La Menace de Chronos

Chapitre 3 : Partie I ~ Remonter dans le temps – Chapitre II –

5831 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/01/2023 23:54

– Chapitre II –


« Un petit pas en avant peut être le début d’un long voyage. » – Anonyme.


Je regardai autour de moi. L’appartement correspondait à celui que je venais de « quitter », à quelques détails près. Isaac ne se trouvait plus là, et il n’y avait personne d’autre, à part moi. Cool, pour l’instant, ça se déroule pas trop mal, songeai-je, confiante.

Il restait néanmoins une question en suspens. À quelle époque évoluai-je désormais ? Je l’ignorais, et cela me préoccupait. En jouant avec les boutons du pendentif, j’avais fait en sorte de remonter un peu plus tôt que le quatorze juillet. J’aurais pu retourner un an pile dans le passé, et intervenir malgré tout, mais pour attirer toutes les chances de mon côté et éviter l’échec ou la perte de temps, j’avais décidé de revenir au dix, à la rencontre entre les deux adolescents que je devais empêcher à tout prix. On pouvait dire que sort du monde se jouait ce soir.

Voilà la raison pour laquelle je tenais à m’assurer de la date d’aujourd’hui, même si ça me paraissait bien illusoire, comme repère ; en cas d’erreur, il fallait que je la rectifiasse au plus vite. Je replaçai rapidement le pendentif dans le col de mon pull et traversai le salon avant de quitter en vitesse l’appartement et de redescendre quatre à quatre les marches de l’immeuble, duquel je sortis en courant. C’est parti !

Enquêter à l’extérieur constituait le meilleur moyen de vérifier la date. Il faisait nuit, avec une météo clémente. Des drapeaux tricolores décoraient la rue des Francs-Bourgeois, et une foule de voitures empruntaient la route, dans un vacarme de tous les diables. Je constatai avec surprise qu’un vieil homme conduisait une calèche rouge, guidant par les rênes un imposant cheval de trait, bai avec des balzanes ainsi qu’une liste sur le chanfrein ; des touristes siégeaient dans le véhicule.

Je les regardai passer, eux et toute la foule de Parisiens qui se promenaient cette nuit, possiblement pour préparer la fête du quatorze juillet ? Ces indices me confirmaient mon atterrissage au jour prévu. Mais cela manquait de précisions.

Je me dirigeai vers l’est, esquivant avec habileté les passants qui me fonçaient dessus plus qu’ils n’arrivaient en sens inverse, croisant des cafés et des boutiques. Des odeurs de nourriture me chatouillaient le nez, et on pouvait apercevoir les lumières allumées aux fenêtres des bâtiments. Profitez-en, pensai-je en passant à côté d’un jeune couple qui s’embrassait. Car ce seront vos derniers moments de bonheur. Je secouai la tête, désabusée ; il était temps que l’empereur reprît les choses en main. Parmi la foule, j’entendis des conversations dans lesquelles on évoquait la fête nationale qui approchait à grand pas. Un large sourire se dessina sur mon visage, sourire qui s’accentua lorsque j’aperçus la date d’aujourd’hui sur un journal exposé dans un kiosque : le dix juillet deux-mille-douze.

Eh bien, je me trouvais à bon port, d’après ces constats. La date était bonne. Il ne restait plus dans ce cas qu’à lancer le plan, et pour que cela se réalisât, je devais voir quelqu’un. Après plusieurs mètres, les mains dans les poches, je devinai les contours d’un grand édifice se dessiner dans l’obscurité. D’abord vague, sa silhouette se précisa petit à petit, jusqu’à ce que je finisse par arriver à sa hauteur.

Il restait le même malgré l’année écoulée. Le couvent Saint-Louré conservait sa grandeur et son côté majestueux. La fontaine en pierre se trouvait également là, mais puisque c’était le soir, elle ne fonctionnait pas et l’eau n’en jaillissait plus. L’endroit regorgeait de buissons et d’herbe, et un petit chemin en pierre menait jusqu’à deux lourdes portes, que je poussai avec difficulté pour les ouvrir.

Je débarquai alors dans une grande cour extérieure plongée dans la pénombre, qui contenait un grand bassin et une chapelle. Aucun bruit ne me parvenait, la majorité des occupants dormait sûrement. Tant mieux, le moins de personnes possible devaient se douter de ma présence. Il fallait que j’agisse discrètement.

Un frisson me parcourut l’échine. J’avais oublié de reprendre mon manteau, avant de partir, et maintenant, le froid m’agressait. Je jetai furtivement un coup d’œil aux alentours pour m’assurer que personne ne me suivait, et vérification faite, me frictionnai nerveusement les bras avant de poursuivre ma route.

Je traversai la cour à pas de loup, grelottant de plus belle suite à une violente bourrasque d’air frais, et pénétrai à l’intérieur du bâtiment en poussant deux autres portes. Le silence demeurait omniprésent, quoiqu’il me semblât discerner des bruits de pas, à l’étage. Les religieuses représentaient une grande part de ceux qui vivaient ici, mais pas seulement, si l’on tenait compte des enfants, adolescents et autres jeunes. L’une d’eux m’intéressait d’ailleurs particulièrement, ce qui justifiait ma présence en ces lieux.

Le sol carrelé du couvent s’accordait avec les quelques lampes vétustes qui éclairaient les vastes couloirs de l’édifice. Je rencontrai des difficultés à me repérer, mais il se trouvait quelqu’un avec qui il me fallait m’entretenir. Il devait être le premier au courant de ma visite et j’ignorais comment il réagirait en notant ma présence.

J’empruntai quelques allées au hasard, et après un passage devant maintes et maintes portes, jusqu’à me perdre, j’arrivai à celle qui m’intéressait, une lueur de victoire dans le regard : en haut, un écriteau en bois indiquait sobrement « Bureau de la direction ». De la lumière filtrait en dessous de la porte, preuve de la présence de quelqu’un dans la pièce. Parfait, il ne dormait pas, même si le contraire m’aurait quand même franchement étonnée.

Je frappai trois coups, et une voix masculine m’indiqua d’entrer ; je m’exécutai sans attendre, et refermai derrière moi. Cette entrevue devait rester secrète. Pas question que quelqu’un me remarquât. Il s’agissait du sort de Paris, après tout. Les choses sérieuses vont enfin commencer, pensai-je en observant la pièce.

L’office, simple, possédait un côté austère. Une vieille bibliothèque à l’équilibre fragile, collée contre le mur en béton, croulait sous le poids de tous les volumes – impeccablement rangés – qu’elle contenait. Une fenêtre à carreaux, nettoyée ce matin à en juger par le verre brillant des vitres, permettait de recevoir la lumière du soleil en journée, et d’aérer l’espace tous les jours. Sur le mur du fond, une pendule ancienne indiquait l’heure en chiffres romains, dans un tic-tac monotone. Enfin, presque au centre de la pièce, trônait un grand bureau aux larges dimensions, et actuellement, un homme s’y trouvait, son nez aquilin plongé dans une volumineuse pile de documents qui accaparait visiblement toute son attention.

La quarantaine, les cheveux bruns bouclés aux reflets bordeaux, le teint pâle à en effrayer plus d’un, et une paire de lunettes – dont la couleur des verres divergeait – vissée sur son nez, Jean-François paraissait se trouver dans un monde différent et ne bougeait pas. Un jabot en dentelle rose surmontait sa veste brune, et son pantalon sombre descendait jusqu’à ses chevilles. Relevant la tête, d’abord agacé, il esquissa ensuite un infime mouvement de surprise en me voyant, alors que je lui adressais un innocent petit signe de la main.

–       Gwen ? Mais qu’est-ce que… ? Je vois, déclara-t-il après un moment de réflexion. Je t’en prie, assieds-toi.

–       Bonsoir, Jean-François, le saluai-je, en m’installant sur l’une des deux chaises qu’il m’avait indiquées. Contente de te retrouver, moi aussi, ajoutai-je dans un grand sourire.

Il rassembla rapidement les papiers dispersés sur son secrétaire en grommelant, et en tira d’un coup si sec le tiroir que je crus qu’il allait lui rester dans les mains. Il y rangea avec soin ses affaires, avant de le refermer tout aussi sèchement, et de froncer les sourcils, me détaillant de haut en bas. Cela me gêna beaucoup, mais je n’osai pas lui exprimer mon mal-être ; nous ne pouvions pas nous crêper le chignon dès le premier jour. Mon séjour durerait jusqu’au quatorze, une entente cordiale s’avérait donc primordiale. D’un autre côté, je m’étais certes introduite dans l’enceinte de l’établissement sans permission, mais… aux grands maux les grands remèdes, comme on dit.

–       Tu as eu de la chance que les portes soient encore ouvertes. J’allais justement fermer le couvent, déclara-t-il d’un air pincé.

–       Vraiment ? demandai-je, amusée. Pourtant, il me semble qu’il manque encore quelqu’un, non ? Une certaine violoniste blonde, partie jouer sur les Champs-Élysées… Oh, mais pardon, c’est vrai, j’avais oublié. Elle ne reviendra pas, puisque Léonard est allé la kidnapper avec son armée de Chevaliers. Ah, c’est tout moi ça, quelle tête de linotte…

Je fis mine de me frapper le front d’un air désemparé, et Jean-François me lança aussitôt un regard assassin. Il n’appréciait manifestement pas mon humour. Sacré Jean-jean ! D’une année sur l’autre, il ne changeait pas et gardait encore et toujours ce caractère autoritaire et qui en intimidait plus d’un. On peinait à s’entendre, tous les deux, mais on essayait de faire des efforts au maximum pour travailler ensemble sans se disputer, même s’il ne manquait pas une seule occasion de me rappeler que c’était lui le patron.

Il bénéficiait d’une position particulièrement importante et influente, au sein de l’organisation. Pour ça, je lui devais le respect, ou plutôt tout le monde lui devait le respect ; on le craignait. Il n’existait pas plus fin stratège que lui, même si, l’an passé, cela n’avait pas empêché l’effondrement des jardins suspendus.

De toute façon, pour coincer Marie et Raphaël, il nous fallait collaborer, que ça nous plût ou non. Au moins, je possédais une longueur d’avance sur le patron du couvent, ce qui me remplissait de fierté : je connaissais l’enchaînement des circonstances ayant mené à notre défaite par cœur. Et ça représentait un sérieux atout, pour éviter de commettre les mêmes erreurs.

Je continuai de regarder Jean-François, qui me fixait toujours aussi froidement – il ne supportait décidément pas mon humour, la différence d’âge peut-être ? Parvenir à le détendre relevait de l’impossible. En fait, personne ou presque n’avait ri la moindre fois en ma présence, dans l’organisation.

Ce coup-ci, le directeur de Saint-Louré visait juste. Je siégeais en face de lui pour parler affaires. Dès ce soir, nous devions agir. De toute manière, il ne me ferait pas croire qu’il comptait fermer le couvent avant que je n’arrivasse. À mon avis, il attendait le retour de son complice, le faux « Napoléon », espérant que celui-ci lui annoncerait la capture de Marie. Mauvaise nouvelle, avec Raphaël dans les parages, les choses dérailleraient. Mais je m’occuperais d’arranger tout ça avec un immense plaisir.

Au-dessus de nous, j’entendis quelques bruits de pas, sûrement ceux des religieuses. Les couvents ne comptaient pas parmi mes lieux préférés, mais celui-ci payait quand même drôlement de mine. Un grillon chanta, et je regardai par la fenêtre, songeuse. Même si je ne doutais pas de mes capacités, il existait toujours un risque que quelque chose ne se déroulât pas comme prévu. Rien ne garantissait notre succès.

Surtout, Isaac me manquait. Ici, je traiterais surtout avec Jean-François et Léonard afin de réaliser le plan. Je souris, nerveusement. Ce cher Léon ! Ça va me faire du bien de le revoir ! Ma détermination à empêcher sa mort demeurait intacte. Le véritable Bonaparte récompenserait grassement tous les membres de l’organisation, une fois de nouveau au pouvoir et la ville de Paris récupérée. Ça posait plein de questions : Léon, Jean-jean et Isaac, que feraient-ils, après le couronnement de Napoléon ? Sans doute une grande fête… Enfin bon, inutile de me préoccuper de tout ça pour l’instant, j’y réfléchirais plus tard.

Je reportai de nouveau mon attention sur Jean-François. Il me regardait, l’air crispé, et j’ignorais à quoi il pensait. Nous devions nous presser, ou nous manquerions de temps, mais je ne parvenais pas à choisir un point par lequel commencer. Il s’était passé une foule de choses, pour juste quatre jours, et les résumer en un claquement de doigts s’annonçait compliqué. Je détenais une longueur d’avance sur le directeur du couvent, et il me revenait de le mettre au courant de tout ce qui arriverait.

Je me mordis la lèvre, énervée. Incroyable, je ne manquais pas de propos à raconter, et pourtant aucun son ne sortait de ma bouche. Quand même, je n’étais pas venue à Saint-Louré pour rien, si ? Jean-François s’éclaircit la gorge, et planta ses deux yeux bleu glacé dans les miens.

–       Je suppose que si tu es là, c’est que nous avons échoué la première fois, lâcha-t-il finalement, l’air songeur.

–       De très peu, répondis-je dans un sourire qui se voulait consolant.

–       Ça ne change rien au fait que nous avons échoué. Qu’est-ce qui s’est passé ?

–       Eh bien, commençai-je, ennuyée, c’est une suite de–

Il m’interrompit d’un geste de la main, irrité, et me regarda d’un air sévère ; il attendait une autre explication. Il paraissait vraiment effrayant, avec cette expression, même si je le connaissais pourtant depuis longtemps. Il voulait savoir ce qui avait cloché la première fois. Tout expliquer dans le détail s’avérerait terriblement long ; notre défaite résultait de nombreux facteurs.

Mais c’était sans compter sur la détermination de Graf. Il n’en existait pas deux comme lui, et je savais que je ne gagnerais pas cette bataille. Quand il voulait quelque chose, il l’obtenait.

–       Je veux comprendre ce qui a raté.

–       Ok, soupirai-je en m’enfonçant dans mon siège. Pour te la faire courte, Marie et un de ses amis ont réussi à détruire les jardins à l’aide du violon et du bracelet de Tiamat, Léonard est mort, et Isaac est resté aux côtés de l’empereur.

–       Et moi, je suis où ?

Je tressaillis et baissai la tête, honteuse. Quel… embarras, de devoir répondre à cette question… Je ne l’avais pas anticipée. Devant ma gêne perceptible, Jean-François tapa son poing sur la table, et je sursautai. Il répéta sa question plus fort, énervé ; j’avais intérêt à y répondre et en vitesse. Son instance à la fois grandissante et menaçante me força à lui clarifier les choses. Après tout, il fallait bien que je me montrasse honnête, avec lui : je ne pouvais compter sur personne d’autre. Isaac suivait l’empereur, et Bonar ne savait rien de mon arrivée. Enfin, si mon interlocuteur souhaitait tant obtenir réponse à sa question, il l’obtiendrait.

–       L’inspecteur Vergier t’a attrapé, Jean-François. Tu es en prison. Et tu purges pour longtemps.

Il n’osa pas demander combien, et je ne savais pas si j’aurais eu la force de lui expliquer que la sentence s’élevait à plusieurs années au moins. Tout ça parce qu’il cherchait à établir un monde meilleur ! Et puis, ça ne devait pas plus le préoccuper que ça : il croupissait en prison dans une autre réalité, pas ici. Et elle cesserait d’exister ; mon travail consistait en cela. Donc en clair, inutile qu’il s’inquiétât.

Ces révélations plombaient tout de même l’ambiance. Apprendre son enfermement, même dans un monde différent, n’en demeurait pas moins difficile. Jean-François avait imaginé qu’il passerait entre les mailles du filet, mais le contraire s’était produit. Peu importait, puisque l’opportunité se présentait de changer les faits.

–       J’aimerais que tu me racontes ce qui va se passer exactement, Gwen. Il faut empêcher la répétition de ce scénario, et pour ça, on ne peut compter que sur toi.

Je remis une mèche de mes cheveux derrière mon oreille, et inspirai profondément, tendue. Répéter le même récit… ça fatiguait. Mais bien que cela ne m’enchantât pas, je devais m’y coller. Jean-François ignorait tout de ce qui s’était passé ; il apparaissait indispensable de le mettre dans la confidence. Parce que sans lui, même s’il m’en coûtait de l’admettre, je ne réussirais pas. Pour la bonne cause, je pouvais me forcer un peu, sinon qui d’autre l’aiderait ?

Très bien, dans ce cas, il fallait recommencer du tout début. Étape par étape. Ça prendrait du temps. La concision avant tout.

–       D’abord, ne compte pas que Léonard te ramène Marie ce soir. Il va la poursuivre, et elle va rencontrer Fantôme R.

–       Le voleur d’art qui fait les gros titres des journaux ? Mais quel rapport ?

–       Laisse-moi continuer, s’il te plaît. Il a une double identité, son vrai nom est Raphaël.

–       Le gosse d’Isaac ?!

–       Arrête de m’interrompre, soufflai-je, agacée. Oui, c’est lui, et il va mettre Bonar en déroute et ramener Marie au couvent dès demain matin. Après-demain, l’après-midi, tu donneras rendez-vous à la duchesse Élisabeth à l’Opéra, sauf qu’elle refusera de reconnaître Marie comme sa fille.

Graf se mordit la lèvre. Il ne s’était sans doute pas attendu à une telle obstination de la part de sa cousine, mais selon les paroles même de Bonar, elle occupait le rôle de gardienne, normal qu’elle ne renonçât pas sans se battre. Et sa colère contre son cousin ne manquait pas de légitimité, il la privait de sa fille depuis dix-sept ans ! En même temps, qu’avait espéré la duchesse en abandonnant sa fille au couvent avec un violon et une partition dotés de tels pouvoirs ? Elle suivait sûrement un plan, restait à savoir lequel. Je soupirai. Ces gens, je ne les voyais que comme des gêneurs à écarter, pour pouvoir agir en paix : personne ne devait me déranger.

Voyant que le bienfaiteur du couvent ne pipait pas un mot, je poursuivis mon récit. Si ce qu’il entendait suffisait déjà à impressionner Jean-jean, alors je ne savais pas comment il réagirait à la suite de l’histoire. Dans tous les cas, qu’il ouvrît grand ses oreilles, parce que je ne me répéterais pas.

–       La nuit suivante, Léon et toi tendrez un piège à Raphaël et Marie à Versailles : tu réussiras à enlever Marie, et grâce à la couronne du dragon, les jardins suspendus sortiront de terre, pile pour le quatorze, comme prévu. Malheureusement, Fantôme R et la petite violoniste finiront par détruire les jardins. Bonar se suicidera, toi tu seras arrêté, et la seconde phase du plan sera lancée… Mais euh, ne t’en fais pas, je suis là pour arranger ça.

Encore une tentative quelque peu maladroite de ma part pour tenter de relativiser et de garder le moral. Je n’excellais pas dans le domaine, surtout s’il s’agissait de Graf. Écouter mon récit et y croire représentaient deux choses différentes. Je pouvais comprendre le choc que cela générait. Hormis quelques ellipses – comme le rôle de Charlie, ou bien la confrontation à la Tour Eiffel – j’avais mentionné l’essentiel et retracé le plus gros du scénario.

Quelques longues secondes s’écoulèrent, meublées par le tic-tac de la pendule, tandis que Jean-François réfléchissait, toute sa concentration mobilisée. Je savais exactement comment modifier les événements. Il ne restait plus qu’à lui exposer mon projet, et je ne doutais pas qu’il n’y verrait aucun inconvénient. Sans me vanter, mon idée de génie nous assurerait la victoire.

–       Et donc, qu’est-ce que tu préconises ? demanda-t-il finalement.

Le son de l’horloge résonna dans la pièce.

–       Eh bien, c’est simple. Il y a plein d’endroits où j’aurais pu remonter pour agir, mais j’ai choisi celui-là, et tu sais pourquoi ? Parce que tout va se passer cette nuit. Je parle de la rencontre entre Marie et Raphaël, enfin Fantôme R. Il faut l’éviter.

Car tous les problèmes provenaient de là. Avec Raphaël s’opposant constamment à lui, Léonard n’avait pas pu kidnapper Marie dès le premier coup, ce qui avait résulté en l’effondrement des jardins. Il avait suffi d’un soir pour tout détruire.

Mais il suffisait d’un soir pour tout reconstruire : si cette rencontre n’existait pas, alors cela changerait automatiquement bon nombre de choses en notre faveur. Déjà, les deux adolescents ne se colleraient plus l’un à l’autre, et ensuite, cela augmenterait notre marge de manœuvre. Même si cette entrevue ne représentait pas la seule chose à modifier, il s’agissait déjà un bon début, d’un bon point de départ. Quel programme !

Depuis toute petite, je baignais dans le milieu de l’organisation. Je la considérais comme ma famille, en quelque sorte, à défaut de connaître mes origines. Elle pouvait donc compter sur ma loyauté.

Je ne connaissais pas mes parents. J’avais grandi aux côtés d’Isaac, de Jean-François, et des autres membres. Je ne dépassais pas trois ans d’âge, au moment de ma découverte dans l’une des rues de la capitale par un membre de l’organisation. Par la suite, on m’avait appris que mes parents m’avaient abandonnée, et qu’ils étaient décédés. Entendre ça m’avait secouée, avant que je ne m’habituasse à l’idée. Ils ne reviendraient jamais me récupérer, de toute façon. Encore un… des nombreux événements qui prouvaient que ce monde se détruisait purement et simplement de l’intérieur. L’organisation m’avait donc recueillie, et j’éprouvais de la reconnaissance à son égard.

Sans elle, impossible de me rendre à l’école, et d’apprendre tout ce indispensable dans la vie. Alors quand ils avaient compté sur moi pour la phase deux, je n’avais pas réfléchi longtemps avant d’accepter ; on ne m’avait pas laissé le choix, de toute manière. J’avais dû me préparer, mais tout se jouerait maintenant, dans ce juillet de deux-mille-douze. Je savais que Jean-François nourrissait des doutes quant à la fiabilité de ma méthode, mais je lui prouverais son infaillibilité. Il constaterait les résultats par lui-même. Si ça échouait, il me suffirait de recommencer.

Une feuille à petits carreaux étalée devant lui, Jean-jean griffonnait dessus avec une rapidité déconcertante tout ce que je venais de lui raconter – du moins, je le supposai, ne pouvant pas voir les mots qu’il rédigeait sur sa page. À sa demande, je clarifiai certains points et le laissai relire ses notes pour m’assurer de leur validité. Il reposa son stylo et me regarda de nouveau, mais un peu moins nerveux, cette fois. Je sentis implicitement venir la question du « comment », et décidai de prendre les devants avant qu’il ne formulât sa demande.

–       Préviens Léon que je serai là. Dis-lui de patrouiller dans les rues et de poursuivre Marie, comme prévu. Entre temps, moi, j’aurai trouvé un moyen d’écarter Raphaël d’elle. Normalement, dans sa course-poursuite, elle arrivera jusqu’au pont Alexandre III, sauf que ce ne sera pas Fantôme R qu’elle y trouvera, comme ça aurait dû être le cas, mais moi.

–       Et là, tu la bloques et Léonard lui saute dessus, termina Jean-François.

Je secouai la tête, désabusée. Ah la la, faux départ assuré. Il ne captait rien du tout ! Il fallait la jouer subtile, pas foncer dans le tas aussi grossièrement ! Je me souvenais des propos de Léon : l’incompétence de Jean-François n’avait d’égale que sa confiance démesurée. Rien ne pressait : même Marie capturée ce soir, la couronne restait de toute façon à compléter. Nous disposions d’à peu près trois jours pour la réunir, ça suffisait largement. Et puis, il restait d’autres facteurs à prendre en compte, même s’ils semblaient complètement insignifiants à première vue. Nous devions travailler avec beaucoup de douceur sur les événements, et ne négliger aucun risque ! Je refusais d’envisager la défaite. Surtout pas moi. Je ne pouvais pas me permettre d’échouer, pas maintenant !

–       Non… Je pensais plutôt la ramener ici, et gagner progressivement sa confiance, au fil des jours. C’est pourquoi j’aimerais que Léonard ne nous envoie pas son armée pour l’enlever quand il sera face à nous, mais s’en aille et nous laisse rentrer.

Ça, c’était vraiment agir avec finesse.

Jean-François grimaça. Il n’approuvait pas mon point de vue. Cela ne me surprenait guère : il avait toujours été le plus difficile à convaincre. Je devais le rassurer, parce que sinon, l’expédition se présentait mal. Et même si nous ne nous entendions pas, il faudrait accorder nos violons. Ça me nécessiterait quatre jours, de régler cette histoire. Je m’occupais déjà de tout gérer, je ne tolèrerais aucune protestation.

Je fredonnai une chanson ; ça parvenait toujours à me détendre. Je dois profiter un peu. Bientôt, les occasions de souffler deviendront rares. Je regardai Graf, toujours cette expression si figée marquant ses traits, et l’invitai d’un signe de tête à dire ce qui le tracassait ; plus vite nous terminerions, mieux cela vaudrait. Du boulot m’attendait. Devant mon air imperturbable, il grinça des dents, avant de lancer :

–       Attends, tu demandes au faux Napoléon de pourchasser Marie, puis, une fois qu’il se trouve face à vous deux, de juste dégager ? Tu es sûre de ton coup ?

–       Certaine ; je t’ai dit qu’il fallait que je gagne la confiance de cette petite blonde, et c’est le seul moyen. Et puis, en plus, j’aurai besoin de Léon demain.

–       D’accord, je lui ferai passer le message. Et, pour la suite ?

–       Houlà, doucement ! On aura tout le temps d’y penser plus tard.

Je me calai confortablement dans ma chaise tout en m’étirant longuement, sous le regard suspicieux de Jean-François, qui rajusta ses lunettes d’un geste sec. Mais enfin, quel problème voyait-il ? Ne faisait-il pas cela depuis dix-sept ans maintenant, de gagner la confiance de Marie pour ensuite l’exploiter dans ses plans ? Ce que je proposais pour ma part reposait sur le même principe.

Un grain de poussière me chatouilla le nez, mais je n’y prêtai pas attention. Je me sentais juste vraiment bien. Tout ce qu’il me fallait se trouvait là, y compris Jean-jean, en face de moi, et rien ne nous arrêterait. Enfin, les événements s’apprêtaient à changer. Depuis le temps que j’attendais ça ! Quel beau soir de juillet deux-mille-douze, quand même. Je détachai mes cheveux, et cela me procura une sensation de liberté jamais perçue auparavant. Je me mis à rire et le regard glacial du directeur du couvent n’y changea strictement rien. Je pouvais bien me détendre un peu !

Je ne retrouvai ma concentration qu’après quelques minutes, Graf me demandant sèchement de rester sérieuse. À contrecœur, je rattachai ma chevelure et inspirai longuement. Quel rabat-joie ! Je m’entendais bien moins avec lui qu’avec les autres. Je savais que nous devions travailler ensemble, mais ceci dit, on ne pouvait pas réellement lui accorder sa confiance – un fait très vite assimilé en le côtoyant.

Je posai mes coudes sur le bureau et ma tête dans mes mains, songeuse. Je pouvais justifier mes actions par de très bonnes raisons, mais Jean-jean me stressait. Il ne semblait pas me croire capable d’être à la hauteur de la tâche. Pourtant, je connaissais suffisamment les enjeux ! Même trop à mon goût, malheureusement… Je ne comprenais pas la raison d’un tel manque de confiance. Ça doit juste être mon imagination… Ces réflexions ne devaient pas me distraire. Mais c’était si dur, de rester calme ! À chaque seconde qui s’écoulait, la pression sur mes épaules s’accumulait toujours plus. Tant de pression.

Tout commence… maintenant.

–       Bon, soupira Jean-François. Du moment que tu fais ce qui t’es demandé… tu as quartier libre. Tu sais ce qui est dans la balance, n’est-ce pas ? Tâche juste de ne pas être dans mes pattes.

–       … Rassure-toi, je ne te gênerai pas.

Je secouai la tête, désabusée autant qu’exaspérée. Il n’était pas possible, lui alors ! Je détestais qu’il me rabaissât de cette manière, et surtout qu’il me rappelât l’importance de la mission comme si je ne savais pas déjà ce qui se jouait. Je préférai laisser couler, comme à mon habitude avec lui. Il trouverait sûrement quelque chose à répondre, si jamais je protestais, et je ne voulais pas débattre avec lui. J’ai d’autres chats à fouetter, moi. Même si Jean-François n’appartenait pas à la catégorie des gens les plus fréquentables, je me tenais à carreaux pour éviter les ennuis. Au moins, il exprimait ses pensées franchement, une qualité que tout le monde ne possédait pas.

Je levai la tête. J’embarquais pour une sacrée aventure, en tout cas, et je devais assurer du tonnerre, sinon, je n’osais pas imaginer ce qui se passerait en cas de défaite. Mais inutile de penser à l’échec, puisque la victoire seule nous attendait. Bientôt, tous mes problèmes disparaitraient. Je me sentais prête, et je ne reculerais devant rien, même si, secrètement, Jean-jean me considérait comme une incapable. Je lui prouverais ce qu’une fille pouvait faire et l’épaterais. Heureusement d’ailleurs que je possédais une certaine assurance, parce que si j’attendais après lui qu’il me soutînt, ben ça risquait de durer longtemps. On ne peut compter que sur soi-même. Une vérité impitoyable.

Je sortis vivement mon téléphone de ma poche, histoire de vérifier que rien ne manquait. J’avais le portable de Jean-jean, qui me regarda d’un œil noir lorsque je l’appelai pour vérifier que le numéro correspondait bien ; bon, d’accord, j’avais aussi un peu fait ça pour l’énerver. Mais aucun imprévu ne devait venir tout chambouler. Mon répertoire comportait aussi celui de Léon, mais je préférais que Graf le prévînt. Après tout, il siégeait à son bureau et lambinait, il pouvait bien passer un coup de fil.

L’idée de détendre l’ambiance avec un peu de musique naquit dans mon esprit, mais je rangeai finalement mon smartphone, jugeant plus sage de ne pas provoquer le directeur du couvent au-delà de ses limites. Collaborer en équipe relève déjà de l’exploit, il ne faudrait pas que je dépasse les bornes. Ça pouvait vite tourner au vinaigre.

Jean-François rajouta quelques détails sur sa feuille, tandis que j’essayais d’avoir l’air aussi sage que possible. Ces quatre prochains jours promettaient d’être intenses. Je travaillerais avec clarté, netteté et précision, comme l’organisation l’aimait. Elle ne regretterait pas de m’avoir mise dans le coup, oh que non.


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