.   

Le garçon aux cheveux roux accrocha le fermoir avant de reculer de quelques pas pour avoir une vue d’ensemble. Il m’avoua quelque peu gêné que le collier m’allait à ravir, encore mieux que ce qu’il pensait, avant de m’inviter d’un signe de la tête à me regarder dans un miroir pour en juger par moi-même. Je pris appui sur mes mains pour me redresser du lit, et légèrement hésitante, m’avancer vers ma large coiffeuse aux tons rosés près de laquelle Fondue s’était posé tout à l’heure. Aussitôt, des lumières s’allumèrent automatiquement tout autour pour me permettre d’apprécier avec plus de qualité mon reflet dans la grande glace centrale. J’écartai quelques produits de beauté avant de me préparer au verdict.

La chaîne était parfaite : ni trop courte, ni trop longue. Elle retombait pile au niveau creux de ma poitrine. De plus, elle était relativement légère ; le violon et la lune avoisinait environ chacun le volume d’une pièce de vingt centimes. Un autre de ses avantages résidait dans le fait qu’elle pouvait se porter avec n’importe quelle tenue.

Par contre, il restait ce problème de la valeur, qui elle, il n’y avait pas de doute, était élevée, plus importante encore que ce que je pouvais imaginer, à mon avis. Ca paraissait complètement irréaliste qu’un simple étudiant pût acquérir une telle marchandise. Mais ce qui m’avait le plus surprise, c’était que les deux symboles n’avaient pas été choisis au hasard. Nous deux seuls savions ce qu’ils représentaient réellement. Et ça c’était une attention qui me touchait énormément.

J’aperçus soudain l’image de Raphaël qui se faisait de plus en plus grosse dans le miroir, me signifiant qu’il se rapprochait de moi, ce que j’avais à peine remarqué. Maintenant, je n’arrivais pas à me focaliser sur autre chose que sur son air doux qui se précisait au fur et à mesure qu’il avançait. Avant même que j’eusse le temps de faire quoi que ce soit, il était déjà là.


-        Ce pendentif te va à merveille, Marie. Il n’y a que tes beaux yeux qu’il peut aussi bien mettre en valeur, susurra t-il à mon oreille.


Ce faisant, il avait passé ses mains sur mes hanches et m’entourait désormais la taille de ses bras. Fondue, au pied du lit, approuva vigoureusement cette affirmation en aboyant. Quant à moi, j’avais les joues en flammes, et également une forte bouffée de chaleur. Ça me gênait de ne pas avoir prévu quelque chose à lui offrir moi aussi pour fêter nos retrouvailles, d’autant plus que je ne manquais pas d’argent. Si seulement il m’avait prévenue de son retour, j’aurais au moins pu lui acheter quelque chose, moi aussi, pour fêter nos retrouvailles, même si je ne connaissais pas parfaitement ses goûts.

Je dévisageai de nouveau mon reflet dans la glace, plus curieuse qu’autre chose. J’avais la peau assez pâle, des yeux bleus qui trahissaient la fatigue, et mes cheveux blonds coulaient en cascade derrière mon dos. Le collier se mit à briller dans l’obscurité, et un sourire éclaira mon visage. Où que j’aille, j’aurais un peu l’impression d’avoir Raphaël avec moi désormais. Sa tête, posée sur mon épaule, affichait une expression radieuse. Ca me rassurait de le voir comme ça. Le garçon que j’avais connu depuis un an n’avait pas changé d’un poil.

Il recula de quelques pas, avant de passer une main dans sa tignasse de flammes, l’air embarrassé. Étonnamment, il était plutôt à son avantage dans cette posture. Ca lui conférait une aura pleine d’énergie positive. Je me doutais de ce qu’il allait dire, mais le plus important, c’était ce rendez-vous merveilleux qui nous avait de nouveau réunis, pour notre plus grande joie.


-        Il faut que j’y aille. Je ne voudrais pas causer d’ennuis, et toi tu dois dormir.

-        Je ne sais pas comment te remercier, Raphaël. Je n’ai pas de mots…

-        Alors, ne dis rien. Ce qui compte le plus pour moi, c’est d’être auprès de toi.


J’acquiesçai, telle une enfant sage, toutes mes pensées mystérieusement envolées ailleurs ; et moi, à des années-lumière d’ici… et de moi-même. Comme si j’étais hors du temps et de l’espace. Notre rencontre s’était jouée à si peu de choses… Le hasard y avait sans aucun doute joué un rôle d’importance, et il l’avait bien joué.

Raphaël se dirigea vers la fenêtre par laquelle il s’était introduit tout à l’heure. Son compagnon à quatre pattes vint une dernière fois se frotter amicalement contre moi et je lui gratouillai la tête avant qu’il ne retourne sur les talons de son maître. En fait, je crois qu’à cet instant, j’étais déjà en train de penser à notre prochain rendez-vous. Je n’étais pas sûre de le revoir demain.

Le duo n’eut aucun mal à s’agripper à la façade pour atteindre la terre ferme ; et je n’avais pas la moindre appréhension pour eux au sujet du chemin du retour. : ces deux là n’étaient pas n’importe qui. Après avoir franchi d’une simple pirouette les grilles de la propriété, Raphaël ordonna à son ami de ne pas aboyer. Il se tourna une dernière fois vers moi avant de me saluer d’un vif signe de la main, auquel je répondis par un baiser que je lui envoyai de loin, en espérant que même invisible, il atteigne son destinataire. Sa surprise première laissa aussitôt place à une expression qui mélangeait joie et douceur. Du regard, je le suivis jusqu’à ce qu’il disparaisse entièrement de la rue. C’était incroyable, parce qu’à peine parti, il me manquait déjà, alors que lors de l’aventure de l’année dernière, son absence ne m’avait jamais frappée à ce point. Le fait était qu’à présent, j’avais plus de mal à me séparer de lui. D’où cela pouvait-il venir ? Lorsque je ne le vis plus, je levai la tête en direction du ciel.

Les étoiles brillaient de mille feux, ce soir.


[…]

 

Raphaël suivit le trottoir et tourna à gauche à l’intersection, pour se retrouver au niveau du marché. L’endroit été toujours aussi désert, mais d’imperceptibles odeurs de légumes frais et de foie gras flottaient dans l’air. De bons aliments, ça pouvait déclencher une véritable faim, des fois. 

Il poursuivit son chemin jusqu’à la place Henri-Mondor, où l’éclairage déjà vacillant d’un lampadaire menaçait de s’arrêter pour de bon. Par terre, on distinguait un passage piéton, et un panneau carré bleu annonçait la proximité d’un parking. La présence de quelques arbres venait apporter une touche de nature dans ce paysage trop urbain. Régulièrement, l’adolescent jetait des regards autour de lui, s’attardant sur un volet mal fermé qui claquait ou une affichette de publicité placardée conte un mur.

Il bifurqua de nouveau vers la gauche, afin d’emprunter la rue des Saints-Pères, qui constituait l’itinéraire le plus rapide pour se rendre à son appartement. Fondue le suivait en trottinant docilement, sans faire de bruit. Il faisait plus frais que tout à l’heure, et de temps à autre, une voiture arrivait en ronronnant ou l’un des rares passants debout remontait le col de sa veste.

Le jeune garçon regarda avec affection son compagnon. Cela faisait quatre ans à peu près qu’ils se connaissaient, pour le meilleur comme pour le pire. Juste après la disparition d’Isaac, en fait ; Fantôme R commettait son premier larcin dans un musée, et ça se présentait plutôt mal : les policiers étaient à ses trousses, et il devait absolument les semer. Il avait alors croisé le chemin d’un chien abandonné, qu’il avait refusé de prendre avec lui, n’ayant pas de temps à perdre. Mais contre toute attente, le berger danois s’était trouvé être un mordeur de fesses redoutable pour les forces de l’ordre ! La police mise en déroute, et après quelques incertitudes, l’homme et la bête étaient finalement restés ensemble. L’adolescent avait brièvement passé quelques noms en revue, mais au bout du compte, c’était Fondue qui l’avait emporté, et haut la main. C’était un gourmand, ce canidé, il fallait bien le dire. Le jeune garçon aurait aimé que son père rencontre son camarade à quatre pattes. Il l’espérait toujours.


-        Je n’ai pas été à la hauteur ce soir, hein Fondue ?


Son ami à quatre pattes pencha la tête dans un air désolé pour son maître Raphaël plongea ses mains fraiches dans les poches chaudes de sa veste bleue en tweed après avoir redressé ses lunettes.

Il s’en voulait. En retrouvant Marie à ce rendez-vous nocturne improvisé, il n’avait pas réussi à lui dire réellement tout ce qu’il ressentait pour elle. Tout ce qu’il avait été capable de faire, c’était de lui offrir un collier. Juste un bijou de plus parmi tous ceux qu’elle devait à coup sûr posséder. Après tout, l’argent n’était plus vraiment un problème pour elle, maintenant. Peut-être était-il maladroit ? Il n’avait jamais eu de petite amie, avant. Le résultat était qu’il n’avait pas assuré. Il n’avait pourtant qu’une seule phrase en tête. Que quelques mots pourtant qu’il n’était pas parvenu à lui avouer.


Je t’aime.       


Il n"avait pas réussi à lui dire qu’il l’aimait.

Ho, bien sûr, cela sonnait sûrement comme une évidence, pourtant jamais il ne lui avait dit clairement qu’il l’aimait… de manière profonde. Pas comme une amie, mais encore bien plus fort que cela. Il avait eu un véritable coup de foudre pour elle dès le début. Il s’était promis, sans doute un peu naïvement, de la protéger et de veiller sur elle coûte que coûte, et son amour n’avait jamais cessé de s’intensifier, au fur et à mesure des jours qui passaient. Jamais il n’avait éprouvé cela pour qui que ce fut d’autre. Il était sûr de lui : Marie avait pris une place royale dans son cœur, et jamais personne ne la remplacerait. Il se souvenait de leur première rencontre comme si c’était hier. Et puis, son cri de détresse, alors qu’elle était poursuivie par un empereur fou. Et cet instant où il l’avait prise dans ses bras… ça avait été merveilleux.

Malgré tout, il n’osait pas bousculer les choses. Il ne l’avait côtoyée que quelques jours et ne lui avait plus donné de ses nouvelles pendant un an. Et puis, est-ce qu’elle, elle ressentait la même chose pour lui ? Rien n’excluait qu’il ne soit qu’un simple ami, pour elle. Si ça se trouvait, elle avait très bien pu rencontrer quelqu’un, depuis qu’il était parti. Qui était devenu son petit ami.

Quant à Élisabeth, il n’osait pas imaginer sa réaction si elle apprenait cette histoire. Il ne fallait pas oublier qu’elle descendait de la monarchie française ! Ce n’était pas improbable qu’elle fût affairée à organiser un futur mariage entre sa fille et quelque comte, duc, ou toute autre personne de sang noble, convenant au rang de sa fille. Une histoire d’amour entre une princesse, demoiselle de lignée royale et un simple roturier comme lui, ça avait clairement de quoi en faire rigoler plus d’un.

Il secoua la tête. Allons bon, voilà qu’il en était à délirer ! Tout cela ne résidait que sur des suppositions. Comment pouvait-il envisager le pire alors qu’il n’avait même pas parlé à Marie ou à la duchesse de ses émotions ? Il ne risquait pas de savoir quoi que ce soit en faisant le timide dans son coin. S’il voulait qu’on l’écoute, il faudrait qu’il s’exprime d’avantage. Et ce d’autant plus qu’il n’était pas dupe. Il savait que Marie était magnifique : elle attirait tous les regards sur son passage, et même l’année dernière, un type avait essayé de la draguer au château de Versailles. C’était là – il déglutit lentement – c’était là qu’il avait été jaloux pour la première fois. Et il l’était incontestablement, depuis l’arrivée de Marie dans sa vie. Enfin, juste un tout petit peu, quoi…


-        C’est contradictoire, pas vrai ? Je joue les voleurs masqués en courant le risque d’être arrêté par la police, et pourtant je ne sais même pas dire à une fille que je l’aime, fit-il, s’adressant plus à lui-même qu’à Fondue.


En plus, maintenant, elle lui manquait affreusement.


A quel jeu jouaient-ils, tous les deux ?


Perdu dans ses pensées, il remarqua à peine qu’il atteignait l’immeuble où se trouvait son appartement, et ce fut Fondue qui le rappela à la réalité. La façade du bâtiment était plutôt haute, et les fenêtres aux volets verts s’alignaient en ligne droite les unes à côté des autres. L’entrée était encadrée par deux panneaux ronds, l’un sens interdit, l’autre interdiction de stationner ; elle se trouvait dans l’angle supérieur droit formé par le carrefour.

L’étudiant poussa les deux lourdes portes en bois donnant sur le rez-de-chaussée. Le sol était carrelé principalement de losange dans les tons ocre. Les murs adoptaient une couleur délavée et seul un escalier permettait l’accès aux étages supérieurs ; sur sa droite, les boîtes aux lettres s’alignaient comme des petits soldats. Nonchalamment, il sortit ses clés et les introduisit dans la serrure de son appartement qui grinça légèrement lors du déverrouillage. L’atmosphère de l’habitation était un peu lugubre, mais il n’avait pas souvenir que c’eût été plus gai lorsque son père vivait avec lui.

Raphaël fila dans sa chambre et s’étendit de tout son long sur le lit. Pratiquement toute la pièce était verte. Dans le coin droit, une chaise et un bureau sur lequel reposait une lampe, avaient été installés, surplombés par divers post-it et papiers punaisés au mur. Un radiateur était accroché contre la cloison. Le parquet en bois était en partie recouvert par un tapis aux motifs surprenants. Sur le mur gauche, suivant le lit dans toute sa longueur, une carte de France rappelait quelques notions essentielles de géographie, surmontée d’une ampoule. Au pied du matelas, une toile reposait contre la paroi en béton, de manière à ce que la partie peinte soit invisible. Un chevalet se retrouvé coincé entre le bureau et le grabat, sur lequel veillait une petite fenêtre, seule issue accessible à la lumière naturelle pour infiltrer la pièce.

Le jeune garçon se massa les tempes avant de partir en quête d’un pyjama potable pour passer la nuit. Les vêtements traînaient en vrac dans les tiroirs de sa commode, contrastant avec l’aspect ordonné de la pièce. Il réussit malgré tout l’exploit de dénicher un ensemble blanc rayé rouge, froissé. Avec son calendrier bien complet, il n’avait pas vraiment le temps de faire les tâches ménagères tous les jours, bien qu’il veillât à tenir l’appartement présentable. Le chien, lui, s’était déjà couché à sa place habituelle, sur le tapis ; son maître enleva soigneusement ses lunettes, se frotta les yeux et adressa un sourire au plafond avant de se tourner face au mur : il n’avait pas tardé à plonger sous les draps, extenué ; et attendait à présent la venue du sommeil. Malgré tout ce qui pouvait le préoccuper, demander son attention ou traverser son esprit, ses pensées étaient toutes tournées vers une seule personne.


« Bonne nuit, Marie. »

 

[…]


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